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Madame Guyon


Correspondance


I

Directions spirituelles




édition critique par Dominique Tronc



Remerciements


Mes remerciements vont à Philippe Sellier qui accueille aujourd’hui l’édition critique de la correspondance de Madame Guyon au sein de la nouvelle collection qu’il dirige, la « Bibliothèque des Correspondances ». Il n’a laissé de me soutenir par ses encouragements et de m’instruire par ses conseils éclairés.

Je témoigne ma gratitude à la religieuse carmélite qui a consenti à me faire part d’appréciations personnelles lors de la saisie d’une partie de la correspondance.

Je remercie Mademoiselle Andrée Villard pour ses judicieuses corrections ; elle a bien voulu continuer ainsi une collaboration entreprise lors de l’édition de la Vie par elle-même.

Le P. Irénée Noye, P.S.S., a été mon guide tout au long des six années où j’ai transcrit les manuscrits et mené nos recherches. Sa profonde bonté et sa présence attentive sont appréciées de tous ceux qui ont fréquenté la bibliothèque des Archives de Saint-Sulpice.

La collaboration de mon épouse Murielle à l’établissement du texte, ses idées sur la relation entre Madame Guyon et Fénelon ainsi que des suggestions portant sur l’ensemble de cette correspondance, m’ont beaucoup apporté.


INTRODUCTION GENERALE

La Correspondance de Madame Guyon.


Les lettres de Madame Guyon confirment et complètent la connaissance biographique apportée par la Vie par elle-même1. Elles situent leur auteur comme la représentante par excellence du christianisme intérieur de la seconde moitié du Grand Siècle. Elles expliquent des comportements inattendus, telle la fidélité de son disciple Fénelon, qui ne la renia jamais.

Madame Guyon (1648-1717) fut formée spirituellement par Monsieur Bertot (1620-1681), un ecclésiastique lui-même formé par le laïc Jean de Bernières (1602-1659), qui animait un groupe de prière, l’Ermitage, à Caen. Elle prit la succession de Jacques Bertot, animant le cercle qui s’était formé autour de lui en liaison avec le couvent des bénédictines de Montmartre. Elle dirigea ses membres, dont les ducs de Chevreuse et de Beauvillier ainsi que Fénelon.

Ceux-ci lui demandèrent aussi des avis pratiques sur la conduite à tenir lorsque la chasse aux mystiques de la fin du siècle dégénéra en l’affrontement public connu sous le nom de « Querelle du Quiétisme ». Querelle est d’ailleurs un terme qui rend mal compte des épreuves subies par les perdants, dont cinq années d’isolement total à la Bastille en ce qui concerne Madame Guyon : ses amis proches ne savaient pas en 1700 si elle vivait encore ! Mais elle survécut et reprit une correspondance qui devint abondante et européenne dans les toutes dernières années de sa vie à Blois.

On ne la prend pas en défaut sur les événements, sinon sur quelques précisions de dates. Plus profondément, cette correspondance apporte le matériau expérimental nécessaire à toute étude sérieuse des thèmes mystiques sur lesquels portent les affrontements. Louis Cognet, auteur du Crépuscule des mystiques ou les éditeurs de la Correspondance de Fénelon y recourent constamment, rétablissant le déroulement historique de la « querelle », mais sans en souligner l’exemplarité spirituelle.

On est très surpris de l’absence de toute édition critique pour un pareil creuset d’études, alors que le nom de l’écrivain est si célèbre : la moitié de la Correspondance de Madame Guyon, active et passive, est restée inédite jusqu’à maintenant ! Pour l’époque de la « vie publique », où ce manque se fait particulièrement sentir, on trouve certaines lettres et des soumissions2 éparpillées dans les correspondances de Bossuet, de Tronson et de Fénelon. Mais les témoignages plus intimes et plus riches humainement autant que spirituellement, portant sur l’approfondissement de la direction de Fénelon en 1690, puis transmis par son « tuteur », le duc de Chevreuse, enfin par la « petite duchesse » de Mortemart, avant l’interruption brutale de 1698 due à l’isolement renforcé de Madame Guyon, restèrent sous forme manuscrite de copies faites par les fidèles ou d’autographes. Ces derniers sont très difficiles à déchiffrer : parfois le papier manquait et Madame Guyon en utilisait les plus petites parties dans tous les sens ; sa vue était de toute façon médiocre, effets de l’enfermement et d’une variole contractée dans la jeunesse.

L’autre moitié des lettres, postérieure à la période des prisons, fut publiée au XVIIIe siècle par deux pasteurs protestants, Pierre Poiret et Jean-Philippe Dutoit, pour l’édification des membres des cercles guyoniens. En effet le très grand intérêt de cette correspondance, au-delà d’une spontanéité à laquelle nous sommes devenus sensibles aujourd’hui, consiste en ce qu’elle offre un témoignage unique sur la vie mystique vécue et mise à l’épreuve dans les tribulations. La part consacrée aux « affaires » d’intérêt devenu aujourd’hui bien secondaire, est réduite, ce qui n’est pas toujours le cas des correspondances de personnages fondateurs, par exemple de Thérèse d’Avila, ou occupant des fonctions notables dans la société, tel Fénelon. La primauté reste ainsi à la description des états intimes, d’intérêt permanent. L’auteur, qui n’a aucun but littéraire, n’élabore en rien son récit, mais simplement témoigne d’une vie intérieure intense, caractérisée par une entière disponibilité à la grâce.

Ce témoignage personnel s’inscrit dans des séries suivies de directions spirituelles : Madame Guyon, dirigée par Bertot, devient la « Dame directrice3 » de Fénelon, de Chevreuse, du marquis de Fénelon, du baron de Metternich, de Poiret et de Holmfeld, de fidèles écossais et suisses. Ces séries se suivent souvent dans le temps, ce qui permet de ne pas trop compromettre l’ordre chronologique lorsque nous choisissons de regrouper les lettres par destinataires, comme dans ce premier volume.

La chance nous est donnée de pouvoir présenter d’assez nombreuses lettres reçues par Madame Guyon, alors que la correspondance passive a disparu pour la plupart des spirituels du siècle, qui furent mis en valeur au détriment de leurs correspondants.

Mais de plus, cas unique à notre connaissance, nous disposons ici de plusieurs séries de correspondances actives et passives au cours d’une longue vie. L’ensemble constitue un témoignage unique sur les deux volets de toute vie intérieure achevée : formation reçue puis transmise. Madame Guyon a moins de trente-trois ans lorsqu’elle est dirigée par Maur de l’Enfant-Jésus et surtout par Bertot, elle devient à quarante et un ans la directrice de Fénelon, à soixante-six ans elle dirige le marquis neveu de Fénelon et des disciples étrangers : Poiret et ses amis, Metternich, des Ecossais, des Suisses.

Ces séries montrent comment un appel est transmis par des sensibilités différentes, celle de l’abrupt Monsieur Bertot, celle de la lyrique Madame Guyon. Mais le message mystique reste remarquablement identique : la grâce divine est toujours et partout active. Le rédacteur de la notice « Bertot » dans le Dictionnaire de Spiritualité avait noté leur ressemblance et suggérait une intervention de sa dirigée dont on entendrait même la voix dans Le Directeur Mystique4. Pour notre part nous avons difficilement dissocié Bertot de son prédécesseur Bernières.

Présentons brièvement les contenus des trois volumes, de dimensions comparables, constituant la Correspondance active et passive de Madame Guyon ; elle est augmentée de quelques témoignages directs échangés entre tiers et de ses actes de soumission ou de protestation.

Le premier volume I Directions spirituelles regroupe les lettres relatives aux directions dont les destinataires sont connus. Il présente la jeune Madame Guyon guidée principalement par Bertot, mais aussi par Maur de l’Enfant-Jésus. Puis il regroupe quelques lettres adressées à sa famille et de rares témoignages externes. Il couvre ensuite le début de la période parisienne par sa direction spirituelle de Fénelon : Madame Guyon a quarante et un ans lorsqu’elle revient de ses voyages et a atteint une certaine maturité intérieure. Cette direction couvre l’année 1690 qui n’avait pas été publiée5. Suivent les directions du marquis de Fénelon, puis de disciples étrangers, datant de la fin de la vie de Madame Guyon. La fin de ce volume I regroupe donc des directions qui, d’un point de vue chronologique, devaient appartenir au volume III, mais il nous a paru préférable de regrouper l’ensemble des lettres de directions dont les destinataires sont connus : le volume I présente tour à tour ceux-ci.

Le volume intermédiaire II Combats 1691-1698 concerne l’histoire de la « querelle ». La grande majorité des lettres étant datée, l’ordre chronologique a pu être respecté. Par contre les correspondants sont mélangés, ce qui ne présente guère d’inconvénient car on sort ici du cadre de directions pour lesquelles une perception continue du dialogue instauré est indispensable. Cette intense mais courte période couvre environ sept années et fournit les très nombreuses lettres transmises par le duc de Chevreuse, puis par la « petite duchesse » de Mortemart, qui jouent le rôle d’intermédiaire. On ne peut pas parler au sens propre de directions de Chevreuse ou de la « petite duchesse », encore que des avis personnels soient souvent mêlés aux relations événementielles. Figurent aussi les correspondances avec Tronson, Bossuet, etc. Celle avec le P. Lacombe a été extraite de l’ensemble chronologique et inclut quelques lettres plus anciennes (en effet on n’a pas voulu fragmenter la série) ; ces lettres proviennent majoritairement de Lacombe et n’interfèrent pas directement avec notre connaissance des faits biographiques, dans la mesure où ce dernier était déjà hors de combat. Le volume débute par un aperçu de la querelle sous la forme d’un texte remarquable du marquis de Fénelon. Il omet l’affrontement intellectuel entre Fénelon et Bossuet, si bien retracé par ailleurs6.

Le dernier volume III Mystique regroupe l’ensemble des lettres non datées et sans destinataires identifiés. Poiret, le premier éditeur de la majorité des lettres de ce dernier volume, fut un disciple éclairé et estimé de Madame Guyon. Nous suivons son ordre. Il respecte approximativement la division tripartite traditionnelle selon les dominantes purgative, illuminative et unitive, qui fut utilisée pour l’édition au XVIIe siècle de la correspondance de Bernières, père spirituel de Bertot. Notre édition est suivie d’une étude qui met en relief quelques thèmes de la mystique guyonienne. Elle se termine par des aides à la recherche afférents à l’ensemble des trois volumes.

Malgré sa relative abondance, cette correspondance s’avère fragmentaire puisqu’elle comporte deux périodes courtes séparées par le silence des prisons. La très grande majorité des lettres ne couvrent finalement que le septième de la durée de vie de leur auteur.

Brève chronologie de la vie et de l’œuvre.



Cette brève chronologie7 met en relief les influences reçues et exercées (noms propres en capitales) ainsi que les textes qui nous sont parvenus (ils sont indiqués en italiques ; entre guillemets figurent les noms des sections de cette édition de la Correspondance).

On distingue cinq périodes : jeunesse et vie provinciale, voyages en Savoie et Piémont, période parisienne de la notoriété et des combats, enfermements, retraite à Blois.



I


1648-1681

Jeunesse et vie provinciale.


1648 : le 13 avril naissance à Montargis de Jeanne-Marie Bouvier de La Mothe.

Éveil affectif et culturel de la petite fille auprès d’une de ses deux demi-sœurs religieuses.


1664 : mariage à seize ans avec Jacques Guyon Du Chesnoy, beaucoup plus âgé.


1667 : rencontre du franciscain Archange Enguerrand et naissance de sa vie mystique.


21 septembre 1671 : Rencontre de Jacques Bertot, disciple de Bernières.


1674 : décès de sa mère spirituelle Geneviève Granger, supérieure du couvent de bénédictines de Montargis, qui lui fut un soutien constant au travers des difficultés familiales. Nuit intérieure qui durera en s’approfondissant durant près de sept années.


1676 : cinquième enfant ; décès de son mari.


1680 : fin de la nuit intérieure et transformation.


1681 : décès de son directeur Jacques Bertot, confesseur au couvent des bénédictines de Montmartre après avoir été celui des bénédictines de Caen. Enguerrand, Granger et Bertot faisaient partie de la « famille » mystique issu du cercle normand animé par le franciscain régulier Jean Chrysostome de Saint-Lô et illustré par Bernières, Renty et d’autres.

De cette première période subsistent les correspondances de directions reçues de Bertot et de Maur de l’Enfant-Jésus, disciple de Jean de Saint-Samson. Elles sont éditées dans Correspondance, I Directions, sous le titre : « Madame Guyon, dirigée, 1671-1681. » 

II
1681-1686
Voyages et apostolat.



1681 : après avoir pris conseil auprès de spirituels, dont le fils de Marie de l’Incarnation (du Canada), elle part s’occuper en juillet des « Nouvelles Catholiques » à Gex, près de Genève.


Le caractère ambigu de cet apostolat, dont le but était de convertir de jeunes protestantes, lui fera refuser un supériorat. Elle vivra alors plusieurs années dans le royaume de Savoie-Piémont (Thonon, Turin, Verceil) et en Savoie française (Grenoble), exerçant à l’état laïque avec succès une activité apostolique auprès de tous, incluant des religieux.


1682 : communications intérieures à Thonon avec son confesseur, le père Lacombe.

La Vie par elle-même : première rédaction ordonnée par ce dernier. Torrents.


1684 : Activités apostoliques à Turin, où elle a la faveur de l’évêque Ripa, ainsi qu’à Grenoble.

Moyen Court et très facile de faire oraison. 

Explications de l’Ancien et du Nouveau Testament.


La correspondance de cette seconde période est perdue à l’exception des quelques lettres éditées dans ce volume I Directions comme « Lettres et témoignages 1681-1688 »et du début de la correspondance avec le père Lacombe éditée en fin du volume II Combats sous le titre de « Relations avec le P. Lacombe ».



III
1686-1696
Vie publique et combats.  



1686 : retour à Paris.


1688 : courte période de captivité.

Vie par elle-même : suite de la rédaction.

Sa sortie au bout de huit mois est suivie de son activité à la cour par suite de la faveur de Madame de Maintenon et à Saint-Cyr, alors dirigée par sa cousine Marie-Françoise-Silvine Le Maistre de la Maisonfort.

Correspondance avec Fénelon (1688-1690 ; la suite est perdue à l’exception de quelques pièces dont une lettre de 1710 comportant questions et réponses). Elle est éditée dans ce volume I Directions sous le titre : « La direction de Fénelon ».

Correspondances avec le duc de Chevreuse et la « petite duchesse » de Mortemart, qui sont les intermédiaires avec le cercle quiétiste ; avec Bossuet, Tronson, etc. Ces correspondances forment la plus grande partie du volume II Combats ; il suit l’ordre chronologique (destinataires mélangés).


1694 : La perte de la faveur de Madame de Maintenon est rendue publique.

Justifications. 

Examens doctrinaux d’Issy.


1695 : signature par Bossuet, Tronson, Noailles et Fénelon des 34 articles d’Issy, condamnation des écrits de Mme Guyon. Elle est arrêtée le 27 décembre (arbitraire permis par le système des lettres de cachet) et menée à Vincennes.



IV
1696-1703
Enfermements.



1696 : début de la longue période « des prisons », qui durera sept années et demi, dont plus de quatre en isolement (en 1700 ses amis la croiront morte).

La Vie par elle-même : reprise, rapidement interrompue.


Elle est successivement interrogée à Vincennes, enfermée à Vaugirard, puis à partir du 4 juin 1698 à la Bastille.

Fin de la correspondance avec la « petite duchesse » de Mortemart.

On ne peut lui extorquer les dépositions compromettantes demandées par Madame de Maintenon et Bossuet.



V
1703-1717
Retraite et apostolat à Blois.



1703 : elle sort le 24 mars - sous condition - de la Bastille pour se rendre avec son fils Armand-Jacques au château de Diziers à Saint-Martin de Suèvres près de Blois.


1705 : achat d’une maison à Blois, dont l’Évêque Berthier est ami de Fénelon.


1709 : Fin de la rédaction de la Vie et du Récit des prisons.


Activité apostolique auprès de disciples français (cercle fidèle des ducs et duchesses de Chevreuse et de Beauvillier, de Fénelon et du marquis son neveu, etc.) et étrangers (allemands, suisses, hollandais, écossais).

Quelques-uns peuvent venir la voir et d’autres entretiennent une abondante Correspondance. Les lettres dont on connaît les destinataires, Fénelon et le marquis de Fénelon, Poiret et Homfeld, Metternich, Ramsay, disciples suisses et écossais, figurent au volume I Directions, sous diverses sections : « Autres directions et relations après 1703. » La grande masse des lettres sans dates ni destinataires forme le volume III Mystique selon une présentation thématique.


1717 : décès paisible le 9 juin.



Description des sources utilisées.


L’approche des sources de la Correspondance est grandement facilitée depuis que leur liste a été établie par monsieur I. Noye sous le titre : « État documentaire des manuscrits des œuvres et des lettres de Madame Guyon », à l’occasion des Rencontres autour de la Vie et l’œuvre de Madame Guyon8. En ce qui concerne le fonds « Guyon » propre aux A.S.-S.9, qui inclut la grande majorité des manuscrits, cette présentation donne une vue synthétique de ses quelques huit cents pièces10 en les regroupant par destinataires11.

Les sources12 de la correspondance guyonienne peuvent être distribuées en quatre sous-ensembles : Lettres publiées de Madame Guyon, Directeur mystique de Monsieur Bertot, manuscrits sous forme de « livres de lettres », autographes et copies de lettres séparées. Nous décrivons brièvement ces sous-ensembles en suivant souvent l’État documentaire… d’I. Noye.

1° Aux quatre tomes de Lettres publiés par Poiret13 en 1717 fut adjoint un cinquième tome lors de leur réédition par Dutoit14 en 1767, présentant une partie de la « Correspondance secrète » avec Fénelon. Dates et données personnelles sont effacées et les manuscrits sont perdus. Heureusement un Indice fourni par Dutoit en conclusion de son édition situe quelques destinataires. Ce premier sous-ensemble fut longtemps la seule partie connue des lettres, sinon reconnue15. Il constitue la source d’une moitié du présent volume (I Directions) ainsi que de la quasi-totalité du troisième volume (III Mystique). Il s’agit des deux éditions suivantes :

a) Lettres chrétiennes et spirituelles sur divers sujets qui regardent la vie intérieure, ou l’esprit du vrai christianisme, [Pierre Poiret], Cologne [Amsterdam], J. de La Pierre, 4 tomes, 1717-1718.

Il n’y a ni classement chronologique ni nom d’auteurs. Les références personnelles ont été soigneusement retirées, ce que l’on constate en comparant les lettres imprimées à celles dont on a conservé l’autographe ou une copie fidèle. Les originaux ont été perdus lors de la dispersion de la bibliothèque Poiret. Les rares comparaisons possibles montrent cependant une grande fidélité en ce qui concerne les textes conservés pour leur intérêt spirituel. Le tome IV comporte, outre trois parties de lettres de Madame Guyon, une « Quatrième partie contenant quelques [16] discours chrétiens et spirituels » p. 402-509, suivie d’une « Lettre d’une païsane, sur l’anéantissement du Moi de l’âme et le pur amour » p. 510-522, enfin de la « Table des matières principales ».

b) Lettres chrétiennes et spirituelles sur divers sujets qui regardent la vie intérieure, ou l’esprit du vrai christianisme. Nouvelle éd. enrichie de la correspondance secrète de M. de Fénelon avec l’auteur. [Jean-Philippe Dutoit], Londres [Lyon], 1767-1768, 5 vol.

Cette seconde et dernière édition est très fidèle à celle de Poiret (au point d’en respecter la pagination), mais plus complète, parce qu’elle n’a plus à tenir compte du caractère brûlant d’événements trop récents.

Tome I : « Avertissement sur cette seconde édition » [par Dutoit] p. I-XVIII. « Avertissement qui était à la tête de l’Édition de Hollande, sous le nom de Cologne » [par Poiret] p. XIX-XXVIII. Table des lettres [classées en trois parties par thèmes spirituels allant de : « (1) Règles et avis généraux », à : « (20) Dieu seul »] p. XXIX-XLIII. Lettres I à CCXL p. 1-694. - Tome II : Lettres I à CC p.1-614, Table [lettres classées en trois parties] p. 615-623. - Tome III : Table [lettres classées en trois parties] p. III-IX. Lettres I à CLVI p. 1-694. - Tome IV : « Préface sur ce quatrième volume » p. III-VIII. Table [lettres classées en trois parties] p. IX-XVI. Lettres I à CXVI p. 1-403. - Tome V : « Anecdotes et réflexions » [par Dutoit] I-CLX. Première partie contenant quelques Discours chrétiens et spirituels, p. 1-188. Ils sont introduits par la note : « Ces discours dans l’édition de Hollande faisaient la clôture du quatrième volume… » puis suivis de la lettre de la « simple paysanne » précédant les lettres adressées à Fénelon. On trouve ensuite les apports nouveaux, soit : Correspondance de l’auteur avec Fénelon, p. 189-559. Table p. 560-567. « Table [alphabétique] des matières », p. 568-627. « Indice des noms de quelques-uns de ceux à qui les lettres … sont adressées », p. 628-630. Ce tome V donne ainsi la « correspondance secrète » avec Fénelon et comporte des renvois à des compléments distribués dans les volumes précédents, Dutoit s’étant abstenu d’effectuer tout regroupement qui aurait modifié les quatre volumes reproduits de l’édition Poiret.

Nous avons pris pour base cette édition. En outre notre exemplaire comporte parfois de soigneuses corrections « provenant d’un manuscrit de la bibliothèque de M. Pétillet » qui fut un disciple de Dutoit, libraire à Lausanne. Elles s’accordent avec des sources manuscrites préservées aux A. S.-S.


Le Directeur Mystique en 4 tomes, préparé par Madame Guyon en hommage à son maître Jacques Bertot16, fut publié tardivement par les amis de Poiret en 1726. Il contient une grande partie de la correspondance reçue par Madame Guyon de Bertot et de Maur de l’Enfant-Jésus - outre 21 lettres qui lui sont nommément attribuées17. Il est malheureusement très difficile de dissocier les lettres destinées à Madame Guyon de celles destinées probablement à la duchesse de Charost ou à des religieuses, compte tenu de l’effacement systématique des dates et des données personnelles. Nous avons opté pour la plus sévère circonspection, ne retenant que les lettres pour lesquelles nous avons un quasi-certitude d’attribution. Nous détaillons ci-dessous le contenu de ces volumes :

Le directeur Mistique [sic] ou les Œuvres spirituelles de M. Bertot, ami intime de feu Mr de Bernières & directeur de Mad. Guyon..., Poiret, 4 vol., (respectivement de 453, 430, 526, 368 pages), 1726. Il en existe une réédition partielle18.

Le tome I est composé de 12 traités : (1.) p. 1. « Conduite de Dieu sur les âmes » […]19 (12.) p. 292-453. « Éclaircissements sur l’oraison et la Vie intérieure. » - Le tome II est composé de lettres de Bertot et d’une addition : p.1. Lettres 1 à 70, p. 430. « Addition: conseils d’une grande servante... Marie des Valées [sic]. » - Le tome III est composé de lettres de Bertot : p.1. Lettres 1 à 70, p. 526. « Additions 1 à 4 » - Le tome IV est composé de lettres de Bertot, Maur de l’Enfant-Jésus et Madame Guyon : p.1. Lettres 1 à 81, p.265. Lettres 1 à 21 de P. Maur, p.310-368. Lettres 1 à 21 de Madame Guyon.

3° Nous abordons ici la partie manuscrite très partiellement exploitée à l’occasion de la publication d’autres correspondances, dont en premier lieu celle de Bossuet. Elle ne se retrouve que très exceptionnellement dans les imprimés précédents20.

Les originaux, souvent autographes, étaient fréquemment recopiés en vue d’en rendre facile la consultation (les personnages assumant une fonction notable avaient souvent à leur service un secrétaire tenant à jour des « livres de lettres ») ou dans le cas des disciples de Madame Guyon afin d’en permettre entre eux la circulation (fait attesté pour les Ecossais).

Quatre « Livres de lettres » se détachent ainsi de la masse manuscrite : trois sont conservés aux A.S.-S., respectivement de Dupuy, de La Pialière, du marquis de Fénelon ; ils reprennent une partie des autographes et des copies du même fonds des A.S.-S. tout en apportant de nombreuses lettres nouvelles. La comparaison ainsi rendue possible montre que ces copies sont très fidèles. Le quatrième livre, conservé à la B.N.F., fournit une suite aux lettres de direction adressées à Fénelon qui sont connues. Nous donnons maintenant quelques précisions sur ces livres en suivant cette fois l’ordre chronologique de leur contenu épistolaire :

La copie par Isaac Du Puy21, A.S.-S. ms. 2055 « lettres au duc de Chevreuse », 229 ff., 22,4 cm., appartint au duc de Chevreuse, puis finalement à Mme de Giac, veuve Chaulnes. Ce long ms. couvre la période de juillet 1693 à janvier 1698. Il s’arrête abruptement, probablement amputé des dernières pages.

La copie par Durand de la Pialière22, A.S.-S. ms. 2173, va jusqu’à mai 1698. Isaac Du Puy l’a eue entre les mains, car il y a apporté quelques corrections, a développé des abréviations pour les noms propres et placé à la fin une page d’index portant sur les abréviations et les pseudonymes.

I. Noye a découvert23 le complément de la correspondance avec Fénelon (ms. B.N.F., Nouv. acq. fr. 11010) : cela fait suite à ce qui est connu depuis le XVIIIe s. et présente de ce fait un intérêt majeur dû à l’approfondissement spirituel. Il s’agit d’un petit volume de 9 cm x 13 cm, relié peau, intitulé sur le dos, en doré, « lettre spirituelle », sans autre indication. En tête, le verso de la page de garde porte la signature « Carbon », et, d’une autre main, en tête du f° 1, « de la bibliothèque des théatins ». En règle générale, ce manuscrit n’a ni parenthèses ni références de citations, ni passages à la ligne, ni soulignement. De la main d’Isaac Dupuy, auquel nous devons donc beaucoup pour la préservation des lettres de Madame Guyon, il donne copie de 70 lettres formant un « dialogue » spirituel. Les 20 lettres de Fénelon ont été éditées dans le vol II, en 1972, de la Correspondance de Fénelon. Les 50 lettres de Madame Guyon, qui s’apparentent parfois à de petits traités spirituels, seront une découverte pour notre lecteur. D’après un inventaire ancien, les théatins auraient eu quatre volumes dont le premier servit à Poiret et Dutoit et dont le second vient d’être décrit. La découverte - majeure - d’une suite à la direction de Fénelon constituée par les deux derniers n’est donc pas à exclure pour le futur24 !

La copie du marquis de Fénelon, ms. 2176, 195 pages, reprend la correspondance qui lui fut adressée surtout à partir de 1714, à la fin de la vie de Madame Guyon. Figurent aussi dans ce manuscrit un échange choisi de lettres avec des étrangers et même quelques chansons.

4° L’imposant fonds manuscrit des A.S.-S. comporte de très nombreux autographes ou des lettres dictées par Madame Guyon à un secrétaire (tel que le chevalier Ramsay), ainsi que des copies.

Les autographes, lettres ou billets, ont été récemment regroupés, montés sur onglets et reliés en volumes. Il s’agit essentiellement de la collection des lettres adressées au duc de Chevreuse ou à la « petite duchesse » de Mortemart, de la période « des combats » à Paris couvrant les années 1693 à 1698 (A.S.-S. ms. 2172 & 2174), et des lettres plus tardives adressées aux disciples ou reçues de ces derniers : marquis de Fénelon, comte de Metternich, etc., lors de la période d’enseignement à Blois couvrant (hormis quelques lettres de 1711) les années 1714 à 1717 (A.S.-S. ms.2177 à 2179). Ainsi la grande majorité de la correspondance couvre deux périodes brèves – au total dix années.

Les lettres du premier groupe, qui forment l’essentiel de notre second volume, sont rarement datées par Madame Guyon, mais le sont souvent par Chevreuse, qui notait le jour où il recevait les lettres, parfois en ignorant le délai de la livraison, d’où beaucoup d’approximations : « Reçue le 26 déc. 93 ; écrite un ou deux jours plus tôt », ou : « Je crois cette lettre entre celles du 11e et du 14e juillet 1693 ».

Les lettres du second groupe sont moins nombreuses. Elles sont reprises dans les « Directions » de la fin de notre premier volume. Leur datation exacte pose des problèmes souvent insurmontables.

Il existe une liste informatisée du fonds A.S.-S. « Guyon »25.

5° Enfin des lettres diverses sont éparses dans d’autres sources, aux A.S.-S., à la B.N.F., aux Archives nationales, à la bibliothèque de Lausanne, en Écosse.

En France :

(1) dossiers « Bossuet », à la B.N.F., soit 9 lettres, dont 8 autographes, absentes de la Correspondance de Bossuet d’Urbain & Levesque (UL) - dans un recueil de Ledieu, son secrétaire, conservé à Saint-Sulpice (ms. 2059), - dans la publication de Phélipeaux, Relation... (lettre de Mme Guyon à l’évêque de Genève d’Arenthon d’Alex et à Mme de Maintenon ; v. UL, t. VI, appendice),

(2) dossiers « Guyon » : dans sa Vie par elle-même, où elle reproduit d’assez nombreuses lettres, outre celles qui sont rassemblées à la fin de cette autobiographie,

(3) dossier du P. Léonard de Sainte-Catherine, aux Arch. Nat. L22, no.15 : 5 lettres de Mme Guyon (v. UL, t. VI...) au P. de la Motte et à ses deux fils.

(4) dossier « Fénelon », une lettre autographe constituant un petit traité de vie intérieure, relevé par I. Noye en octobre 2001.

On n’a pas conservé, semble-t-il, de dossiers Noailles, Godet-Desmarets, dom Le Masson, abbé Boileau...

À l’étranger :

(1) lettres à ses disciples écossais, qui furent conservées par Lord Deskford à Cullen House, Banffshire, Écosse. Actuellement dispersées, elles furent publiées par Henderson, Mystics of the North East, Aberdeen, 1934,

(2) lettres à des disciples suisses, dont 3 copies de lettres à Lausanne (Dorigny).

À partir des sous-ensembles de sources que nous venons de décrire brièvement, de nombreuses lettres ou témoignages furent imprimés au cours du dernier siècle. Ces éditions apportent des compléments - apparat critique, lettres entre tiers, autres pièces - que notre édition ne peut reprendre. Quelques publications importantes doivent donc être citées. Nous suivons l’ordre chronologique de leur apparition26 :

[1904] Bertrand L., Correspondance de M. Louis Tronson, tome troisième, livre cinquième : les « lettres relatives au quiétisme », p. 451-690, incluent de nombreuses lettres échangées entre Tronson et Mme Guyon et soulignent l’attitude ambiguë de Tronson si on les compare aux lettres échangées avec des tiers.

[1907] Masson M., Fénelon et Mme Guyon, Paris. Cet érudit originaire de Lausanne (qui, jusqu’à 1830 environ, abrita un cercle guyonien) publie ici la correspondance avec Fénelon reprise du tome V de Dutoit avec des adjonctions à partir des tomes précédents. Il omet certains passages spirituels jugés trop longs. L’apparat critique précis et utile par ses nombreux rapprochements avec des textes de Fénelon - il fallait prouver l’authenticité de cette « correspondance secrète » mise en doute au XIXe siècle par des éditeurs trop soucieux de protéger la mémoire de ce dernier - fut souvent repris par Orcibal dans la Correspondance de Fénelon.

[1909-1925] Levesque publie dans la Correspondance de Bossuet en 15 volumes, outre des lettres de Mme Guyon à Bossuet qui suivent l’ordre chronologique de la série principale (lettres no. 921, 933, 938, 986 etc.), divers appendices consacrés à Mme Guyon. On se reportera en particulier au tome VI, appendice III, section I Lettres écrites par Mme Guyon, p. 531-565 - tome VII, appendice III, section II Témoignages concernant Mme Guyon, p. 485-505 - tome VII, appendice III, section III27 Actes de soumission de Mme Guyon et attestations à elle données par Bossuet, p. 505-520. & section IV Protestation de Mme Guyon, p. 521-524.

[1910-1913] Griselle E. édite dans sa Revue Fénelon : « Madame Guyon, directrice de conscience, quelques lettres inédites », lettres extraites d’un recueil de la main du marquis de Fénelon, suivies des cinquante premières lettres adressées au duc de Chevreuse ou exceptionnellement au duc de Beauvillier.

[1982] Le travail de Masson [1907] est fautivement réédité, sans apparat critique, mais les passages spirituels omis par l’érudit furent toutefois rétablis, sous le titre : Madame Guyon et Fénelon, la correspondance secrète, Paris, Dervy.

[1972 et ss.] Fénelon, Correspondance, établie par Jean Orcibal ; puis par Jean Orcibal, Jacques Le Brun & Irénée Noye, Paris, Klincksieck, puis Genève, Droz. Le tome I porte sur la famille et les débuts de Fénelon, voir Orcibal, Correspondance de Fénelon, Tome I, Fénelon, sa famille et ses débuts, Paris, Klincksieck, 1972 ; le tome II contient les lettres 1 à 300, dont la majorité de celles qui furent adressées à Madame Guyon (mais omet les nombreuses lettres de cette dernière) ; le tome III contient les notes correspondant aux lettres précédentes ; les tomes suivants adoptent la même alternance entre texte édité et apparat (et contiennent un complément de lettres adressées à Madame Guyon). L’ensemble forme une irremplaçable source d’informations sur le milieu guyonien et son influence.

Quelques mots enfin sur la façon d’écrire de Madame Guyon peuvent contribuer à l’appréciation de cette correspondance envisagée et sentie par le lecteur comme un dialogue exemplaire sur l’intériorité. Ces lettres soutiennent une relation plus profonde mais ne s’y substituent pas.

Madame Guyon écrit très rapidement, sans majuscules ni paragraphes, d’une écriture liée souvent illisible à première vue. Sans recherche littéraire, elle entre directement dans le vif du sujet comme le montrent les débuts ou incipit des lettres qui se révèlent pratiquement tous différents. Elle s’arrête le plus souvent parce qu’elle est limitée par la fin du feuillet disponible : cela suspend la conversation écrite. L’effort nécessaire pour apprécier ces « messages » est récompensé par leur spontanéité et leur vigueur, expressions d’une vitalité que nourrit l’énergie profonde de la grâce. Il existe une similitude entre la vitalité et la spontanéité que traduisent les lettres de Madame Guyon et celles de Thérèse d’Avila28.

Au fil de la lecture se détache parfois un petit traité spirituel. Toujours jailli sans souci de composition ni contrainte, sans autocensure, la célèbre « écriture automatique » n’est que désir de ne pas interférer par des repentirs avec la liberté intérieure. Les Correspondances du Grand Siècle sont irremplaçables parce qu’elles sont les lieux secrets de liberté au sein d’une contrainte sociale généralisée.

Elles n’ont guère d’équivalent de nos jours parce que l’écriture n’est plus le seul moyen de communication à distance. Les plaintes de Thérèse d’Avila achevant de nuit ses lettres, ou celles de Marie de l’Incarnation du Canada devant répondre au flot des missives entre l’arrivée des bateaux au printemps et leur départ en automne, témoignent d’un monde presque disparu. La relation verbale et le courrier électronique tendent à se substituer au message écrit ; bientôt nous serons délivrés de tout clavier. Cette évolution vers le fugace fait plus que justifier, elle prescrit d’éditer ou de rééditer les traces fixées par l’écriture d’une « même chose mystérieuse ». Ce travail de remémoration et de communication d’une expérience intérieure vécue par plusieurs personnes risque d’être négligé davantage dans les temps qui viennent ; et pourtant une telle relation écrite sait donner la preuve par invariance de la réalité d’un vécu intérieur dont les similitudes transcendent les distinctions propres aux représentations religieuses.


Avertissement.


Nous avons cherché à faciliter l’accès à une correspondance qui intéresse les mystiques comme les érudits, tout en respectant les sources. Nous avons modernisé l’orthographe et introduit ou revu la ponctuation : cette dernière est absente des manuscrits et trop abondante dans les éditions. L’introduction de paragraphes est souvent nécessaire. Parfois nous avons ajouté, placés entre crochets dans le texte, un ou quelques mots éclairant un sens voilé par les lourdeurs et les incorrections de style propres à l’époque où vivait Bertot, ou propres à l’écriture voulue sans repentir de Madame Guyon29.

Nous avons unifié l’orthographe des noms propres, ce qui suppose parfois un choix arbitraire, tel Lacombe pour La Combe. Ils sont rétablis en leur entier dans le texte chaque fois que cela s’avère possible, ce qui est parfois signalé à l’aide de crochets lorsque l’attribution n’est pas évidente. En vue d’alléger la lecture, des initiales récurrentes sont transcrites uniformément en entier sans crochets : ainsi M. en monsieur, J.C. en Jésus-Christ, p. m. en petit Maître, P L C en Père Lacombe…

Nous indiquons le plus souvent la pagination ou le folio de la source entre crochets, ce qui facilite le recours aux sources, lequel deviendra progressivement facilité par la mise en réseau prévisible de reproductions des manuscrits30.

Notre apparat critique est tributaire des travaux d’Urbain et Levesque, éditeurs de la Correspondance de Bossuet, de Maurice Masson et de Jean Orcibal (un des éditeurs de la Correspondance de Fénelon).

Le titre de chaque pièce (lettre ou parfois document complémentaire tel que protestation, soumission…), mentionne son numéro, l’auteur ou le destinataire autre que Madame Guyon (ou les deux dans les cas rares d’un document échangé entre tiers, tel qu’un témoignage de première main sur Madame Guyon), ainsi que la date. Un très bref résumé d’une ligne italique, constituant en quelque sorte une « signature », reprend souvent quelques mots jugés significatifs du texte, et sera repris en table des matières. Suit le texte principal, édité en corps différents selon qu’il s’agit d’une correspondance active ou passive. Sources, variantes et notes sont données en corps réduit à la fin de chaque pièce.


Nous utilisons parfois les abréviations suivantes lorsque les références se répètent :

DM(volume).(numéro de lettre)  = Le directeur Mystique ou les Œuvres spirituelles de M. Bertot, ami intime de feu Mr de Bernières & directeur de Mad. Guyon [...], Poiret, 1726, 4 vol. - Exemple : DM 3.06 réfère à la sixième lettre du troisième volume.

Dutoit ou D(volume).(numéro de lettre) = Lettres chrétiennes et spirituelles sur divers sujets qui regardent la vie intérieure, ou l’esprit du vrai christianisme. Nouvelle éd. enrichie de la correspondance secrète de Mr de Fénelon avec l’auteur, [Par Jean-Philippe Dutoit], Londres [Lyon], 1767-1768, 5 vol. - Exemple : Dutoit, vol II, lettre 26 ou D2.26 réfère à la vingt-sixième lettre du second volume des Lettres chrétiennes [...].

Fénelon (1828) = Correspondance de Fénelon, Archevêque de Cambrai, publiée pour la première fois sur les manuscrits originaux et la plupart inédits, Paris, Ferra jeune & A. Le Clere et Cie, 1828, 11 vol. [Cette édition, dite « de Versailles », dont les vol. 7 à 11 constituent la « Section VI. Correspondance sur l’affaire du Quiétisme », comporte 669 lettres, dont de très nombreuses entre tiers, dont Madame Guyon, Lacombe, etc. Elle est reprise telle quelle, avec ses notes inchangées, au vol. IX de l’édition de 1851-1852 par Gosselin qui s’avère moins fiable.]

Fénelon (Gosselin) = Fénelon, Œuvres complètes, Paris, J. Leroux et Jouby, et Gaume et Cie, 1851-1852, 10 vol. (édition donnée par M. Gosselin).

Fénelon (Orcibal) = Correspondance de Fénelon, établie par Jean Orcibal ; puis Jean Orcibal, Jacques Le Brun & Irénée Noye ; Paris, Klincksieck, 1972 et ss. ; puis Genève, Droz. [Au-delà des sources manuscrites, deux correspondances se révèlent donc finalement utiles : lorsque Fénelon (Orcibal) omet certaines pièces entre tiers se rapportant à Madame Guyon, on peut en effet consulter Fénelon (1828).]

Fénelon (Le Brun) = Fénelon, Œuvres, Bibl. de la Pléiade, Édition présentée, établie et annotée par J. Le Brun, Paris, Gallimard, vol. I (1983) & vol. II (1997).

Henderson (M.N.E.) = Henderson, Mystics of the North East, Aberdeen, Spalding club, 1934.

Masson ou [M] = Masson (Maurice), Fénelon et Mme Guyon. Documents nouveaux et inédits, Paris, Hachette, 1907.

Orcibal ou [O] = Fénelon (Orcibal). Il s’agit le plus souvent de l’apparat critique du tome III relatif aux lettres du tome II de la Correspondance de Fénelon couvrant les années 1670 à 1695.

Poiret Explic. = des traductions données par Poiret de citations bibliques dans les Explications du Nouveau et de l’Ancien Testament par Madame Guyon (20 vol.).

UL = Urbain & Levesque, Correspondance de Bossuet, Paris, 1909-1925, 15 vol.

Vie(partie).(chapitre).(paragraphe) = Jeanne-Marie Guyon, La Vie par elle-même et autres écrits biographiques,[…], Honoré Champion, Coll. « Sources Classiques », Paris, 2001 - Exemple : Vie 3.9.10 réfère au dixième paragraphe du neuvième chapitre de la troisième partie (sur les cinq parties des écrits biographiques : « jeunesse », « voyages », « Paris », « prisons », « compléments biographiques »).



I DIRECTIONS SPIRITUELLES

Cinq séries de lettres.


Ce volume commence en 1671 et couvre la décennie dont la correspondance, surtout passive, témoigne de la formation spirituelle de Madame Guyon par le prêtre Jacques Bertot, mort en 1681, et par le carme Maur de l’Enfant-Jésus31. Elle est du plus grand intérêt parce qu’elle permet de comparer l’enseignement mystique que Madame Guyon reçut et celui, très semblable, qu’elle donnera. C’est le seul cas à notre connaissance où les traces écrites intimes d’un mystique dans ses relations avec autrui nous sont parvenues « dans les deux sens », passif puis actif, mettant au jour toute une dynamique intérieure animée par la grâce. En outre la qualité propre des deux directeurs se révèle par leurs lettres, derrière un style parfois abrupt.

Puis quelques lettres adressées à sa famille et les rares témoignages externes qui ont échappé à la disparition de la correspondance des années 1681-1688, en dehors du début de la correspondance passive reçue du P. Lacombe32, présentent Madame Guyon au tournant de sa vie, passant de la vie familiale à une activité apostolique.

Le début de la période parisienne - Madame Guyon a quarante et un ans lorsqu’elle revient de ses voyages et connaît donc la pleine maturité - s’illustre par la direction de Fénelon en 1689-1690, ici augmentée de la première édition des lettres de Madame Guyon de 1690, comme de la restitution du dialogue traduit par la lettre en deux colonnes de mai 1710, l’une où figurent les questions de Fénelon, l’autre réservée aux réponses de Madame Guyon.

Suivent les séries de lettres de direction postérieures à 1703, date de la sortie de la Bastille. Elles furent adressées au marquis de Fénelon et bien préservées par ce disciple aimé qui les copia dans son livre de lettres ; il conserva de nombreux autographes que l’on retrouve aux A.S.-S. Enfin on reproduit des séries adressées à des disciples étrangers (les proches n’avaient pas besoin de lettres). À part le cas du dialogue avec Metternich, abondant car bien conservé, nous les regroupons souvent géographiquement : on sait que ces lettres circulaient au sein des petits groupes entourant Poiret33, en Écosse34, à Lausanne35, ce qui justifie de les considérer comme des séries. Elles datent surtout des années 1714-1717, qui furent actives pour la vieille dame de Blois, malgré l’usure physique. Elles traduisent la douceur de cet automne de la vie36.

Nous présentons tour à tour au début de chaque section les correspondants.

Ce premier volume comporte une correspondance de 467 lettres se répartissant en cinq sections comme suit :

1. Madame Guyon dirigée 1671-1681 : 61 lettres (n° 1 à 61) dont : Maur de l’Enfant-Jésus 21 et Monsieur Bertot 40,

2. Lettres et témoignages 1681-1688 : 22 lettres (n° 62 à 83),

3. Direction de Fénelon : 231 lettres (n°84 à 314) dont : 136 pour l’année 1689, 74 pour l’année 1690, 3 après 1703, 18 poèmes,

4. Direction du Marquis de Fénelon après 1703 : 69 lettres (n° 315 à 383),

5. Directions étrangères (des « Trans ») après 1703 : 84 lettres (n° 384 à 467) dont : Poiret-Homfeld 13, Metternich 39, Ecossais 24, Suisses 8.

64% des lettres sont écrites par Madame Guyon, 32% lui sont adressées, 4% sont des témoignages ou des lettres échangées entre tiers.

En attendant une « table générale des lettres », indiquant leur contenu en reprenant le résumé bref donné en italiques en tête de chacune d’entre elles, qui est prévue en fin du volume III de cette correspondance de Madame Guyon, indiquons certaines lettres remarquables, ouvrant à des thèmes très divers, dont ceux de la direction spirituelle et de la transmission mystique. La liste suivante suit leur ordre d’édition dans ce premier volume :

Lettre 61 (de Bertot) sur « l’état d’anéantissement parfait en nudité entière où l’âme est et vit en Dieu ».  Lettre 124 sur la mort de la volonté. Lettre 157 sur la prière du silence et l’union. Lettre 263 sur la bonne ambition spirituelle. Lettre 271 sur l’union en Dieu. Lettre 276 et 283 sur la transmission. Lettre 289 sur la paternité spirituelle de Fénelon enté en Madame Guyon. Lettre 292 témoignant d’une grande tendresse. Lettre 385 sur le sentiment ressenti à la mort de Fénelon. Lettre 397 sur divers sujets dont la condition du mariage. Lettre 401 évoquant l’exposition au divin soleil. Lettre 420 sur les états et les conditions de vie. Lettre 426 sur deux manières de présence de Dieu. Lettres 430 et 431 (de Metternich) sur la nécessité d’avoir un directeur et sur la liberté protestante. Lettre 434 sur l’emploi divin du néant. Lettre 438 sur la concentration dans le cœur et contre l’abstraction. Lettre 445 qui donne un programme simple de spiritualité guyonienne.

Direction spirituelle et transmission mystique.

(En collaboration avec Murielle Tronc.)


Les lettres de Madame Guyon sont un témoignage exceptionnel sur le rôle de la « prière des saints » dans la progression spirituelle. Cette expérience n’est pas nouvelle : elle est attestée dans le monde entier, chez les pères du désert Barsanuphe et Jean de Gaza, chez les orthodoxes comme Séraphin de Sarov, chez les soufis, en Orient, mais elle est restée voilée chez les catholiques.

Ce thème apparaît de façon très discrète chez le père spirituel de Madame Guyon, M. Bertot : pour lui comme ce le sera pour elle, la « conversation » silencieuse est supérieure à tout enseignement oral :

Je vous parlerai toujours très peu : je crois que le temps de vous parler est passé, et celui de vous entretenir en paix et en silence est arrivé37.

Il lui révèle qu’il porte ses amis dans sa prière et que, lorsqu’il rentre en oraison, il les emmène avec lui dans l’Unité divine :

Je vous en dis infiniment davantage intérieurement et en présence de Dieu : si vous êtes attentive, vous l’entendrez (…) Demeurons ainsi, j’y veux demeurer avec vous et je vais commencer aujourd’hui à la sainte messe. Je suis sûr que, si je suis une fois élevé à l’autel, c’est-à-dire que si j’entre dans cette unité divine, je vous attirerai, vous et bien d’autres qui ne font qu’attendre. Et tous ensemble, n’étant qu’un en sentiment, en pensée, en amour, en conduite et en disposition, nous tomberons heureusement en Dieu seul, unis à Son Unité, ou plutôt n’étant qu’une unité en Lui seul, par Lui et pour Lui38.

On sait aussi que la jeune Madame Guyon allait tous les jours au monastère de Montargis rendre visite à la mère Granger, dont la présence mettait en paix profonde tous les visiteurs39.

Madame Guyon a abordé très franchement le sujet de la transmission mystique avec ses intimes, tout en leur recommandant une grande discrétion et en prenant des précautions pour sauvegarder le secret de leur correspondance, ce qu’elle n’avait pu faire pour sa Vie : ces lettres qui témoignent de leur expérience commune n’étaient pas destinées à être publiées, ce qui explique leur franchise absolue ou les épanchements qu’elles contiennent.

La transmission de la grâce est la base même de sa direction spirituelle : elle insiste sur son rôle central, conseillant de quitter tout autre appui rituel ou sacramentel, puisque la grâce seule suffit. Ceci constitue un objet de scandale à son époque comme pour nos contemporains peu habitués à de si nettes affirmations d’une réalité hors de l’expérience commune. Madame Guyon l’a explorée sans guide puisque son père spirituel, Jacques Bertot, était mort avant qu’elle ne prenne conscience de son rôle de mère spirituelle.

Elle affirme l’existence d’une transmission de la grâce d’une personne à une autre dans un cœur à cœur silencieux qui existe aussi bien dans la proximité que dans la distance :

C’est comme un regard de complaisance non distinct de Dieu, qui produit grâce et écoulement dans ces âmes40 

Ne vous étonnez pas de la joie et de la paix que vous goûtâtes l’autre jour avec moi. C’est une opération de Dieu, aussi bien que les autres que vous expérimentâtes. Vous en aviez besoin. […] Il n’est pas nécessaire que N. s’unisse à moi en distinction. Il suffit qu’il ne soit point opposé, et qu’il se laisse aller à ce je ne sais quoi qu’il doit goûter, pour que mon âme ait toute liberté de se communiquer à la sienne. […] C’est la communion des saints41.

J’ai été éveillée longtemps avant quatre heures avec une douce et suave occupation de vous en Dieu. Il me semble que l’on ne peut être unie plus intimement selon l’état présent, que mon âme [ne] l’est à la vôtre42

Ils se parlent plus du cœur que de la bouche ; et l’éloignement des lieux n’empêche point cette conversation intérieure. Dieu unit ordinairement deux ou trois personnes (…) dans une si grande unité qu’ils se trouvent perdus en Dieu, (…) l’esprit demeurant aussi dégagé et aussi vide d’image que s’il n’y en avait point. (…) Dieu fait aussi des unions de filiation, liant certaines âmes à d’autres comme à leurs parents de grâce43.

Cette communication est indissociable de la direction spirituelle puisqu’elle en constitue la pratique même. Madame Guyon se voit comme « un aimant qui les attire pour les perdre en Dieu44. » Le lien avec la personne n’a rien de naturel, est voulu par Dieu et le guide n’y est pour rien :

Ce mouvement qui paraît vie et l’est en effet, n’est pas un mouvement vivant par la nature, mais un mouvement que Dieu, devenu le principe de l’âme, opère. Il est plus puissant, plus fort, et plus efficace que ceux de la nature. Il vient du fond où réside cette vie divine, et non des sens qui n’ont nulle part à ces choses. […] Comme de moi je n’ai nulle activité pour le prochain, s’Il ne me réveillait pas incessamment pour vous, je vous oublierais comme tout le reste. C’est Lui qui […] me donne un réveil pour les personnes qu’Il veut que j’aide et ce réveil est accompagné d’une tendresse foncière, qui est comme le véhicule qui pousse et fait agir une chose inanimée45.

[C’] est une inclination du centre que Dieu incline comme il Lui plaît en Lui selon qu’Il penche Lui-même […] sans que l’on puisse là-dessus se donner aucun mouvement46.

A cause de leur union en Dieu, le père spirituel connaît son disciple de l’intérieur :

Celles [les âmes] qui me sont données, comme la vôtre, Dieu, en me les appliquant très intimement, me fait connaître ce qui leur est propre et le dessein qu’Il a sur elles47.

Outre le goût général et continuel que j’ai de votre âme, où je ne trouve ni entre-deux ni milieu, et une certaine pénétration par laquelle il me semble que j’atteins de l’un à l’autre bout, Dieu me donne une connaissance du particulier de votre état, de votre disposition et ce qui en fait le fond et l’essentiel48.

Pendant le chemin qu’il a lui-même parcouru, la volonté personnelle du guide a disparu, il ne projette plus rien sur le disciple :

Le directeur éclairé de l’esprit de Dieu a peu à faire, il n’a qu’à détruire les obstacles, empêcher que l’on ne s’arrête et montrer la route de l’intérieur et la fidélité aux plus simples mouvements de la grâce, car ce n’est pas le directeur qui fait faire le chemin et donne des lois, du moins celui qui ne se cherche point soi-même. Il conduit droit à Dieu…49

Les mêmes dispositions où Dieu l’a mise [l’âme] pour Sa propre gloire, de désintéressement consommé et de souplesse infinie, elle l’a pour le bien du prochain50.

Ce que confirmait le Dr. Keith après sa mort :

Notre mère, en communiquant l’esprit de l’onction à ses enfants, les détachait du canal et ne souffrait point qu’on s’attachât à l’instrument51.

Cependant le directeur est à reconnaître comme signe de Dieu. Sa parole est là pour « avertir » : même combattue, elle s’accordera avec la substance de l’âme et fera son travail en profondeur52 : « Mes paroles sont pour vous esprit et vie53. »

Les défauts même qui restent de sa personnalité humaine sont une épreuve adaptée à chacun. Elle déclare avec humour à Fénelon :

Dieu m’a choisie telle que je suis pour vous, afin de détruire par ma folie votre sagesse, non en ne me faisant rien, mais en me supportant telle que je suis54.

Ses mouvements spontanés proviennent de la grâce, il lui est insupportable de les contrecarrer : elle ne le peut pas et Fénelon y perdrait si elle le faisait55.

Si elle transmet la grâce, elle porte aussi les épreuves et les angoisses du dirigé au prix de souffrances dont elle se plaint parfois :

Hier matin étant à la messe prête à communier très serrée à Dieu, tout à coup votre âme me fut présente et l’on la serrait à la mienne, cela en réalité intime, en foi nue, sans distinction ni objet […] Celui qui le faisait en moi […] me chargea des croix et des humiliations que vous auriez dû porter afin que j’en busse jusqu’à la lie56.

Nous ne portons les langueurs et les peines que de ceux qu’Il nous donne pour véritables enfants57.

Le directeur mystique étant uni à Dieu comme une goutte d’eau à la mer, il est participant de la paternité divine. La communication de la grâce au niveau humain se fonde sur la circulation de la grâce entre les Personnes divines car le père spirituel transmet le Verbe :

Le flux et reflux de communication [...] nous fait participer en quelque manière au commerce ineffable de la Trinité58.

Dès lors, ose-t-elle dire, l’efficacité qu’elle a sur les âmes est celle même de Dieu59, puisque Dieu Se sert d’elle comme d’un canal. Elle écrit dans une admirable lettre rédigée peu avant sa mort au baron de Metternich :

Dieu Se sert des instruments les plus méprisables pour faire Son ouvrage. Il est digne d’un tel Ouvrier d’opérer sur le néant et par le néant. Que dis-je ? Il n’emploie que le néant pour faire ce qu’Il fait. Je ne suis rien et moins que rien. Je ne sais ce qu’Il fait en moi ni par moi : il ne reste aucune trace. Il ôte et Il donne, je Le laisse faire. S’Il le veut, je puis tout en Lui, s’Il me laisse, je suis un néant vide, un canal sans eau. Chacun trouve par ce canal selon sa foi, afin que rien ne soit attribué à la créature60.

De même M. Bertot lui écrivait-il :

Je veux bien satisfaire à toutes vos obligations et payer ce que vous devez à Dieu : j’ai de quoi fournir abondamment pour vous et beaucoup d’autres. J’ai en moi un trésor caché : c’est un fond inépuisable qui n’est autre que mon néant61.

Fait exceptionnel, nous avons ici le témoignage que la possibilité de transmettre la grâce s’est transmise sur trois générations. Si les lignées de pères spirituels sont bien connues en Orient, elles sont beaucoup plus cachées dans le christianisme. C’est cependant cette réalité qu’elle affirme avec simplicité à propos de M. Bertot qui l’a guidée autrefois :

M. B[ertot] en mourant m’ayant laissé son esprit directeur pour ses enfants, ceux qui sont égarés aussi bien que ceux qui sont restés fidèles n’auront la communication de cet esprit que par moi62.

Lorsqu’elle croit mourir, elle lègue sa mission à Fénelon :

Je vous fais l’héritier universel de ce que Dieu m’a confié63.

On sait que Fénelon mourra avant elle, mais on voit clairement dans leur correspondance qu'il remplissait le même rôle que Madame Guyon auprès de son propre entourage64.

La mort ne peut dissoudre l’union entre un père spirituel et ses enfants : leur lien est indissoluble car en Dieu ils auront le même lieu65. Madame Guyon rassure Fénelon en lui disant qu’il pourra faire appel à elle, même morte :

Je suis cependant certaine que je ne mourrai point à quelque extrémité que je puisse aller, si je vous suis encore utile ; et si je ne vous la suis plus sur terre, j’ai cette confiance que si vous voulez bien rester uni à mon cœur, vous me trouverez toujours en Dieu et dans votre besoin66.

Après la mort de Fénelon, elle incite ses amis à penser à lui afin d’y puiser de l’aide67, et elle déclare pour elle-même :

Mon cœur le trouve dans le centre commun. Il répand sur moi un rayon de cette paix céleste dont il jouit, quand je m’y unis en simplicité et sans détour. Il m’est un canal de grâce68.

Madame Guyon s’émerveillait souvent de la réalité de la direction spirituelle et de l’union totale qu’elle ressentait avec ses disciples. Nous laisserons la parole à Metternich, qui la remerciait en ces termes, sachant combien leur expérience était incompréhensible à ceux qui ne la partageaient pas :

Un directeur expérimenté peut beaucoup. Je crois qu’il est presque impossible de faire ce passage sans une telle aide, car il renverse toute la raison, toute idée qu’on aurait et que tout le monde a de la spiritualité. Si l’on en parle, personne ne l’entend pos[sible], et si l’on en voulait parler clair à quiconque n’est pas dans ce cas, il en serait extrêmement scandalisé. Il faut donc souffrir et se laisser juger, ma très chère mère69.








Madame Guyon dirigée,  1671-1681.


La correspondance couvrant la jeunesse de Madame Guyon précède ses voyages en Savoie et en Piémont. Elle aurait totalement disparu si elle-même n’avait rassemblé des textes en mémoire de son père spirituel, Jacques Bertot, sous le titre Le Directeur mystique70, en s’appuyant bien naturellement en premier lieu sur les nombreuses lettres qu’il lui avait adressées.

La dirigée a bénéficié du soutien direct de la mère Geneviève Granger, supérieure du couvent des Ursulines de Montargis et elle-même liée à Bertot, puis de la direction écrite de celui-ci, qui demeurait éloigné et résidait à Paris quand il ne visitait pas des monastères en Normandie ; elle a brièvement rencontré Archange Enguerrand, qui se rattache, par Jean Aumont, à la source commune du milieu de l’Ermitage de Jean de Bernières et du Père Chrysostome de Saint-Lô.

L’influence de Maur de l’Enfant-Jésus, qui vivait dans un ermitage du sud-ouest de la France, est attestée par la présence de vingt et une de ses lettres dans Le Directeur mystique. Son rattachement à Jean de Saint-Samson peut expliquer pourquoi Madame Guyon cite ce dernier si souvent dans ses Justifications, ne pouvant par contre reprendre Bernières, condamné71.

Nous avons présenté ces diverses influences du milieu normand de l’Ermitage sur la jeune Madame Guyon dans notre préface à l’édition critique de la Vie par elle-même.

La section présente est constituée d’une correspondance passive, éparse dans les trois derniers volumes du Directeur Mystique. Les preuves formelles permettant de les attribuer à coup sûr sont quelques rares indices qui ont échappé au « nettoyage » visant à enlever tout caractère personnel à des textes publiés en vue de la seule édification intérieure des disciples guyoniens. Entre deux extrêmes, réduire ces lettres aux très rares exemplaires qui ont conservé, inclus dans le fil de l’écrit, un trait biographique précis pouvant être attribué à Madame Guyon avec une absolue certitude, ou présenter de larges suites sur la base de leur continuité stylistique et de sens profond par rapport à ces exceptions, nous avons choisi un compromis qui ne garantit pas contre toute erreur, Bertot ayant dirigé d’autres laïques appartenant au même milieu social72. Sans doute avons-nous laissé de côté un nombre de lettres supérieur à celui des lettres retenues. Ces dernières suffisent cependant à reconstituer une direction qui reflète fidèlement l’ensemble très vaste, couvrant les trois-quarts du Directeur mystique. Les thèmes abordés sont d’ailleurs classiques, mais présentés de façon très directe et sans compromis : rien que Dieu et tout à Dieu !

L’influence du P. Maur de l’Enfant-Jésus.

La fin du quatrième volume du Directeur comporte 21 lettres du Père Maur de l’Enfant-Jésus. Elles se placent plutôt au début de l’évolution de Madame Guyon et ouvrent donc cette section.

Ces 21 lettres forment le début de la seconde partie du volume IV du Directeur mystique, pages 265 à 309, sous le titre « Seconde partie, / contenant / Quelques Lettres Spirituelles du R. P. Maur de l’enfant Jésus et de Madame Guyon, / qui n’ont point encore vu le jour. / Première section ou / Lettres du R. P. Maur de l’enfant Jésus, Religieux Carme / [Ces lettres sont écrites à une même personne et dans le même ordre] ».

Elles sont localisées entre 11 lettres très probablement adressées par Bertot à Madame Guyon et 21 lettres (en fait 22 si l’on intègre la « lettre » qui leur apporte une conclusion) qui lui sont nommément attribuées ; le nombre 21 est probablement symbolique, ce qui implique un choix préalable fait dans une correspondance plus large.

Nous avons relevé chez Maur quelques indices précis ayant échappé au nettoyage éditorial. La première lettre fait référence à « une personne mariée qui a grande famille… » ; la seconde lettre précise une localisation loin du sud-ouest où résidait Maur : « mais il faut qu’on paie le port à Paris » ; la lettre 8 revient sur la condition évoquée déjà dans la première lettre : « Il faut que vous portiez le poids et les croix d’une femme mariée et mère de famille » ; la lettre 10 indique un voyage de Maur et une certaine familiarité : « Je vous demandais des nouvelles de toute la famille. Celle que vous m’avez écrite, me donne bien de la joie, voyant que Notre Seigneur verse ses bénédictions sur vous tous. Je ne puis vous dire rien de bien particulier jusqu’à ce que je sache ce qui s’est passé en vous depuis mon départ. » ; la fin de la lettre 19 reprend : « Acquittez-vous tout le mieux que vous pourrez de vos obligations de mère de famille. »

Le carme Maur de l’Enfant-Jésus (1617 ou 1618 - 1690)73 fut un disciple privilégié du maître spirituel de la Réforme de Touraine, Jean de Saint-Samson, ce qui explique la place prioritaire que ce dernier occupera dans le choix de textes mystiques qui constitue les Justifications rassemblées en 1695 par Madame Guyon. Maur vécut dans la région de Bordeaux, mais fit de nombreux voyages malgré un profond désir de solitude. Recherché comme directeur spirituel, il prit place au sein d’un réseau spirituel qui couvre Loudun, Rennes et Paris. Il décrit une dynamique de la transformation de l’âme :

Il faut renoncer à ses propres opérations, c’est-à-dire à l’amour propre qui « prétend se donner soi-même par là sa propre perfection. » À mesure que l’homme renonce à sa propre activité, Dieu commence à agir en lui comme premier principe. Tel est l’abandon total, même de l’opération consciente de s’abandonner74

Vient la nuit, et l’âme se démet de toute opposition à Dieu. C’est alors :

l’entière consommation. À ce niveau, c’est « l’opération divine » qui fait agir l’homme, non pas qu’il y ait suppression de l’activité humaine, mais il n’y a plus dualité d’action. … cet état de consommation semble être appelé aussi par Maur un état de résurrection, dans lequel  « Dieu S’unissant à l’âme non plus par sa vertu mais par Lui-même, prend possession de toutes ses puissances75.

On retrouvera cette résurrection, accomplissement de la vie mystique, possible dès ici-bas, active mystiquement sous le nom « d’état apostolique », dans les Torrents, les Discours et les lettres de Madame Guyon.

La voie mystique présentée par Maur de l’Enfant-Jésus est sévère. Elle consiste à faire passer l’homme de son établissement, où règne sa volonté propre, au règne de Dieu en lui. Un dépouillement rigoureux est incontournable, mais il est possible d’aider ce travail de la grâce divine par un seul moyen : en s’y abandonnant complètement. La perte de tout repère ou « vide » sera finalement rempli de Dieu. Maur est un praticien des âmes qui se soucie peu de méthode. Ses constats sont radicaux :

Il lui semble que […] tout ce qu’elle a vu et éprouvé autrefois de la part de Dieu, sont des illusions76

Il encourage celui qui en éprouve la dure réalité au cours de son « voyage vers Dieu ». Au départ :

chacun fait son petit établissement spirituel selon lequel on veut passer la vie, les uns en oraison, les autres en beaucoup d’austérités, d’autres en bonnes œuvres extérieures, mais il faut mourir et tout abandonner77

Comment ? Il n’existe aucune méthode :

Il ne faut point chercher ni passiveté, ni repos, ni aucun de tous les états et manières dont il est parlé dans les livres. Il ne faut que se laisser dans l’abîme de la volonté de Dieu78

À défaut de méthode, dont l’application renforcerait notre volonté propre, on peut quand même orienter la fine pointe de l’être :

regardez Sa volonté en toutes choses, tâchant que la vôtre passe tellement en celle de Dieu qu’elle devienne comme une même chose avec elle79

De fait,

la créature raisonnable ne saurait rentrer parfaitement en Dieu, qui est son centre et le principe d’où elle est sortie, qu’elle ne se perde totalement à elle-même80.

S’en suivent pertes douloureuses, chemin ardu, mise à l’épreuve :

C’est ce qu’Il a commencé à faire, vous jetant dans ce désert intérieur dans lequel vous dites qu’Il vous a mise. Il faudra y entrer plus avant et le traverser, si vous voulez atteindre à la jouissance du Bien souverain qui vous a touché le cœur dès votre enfance. N’y pensez pas trouver de route, ni des sentiers où vous puissiez avoir quelque assurance de votre voie81.

Lorsque la nuit intérieure atteint sa dirigée, 

Dieu […] la dépouille si entièrement de toutes les lumières et de tous les bons désirs qu’elle avait pour cela, et la réduit dans un tel état de sécheresse et d’obscurité, et même d’impuissance de s’aider elle-même en quoi que ce soit, qu’il lui semble que tout est perdu pour elle, et que tout ce qu’elle a vu et éprouvé autrefois de la part de Dieu, sont des illusions82.

Un tel dépouillement est nécessaire car :

pour se dénuder si nuement et se perdre dans un si profond abîme, il faut que l’opération de Dieu absorbe celle de la créature83. […] Il faut se perdre et s’abandonner totalement à l’opération divine, qui exécute son dessein en nous sans que nous sachions comment, sinon que nous souffrons et que notre esprit semble se diviser de l’âme, et que nous sommes pénétrés jusqu’à la moelle des os84.

Quoi qu’il en soit, « marchez devant vous quoique vous ne sachiez où vous êtes85 ! »

Ce qui conduit à une perte de tout repère :

l’on ne voit plus ni perte, ni abandon, ni dépouillement, ni ravissement, ni extase, ni présent, ni éternité, mais la créature expérimente que tout est Dieu86. […] L’abandon et le néant ne nous paraissaient plus, lorsque nous y sommes consommés et abîmés. Nous y vivons et demeurons comme nous voyons les poissons vivre et se mouvoir en l’eau87.

Alors le vide peut être rempli :

Il est devenu le principe et la cause principale de tous ses mouvements, de ses actions88. […] Dieu par Sa grâce Se faisant un autre nous-mêmes, gouverne tout l’intérieur : c’est pourquoi Il détruit et anéantit ce nous-mêmes89.

Ce qui permet à Maur de conclure :

Hé bien ! Ne vous accrochez donc plus à rien90 !

Monsieur Bertot, directeur mystique.

L’essentiel de la vie de Jacques Bertot (1620-1681) est résumé, longtemps après sa mort, dans l’Avertissement placé en tête du premier volume des œuvres rassemblées par Madame Guyon sous le titre, à première vue étrange, mais à la réflexion très juste de Directeur Mystique :

Monsieur Bertot ... natif de Coutances... grand ami de ... Jean de Bernières ... s’appliqua à diriger les âmes dans plusieurs communautés de religieuses ... [à diriger] plusieurs personnes ... engagées dans des charges importantes tant à la Cour qu’à la guerre ... Il continua cet exercice jusqu’au temps que la Providence l’attacha à la direction des religieuses bénédictines de l’abbaye de Montmartre proche [de] Paris, où il est resté dans cet emploi environ douze ans jusqu’à sa mort ... [au] commencement de mars 1681 après une longue maladie de langueur. ... [Il fut] enterré dans l’église de Montmartre au côté droit en entrant. Les personnes ... ont toujours conservé un si grand respect ... [qu’elles] allaient souvent à son tombeau pour y offrir leurs prières. 


Catherine de Bar (1614 - 1698), qui, devenue la mère du Saint-Sacrement, fut appréciée par Madame Guyon au monastère de la rue Cassette, témoigne de son rayonnement spirituel91 :

Monsieur Bertot sait mon mal ... s’il vous donne quelques pensées, écrivez-le moi confidemment. 

M. Bertot est ici, qui vous salue de grande affection ... je ressens d’une singulière manière la présence efficace de Jésus-Christ Notre Seigneur.

Il animait un cercle au-delà des murs de l’abbaye de Montmartre :

où se rassemblaient des disciples, parmi lesquels on admirait l’assiduité avec laquelle M. de Noailles, depuis maréchal de France, et la duchesse de Charost, mère du gouverneur de Louis XIV, s’y rendaient … MM. de Chevreuse et de Beauvilliers fréquentaient aussi cette école 92.

On retrouve la duchesse de Charost auprès de la toute jeune Madame Guyon, puis plus tard les ducs et duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers. Enfin Saint-Simon le désigne comme :

le chef du petit troupeau qui s’y assemblait et qu’il dirigeait93.

Bertot apparaît donc comme le « passeur » entre le cercle mystique normand animé par Bernières (ainsi que par le franciscain Chrysostome de Saint-Lô) et le cercle parisien dont la direction sera reprise par Madame Guyon94. Il se place directement au début de la vie mystique de foi nue :

Vous avez vécu jusqu’ici en enfant avec bien des ferveurs et lumières.  :

: Mangez incessamment de ce pain en vous laissant dévorer aux providences, qui vous seront toujours heureuses pourvu que vous soyez fidèle à les souffrir et à tout perdre95

Il faut maintenant se soumettre à :

la divine Providence comme un morceau de bois en celle d’un sculpteur pour être taillée et sculptée selon son bon plaisir. Il faut bien savoir que cela s’exécute assurément par l’état de votre vocation ; les ouvriers qui doivent travailler à faire cette statue sont monsieur votre mari, votre mère, vos enfants, votre ménage. Ainsi votre âme deviendra de plus en plus lumineuse, non pas par des lumières particulières qui feront élancement en vous, mais bien par une pureté générale, comme vous voyez qu’un cristal étant sali et plein de boue, à mesure qu’on l’essuie, on le clarifie et on lui donne son lustre . Et cette pureté se traduit par le repos, la petitesse et l’abandon dans les rencontres, au lieu que, quand l’âme vit en elle-même et en ses désirs, elle est toujours agitée96.

Pour pouvoir s’abandonner ainsi au divin sculpteur, il est utile de :

savoir que tout ce qui est de plus naturel dans la vie de l’homme peut être relevé très éminemment dans la jouissance de Dieu, et qu’ainsi une âme qui peu à peu, par la fidélité et par l’oraison, s’approprie à l’usage de la foi, peut rendre surnaturel tout ce qu’il y a de plus naturel en sa vie […] La chose devient très facile à peu près comme nous voyons que nos yeux corporels étant capables de la lumière du soleil, nous voyons et nous découvrons sans peine la beauté des objets97.

En clair il s’agit de découvrir l’action de la divine Providence en tout, sans séparer le surnaturel et la vie concrète. Rude et direct, parce qu’il est profondément optimiste quant au terme s’il est recherché vigoureusement, Bertot affirme sans détour l’efficience d’une transmission de la grâce et assure du terme :

Pourvu que vous soyez fidèle, je ne vous manquerai pas au besoin pour vous aider à vous approcher de Dieu promptement98.

Madame Guyon succède à ses directeurs.

Vingt et une lettres, nommément attribuées à Madame Guyon, achèvent avec autorité le Directeur mystique, ce qui la place comme le successeur de M. Bertot99.

Nous n’avons pas les lettres de la jeune Madame Guyon adressées à ses directeurs, mais le premier volume du Directeur mystique présente des opuscules de Bertot avant ses lettres (qui constituent la plus grande part des trois volumes suivants). Certains opuscules traduisent une relation avec Madame Guyon qui a dû constituer primitivement une correspondance ou du moins un dialogue oral appartenant encore à sa jeunesse spirituelle. Voici quelques extraits de ces opuscules :

[284] Avis sur l’état d’une âme qui commence à se perdre en Dieu par la foi nue100.

M. Bertot m’a dit que, si je suis fidèle, j’irai très loin, que j’en ai la vocation et les qualités nécessaires. Il dit que le dénuement doit aller si loin, et que je dois me tellement perdre en Dieu par le centre, qu’en effet mon intérieur soit si absolument perdu qu’une goutte d’eau ne le soit pas plus quand elle est dans la mer. Et que, quand cela sera, je ne trouverai plus d’intérieur quel qu’il puisse être, ni selon les sens ni selon la raison et les puissances, sans pouvoir avoir rien sans exception sur quoi m’appuyer : en sorte que je ne posséderai plus ni paix ni calme, et ne verrai que passions, inutilités et perte entière de temps sans pouvoir seulement me recueillir ; et que mon âme par son propre poids tombera dans ce néant comme une pierre tombe dans son centre.

Sur ce que je lui ai dit que j’étais dans un grand dénuement et que je ne voyais point d’intérieur en moi, il m’a fait connaître que cela n’était pas au point que je crois, puisqu’il y a des moments que je suis convaincue que j’en ai et que Dieu est le principe de mes actions, enfin que je possède mon esprit, mais qu’en ce temps je ne le posséderai plus. [...]

[289] M. B[ertot] assure que Dieu m’a fait de plus grandes grâces dans ma petite retraite de janvier 1676 qu’Il ne m’avait encore fait, qu’Il a dessein de me communiquer très abondamment le don d’oraison, et que je serai très passive [...] C’est pourquoi il veut que je sois bien réjouie, et tienne mon âme libre et gaie, ne la laissant jamais abattre. Il dit qu’une des choses que j’ai le plus à craindre, est la tristesse et la mélancolie ; parce que j’y ai du penchant à cause de mon tempérament, qu’aussitôt que je m’en apercevrai, je dois passivement me remettre dans ma lumière générale...

[408] Question : Cette lumière de foi [...] ne me paraît pas lumière, [...] car il me semble que durant tout le temps que les sens et les puissances se simplifient et se perdent je ne sais où, [...][j’éprouve] obscurités, sécheresses et pauvretés [...] Réponse : Il est vrai que tout ce que vous me dites paraît ainsi. Mais [...] il ne faut pas croire ce qu’en croient ces pauvres sens et ces pauvres puissances. [...] Ils n’expérimentent qu’un défaut de lumière, qu’une vraie disette et un manque de tout ; et ainsi ils sont contraints malgré eux de cesser et de mourir à leur opération. Il ne faut pas les croire, mais marcher sur la foi des âmes éclairées qui vous aident et certifient. [...][409] Pour lors ils vous diront [...] qu’ils défaillent heureusement, sans à la fin jamais plus se retrouver en leur manière propre, mais bien en la manière de Dieu et en Dieu, dont ils sont capables par l’excès de la lumière de la foi qui les fait disparaître.[…]

[411] …Les sens et les puissances étant fort simplifiés et perdus en leur opération, on n’aperçoit qu’une simplicité obscure et très sèche, qui ne marque aucune opération ? […] Je dis plus, un temps considérable même se passe, […] sans que l’on aperçoive et voie aucune opération […] Étant désunies de leur premier principe, en agissant elles le faisaient sans union perceptible : les sens ayant leurs sentiments à part, les passions, les appétits, la mémoire, l’entendement et aussi la volonté, ayant leur action propre. Quand, par la perte d’elles-mêmes, elles sont heureusement réunies à leur premier principe, alors elles retrouvent leur opération, mais dans une union admirable. C’est une harmonie que la seule expérience peut faire connaître, [...][413] capable des vertus et des merveilles de Dieu [...] dans une vaste et pleine fécondité.

[414] Je vous prie de me dire s’il arrive des extases et des visions à telles âmes ? [...] Cette grande et générale extase de tout elles-mêmes les élève au-dessus de la faiblesse des extases particulières. Pour ce qui est des visions, elles n’en ont presque jamais […] Cette lumière est comme infiniment supérieure à toutes celles des visions, quelque sublimes qu’elles puissent être.

[414] Dites-moi encore si la perte et le recoulement des sens et des puissances est long […] ? […][415] L’entendement commence le premier, [...] ensuite la volonté suit, et en dernier lieu la mémoire. La foi, au lieu d’occuper et de remplir l’entendement, le met en vide et dans une vaste et très pure lumière, qui ne peut occuper ni être occupée de rien. La volonté suit ensuite par une secrète foi amoureuse [...] dans une vastitude [...] dénuant et perdant la volonté, la faisant sans amour, sans désirs, sans inclination à quoi que ce soit [...] [418] Une si grande augmentation de la foi en pureté et nue lumière […] abîme et perd aussi la mémoire ; mais cela est une grande peine : [...] ne pouvant comprendre comment on peut vivre dans la terre parmi les créatures sans se ressouvenir des affaires et des nécessités, non plus que sans idées saintes du côté de Dieu, [l’âme] se défend, [...] mais enfin après bien du temps […] elle est mise comme dans une région sereine où tout lui est donné sans vue, sans ressouvenir et sans soin. Aussi, c’est un grand repos, [...] possession sans recherche.

[430] Comment il faut garder ses sens et tout l’intérieur et l’extérieur pour vivre en pureté ? […][442] C’est une tromperie [...] de croire que les âmes les plus passives [...] soient fainéantes. [...] Tout au contraire, un degré de plus grande élévation est aussi un degré de plus grande purification. [...] Dieu étant Lui-même un abîme dont jamais aucune créature ne peut trouver le fond.



I Lettres du P. Maur de l’Enfant-Jésus.

. [1re] Du P. Maur. fin 1670 ?

Traverser le désert intérieur, demeurer en repos101.

Madame, la conduite que vous mandez que Notre Seigneur a tenue sur votre âme depuis vos premières années, fait voir les grandes [266] miséricordes dont il a usé en votre endroit. Vous ne devez pas être en peine de votre état, puisqu’il est comme vous me dites. Mais comme il demande une grande fidélité et un grand dépouillement de toutes choses pour correspondre aux desseins de Dieu, il faut préparer votre âme à soutenir des choses encore plus rudes que celles qui se sont passées. Cela ne se fait pas néanmoins tout d’un coup, car la divine Majesté qui accommode Sa conduite à notre faiblesse, nous fortifie peu à peu par Sa grâce, avant que de nous mettre dans des épreuves qui nous écraseraient par leur poids, au lieu de nous conduire par une douce et volontaire mort de nous-mêmes à la vie ressuscitée en Jésus-Christ.

C’est ce qu’Il a commencé à faire, vous jetant dans ce désert intérieur dans lequel vous dites qu’Il vous a mise. Il faudra y entrer plus avant et le traverser, si vous voulez atteindre à la jouissance du Bien souverain qui vous a touché le cœur dès votre enfance. N’y pensez pas trouver de route, ni des sentiers où vous puissiez avoir quelque assurance de votre voie. Ce sera seulement dans votre perte où vous trouverez votre assurance. Et parce qu’il vous faut trouver Dieu au-delà de tout ce que l’esprit humain peut concevoir ou penser, il vous faudra quitter toutes les façons et les moyens humains et naturels dont on se sert pour l’ordinaire pour arriver à ce que l’on désire, parce que tous les efforts de la créature ne sauraient atteindre à Dieu que d’une distance fort éloignée. Mais pour se dénuder si nuement et se perdre dans un si profond abîme, il faut que l’opération de Dieu absorbe celle de la créature et que la créature, succombant sous la force et la vertu divine, se laisse [267] transporter comme dans une autre région, où l’on ne voit plus ni perte, ni abandon, ni dépouillement, ni ravissement, ni extase, ni présent, ni éternité, mais la créature expérimente que tout est Dieu. En cet état elle ne se voit ni ne se sent plus, ni aucune autre chose qui ne soit pas Dieu.

Peut-être que je m’avance trop, et que je ne regarde pas que je parle à une personne mariée qui a grande famille et engagée dans le monde par la nécessité de son état. Je n’y saurais que faire et je ne fais que répondre à ce que vous m’écrivez, afin que, si vous êtes comme vous dites, vous continuiez à accomplir les desseins de Dieu sur vous. Je ne vous dis rien de vos obligations extérieures ni de la manière ou de l’esprit dans lequel vous les devez faire, parce que vous ne m’en dites rien: c’est, à ce que je crois, parce que rien ne vous y donne de la peine. Dieu en soit loué !

Pour la retraite que vous désirez faire, je vous conseille de prendre le temps pour cela. Si vous le trouvez, vous n’avez besoin de personne pour vous y aider. Il n’est pas aussi nécessaire de vous servir des méthodes dont on use ordinairement. Tâchez seulement d’oublier tout et de vous mettre en la présence divine, sans vous en former d’autre idée sinon que Dieu vous est intimement présent et comme une même chose avec vous. Et après, laissez cela même que vous vous formez, et demeurez en repos en Dieu, soit qu’Il vous fasse goûter Sa bonté, soit qu’Il vous laisse en sécheresse et dans l’impuissance de rien faire. Car tout vous doit être égal; et Dieu est au-dessus de tout cela, qui Se fait quelquefois comme sentir en la pointe de l’esprit, et d’une façon qu’on [268] ne peut expliquer, tant elle est subtile et digne de Dieu. De quelque manière que ce soit, il n’importe, pourvu que vous ne mettiez pas d’empêchement de votre part à ce que Dieu fasse en vous toutes Ses opérations comme Il les fait dans le ciel. Il faudrait être bien morte pour cela, et bien ressuscitée avec Jésus-Christ, pour mener une telle vie. Prenez garde surtout à ne pas faire des efforts qui puissent nuire à votre santé, ni vous incommoder la tête, car si Dieu ne fait Lui-même Son ouvrage en nous, tout ce que nous faisons est comme rien.

Si vous m’écrivez une autre fois par cette même voie, peut-être vous me donnerez plus d’éclaircissement de votre état présent et je pourrai vous donner des lumières plus convenables. Je vous ai parlé selon que Dieu vous a conduite jusqu’ici. Je vois que Sa Majesté fait tout ce qu’il Lui plaît en tous les états et en toutes les conditions. J’admire ce que vous me dites et en loue Dieu, quoique vous ayez encore un très grand chemin à faire.

Ne vous étonnez pas de vos imperfections : Dieu vous en délivrera quand Il le verra à propos pour votre bien. Ne vous plaignez pas aussi de ce que Notre Seigneur met votre famille dans les croix, puisque c’est pour Se la conserver : ce qui est hors de là est sujet à la corruption. La croix est un champ d’immortalité. Tout le monde n’y est pas admis. Je prierai Dieu pour toute votre famille. Je suis votre frère Maur. [269]

Dans cette première lettre : « …votre famille dans les croix … Je prierai Dieu pour toute votre famille. », fait peut-être allusion à l’épreuve des varioles (octobre 1670). Madame Guyon aurait ainsi tenté de trouver un appui auprès de Maur de l’Enfant-Jésus avant la rencontre décisive avec Bertot datée du 21 septembre 1671. Sinon l’allusion au « désert intérieur » placerait cette lettre plus tardivement, par exemple après la mort de le Mère Granger en octobre 1674, lorsque Madame Guyon eut l’impression que Monsieur Bertot ne la comprenait plus.

À la fin de la dixième lettre, on lira : « Je vous demandais des nouvelles de toute la famille. Celle que vous m’avez écrite, me donne bien de la joie, voyant que Notre Seigneur verse ses bénédictions sur vous tous. » Cela indiquerait un mari encore en bonne santé (il meurt en juillet 1676).

Nous situons donc le début de cette correspondance au plus tôt en 1670 et sa fin au plus tard en 1675. D’autres indices relevés dans les lettres suivantes nous font échelonner quelques dates plausibles favorisant plutôt l’option tardive.

. [2e] Du P. Maur. 1673 ?

Tandis que chacun fait son petit établissement spirituel, il faut s’abandonner et mourir à soi-même.

Madame, je vous aiderai de bon cœur en tout ce que je pourrai. Je ne refuse pas aussi d’aider les personnes que vous me dites qui veulent aller à Dieu ; mais il faut qu’on paie le port [des lettres] à Paris, car je suis un pauvre religieux qui n’a point d’argent.

Je vois par votre lettre que votre extérieur va bien et j’approuve fort que vous vous récréez avec votre famille : cela fait beaucoup de bons effets.

Pour votre oraison, encore que, si le cœur est bien à Dieu, tous les temps lui soient égaux et qu’il ne fasse point de différence de celui de l’oraison et celui des autres occupations, je vous dirai cependant qu’il faut en prendre tous les jours quelque peu pour s’appliquer plus particulièrement à cela. Ce n’est pas qu’il soit nécessaire de prendre des sujets particuliers pour s’occuper, mais c’est pour rappeler l’esprit des occupations des sens et de l’imagination, dans lesquelles on est contraint de se laisser aller dans les actions extérieures que l’obligation et la condition de l’état veulent qu’on fasse, et pour remettre l’esprit dans son repos, dans lequel, oubliant toutes choses et se purgeant de toutes les idées des créatures et de tout ce que l’on a fait, dit et entendu, il s’abîme et se perd en Dieu, qui [270] est son centre et son bien infini. Mais d’autant qu’on ne peut pas sitôt anéantir toutes ces espèces, et trouver ce repos dans l’unité des puissances, il faut peu à peu le faire, et tout doucement, sans se bander la tête. Si votre imagination est trop vive ou que vous ne puissiez pas faire autre chose, ne sentant rien du côté de Dieu, soyez aussi contente que si vous aviez reçu bien des lumières et toutes les grâces sensibles que vous sauriez désirer. Je ne dis pas que vous preniez beaucoup de temps pour votre oraison, mais ce qu’il en faut pour vous plonger en Dieu par un anéantissement tant de vous-même que de tout autre chose.

Vous dites bien que Dieu vous a mise dans le chemin de la croix pour éloigner le monde de vous, et vous de toutes les créatures. Hélas! Où seriez-vous à présent si toutes choses étaient allées du train qu’elles avaient commencé ? Vous le verrez un jour. Suivez donc cette voie avec fidélité, et vous dégagez de toutes les créatures, excepté de celles que Dieu vous oblige d’aimer pour l’amour de Lui. C’est ce qu’Il demande de vous, et que vous ne Lui avez pas encore assez donné.

Vous dites bien que vous ne vous êtes pas encore donnée totalement à Dieu, si ce n’est de désir et de bonne volonté. Mais Il veut la réalité et l’effet, et que vous parveniez en un état où vous ne voyiez plus rien pour vous sur la terre, et que vous ne preniez plus intérêt à rien, sinon à ce que Dieu soit tout et vive uniquement en vous. C’est beaucoup demander à une personne séculière, étant engagée dans le monde ; mais ce n’est point trop pour une âme chrétienne à qui Dieu a fait tant de grâces, et qu’Il a retirée [271] de l’abîme de la vanité pour l’écrire au nombre de Ses amis.

Ne vous arrêtez point aux austérités corporelles, puisque Dieu vous prive de la santé nécessaire pour cela. Mais au lieu de ces austérités, Il demande que vous soyez fidèle à mourir dans toutes les occasions qui se présenteront dans lesquelles la nature sentira de la contrariété. Ne prenez jamais rien comme venant des créatures. Recevez tout de la main de Dieu, et regardez Sa volonté en toutes choses, tâchant que la vôtre passe tellement en celle de Dieu qu’elle devienne comme une même chose avec elle. Cette divine volonté est partout, excepté dans le péché.

N’ayez pas peur de la mort ; vous n’êtes pas prête pour cela. Mais quand il plairait à Dieu de vous retirer, abandonnez-vous à Sa miséricorde, et ne vous souciez que d’aimer en mourant. Je vous avoue qu’il faut être plus morte que vous n’êtes à présent pour ne plus réfléchir ni sur la vie ni sur la mort. Vous avez bonne volonté . Dieu vous a attachée, et non pas encore clouée à la croix. Vous avez mortifié quelque chose ; mais à dire vrai vous êtes encore quasi toute à vous-même, et il est nécessaire d’être morte pour passer en Dieu.

C’est là le passage qui arrête quasi toutes les âmes dévotes car lorsqu’il faut entrer dans les pertes universelles et passer par des chemins inconnus, ni hommes ni femmes n’y peuvent presque entrer ; car personne ne veut se perdre à soi-même : chacun fait son petit établissement spirituel selon lequel on veut passer la vie, les uns en oraison, les autres en beaucoup d’austérités, les autres en bonnes œuvres extérieures. Mais il [272] faut mourir et tout abandonner. Mon Dieu, qu’il s’en trouve peu !

Je vous dis tout ceci pour vous persuader de vous avancer et de ne mettre pas votre perfection dans les hautes choses et élévations d’esprit, mais dans une parfaite mort à vous-même et dans un total abandon entre les mains de Dieu pour disposer de votre vie, de votre honneur, de votre santé et de vos biens comme il Lui plaira. Que vous ayez le temps de faire oraison ou que vous ne l’ayez pas, pourvu que votre cœur soit tout à Dieu en tout et partout, c’est assez.

Vous verrez, en lisant mon livre, où il faut venir pour arriver à Dieu. La mort et l’abandon ne sont pas votre fin, mais il faut passer par là pour y arriver. Je crois qu’en voilà assez pour cette fois.

Lettre de 1673 ? En juillet, Madame Guyon fait un pèlerinage avec son mari à Alise Sainte-Reine près de Semur-en-Auxois.

. [3e] Du P. Maur. 1673 ?

L’état de néant et d’extrême abandon et pauvreté est le fondement sur lequel Dieu a dessein d’établir votre perfection.

Vous dites que vous êtes toujours dans le néant, et que vous y retournez aussitôt s’il vous arrive d’en sortir. Je suis bien aise que vous m’ayez donné occasion de vous parler sur ce sujet, qui est un des plus importants de la vie spirituelle.

Il est vrai que Dieu nous avait tirés du néant par Son amour et par Sa grâce, par laquelle nous étions et nous vivions en Lui ; mais depuis que [273] nous en sommes sortis par le péché, nous sommes retournés dans le chaos du néant, non pas de celui de notre être naturel, mais de notre être surnaturel. En sorte que nous n’avons été plus rien à Dieu ni en Dieu selon cet être surnaturel et de grâce, mais nous avons pris dans la région du péché un être tout opposé à Dieu, dans lequel nous avons vécu tout à nous-mêmes, n’ayant d’autre principe de notre vie que notre amour propre qui a tellement pénétré tout notre être naturel qu’il est devenu tout tourné au mal, et toujours porté à ne chercher que soi-même en toutes choses ; et ce venin s’est glissé si avant qu’il est arrivé jusqu’au centre de notre âme, comme nous l’avons si souvent éprouvé.

Voilà l’état dans lequel Dieu nous a trouvés, lorsque par Sa grâce et miséricorde Il nous a appelés à Lui. Nous étions dans l’incapacité de nous élever vers Lui, qui est notre unique bien. Il a été nécessaire qu’Il nous ait donné Ses grâces et Ses lumières pour nous faire traverser ces régions de mort et de ténèbres dans lesquelles nous étions éloignés et écartés. Il a fallu donner beaucoup de combats, et souffrir les horribles répugnances que la nature corrompue a ressenties en se dépouillant de ce qu’elle avait de plus cher. Et après que Dieu nous a tirés de ces ténèbres et misères pour nous mettre dans une région de lumières par le moyen desquelles nous avons vu quelque étincelle des beautés de sa Majesté, et connu que c’est pour Dieu seul que nous sommes et que nous devons vivre, Il nous a fait faire des résolutions de retourner à Lui tout à fait, et au prix de tout ce que nous sommes et de tout ce que nous avons, pour nous remettre en Son entière et absolue conduite, ne prenant [274] plus de règle en toutes choses que Sa seule volonté.

Voilà par où il a fallu commencer le voyage vers Dieu, lequel ne finira point que dans la pleine jouissance véritable et réelle de Dieu, de la manière qu’on la peut avoir en ce monde. Mais pour arriver à cette jouissance, il faut que l’homme perde cet être de propriété duquel il s’est revêtu dans l’état et la vie du péché, et qu’il soit revêtu de l’être de la grâce, qui le fasse vivre et opérer selon Dieu seulement, et non plus pour ses propres intérêts.

Or afin que l’être de propriété et de péché soit détruit, il est nécessaire que la créature soit réduite au néant de tout ce qu’elle avait de propre sans rien excepter. Et d’autant que cela a une étendue presque infinie à laquelle nous ne pourrions jamais atteindre, Sa divine Majesté qui nous attire à Lui, et qui veut nous donner toutes les dispositions nécessaires pour y arriver, nous fait entrer et nous présente mille occasions de mourir à nous-mêmes pour détruire cet être de péché et d’amour propre.

Ceci nous doit arrêter un peu, afin que je vous dise un secret des plus importants de la vie spirituelle sur lequel on ne s’avise guère de réfléchir, qui est que, depuis qu’une âme s’est abandonnée à Dieu et à Sa conduite, tout ce qui se fait désormais en elle et à l’entour d’elle, au-dehors et au-dedans, soit par Dieu soit par les créatures, soit bien soit mal, tout cela est tellement ordonné par la volonté de Dieu, à dessein de réduire cette âme dans l’état où Il la veut, que de s’en détourner et ne se pas accommoder à soutenir tous ces effets de la divine conduite, c’est empêcher Dieu d’accomplir en nous Ses desseins. Et faute de s’y rendre fidèle, nous voyons un [275] très grand nombre de personnes, fort excellentes d’ailleurs, qui rôdent le reste de leur vie sans avancer davantage, encore qu’elles voient par expérience qu’il y a encore fort à faire.

C’est ce point-là que je vous donne pour réponse à la vôtre, afin que vous vous rendiez si soumise à tout ce que Dieu fera en tout et par tout ce qui vous regarde, que n’y prenant et n’y voyant que Sa seule volonté, la vôtre se fasse tout aussitôt une avec celle de Dieu. Laissez-vous mener partout où il Lui plaira, en peines, en tentations, en chagrins, par les impuissances à s’élever à Dieu, dans les vues de votre perte, dans les craintes de la mort, enfin dans la dernière misère de vous voir et de vous sentir toute seule comme un néant et comme s’il n’y avait rien au monde pour vous , c’est à tout cela qu’il faut vous résoudre, si vous voulez être en état d’approcher et de vous unir à Dieu. Et cet état de néant et d’extrême abandon et pauvreté n’est que le fondement sur lequel Dieu a dessein d’établir votre perfection : c’est pourquoi Il le purge et le purifie par tant de manières. Car sachez qu’il y a encore une espèce de purgatoire à traverser, où les âmes sont purgées de toutes les affections terrestres et élevées aux inclinations des choses célestes. Et cet état de privation est divers dans les âmes selon qu’il plaît à Dieu, mais il n’y en a aucune qui arrive à l’union parfaite de Dieu qui n’y ait passé selon ce qu’il a plu à Dieu. C’est pour cela que tout ce qui fait mourir la nature est très bon et très utile.

Lorsque l’âme est purgée des restes du péché, Dieu S’établit une demeure en elle, et Se [276] fait dans son fond comme une même chose avec elle par le moyen de la grâce, en sorte qu’Il est devenu le principe et la cause principale de tous ses mouvements, de ses actions et de sa vie. Et après Il l’élève encore au-dessus d’elle-même dans une véritable jouissance de Sa divine présence réelle qu’elle expérimente et qu’elle goûte, quoiqu’avec beaucoup de différence de la béatitude.

Quand vous serez là, je vous dirai ce qui vous arrivera et ce qu’il vous faudra faire. Servez-vous de tout ceci comme vous pourrez. Les vrais morts et les vrais abandons ne se font et ne se passent bien qu’en solitude : c’est Dieu qui les opère dans l’âme lorsqu’elle est seule à seul avec Lui. Rien n’est si difficile à soutenir à la créature que l’immensité divine : ce poids lui est insupportable. Adieu.

. [4e] Du P. Maur. 1674 ?

Ce ne sont pas nos efforts mais Sa divine opération qui nous fait atteindre à Dieu.

Vous dites que Dieu ne vous laisse point sans croix : c’est parce qu’Il ne veut vous donner de quoi vous appuyer, jusqu’à ce que vous soyez arrivée au bout du chemin qu’Il veut que vous fassiez pour Le posséder parfaitement. Sa divine Majesté opère merveilleusement en nos âmes par les souffrances. Si nous savions bien nous y soumettre et Le suivre par où Il nous conduit, nous nous trouverions infailliblement au terme qu’Il nous a désigné, sans que nous nous en soyons presque aperçus. Cette amertume que [277] la nature trouve dans les souffrances, la fait retirer avec ses inclinations aux choses créées, et la purifie des impuretés qu’elle a contractées par leur commerce. Je ne vous dis pas ceci pour vous persuader d’aimer tout ce qui vous fera souffrir. Je crois que vous savez bien que c’est par là qu’il faut passer pour mourir à soi-même et pour arriver à Dieu : ce qui se fait d’autant mieux que les croix sont plus sensibles et plus pesantes.

Il n’y a qu’à les porter lorsque Dieu les a mises sur nos épaules; car leur poids opère sur nous par lui-même, sans autre application ni effort de notre part que la soumission à la volonté et aux ordres de Dieu. C’est cette simple soumission qui, nous unissant à la volonté divine, fait que Dieu opère secrètement en nous et qu’Il fait Son ouvrage, pendant que la nature corrompue est forcée de se purifier sous ce divin pressoir et de se vider de ses inclinations qu’elle avait vers les créatures. C’est pourquoi l’on doit se rendre attentif dans ce temps précieux pour n’en perdre pas un moment s’il est possible. Il n’y a autre chose à faire pour cela qu’à soutenir ce poids en paix et en repos, tant qu’il plaira à Dieu. Car ce ne sont pas nos propres efforts qui nous font atteindre à Dieu : il faut que ce soit Sa divine opération qui nous y fasse entrer. Et pour nous disposer et nous rendre capables d’un si grand bien, Il nous purifie par ces morts, ces abandons et ces croix, dans lesquelles Il crucifie et fait mourir en nous le vieil Adam, qui est notre amour propre, l’ennemi de Dieu et de Jésus-Christ, qui ne peut être le Maître ni régner en nos âmes, pendant que Son ennemi y aura sa demeure.

Ce n’est donc pas tant par notre industrie [278] et par nos opérations que nous devons parvenir à la perfection à laquelle Il nous destine, selon la mesure des grâces qu’Il nous a données et nous donne continuellement pour cela, que par une fidèle correspondance à suivre les divines opérations, en nous laissant aller à ce que Dieu fait en nous, soit par la rigueur des souffrances, soit par l’attrait de la douceur de Ses grâces, qui nous élèvent, lorsqu’il Lui plaît, au-dessus de toutes choses et de nous-mêmes, pour nous faire goûter dans la plénitude du repos inconcevable, la grandeur des richesses de la gloire qu’Il a préparée pour ceux qui se consommeront totalement pour Son divin amour.

En toutes ces deux manières, l’action de la créature est plus à soutenir Dieu et tâcher de ne point mettre d’obstacles à Ses desseins et à Sa divine opération, qu’à s’efforcer pour se mêler d’avancer par soi l’ouvrage de Dieu en elle ; et son occupation ne doit proprement s’étendre en ce temps-là qu’à recevoir vitalement et comme avec appétit les impressions de Dieu, sans chercher ni vouloir savoir où elle mèneront, et à quoi s’aboutira tout ce négoce. Car ici l’âme ne doit plus regarder rien pour soi, ni avancement, ni perfection, ni aucun autre intérêt, mais seulement celui de Dieu, qui veut anéantir tout ce qui lui est propre pour S’introduire Lui-même et Se faire un avec elle afin de lui servir de premier principe de sa vie et de ses actions.

Vous faites bien de vivre à chaque moment de ce qui se fait et passe, faisant que votre volonté veuille cela, parce que celle de Dieu le veut aussi. Il ne faut pas d’autre occupation. Et c’est n’être pas seulement passive, car cette [279] union actuelle, et comme vivante, de votre volonté à celle de Dieu dans tout ce qui se passe par Son ordre, est une action, ou, si vous voulez, une vie qui nous fait vivre sans cesse unis à Dieu. Il n’est pas besoin de faire autre chose ni d’autres actes.

Il ne se faut pas former une idée du néant dans lequel il faut entrer, parce que tout ce que nous pouvons avoir en objet par notre pensée, soit de Dieu, soit de l’abandon, soit du néant, n’est point une chose qui puisse faire notre bonheur; puisque ce n’est qu’un effet de notre pensée, et Dieu est encore au-delà de tout ce que nous pouvons penser. L’abandon et le néant ne nous paraissent plus, lorsque nous y sommes consommés et abîmés : nous y vivons et demeurons comme nous voyons les poissons vivre et se mouvoir en l’eau, sans l’aller chercher hors du lieu où ils sont.

Lorsque les tentations et les passions nous tirent de ce repos et de cette mort, pour nous rappeler au-dehors et pour rallumer le feu de nos inclinations naturelles et corrompues, il ne faut point s’enfuir pour chercher à se cacher dans le repos et dans cette paix de l’âme qui tenait toute l’humanité en bon ordre. Il faut soutenir, dans la pauvreté et stérilité de votre âme, les combats que les racines de corruption et de péché qui ne sont pas encore mortes vous présentent. Il ne faut pas aussi vous amuser à les combattre par violence, mais, les soutenant comme des effets de la volonté de Dieu, empêcher que votre volonté ne se laisse aller à ce qu’elles demandent de vous, parce que Dieu veut que Sa grâce surmonte le péché en son propre trône, et qu’elle le chasse du fond de l’âme qui en était [280] infectée et empoisonnée. Ce qui se fait lorsqu’on soutient, par la vertu de cette même grâce et par une généreuse fidélité, ces attaques qui semblent vouloir tout renverser en un seul moment ce qu’on a jamais eu de bon. Il n’y a qu’à souffrir et soutenir toutes ces attaques et tous ces troubles sans s’y laisser aller.

. [5e] Du P. Maur. 1674 ?

Sur l’indifférence surnaturelle.

Vous n’avez qu’à travailler à détruire le principe qui vous fait faire des fautes. Il faut que l’indifférence que vous dites que vous avez pour toutes choses vienne de ce que tout ne vous est rien, et qu’il n’y a que Dieu qui vous est toutes choses, auquel et duquel vous devez vivre par dessus tout. Car la simple indifférence de la seule raison naturelle est comme plusieurs philosophes l’ont eue : ce n’est pas assez pour une âme chrétienne, qui doit agir et vivre par des principes surnaturels. Laissez anéantir en vous-même toute l’activité naturelle, afin de passer par le moyen de la foi [dans la vraie passiveté]. Mais soyez ferme, et vous arriverez où est la vraie lumière.

Ne vous ennuyez1 pas. Le chemin est aussi long qu’il plaît à Dieu et que nous sommes fidèles à marcher et avancer toujours, nonobstant les doutes et les craintes que le démon et la nature nous présentent pour nous épouvanter, sous prétexte de craindre de se perdre, de s’abuser et de se tromper. Il faut traverser tout ce qui arrive de plus fâcheux en ce temps-là, peines, [281] tribulations, tentations, et toutes autres choses fâcheuses, et avancer toujours sans s’arrêter à quoi que ce soit. Il faut que tout vous soit bon : doux et amer, vert et sec. Vous ne devez chercher qu’à vous perdre en Dieu ; et tout vous y aidera, excepté l’amour propre, qui ne sait ce que c’est de se perdre.

1Ne vous faites pas de souci. Le verbe ennuyer a eu le sens fort de « causer des tourments ». (Rey).

. [6e] Du P. Maur. 1674 ?

Travaillez pendant que vous avez le temps de le faire. Si vous saviez combien le chemin est long pour trouver Dieu comme Il veut se donner à nous, vous ne vous amuseriez pas. Qui peut se perdre soi-même a trouvé le vrai et droit chemin. Mais la pratique en est si difficile à la nature qu’elle ne peut souffrir que nous y entrions ; et néanmoins grands et petits y passent pour arriver à Dieu. Tâchez de vous écouler au travers des petites peines que Dieu vous enverra en les soutenant amoureusement et fortement.

. [7e] Du P. Maur. 1674 ?

Il ne faut faire autre chose durant la maladie que de soutenir en paix et repos le poids que Dieu fait sentir et supporter, sans vouloir ni hausser ni abaisser rien de ce qu’on souffre en l’offrant à Dieu ou en s’humiliant. C’est assez qu’on accepte Sa volonté ; et c’est à Lui à en [282] faire l’application et à en tirer le fruit qu’Il veut, qui est d’anéantir les propres lumières et efforts de la créature, et Se rendre le maître de sa conduite, sans qu’elle sache où Il la mène, ni à quoi Il veut terminer cette affaire. C’est assez, encore un coup, qu’elle aille avec Lui, et qu’elle Le suive chargée de son fardeau et de sa croix. En voilà assez pour une malade.

. [8e] Du P. Maur. 1674 ?

Je suis bien aise, ma très chère fille, que vous ayez fait amitié avec N. Faites ce que vous me dites que vous êtes résolue de faire, car il se faut donner à Dieu tout à fait, et sans aucune réserve, conservant toujours à un chacun ce qui lui est dû, car si vous vouliez vivre en religieuse, vous vous tireriez de la volonté de Dieu. Il faut que vous portiez le poids et les croix d’une femme mariée et mère de famille, tenant votre cœur dégagé, pour être toujours libre pour le donner à Dieu dans tous les emplois que votre obligation demandera de vous, hors desquels vous pouvez et devez le laisser écouler en Dieu de toute son étendue et de toute sa force, oubliant tout le créé pour vous abîmer dans l’infini Objet qui est le Bien souverain où toutes les créatures raisonnables se doivent perdre, pour n’être plus à soi-même, mais pour devenir une même chose avec cette mer immense de tous biens. [283]

. [9e] Du P. Maur. 1674 ?

Quand voulez-vous travailler à vous mettre dans la disposition que Dieu veut pour Se donner totalement à vous ? Jusque ici, vous avez roulé dans les bons désirs et dans quelques pratiques de mort ; mais vous n’êtes pas encore entrée dans la perte totale de vous-mêmes, où il n’y a plus rien de la créature, et où Dieu règne purement après des agonies qu’Il a fait supporter à l’âme, qui sont inconcevables à ceux qui ne les ont pas éprouvées.

Mais comme Sa Majesté a mis une mesure à toutes Ses grâces, et qu’Il destine un chacun au degré de sainteté conforme à la mesure de Sa grâce, chacun doit travailler à remplir Son dessein et à se conformer à cette mesure de sainteté qu’Il nous a destinée. Il y aura de quoi contenter tout le monde, puisque tous Le posséderont parfaitement et autant qu’ils le voudront.

. [10e] Du P. Maur. 1674 ?

Demande de nouvelles, et encouragement à répondre à Dieu qui nous attire.

Je vous ai écrit depuis peu. Je vous demandais des nouvelles de toute la famille. Celle que vous m’avez écrite me donne bien de la joie, voyant que Notre Seigneur verse Ses bénédictions sur vous tous. Je ne puis vous dire rien de bien particulier jusqu’à ce que je sache ce qui s’est passé en vous depuis mon départ1.

[284] Il est vrai que nous avons toujours tant à travailler, pour passer par la mort et par l’anéantissement de nous-mêmes à la vraie vie et au tout de Dieu, qu’on a toujours grand sujet d’en parler, et d’exciter les âmes que Dieu attire à Soi à entrer et s’avancer dans ces chemins de mort où la nature ne voit goutte, parce qu’il faut contrarier tous ses sens et se dépouiller de tout ce qui leur est agréable.

Si l’on pouvait bientôt traverser cette mort et cet anéantissement de toutes choses, Dieu qui nous attire sans cesse à Lui, ne manquerait pas de Se communiquer à l’âme et de la remplir de tout Soi-même. Mais c’est un abîme si profond que notre amour propre nous a causé, qu’il n’a presque point de fond. Il est vrai que le poids des croix que Dieu envoie dans la vie à ceux qu’Il veut sanctifier, les fait merveilleusement avancer dans l’expérience de leur propre néant et détruit cet amour de nous-mêmes qui nous éloigne de Dieu.

Travaillez avec la grâce à ne prendre rien hors de Dieu, si ce ne sont les souffrances et les humiliations ; et encore, il faut les recevoir et les porter en Dieu. Il ne doit y avoir rien hors de Dieu, qui nous doive attirer ni émouvoir. C’est assez que nous supportions tout ce qui arrive, s’il est fâcheux avec patience; s’il est agréable en le rapportant à Dieu, sans s’y arrêter.

1Madame Guyon rencontra peut-être Maur à la suite d’un voyage de celui-ci, dont on sait qu’il vivait en retraite dans le sud-ouest de la France.

. [11e] Du P. Maur. 1674 ?

Pas d’efforts propres, mais se laisser anéantir. Dieu nous déiformera.

Je voudrais bien, chère fille, vous apprendre pendant que je suis en vie, les détours qui empêchent les âmes que Dieu attire à Lui, et qui font qu’elles n’y arrivent que fort tard, et quelquefois point du tout, au moins selon le degré de perfection que Sa divine Majesté leur avait destinée.

Un des plus grands qui se rencontrent, c’est que les personnes dévotes qui ont lu plusieurs livres spirituels et mystiques, voudraient entrer par leurs propres efforts dans les états fort hauts et relevés qu’elles ont trouvés dans ces livres. Et comme leur état n’est pas encore d’une si haute portée, et que c’est une maxime véritable que nous ne pouvons agir qu’autant que nous sommes en vertu et puissance intérieure, de là vient que ces personnes font des efforts inutiles et languissent toute leur vie, sans s’avancer vers ce qu’ils désirent de tout leur cœur. C’est une des causes qui fait que plusieurs âmes se dégoûtent et quittent tout, s’imaginant que la vie spirituelle n’est pas ce qu’elles avaient cru.

Ce malheur vient de ce qu’elles ne savent pas que Dieu veut qu’après que nous nous sommes servis de nos propres efforts et de toutes nos puissances pour nous retirer de l’esclavage du péché par l’acquisition des vertus, et que ces mêmes puissances étant épuisées à force de s’écouler [286] en Dieu par l’activité de leur amour, Dieu, dis-je, veut qu’elles cessent cette façon d’agir pour entrer par les obscurités de la foi dans un abandon universel de tout elles-mêmes et de tout ce qui les regarde. Et pour les y mieux faire entrer, Il retire Son concours sensible et laisse l’entendement et la volonté comme à sec et sans pouvoir se mouvoir ni de côté ni d’autre; et comme si tout ce qui s’est passé en ces âmes était un songe, elles demeurent à elles-mêmes sans savoir que devenir. Mais si elles savent bien faire usage de cette disposition, c’est ici où elles doivent se préparer pour recevoir un jour les trésors du ciel.

Il faut donc qu’elles veuillent cela même et qu’elles se laissent sous ce pressoir de la volonté et opération de Dieu, qui les veut purifier jusque au fond et en tirer toutes les racines de l’amour propre. Et au lieu de vouloir s’efforcer pour s’élever au-dessus de soi et de tout ce qui se passe en elles, [ce] qui est assez souvent fort fâcheux parce que la nature corrompue se réveille, elles doivent se laisser anéantir, et porter avec foi et vigueur tout ce poids qui semble être tout péché. Car l’âme ne ressent ici que sa propre misère, qui l’accable comme un poids de dessous lequel il lui semble qu’elle ne pourra jamais sortir. Aussi faut-il que ce soit Dieu qui l’en retire, pour Se faire goûter à Sa créature d’une manière plus excellente qu’elle n’avait jamais éprouvée. Cela dure tant qu’il plaît à Dieu et quelquefois assez longtemps. Mais il faudra y être replongée plusieurs fois, et plusieurs fois d’autant plus excellemment relevée que le fond de l’âme aura été plus purifié.

Il faut remarquer que, quoique ce soit [287] Dieu qui fait ceci comme premier principe et agent principal, Il le fait néanmoins toujours conjointement avec l’âme qui s’abandonne à l’action de Dieu et agit par elle. On ne doit donc se mouvoir que par ce principe, ni vouloir autre chose que ce qu’il fait en nous. Car Dieu par Sa grâce Se faisant un autre nous-mêmes, gouverne tout l’intérieur : c’est pourquoi Il détruit et anéantit ce nous-mêmes pour y mettre Sa grâce, qui fait de notre être naturel purifié un être surnaturel et déiforme, selon lequel Dieu vit en nous et nous ne vivons qu’en Lui et par Lui. En voilà assez pour cette fois.

. [12e] Du P. Maur. 1674 ?

Ce n’est point à la créature de vouloir choisir son chemin.

Vous voulez, chère fille, que je vous donne une règle générale que vous puissiez suivre toujours, tant pour la messe que pour la sainte communion. Vous ne me dites pas quelle difficulté vous y avez. Mais si ce n’est que pour satisfaire au précepte de l’Église, vous y satisfaites en allant à l’église à intention d’entendre la messe et assistant réellement lorsqu’on la dit, encore que vous vous occupiez de Dieu, sans avoir autrement votre esprit occupé aux cérémonies ni à tout ce qui s’y fait ; et pour les distractions et divagations qui y peuvent venir, cela n’empêche pas que vous ne vous acquittiez de votre obligation, surtout si vous ne les admettez pas volontairement.

Pour la sainte communion, il n’est pas nécessaire de changer votre façon ordinaire de vous occuper avec Dieu, parce qu’Il est de même partout. [288] C’est l’amour qui est la vraie disposition pour le recevoir. Aimez-Le selon que le pouvoir vous est donné de pouvoir aimer, et ne vous mettez pas en peine de faire d’autres actes, ni d’autres préparations.

Pour ce que vous dites que vous avez de la peine à trouver la volonté de Dieu dans les troubles que la nature excite au-dedans de vous-même, qui semblent porter tout au péché, sachez que, quoique Dieu ne veuille pas le péché et qu’Il n’y porte point, Il souffre et permet et veut que la créature qu’Il veut purifier, pâtisse non seulement dans l’esprit, en l’élevant par Son divin esprit et par Sa grâce jusqu’à sa parfaite jouissance, mais aussi dans la chair et dans toute la partie animale jusque au plus bas étage de l’humanité, en lui faisant part de la vertu de Jésus-Christ crucifié. Marquez ceci : Il retire de cette créature Son concours et Ses grâces sensibles ; Il l’abandonne, ce semble, à toute la corruption de la nature, et permet qu’elle ressente et qu’elle porte toutes les faiblesses, les misères et les bassesses auxquelles le péché l’a réduite, et veut que dans cet état et ces dispositions elle détruise et surmonte par la vertu de Jésus-Christ le péché dans le péché même, je veux dire dans toutes les attaques du péché, dans lesquelles on doute si on a péché. C’est assez que la volonté supérieure ne se soit pas déterminée à vouloir toutes les abominations que l’imagination fournit, quoiqu’il semble que toute l’animalité ne goûte et ne veuille autre chose.

C’est donc Dieu qui veut triompher par la fidélité de la créature et par la grâce qu’Il lui donne à soutenir ces peines infernales de Son ennemi, [289] le péché, qui était le prince de ce petit monde, et qui en sera chassé entièrement si on soutient fidèlement en s’abandonnant à Dieu, qui ne permettra jamais que le péché prévale, si on se confie en Sa divine Majesté.

Ce n’est point à la créature de vouloir choisir son chemin : c’est à Dieu à la conduire par où il Lui plaira, pour la faire arriver au terme qu’Il lui a destiné. Il ne faut point chercher ni passiveté, ni repos, ni aucun de tous les états et manières dont il est parlé dans les livres. Il ne faut que se laisser dans l’abîme de la volonté de Dieu, qu’Il nous manifeste par ce qui se passe en nous et hors de nous , car excepté le péché, la volonté de Dieu est partout. Qu’Il mette en repos, en passiveté, au néant : tout cela n’est point encore Dieu, et il faut le trouver au-dessus de tout cela. Et tant que nous pourrons nous former une idée de notre voie et de notre manière de nous tenir avec Dieu, nous ne sommes pas encore bien perdus à nous-mêmes. Ceci est beaucoup dire à une personne qui a beaucoup peur de se perdre , mais puisque Dieu vous y mène par la croix, ne vous souciez que de marcher par là, sans voir où cela s’aboutira.

Il n’y a rien de plus dangereux que de vouloir se faire son chemin, et c’est néanmoins ce qui est assez ordinaire dans la vie spirituelle. On se veut mettre dans des états qu’on a vus dans des livres ou des écrits, et Dieu veut mener par ailleurs. Je vous ai dit que nous ne saurions avoir une plus assurée connaissance de la voie de Dieu sur nous et de Sa divine volonté, que ce qui se passe en nous et à l’entour de nous, sans que nous l’ayons fait ni recherché, [290] et par conséquent il faut vouloir et s’accommoder à tout cela. Les imperfections même dans lesquelles on tombe, servent à nous faire ressentir la peine du péché. Ce n’est pas qu’on ne doive faire mourir en nous la cause de ces imperfections et vaincre dans l’occasion, mais lorsqu’elles sont commises, il faut supporter la peine qu’on en ressent au-dedans et s’en confesser à la première occasion.

Vous voudriez savoir si Dieu vous aime ou non. Ce n’est pas ce que doit chercher une personne abandonnée à Dieu, non pas même à l’heure de sa mort. Si vous vous confiez en Dieu, laissez-Le faire : votre affaire est de L’aimer et de mourir à tout.

. [13e] Du P. Maur. 1674 ?

Dans les angoisses intérieures se laisser aller où Dieu nous conduit.

Vous devriez bien, chère fille, vous appuyer plutôt sur la fidélité de Jésus-Christ que sur la parole des hommes, pour vous assurer de la bonté de votre voie, qui sera toujours très certaine tant que vous vous tiendrez attachée au Principe et à l’Auteur de notre salut, en faisant avec humilité tout ce que vous pourrez pour Le suivre par tous les chemins difficiles qu’Il vous présentera pour vous conduire au Calvaire, où il faudra mourir avec Lui sur la Croix. Je ne puis vous rien dire de plus certain, ni vous donner une marque plus assurée de Son affection que les croix et les peines qu’Il vous envoie.

Et quoiqu’il y ait parmi ces peines des choses [291] qui semblent vous porter à ce qui déplaît à Dieu, néanmoins si vous les soutenez comme des effets de Sa volonté, laissant ce qui Lui pourrait déplaire, et retenant votre volonté en sorte qu’elle ne descende pas vers le péché, tout cela vous servira à vous sanctifier et à purifier votre âme des choses qui sont contraires à Dieu, qui veut que nous triomphions par sa grâce du péché dans ce qui nous porte au péché.

Pour tout le reste qui ne semble avoir d’autre effet que d’affliger l’âme, et qui la tient dessous la presse dans une oppression et douleur presque inexplicable, il ne faut que soutenir ce poids le mieux que vous pourrez. Portez ce chagrin et cette tristesse avec force et patience : c’est la main de Dieu, qui est d’autant plus proche de vous que cela vous est sensible. Mais aussi il n’y a rien qui pénètre si bien le fond de l’âme et qui le prépare si dignement, que ces angoisses intérieures, de quelque part qu’elles viennent. C’est bien en ce temps qu’il faut être passif, sans faire autre chose que soutenir, vouloir et suivre, en se laissant aller où Dieu nous conduit par cela, encore que nous ne sachions pas où c’est. Mais il faut se perdre et s’abandonner totalement à l’opération divine qui exécute son dessein en nous sans que nous sachions comment, sinon que nous souffrons et que notre esprit semble se diviser de l’âme, et que nous sommes pénétrés jusqu’à la moelle des os. Il ne faut rien faire pour nous tirer de cette presse; il faut rendre l’âme à Dieu et faire mourir dans ce gibet le vieil homme avec son amour propre. Cela dure quelquefois assez longtemps, mais non pas toujours dans de si grandes agonies. [292]

Il n’y a autre chose à faire durant tout ce temps. Tout cela est votre oraison, votre pratique, vos exercices et le reste. Vous pouvez et devez faire vos pratiques extérieures accoutumées, comme s’il ne se passait rien en vous. Vous pouvez aussi vous soulager pour ce qui regarde le corps, plus qu’en un autre temps. Je ne manquerai pas de prier Dieu qu’il vous fasse une âme d’oraison, et qu’Il vous aide à porter votre fardeau.

. [14e] Du P. Maur. 1674 ?

État passif du dépouillement.

Je vous mandais dans ma dernière lettre, chère fille, qu’il y a un grand nombre de personnes qui travaillent à la vie spirituelle et qui ne parviennent point à l’intime et réelle union avec Dieu, parce qu’ils s’y veulent introduire par leur propre industrie et leurs propres efforts ; au lieu qu’ayant épuisé tous ces mêmes efforts pour s’écouler vers Dieu, et sentant qu’ils ne peuvent avancer davantage d’eux-mêmes, ils devraient se contenter de leur impuissance et soutenir la privation que Dieu leur fait de Son concours sensible, afin de les réduire à s’abandonner à Lui par la foi, et à demeurer dans les ténèbres et dans l’impuissance d’agir ni de se mouvoir. Mais faisant le contraire, ils se tournent de tous côtés pour se tirer de cette [293] presse où ils se trouvent, et ne font rien que s’enfoncer davantage dans l’obscurité et la peine.

Ceux de qui je veux parler aujourd’hui, sont tout à fait opposés à ceux-ci qui, ayant lu dans les livres spirituels qu’il faut anéantir toute l’activité de la créature et que ce soit Dieu qui fasse tout en elle, se jettent d’eux-mêmes dans un certain état qu’on peut appeler d’oisiveté, où ils disent qu’ils anéantissent toutes choses, et demeurent là sans rien faire, croyant arriver à Dieu par ce moyen. Ils se persuadent que ce repos vaut mieux que tous les efforts qu’on puisse faire. Parce que, disent-ils, la créature ne pouvant atteindre Dieu réellement par son opération, il faut qu’elle attende en cette disposition d’anéantissement qu’Il l’élève par Son opération à un état plus haut et [parce] qu’il n’y a rien de meilleur pour elle que de se tenir ainsi anéantie devant Dieu, puisque après le néant il n’y a plus rien à faire pour elle. C’est en ce point où s’arrête la plus grande partie de ceux qui croient être plus avancés dans la vie mystique.

C’est un manquement irréparable de se mettre soi-même en cet état qui ne doit venir que de l’épuisement de toutes les puissances de l’âme à force de s’écouler en Dieu tant par la vue de tous les divins mystères que par l’acquisition des vertus, et enfin par l’exercice de l’amour, qui l’ayant fait surpasser toutes les raisons et considérations qu’elle pourrait avoir pour se donner à Lui, l’a réduite dans une simplicité et unité si grande qu’il semble qu’elle ne peut plus passer outre et qu’elle ne voit plus rien que Lui vers qui elle puisse tendre. Mais ne pouvant rien faire davantage, elle est contrainte de [294] succomber devant la face divine, qui la cache du voile de la foi, et la réduisant dans une impuissance d’agir et de s’élever vers Dieu par ses propres efforts ordinaires, la laisse à soi-même et permet que, dans une pauvreté de toutes les lumières et secours spirituels, ses ennemis viennent fondre sur elle pour achever de l’accabler par des peines si horribles et des tentations si étranges que, se croyant perdue, elle se sent attaquée de désespoir. Elle n’a pas même la force ni le courage de se tourner à Dieu, qui la laisse ainsi en proie à ses ennemis ; la nature corrompue, qui semblait être morte, se réveille et lui fait éprouver des combats bien plus furieux que ceux qu’elle a soutenus dans le commencement de sa conversion. Elle ne voit plus rien, ni en haut ni en bas, sur quoi elle puisse s’appuyer ; et toutes les autres peines qu’il faut qu’elle souffre, sont si grandes et en si grand nombre qu’il faudrait un livre pour les expliquer.

Il n’y a guère d’âmes qui arrivent à la souveraine et dernière union avec Dieu qui ne passent par ce purgatoire, qui est plus long et plus affreux selon que Dieu veut élever davantage les âmes dans la jouissance qu’Il leur veut donner de Soi-même dans cette vie. Ce purgatoire et ces peines sont données à ces âmes pour purifier leur fond de la corruption du péché, et pour les rendre capable d’une vie toute divine qui leur est donnée par la grâce, qui les trouvant ainsi purifiées les pénètre dans la suite du temps dans une plénitude entière, en leur donnant un être surnaturel par lequel elles opèrent d’une manière digne de Dieu.

C’est pourquoi les directeurs de ces personnes qui sont ainsi traitées de Dieu doivent [295] bien prendre garde de ne les tirer de leur voie ni de ces peines, ni elles de s’en vouloir retirer en agissant et se servant de leur propre industrie pour reprendre leur activité première, ni leur simple tendance vers Dieu. Car toute leur affaire est au fond d’elles-mêmes, où Dieu opère secrètement par tout ce qu’elles ressentent de plus fâcheux dans la partie inférieure où elles sont pour lors toutes réduites, ne leur restant que leur simple bonne volonté, et qui même ne se sent pas quelquefois. Mais il n’importe : il n’y a rien à faire pour elles, quoi que ce soit qui se passe en elles, sinon de soutenir tout ce poids de la main de Dieu qui les tient sous ce pressoir, pour en faire sortir ce soi-même qui est l’amour propre, que le péché a si profondément enraciné en elles qu’il n’y a que Dieu qui l’en puisse arracher. C’est ce qu’Il fait en les jetant dans ces états de misères où elles croient être perdues.

Il y a bien de la différence entre les peines passagères qui arrivent ordinairement aux âmes dévotes en toutes sortes d’états, et entrea celles-ci qui vont jusqu’à la moelle des os ou jusqu’à la substance de l’âme, s’il est permis de parler ainsi. Les autres sont pour peu de temps. Celles-ci durent quelquefois plusieurs années, et même sont réitérées assez ordinairement, parce qu’il se trouve peu de personnes qui puisse les soutenir ou assez longtemps ou assez fortement pour pénétrer toute l’âme et la purifier entièrement. Outre qu’elles peuvent toujours recevoir de nouveaux degrés de purification, selon lesquels la grâce s’étend aussi de plus en plus en elles, et les rend capables de jouir plus parfaitement de Dieu, parce que leurs opérations par lesquelles elles jouissent de Lui sont d’autant [296] plus nobles et plus étendues que leur être surnaturel et divin s’est amplifié par la grâce, les opérations devant suivre la grandeur de l’Être d’où elles sortent et du Principe qui les produit.

Vous pouvez juger de ce que je viens de vous dire que ce n’est pas aux âmes à se jeter elles-mêmes dans ces états passifs, mais il faut attendre que Dieu les y mette, et qu’aussi il ne faut pas s’en tirer lorsqu’Il y a mis, mais s’abandonner à Sa conduite et demeurer dans ce dépouillement de toutes choses et dans cette pauvreté spirituelle autant qu’il plaira à Dieu et de la manière qu’Il voudra, se laissant abîmer dans son néant, duquel Il retire lorsque Sa divine Majesté le juge à propos.

Je sais bien que ceci n’est pas suffisant pour satisfaire des âmes qui seraient dans ces états pénibles, où elles auraient besoin presque continuellement d’être soutenues par des personnes expérimentées. Néanmoins si elles se veulent bien persuader qu’il ne faut que se perdre et s’abandonner et se laisser abîmer aveuglément par les divines opérations, sans regarder ce qui en arrivera ni où on les mène, elles se pourraient passer de tout. Il est vrai qu’il faut beaucoup de foi et de force pour soutenir toujours et pour outrepasser une infinité de doutes et de craintes qui se présentent. Les divers[es] rencontre[s] de la vie où il faut mourir aident beaucoup, conduisant à cette disposition si on est fidèle à les supporter dans la conformité à la volonté de Dieu, laquelle doit être notre règle en toutes choses, soit pour agir soit pour pâtir.

Je vous écris ces choses afin que, si je meurs devant1 vous, vous ayez au moins cela qui pourra vous servir. Je pourrai avec le temps vous parler plus au long de cet état de purification entière dans laquelle le vieil Adam est mis à mort et par laquelle on passe à une vie meilleure et fondée en Jésus-Christ, auquel nous sommes faits semblables par Sa grâce, et notre nature humaine est toute renouvelée et réformée, en telle sorte que c’est Lui qui vit et opère en nous, et non plus ce nous-mêmes de propriété et d’amour propre, qui nous a fait vivre si longtemps sous l’esclavage du péché, duquel nous avons été délivrés par Jésus-Christ. Je prie bien Dieu pour vous.

aentre : ajout inutile.

1avant.

. [15e] Du P. Maur. 1674 ?

Se laisser perdre dans notre désert.

Si Notre Seigneur ne vous tenait sur la croix, comment voudriez-vous qu’Il consommât Sa rédemption en votre âme et en votre corps ? Il a rempli par Sa mort les obligations dont Il s’était chargé pour la rédemption de tout le genre humain. Mais pour le salut et rachat d’un chacun de nous, il est nécessaire qu’Il nous fasse participants de Sa Croix et qu’Il nous y fasse mourir, afin que nous Lui soyons semblables et qu’Il nous fasse aussi ressusciter avec Lui, en nous faisant participants de Sa vie divine. Ne vous étonnez donc pas de voir qu’Il vous attache si souvent à la croix : c’est parce qu’Il veut que vous y mourriez bientôt afin de vous donner cette divine vie qu’Il vous a préparée. Les croix qui vous approchent le plus de la mort sont les meilleures pour vous. La nature y souffre à la vérité de furieuses [298] agonies, mais il faut passer par là, et toutes ces peines cessent après la mort.

C’est encore où vous mène ce désert où vous êtes, dans lequel vous ne recevez ni goût ni vie de quoi que ce soit qui se présente à vous. Il ne faut pas même que vous en cherchiez, mais il faut vous laisser anéantir avec les actes de votre propre vie, sans vous mouvoir ni tourner de côté ou d’autre pour vous appuyer. Laissez-vous perdre et abîmer, jusqu’à ce qu’il ne vous reste plus rien de vous que le seul être naturel qui ne soit soutenu que de la grâce sans la sentir, et d’une foi toute nue, par la force de laquelle vous souteniez tout ce poids de la main de Dieu autant et aussi longtemps qu’il plaira à Sa divine Majesté. C’est sous cette pesanteur de la grandeur infinie de Dieu qu’il faut que la créature rentre comme dans son néant, et qu’elle rende tout et se purifie de tout ce qu’elle a pris pour elle-même par son amour propre et sur quoi elle s’est appuyée en laissant et oubliant Dieu, son premier et unique principe qui seul la peut faire subsister par Sa grâce et par Sa vertu.

Laissez-vous donc conduire par ces profonds abîmes où toute la nature est aveugle et où il n’y a que Dieu qui y puisse mener. C’est ce qu’Il nous a conseillé lorsqu’Il nous a ordonné de prendre nos croix et de Le suivre1. C’est pour cela qu’Il retire les lumières qu’Il avait accoutumé de donner, pour faire entrer dans les morts qu’Il préparait. Mais lorqu’il faut soutenir une mort totale à toutes choses, Il ôte tout, et lumière et vue et désir. Il faut que tout cesse, et que la créature se rende toute elle-même à Dieu dans son amertume, qui lui semble infinie parce qu’il n’y a rien que d’amer. C’est à cela que [299] vous disposent ces attaques que Dieu vous envoie. Vous seriez heureuse si elles vous pouvaient enfoncer si profondément que vous ne vinssiez jamais à vous-même et que tout fût perdu pour vous, car vous retrouveriez cent fois autant et plus en Dieu que ce que vous auriez perdu. Attendez ce que Dieu fera et vous perdez sans cesse, ne vous arrêtant point à chicaner avec Dieu sur votre conscience. Abandonnez-Lui tout et Le laissez faire.

1Matt. 10, 38 ; Matt. 16, 24 ; Marc 8, 34 ; Luc 14, 27.

. [16e] Du P. Maur. 1674 ?

S’abandonner entre les bras de Dieu.

Je vois que la croix vous pèse beaucoup sur les épaules, et que vous voudriez vous en soulager en voyant ce que vous faites et où vous marchez. Mais ne voyez-vous pas que, Dieu vous conduisant comme Il fait, vous ne devez pas vous mettre en peine du chemin, puisque vous ne savez pas où Il vous veut mener ? Vos actes, votre application et tout ce que vous devez faire, c’est de demeurer dans votre abandon, dans votre obscurité, et marcher par où Dieu vous conduira. Suivez seulement, et soutenez ce qui se passe en vous-même et ce qui se fait au-dehors de vous qui vous touche. Et prenez tout cela, soit doux ou amer, comme des opérations de Dieu, qui veut purifier le fond de votre âme et le préparer pour sa demeure actuelle et réelle et pour y servir de principe d’une vie surnaturelle et déiforme qu’Il veut vous donner. Vous ne pouvez empêcher une infinité de pensées [300] de toute façon, qui viennent plutôt de la sécheresse et du vide de la nature où elle se trouve en cette grande privation qu’elle a de toutes choses et de Dieu même, que de quelques objets où le cœur soit attaché. Ainsi il faut laisser voltiger tout cela comme des mouches qui passent et ne s’y pas arrêter.

Ne vous inquiétez pas pour vos confessions. Quand vous ne sentez rien sur votre conscience, vous pouvez sans difficulté vous approcher de la Sainte Table. Si l’on vous a permis autrefois de le faire tous les jours, faites-le. Si vous ne le faisiez pas si souvent, faites-le quatre fois la semaine. Ne vous étonnez pas de vous voir si pauvre et si chétive devant Dieu. Supportez votre misère avec humilité et patience, et Dieu vous fera autre quand il Lui plaira.

Si vous pouvez vous abandonner si parfaitement à Dieu que vous ne veuillez plus prendre soin de vous-même, ni de ce que vous êtes devant Lui, mais Le laisser faire tant pour le présent que pour l’éternité, tous les retours sur vous-même s’évanouiront et vous demeurerez en repos dans les mains de Dieu comme un enfant entre les bras de sa nourrice. Ne vous mettez donc plus en peine de votre état. Il est bon : soutenez-le seulement en regardant la volonté de Dieu qui l’opère. Mourez à tout le dehors autant que vous pourrez, et ne cherchez point à être autre que vous êtes que quand Dieu le fera. Il n’y a rien autre chose présentement à faire pour vous.

Pour ce qui est de la disposition qu’il faut que vous ayez à l’heure de la mort, c’est celle qu’il faut que vous ayez présentement, qui est de demeurer et de vous laisser entre les bras de Dieu sans vous mettre en peine de ce qu’Il voudra faire. [301] Ne retournez plus à la recherche de ce qui s’est passé en votre vie, et si vous vous en êtes bien confessée ou non. Il faut tout abandonner et demeurer seulement unie à Dieu en paix et en repos après avoir reçu les saints sacrements de l’Église. Si l’on vous fait faire des actes en vous exhortant, faites-les avec humilité, et si l’on vous importunait trop, priez humblement que l’on vous donne un peu de repos pour vous occuper avec Dieu. Voilà tout ce que vous avez à faire quand la mort arriverait présentement. Ce que vous avez lu touchant les croix qui purifient les fautes que l’on fait, est vrai. Ne vous mettez pas en peine du degré où vous êtes, Dieu sera votre tout et Sa main sera votre degré : appuyez-vous y seulement. Je Le prie bien pour vous.

. [17e] Du P. Maur. 1675 ?

L’abandon entre les mains de Notre Seigneur, seul appui.

Notre Seigneur S’est donc servi de ces sottises du monde, pour vous faire goûter le bien qu’Il vous a fait de vous retirer de ses vanités, pour vous tenir dans les prisons obscures de Son amour, où il fait meilleur pour l’esprit que dans tous les palais des Grands de la terre, quoique la nature y souffre beaucoup ! Si Dieu trouvait des âmes assez fortes et assez fidèles pour soutenir les rigueurs de Son amour, Il les rendrait bientôt parfaites et purifiées des ordures du péché. Mais il faut qu’Il S’accommode à nos faiblesses et qu’Il mêle Ses amertumes de douceurs pour nous mener à la fin qu’Il nous a destinée.

Recevez tout ce qu’il Lui plaira de vous donner et demeurez dans toutes les dispositions [302] où Il vous mettra, toujours soumise à Sa conduite, acceptant tout ce qu’Il fera en vous, de bon cœur, sans vouloir savoir si cela vous est bon ou non. Car votre abandon entre Ses mains doit être votre seul appui dans lequel vous devez vivre de foi et laisser passer toutes choses en vous et hors de vous comme n’y prenant plus d’intérêt, non pas même à votre propre perfection que vous devez laisser ménager à Dieu. Vous n’avez donc qu’à soutenir tout ce qu’Il fera en vous, en suivant Sa divine volonté qui est que vous acceptiez sans cesse toutes choses comme elles se passent et comme des effets de cette divine volonté, qui opère votre perfection par des choses qui semblent n’être rien. Tâchez d’entrer en ces pratiques et vous vous en trouverez bien.

Vous voulez savoir quel temps il fait dans notre ermitage. Il n’y fait ni chaud ni froid : tout y est égal comme en paradis. Jugez par là si je dois m’y bien porter.

. [18e] Du P. Maur. 1675 ?

Mais vous, que devenez-vous ? Que faites-vous ? Les croix commencent-elles à vous rassasier ? Il n’est pas temps. S’il faut aller avec Jésus-Christ à Son Père éternel, il faut délaisser tout et être délaissée de tout à son exemple. La nature frémit de passer par des chemins si terribles, mais c’est pour être unie à Dieu et pour en jouir réellement dès cette vie d’une manière inconcevable. Pourquoi est-ce donc qu’on ne s’abandonnerait pas à une totale abnégation de [303] toutes choses et de soi-même pour posséder ce bien inestimable ?

Allez donc sans regarder si c’est sur les épines et dans de la boue que vous marchez. Pourvu que vous vous tiriez des chemins et que vous passiez par dessus tout, c’est assez. Je ne vous en dirai pas davantage pour cette fois.

. [19e] Du P. Maur. 1675 ?

Laisser détruire puis édifier le tabernacle de Dieu.

Ne vous étonnez pas lorsque vous sentirez des tempêtes dans votre intérieur et que votre imagination excitera du bruit dans toute l’animalité, sur laquelle elle exerce un empire absolu, qui durera jusqu’à ce que la grâce et votre fidélité l’ait réduite sous l’empire de la justice et de la raison. Mais tous ces efforts et tous ces mouvements de rébellion qu’elle excite ne sont criminels devant Dieu qu’autant que la volonté y descend pour y prendre une complaisance libre et volontaire, car tant que nous tenons bon sans nous y laisser emporter, ces combats sont toujours avantageux pour nous, et il est nécessaire que les âmes que Dieu a choisies pour être tout à Lui soient éprouvées et purifiées par toutes sortes de voies, surtout celles qu’Il a destinées pour être unies à Lui et être Ses amies particulières. Il faut que la nature humaine soit crucifiée en chaque personne que Dieu veut préparer pour n’en faire qu’une même chose avec Soi. Et pour cela on la fait passer par toutes les épreuves du bien et du mal, par les tentations qui portent à rechercher tout ce qui serait [304] doux et agréable, et par les humiliations et les peines qui la pénètrent jusqu’au fond de l’âme et lui font rendre tout ce qu’elle pourrait avoir pris de plaisirs, par une amertume et une douleur de cœur qui ne s’explique qu’à ceux qui la ressentent.

Et si l’on demande ce qu’il faut faire et quels remèdes à tant de maux si contraires, il n’y en a point de meilleur ni de plus assuré que de se laisser abîmer et noyer en ces amertumes, où il faut mourir au plaisir que la nature se propose et qu’elle voudrait, et vivre de douleurs qu’elle fait ressentir dans les agonies qu’elle souffre par toutes les peines et les abandons qu’il faut traverser pour arriver au pays de la paix et du repos, que personne ne pourra plus ravir à l’âme qui sera assez heureuse et assez courageuse pour soutenir jusqu’à la fin et en marchant toujours dans son abandon et dans sa perte, sans vouloir savoir où elle est, ni où elle va, se contentant de s’être jetée avec confiance entre les bras de Dieu et de ne se soucier plus de soi-même.

Voilà ce que vous devez faire en tout ce qui vous peut arriver de plus fâcheux, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. Allez toujours par les chemins que Dieu vous présente, ne vous conduisant plus que par Sa sainte volonté, qui vous est déclarée tant par ce qui se passe en vous-même que par les divers accidents extérieurs qui vous arrivent et aux personnes auxquelles vous prenez intérêt. Tout vous doit être un dans cette volonté de Dieu, et le bien et le mal, quand il n’y a pas de péché. Car c’est par ce moyen d’anéantissement de tout le créé que Jésus-Christ Se forme dans la créature qu’Il a rachetée par Son sang.

C’est un ouvrage si grand et si précieux, et [305] nous retranchons si peu de nous-mêmes pour en venir à bout, que ce n’est pas merveille qu’il soit si long à faire. Car il faut premièrement détruire tout ce qui est en nous de contraire à Dieu, qui est l’amour propre qui nous a pénétrés jusqu’aux os, puis édifier la demeure et le tabernacle de Dieu, qui doit être notre âme et notre corps et toute notre humanité, que Jésus-Christ doit et veut réformer à la façon de la Sienne, et s’y unir par Sa grâce comme Il était uni à Son humanité par Sa nature divine. Voilà à quoi vous devez aspirer. Jugez donc si toutes ces croix que vous me mandez que Notre Seigneur vous a envoyées, vous doivent être chères puisqu’elles vous conduisent à ce bien. Avalez tout ce qu’Il vous présentera de semblable et en vivez : c’est votre partage, laissez anéantir tout le reste. Acquittez-vous tout le mieux que vous pourrez de vos obligations de mère de famille, et allez votre train par la voie par laquelle Dieu vous conduira.

. [20e] Du P. Maur. 1675 ?

Traverser le désert.

Il est vrai que la créature raisonnable ne saurait rentrer parfaitement en Dieu, qui est son centre et le principe d’où elle est sortie, qu’elle ne se perde totalement à elle-même et qu’elle n’ait détruit toute la propriété qu’elle a acquise en se retirant de la conduite de Dieu pour s’abandonner à la recherche et à l’amour des créatures par sa propre volonté. Et comme ce retour vers Dieu est si difficile et si [306] éloigné, et cette vie de péché et de dérèglement est si profondément enracinée dans nos âmes que nous ne savons presque plus par où nous y prendre pour le bien faire, il faut que la miséricorde de Dieu y mette la main, autrement nous n’en viendrions jamais à bout.

Il est vrai qu’il faut donner de si grands coups pour nous redresser, que la douleur que nous en ressentons semble nous porter à la mort, tant elle est violente. Car bien que nous soyons parfaitement persuadés qu’il faut souffrir et mourir à soi-même pour retrouver la vie divine que nous avons perdue par le péché, Dieu cependant, qui ne demande de l’âme sinon qu’elle le veuille bien, la voyant en cette disposition, la dépouille si entièrement de toutes les lumières et de tous les bons désirs qu’elle avait pour cela, et la réduit dans un tel état de sécheresse et d’obscurité et même d’impuissance de s’aider elle-même en quoi que ce soit, qu’il lui semble que tout est perdu pour elle et que tout ce qu’elle a vu et éprouvé autrefois de la part de Dieu sont des illusions.

Mais cette pénétrante douleur qui la vient attaquer au milieu de ce pitoyable état, brise son cœur d’une telle force qu’elle ne voit plus de jour pour en revenir jamais. C’est en ce point que se fait et passe le véritable abandon, par lequel la créature sort comme hors d’elle-même pour se perdre totalement en Dieu, qu’elle ne voit et ne connaît plus que comme un abîme sans fond et sans rive, dans lequel elle est jetée par une main invisible qui l’arrache de soi-même par l’excès de la douleur qu’elle éprouve, pour la précipiter et la perdre dans cet abîme.

Ce n’est pas merveille que rien ne la puisse [307] consoler en cet état, puisqu’elle est tirée au-dessus de ses puissances et de tout ce qui lui pourrait être représenté pour sa consolation. Aussi n’y a-t-il rien à faire pour une âme en cet état, que de se laisser abîmer par le poids de la main qui pèse sur elle et qui l’enfonce dans cette perte. Ce n’est plus à la créature à vouloir savoir ce que Dieu prétend faire d’elle : c’est assez qu’Il le sache et qu’elle se laisse aller à son amoureuse conduite, encore qu’elle ne voie pas même quelquefois que c’est Dieu qui opère ces choses en elle, particulièrement si cet état est accompagné de tentations et de révoltes de la nature, qui ne représentent à l’âme que l’image du péché, en lui en faisant ressentir les effets, qui ne sont cependant que des effets de nature parce que le consentement ni la volonté n’y est pas. Il faut demeurer fort et ferme en sa perte et abandonner tout à Dieu, avalant toutes ses misères en les soutenant comme ce qui nous est donné pour nous réduire à rien et nous faire éprouver notre propre néant. Il n’y a rien de plus cruel à la nature, ni de plus utile à l’âme qui sait vivre de foi et demeurer abandonnée et perdue entre les mains de Dieu. Aussi est-ce par ce moyen qu’Il veut nous rétablir dans la jouissance, et nous redonner la vie de grâce et de sainteté que nous avons perdue dans le règne de l’amour propre et de la nature corrompue.

Aimez donc cette vie et vous estimez heureuse lorsque Dieu vous en fait goûter quelque chose. Ne vous étonnez et ne vous arrêtez à rien de tout ce qui se passe dans la partie animale. Traversez toujours votre chemin et [votre] désert. Marchez devant vous quoique vous ne sachiez où vous êtes. C’est assez que vous sachiez que [308] vous vous perdez et que Dieu vous recouvrera. Il aura soin de tout, si vous Lui confiez totalement toutes choses. Il vous aime, puisqu’Il vous tient avec Lui dans la croix.

. [21e] Du P. Maur. 1675 ?

Ne s’accrocher à rien sinon à Dieu.

Vous êtes un peu plus à votre aise, chère fille, que vous n’étiez les autres fois que vous m’écriviez. J’en loue Dieu, vous faites bien de ne courir pas après les croix et de vous contenter seulement de celles que Notre Seigneur vous envoie. C’est Lui qui en est le véritable dispensateur et qui les a faites selon qu’Il a jugé que chacun en avait besoin selon son état et condition et selon la mesure de la grâce qu’Il lui voulait donner. C’est donc à nous à Le laisser faire cette distribution qu’il Lui plaira, et Le suivre partout où Il voudra nous conduire.

Si l’on pouvait se bien accommoder à ne vouloir plus se mêler de soi-même, mais en laisser tout le soin à Dieu, l’on ferait bientôt de grands progrès. Mais parce que l’on veut voir ce que l’on fait et où l’on va, c’est cela qui fait qu’on ne peut entrer dans cette perte par laquelle il faut passer pour entrer en Dieu et qu’on roule la vie dans ses opérations propriétaires, qui semblent ne tendre qu’à Dieu ; et en effet elles n’ont point d’autre objet. Mais parce qu’il faut que la créature meure à tout ce qui est d’elle-même pour entrer en Dieu, tant qu’elle [309] se servira de ses propres efforts, elle ne jouira pas de ce bonheur.

Vous ne faites donc pas bien lorsque vous faites des actes pour vous assurer de votre voie. Car pour ce qui est de la peine que vous avez à n’avoir point de goût ni de sentiment sur nos mystères, elle est mal fondée, puisque ce sont des mystères de foi qui sont au-dessus de tous les goûts et sensibilités. Et Dieu ne vous les donne pas afin que vous vous éleviez à l’Auteur de ces mêmes mystères, qui nous les a laissés comme des marques de Son amour par lesquelles nous devons nous élever à Lui. Mais lorsque nous y sommes arrivés par Sa grâce, nous trouvons en Lui tout, et ce qui est dans ces sacrés mystères infiniment mieux.

Il n’est donc pas nécessaire, lorsque nous possédons la fin, de nous servir des moyens pour nous y faire arriver. Ils peuvent quelquefois servir pour nous y entretenir, et quoique l’on n’y sente pas grand goût, c’est parce que l’on a tout dans la fin qu’on possède. Les saints sacrements sont toujours nécessaires, parce que Dieu y est réellement, ou Sa grâce, par laquelle nous sommes plus profondément unis à Lui.

Ne jugez jamais de la vérité de l’état de votre âme par le goût et le sentiment, mais par la vérité et fidélité à suivre en tout, et par goût ou non-goût, la volonté de Dieu, qui vous est manifestée par tout ce qui se passe en vous et hors de vous, et qui vous regarde. Hé bien ! Ne vous accrochez donc plus à rien, et mettez votre salut dans l’abandon entre les mains de Dieu, et ne pensez qu’à L’aimer et à bien mourir à vous-même : tant que vous ne voudrez que ce que Dieu veut et ce qu’Il fait et permet en vous, vous irez bien. Mais faites-le donc sans réfléchir sur vous-même.


II. Lettres de Monsieur Bertot

. De J. Bertot. 1672.

Lettre-traité de la vie intérieure. L’âme jouit de Dieu sans moyen : chaque moment lui est Dieu.

Notre Seigneur m’a donné une si forte pensée de vous écrire qu’il m’a fallu y succomber, afin de vous dire la certitude que Sa [429] bonté m’a donnée de votre état intérieur et de ce que vous devez faire pour y être constamment fidèle.

Je suis très certain que Dieu est dans votre âme et que l’état qu’elle a est de Lui. Vous devez en être très assurée et, par cette certitude, vous tenir ferme, nonobstant les incertitudes, les obscurités, les divagations de vos puissances, et généralement tout ce qui peut vous arriver qui vous pourrait donner lieu de douter et ainsi vous solliciter à retourner aux actes, aux pensées et autres aides, qui sont de saison dans les commencements quand l’âme va à Dieu et qu’elle n’y est pas encore arrivée.

Votre âme commençant d’être en Dieu, elle y sera et subsistera en obscurité, en croix, en bouleversements continuels et en une infinité de vicissitudes que vous expérimenterez que Dieu amène avec Lui, afin que l’âme par ce moyen se déprenant d’elle-même peu à peu, se perde et se laisse en la main de Dieu, qui lui est inconnue. [430]

L’âme allant à Lui, et faisant par conséquent usage de ses puissances, s’en approche et s’avance vers Lui par le moyen de ses intentions saintes, de ses actes et du reste, qui sert à élever ses puissances et les tenir attachées à Lui par un million de retours et autres exercices, que l’âme pratique utilement et saintement et sans quoi elle serait vagabondea et oisive. Mais dès aussitôt que l’âme commence d’entrer en Dieu, cet usage des puissances par les moyens susdits commence de cesser. Et l’âme n’a qu’à se laisser, non par actes mais par état, qu’à s’abandonner, non formellement et en produisant un abandon, mais en se laissant en Dieu où l’on est, c’est-à-dire se laissant à la croix, à la peine, et généralement à tout ce qui lui arrive de moment en moment, et qui pour lors lui est et devient Dieu. Il suffit qu’elle se laisse et qu’elle souffre telles choses, et tout cela lui devient Dieu assurément, sans intentions, sans actes ni autres choses, sinon se laisser perdre, [431] souffrir et agir comme l’on est, de moment en moment. Et en poursuivant de cette manière, l’âme trouve à la suite que tout est si bien fait que rien de mieux ne se peut ni n’a pu être pour son bien et pour la gloire de Dieu en elle.

Comme mon âme voit clairement la vérité de ce que je vous dis, qui est générale à toutes les âmes qui sont assez heureuses que d’être à Dieu, je vous pourrais dire une raison de ce procédé, qui assurément convaincrait toutes personnes savantes ou autres gens d’esprit, mais cela se ferait présentement hors de raison. Il vous suffit que je vous dise en simplicité la vérité de l’état que votre âme porte et aussi de ce que vous y devez faire simplement, sans quoi vous n’iriez pas droit et feriez de grands circuits, ne faisant peut-être pas en plusieurs années ce que vous pouvez faire en un jour en vous laissant simplement et en abandon dévorer, perdre et à la suite, consommer au moment des croix, des providences et généralement de tout ce que Dieu [432] ordonne, quel qu’il soit et en quelque manière qu’il vous arrive, ce qui alors vous est Dieu, vous y laissant et abandonnant de moment à moment. D’où découlera la prudence et la sagesse pour faire tout ce qu’il sera bon de faire autant que vous vous laisserez posséder par cet heureux moment, lequel vous sera autant avantageux que les croix et les peines vous seront dévorantes, pénibles et vous perdant. Cela sera votre oraison, votre préparation à la sainte communion, votre action de grâce, et votre présence de Dieu durant le jour.

Quand l’âme est dans les puissances, si élevée qu’elle soit, il faut qu’elle ait un emploi d’actes et des objets de présence de Dieu, un objet à l’oraison, et le reste qui est de l’état de puissance. Mais, comme je vous l’ai dit, quand, par dénuement et simplicité, l’âme tombe en Dieu, elle devient sans objet, et ce qu’elle a à faire et à souffrir de moment en moment lui devient Dieu et véritablement lui est Dieu. Heureuse une âme qui est appelée [433] de Sa Majesté pour cette grâce ! Car elle trouve le moyen de jouir de Dieu sans moyen, par où Dieu peu à peu lui devient toutes choses, et toutes choses lui deviennent Dieu. Si bien que dans la vérité, si elle est fidèle, le paradis commence dès la terre : non un paradis de gloire, mais un réel et véritable, puisque l’âme a Dieu et jouit de Dieu véritablement, mais en croix, en perte, en nudité et en obscurité de foi, ce qui est l’avantage de la vie présente, d’autant que de cette manière Dieu est en l’âme un moyen sans moyen, à chaque moment, qui donne et est Dieu sans fin ni mesure. Et ainsi sans être autrement dans le paradis, l’âme jouit de Dieu d’une manière si facile et si avantageuse pour son augmentation et son accroissement qu’il n’y a rien en la vie qui ne lui soit et ne lui puisse être Dieu, quoique il ne paraisse à l’âme et aux personnes qui conversent avec elle que [434] croix, souffrances et une vie assez commune, à la réserve qu’elle est pleinement contente et satisfaite de chaque moment de sa vie en tout ce qu’elle a à faire ou à souffrir.

Si je pouvais vous exprimer comment tout est Dieu à une telle âme arrivée à ce degré de simplicité et de nudité, et comment par conséquent l’âme pour tout exercice et moyen n’en doit avoir que de se laisser et se perdre, non par acte, mais ayant, faisant et souffrant seulement de moment en moment tout ce qu’elle a à faire et à souffrir, et que de cette manière Dieu est et vit en elle et par elle, cela vous surprendrait. Il y aurait infiniment à dire sur ceci, mais il suffit que je vous dise ce peu, afin que vous vous ajustiez à ce que Dieu demande de vous et qu’Il vous présente. Et si votre âme est fidèle aux pertes, aux croix, et généralement à être, à faire et à souffrir ce que vous aurez de moment en moment, vous trouverez la vérité de ce que je vous dis et infiniment davantage. Car tout cela étant Dieu, comme en vérité il [435] l’est à une telle âme, il y a une suite de providences surprenantes comme, Dieu aidant, je pourrai vous le dire à la suite.

Je prie Notre Seigneur de vous donner Sa lumière pour comprendre dans Sa vérité ce que je vous dis, car la raison purement humaine ou bien éclairée d’une lumière des puissances seulement, ne peut entrer ni pénétrer ce mystère. Dieu seul peut le révéler et assurément c’est une révélation divine qui n’est pas pour tout le monde. Quoique les croix, les souffrances et les providences pénibles de la vie soient saintes et sanctifient les âmes qui en font saintement usage, elles ne sont et ne deviennent pas Dieu sinon aux âmes qui, par dénuement et perte de leurs puissances en foi, sont devenues simples et nues et ainsi commencent de trouver Dieu non dans l’éternité de gloire, mais dans le moment où elles sont, ce qui est un commencement d’éternité à telles âmes. Et cela est si vrai que je crois que jamais aucune âme n’a [436] trouvé Dieu par la perte de soi, qu’au moment qu’elle a commencé de Le trouver, elle ne L’ait trouvé par le moment présent de ce qu’elle a à faire ou souffrir, tout ce qui est dans son état et condition lui devenant Dieu véritablement en réelle et véritable jouissance, sans fin ni mesure.

[Comme] Jésus-Christ, étant sur la terre quoique Dieu, était crucifié, peiné, et le reste qu’Il a porté, aussi une telle âme jouit de Dieu et a Dieu en croix et souffrances. Je dis plus : toutes les âmes n’étant pas en tout semblables, elles n’ont pas toutes des croix et des souffrances. Il y en a dont la vie est assez commune. Cela n’importe : ayant Dieu, le moment de ce qu’elles ont à faire ou à souffrir, ou, pour mieux dire, leur moment, leur est Dieu véritablement, quel qu’il soit, car nous ne devons jamais ajouter ni ôter à l’ordre de Dieu, tel ordre étant ce qui nous est Dieu. Je le dis encore une fois que, si les âmes savaient cet avantage, elles ne cesseraient [437] d’être fidèles, car assurément, étant arrivées à tel degré de trouver Dieu, pour lors la vie présente leur devient infiniment heureuse, car tout leur devient Dieu.

Soyez donc fidèle, et que chaque moment vous soit infiniment précieux pour en faire usage comme je vous l’ai dit : ce qui est infiniment à considérer, car retourner aux puissances, pour peu que ce soit dans cet usage, est une perte sans remède et par conséquent infiniment de conséquence. Remarquez bien que, quand je vous dis que le moment de ce que vous avez à faire et à souffrir devient Dieu et est Dieu à une telle âme qui en fait l’usage susdit, j’entends que tout ce qu’elle a à faire ou à laisser, quelque petit et naturel qu’il soit, comme le travail, la conversation, le boire, le manger, le dormir et le reste d’une vie sagement raisonnable, est Dieu à telle âme et qu’elle doit être et faire ces choses dans les mêmes dispositions sans dispositions, car c’est par état. Vous m’entendez. Et toute âme de ce degré m’entendra assurément. Et comme [438] vous ne faites que commencer, dans plusieurs années vous m’entendrez, Dieu aidant, tout autrement, car telles expressions qui paraissent du grec et de l’arabe sans la lumière divine, quand on y est, paraissent et deviennent si manifestes que le soleil n’est pas si évident ni si clair que ces choses le deviennent aux âmes. On a de la peine et les choses ne sont pénibles que durant le temps que les âmes sont en elles-mêmes. Il est vrai que dans ce temps-là on fait les choses à force de bras et que l’on gagne son pain à la sueur de son visage ! Mais quand on sort de soi et que l’on commence de trouver Dieu, tout devient si aisé si facile et si clair que l’on goûte par expérience la vérité de ces paroles : Mon joug est léger1.

Je dis cela pour exprimer que ce qui est au commencement obscur, devient facile, quoique en croix, pertes et morts continuelles, telles choses étant le bonheur et la béatitude de la vie présente selon le degré que la divine volonté les donne et les [439] ordonne car, comme j’ai dit, il n’y a que le point et le moment de l’ordre de Dieu qui fasse la vérité et l’excellence de cet état. Or plus la divine volonté donne de croix et autres choses pénibles, plus aussi Dieu est donné excellemment. Mais cette excellence n’est pas dans le choix de l’âme, c’est assez qu’elle soit contente du moment de l’ordre de Dieu, en la manière que les bienheureux le sont dans l’éternité, où un saint bien moindre en gloire est pleinement content de ce qu’il a, sans avoir aucun désir de la sainteté des autres. Ainsi en est-il des âmes qui sont heureusement en Dieu dès cette vie. Elles y sont et y subsistent par l’ordre de Dieu, et c’est assez pour être contentes.

Mais ce divin ordre est infiniment différent, et c’est ce qui cause la distinction et la différence des âmes en Dieu en cette vie. Car ce divin ordre donnant des croix, des souffrances et autres choses pénibles à une âme en un degré plus relevé qu’à une autre personne qui est par ordre de Dieu dans une vie plus [440] douce, elle est aussi plus en Dieu que l’autre, et participe plus excellemment à Sa divine Majesté, mais le choix d’avoir plus de croix ou d’être d’une sorte ou d’une autre ne dépend aucunement que du divin ordre. Car pour peu que l’on y change, soit en augmentant ou en diminuant, ce n’est plus ordre de Dieu : ainsi ce n’est plus Dieu à une telle âme mais bien chose sainte et vertueuse. Et ainsi il faut conclure qu’il n’y a purement que le divin moment de l’ordre de Dieu sur l’âme, quel qu’il soit, qui lui soit Dieu : tout le reste, si saint qu’il puisse être, est vertu ou sainte pratique, mais non essentiel.

De là vous voyez la conséquence d’être fidèle en tout pour non seulement ne point perdre un moment de l’ordre de Dieu sur l’âme, quel qu’il soit, mais aussi pour s’y perdre et s’y abandonner sans réserve, car pour peu que l’on rabaisse ce divin ordre, on déchoit autant de Dieu que l’on y est infidèle.

Tout ceci, qui paraît, je m’assure, difficile à comprendre aux [441] âmes qui ne sont point éclairées de la divine lumière, est cependant si facile que le soleil n’est pas plus clair ni facile à voir à nos yeux corporels que ceci est facile à voir aux âmes éclairées de la foi en ce degré d’avoir commencé à trouver Dieu. Que cette divine lumière de foi en commencement de sagesse éclaire l’âme d’une pauvre paysanne, elle la rendra capable de voir et d’entendre de telle manière ce divin mystère (si caché aux sages du monde, quoique éclairés de la doctrine de l’école) qu’elle verra ces choses plus clairement que nos yeux ne voient les objets par le moyen de la clarté du soleil, qui nous est si naturelle et par laquelle nous voyons très facilement et agréablement. Mais en vérité, c’est encore ici tout autre chose, non seulement par la beauté que la divine lumière découvre en Dieu, mais encore par la manière facile, aisée et naturelle, s’il faut ainsi parler, avec laquelle elle donne Dieu, et en Dieu toutes choses. Car la lumière [442] du soleil est bien un moyen par lequel notre œil voit autant que sa capacité s’en sert, mais non en donnant la capacité même, et de plus elle n’a ni ne fait voir ce qu’il découvre par sa clarté, que hors de lui, dans l’objet que vous regardez . Mais pour ce qui est de la lumière essentielle, lumière de foi en commencement de sagesse, non seulement elle fait voir les choses en vérité, mais encore elle est elle-même la capacité même, nous la communiquant et nous la donnant : si bien que l’âme qui en est honorée, voit autant que sa lumière est forte et pure, et non autrement, sa lumière lui donnant et lui étant sa capacité, dans laquelle elle voit et jouit de ce que cette divine lumière, qui lui est Dieu, lui découvre volontairement, non en objets et objectivement, mais en Dieu, où toutes choses ont vie et font la vie.

Dans le commencement que cette divine lumière éclaire et lorsque l’âme par conséquent commence à voir de cette façon, elle est [443] fort surprise, n’étant pas son ordinaire manière de voir. Et elle ne croit rien voir car ceci est ténèbres à l’égard de l’âme. Mais quand elle est fidèle à mourir à soi et à sortir de soi en se quittant soi-même, pour lors elle voit et entend peu à peu ce secret qui ne se peut jamais voir ni découvrir que quand on est hors de soi et qu’autant que l’on tombe dans le rien de soi.

C’est ce qui fait que cette manière d’être et de voir n’est jamais propre à notre vue ni à notre propre être, mais qu’elle est très facile quand nous perdons tout notre propre pour être vivifiés et éclairés par un principe vivifiant, qui est cette lumière de foi en sagesse divine. Et ceci est cause que l’âme qui commence à goûter et jouir de cette admirable lumière hors de soi, n’a pas de cesse que peu à peu elle n’en soit absolument sortie. C’est pourquoi afin de lui correspondre, elle tâche peu à peu et sans relâche de se simplifier et de se dénuer de tout ce qui lui est propre, soit en actes, [444] intentions, pratiques et autres choses, afin de s’ajuster de son mieux à cette divine lumière, qui lui devient toutes choses en toutes les choses qui lui arrivent et qui lui sont vraiment Dieu, dans Lequel elle trouve tout par une correspondance qui lui donne la vie, et qui lui est vie : si bien que non seulement tout ce qu’elle a à souffrir et ce qui lui arrive lui est Dieu, et par conséquent vie et toutes choses en Dieu, mais tout ce qu’elle a à faire dans son état, soit petit ou grand, soit travail ou prières, tout lui est et devient Dieu d’une manière qui la vivifie admirablement. Si elle prie même vocalement, soit en disant les prières d’obligation comme les prêtres le saint Office, soit comme les séculiers [en disant] les prières de dévotion, sans s’appliquer à des intentions ou autres dispositions, toutes telles prières lui sont et deviennent vraiment Dieu. Tout de même quand elle est en oraison, elle est en Dieu, et Dieu lui devient son oraison même, quoique très souvent il ne lui paraisse que des obscurités et des distractions dans les sens. [445]

Ce divin ouvrage se fait et est seulement dans le centre de l’âme ; parfois aussi il en peut rejaillir dans les puissances. Mais il faut être arrivé dans un degré d’une très éminente communication pour que ce qui rejaillit dans les puissances lui soit Dieu. À la suite, cela est, même ce qui en rejaillit dans les sens, mais il faut être encore plus avancé. C’est pourquoi dans le degré dont nous parlons, ce mystère et cette grâce ne se passent et ne s’opèrent que dans le centre de l’âme où est Dieu et où Il opère en Lui-même, car cette partie de l’âme a cette capacité d’être et de se perdre en Dieu sans qu’aucune créature y puisse entrer. C’est là où se font les grands ouvrages, et c’est là où l’âme a la capacité d’être et de devenir tout ce que Dieu veut. C’est là où elle cesse d’être elle-même, perdant son propre2, étant et vivant en Dieu, quoique son être ne se perde jamais réellement, mais bien par une désappropriation qui, la faisant tomber dans le néant, la fait être en Dieu véritablement. [446]

Ce que je viens de dire des prières est aussi véritable généralement des actions, et cela jusqu’à la moindre de celles qui sont de l’état et de la condition de cette heureuse créature tombée dans le néant d’elle-même. Ce qui est cause que telles créatures sont et deviennent infiniment fidèles à la moindre action ou circonstance d’action que Dieu veut d’elles dans l’état où Dieu les a mises, sans s’amuser à voir et regarder telles actions en elles-mêmes pour en faire la distinction par leur excellence propre, telles actions en telles âmes ne prenant leur excellence que du principe d’où elles viennent. Et comme ces âmes sortent d’elles-mêmes par la mort de leur propre, Dieu en devient vraiment le principe, et ainsi l’excellence et la grandeur, si bien que la moindre [action] leur est Dieu même. Un pauvre artisan travaillant à sa boutique et honoré de cette grâce a aussi bien Dieu, et chaque petite chose qu’il fait dans son travail lui est autant (ou davantage) Dieu que l’action la plus grande [447] et la plus éminente d’un autre état, pourvu que le principe soit plus excellent, c’est-à-dire qu’il soit plus hors de soi-même et plus perdu en Dieu. Car c’est de ce principe, et du plus et du moins en ce principe, que la grandeur des actions des différentes personnes de ce degré de grâce et de lumière de foi essentielle, prend la différence et non des choses en elles-mêmes. Ce qui trompe quantité d’âmes, lesquelles ne sachant ce secret mesurent toutes choses selon la grandeur et la sainteté qu’elles ont en elles-mêmes, et ainsi ne travaillant pas à mourir à soi pour trouver ce divin principe, elles demeurent toujours à chercher d’autant plus avidement les choses que plus elles leur semblent grandes et saintes en elles-mêmes.

Ce fut de là que Dieu voulut tirer un saint homme sur la fin de sa vie, comme il est rapporté dans la Vie des Pères3, lequel étant consommé dans les austérités et grandes pratiques, et ne voyant que leur grandeur et leur sainteté [448] dans laquelle il avait vieilli, Dieu lui révéla un jour qu’il allât dans une ville qu’Il lui nomma, et qu’il y trouverait trois pauvres filles, lesquelles étaient dans une sainteté sans comparaison plus excellente et plus relevée que la sienne, et qu’enfin elles étaient selon Son cœur. Ce pauvre homme fut extrêmement touché, et étant très pénétré du désir de plaire à Dieu, il crut aussitôt qu’il trouverait des personnes d’une austérité, d’une pénitence et d’une mortification infiniment au-dessus de la sienne, ce qui l’humilia et le réjouit au même temps : l’humilia, voyant qu’il avait fait toute sa vie ce qu’il avait pu pour se faire souffrir pour Dieu et que cependant il n’avait pu encore trouver le moyen de se faire souffrir et de se mortifier autant que Dieu désirait ; le réjouit, d’autant que, ne sachant rien de plus saint ni de plus relevé que ce qu’il avait pratiqué jusques là, il l’apprendrait de la bouche même de Dieu, puisque Sa Majesté divine le renvoyait à l’école de ces saintes filles. Il [449] alla donc en grande hâte en cette ville. Il demanda où demeuraient ces saintes filles, mais comme elles étaient fort inconnues, vivant à petit bruit et très inconnûment, il eut bien de la peine à les découvrir. Enfin il les chercha tant qu’il les trouva. Les ayant trouvées, il s’informa d’elles quels étaient leurs exercices et leur façon de vivre. Elles lui dirent tout simplement et sans façon que, pour leurs exercices, elles priaient Dieu une fois le jour et ainsi le laissaient à la volonté divine pour faire tout ce qu’elles avaient à faire par l’ordre de cette divine volonté. Que pour ce qui était des emplois de leur vie, Dieu les ayant fait naître pauvres, elles n’avaient de quoi vivre sinon en le gagnant, et qu’ainsi l’ordre de Dieu étant qu’elles travaillassent pour vivre, [qu’]elles filaient tout le jour afin de gagner à vivre et que de cette manière elles passaient leurs vies. Ce saint homme, après avoir entendu tout ce discours, fut fort étonné, ne trouvant nullement ce qu’il pensait et ne sachant pourquoi Dieu [450] l’avait envoyé à des âmes si communes et si peu relevées, et comment ce que Dieu lui avait révélé se trouverait vrai, [à] savoir que ces trois filles étaient plus relevées et plus saintes que lui, et que vraiment elles étaient selon le cœur de Dieu. Le voilà fort embarrassé si la révélation était vraie, n’en voyant nulle marque. Cependant il disait : « C’a été vraiment et assurément Notre Seigneur qui m’a parlé. Comment comprendre ce mystère ? » Il les interroge encore plus et elles, sans y entendre finesse, lui répètent tout simplement et humblement ce qu’elles faisaient sans même qu’elles l’entendissent elle-mêmes, sinon que leur cœur était pleinement content et dans le repos de leur centre, d’autant qu’il y a plusieurs âmes simples lesquelles jouissent de ce trésor sans savoir son prix, parce que cela ne leur est pas nécessaire quand on n’est pas appelé à aider aux autres. Ce bon homme est encore plus embarrassé que la première fois car, comme j’ai dit, c’est un mystère que [451] Dieu doit donner avant qu’on puisse comprendre. Enfin, Dieu lui fait voir que ces pauvres filles étaient vraiment pleines de Dieu par la mort d’elles-mêmes, et qu’ainsi elles faisaient seulement ce que Dieu demandait d’elles dans l’état où Il les appelait, mourant véritablement à tout, ne vivant que par l’ordre de Dieu, qui leur était marqué par la divine Providence de leur condition.

Etant éclairé de cela, il vit que vraiment le principe de leur vie et de leur opérer était Dieu, perdues qu’elles étaient dans le bon plaisir divin, qui les voulait telles et non autrement, et de cette manière ayant perdu tout mouvement et tout désir dans l’ordre divin, et ce divin ordre leur étant devenu toutes choses. Ce saint homme, étant éclairé de ce divin secret, fut fort étonné, et il découvrit qu’il voyait la sainteté des choses, mais non Dieu en ces choses, ce qui était cause que son cœur foisonnait en désirs et qu’il n’avait pas plus tôt fait une austérité ou une sainte [452] pratique qu’il était dans l’impatience d’en avoir une autre, et que de cette manière son âme était infiniment multipliée dans les bonnes et saintes choses, la sainteté éminente devant cependant se trouver dans l’unité parfaite en repos véritable. Une lumière donne jour à une autre lumière, et il remarqua (ce qu’il n’avait jamais vu) que son âme était extrêmement multipliée et agissante, et que celles de ces simples et pauvres filles étaient dans un calme et une unité admirable. Ce qu’il ne pouvait voir au commencement que comme fort commun, (le regardant en soi-même) ses yeux étant ouverts, il le voit si divin qu’il ne s’en peut contenter, et il serait bien demeuré toute sa vie à admirer l’intérieur très petit, mais infiniment grand, de ces âmes divinement éclairées. Cette source divine l’enivra et le charma tellement qu’enfin étant contraint de s’en retourner en sa solitude pour faire comme elles en son état, il les quitta en frappant sa poitrine. « Hélas, disait-il, ma vie [453] s’est passée parmi les saintes créatures, et voilà qu’aujourd’hui j’ai trouvé Dieu et le secret de Le trouver de plus en plus jusqu’à ce que Sa divine Majesté me fasse mourir corporellement ! J’ai présentement le moyen de Le trouver, mourant à moi spirituellement. C’est donc vous, chère mort, qui serez le principe de mon bonheur et qui serez l’emploi de ma vie. Je ferai ce que Dieu voudra de moi dans ma solitude, mais sans atttache, ni empressement. Je ne le ferai pas comme mon principal, mais comme l’accessoire, qui sera une suite de la mort à moi-même, vivant plus de l’ordre de Dieu sur moi que je n’ai fait jusqu’ici, car j’ai toujours vécu de ces saintes choses, bien plus que de Dieu en ces saintes choses. » Ce saint homme, charmé de ce bonheur, rentre tout de nouveau, comme l’on dit, dans le ventre de sa mère, se rendant vraiment simple et se simplifiant peu à peu, afin que, sortant insensiblement de soi, il trouvât Dieu, le vrai centre de son cœur, et la fin et le repos de tous [454] ses désirs. Ce qu’il fit avec tant de plaisir, ou plutôt avec tant de cœur, qu’il allait et voguait admirablement dans l’océan de la Divinité, tout d’une autre manière qu’il ne faisait par l’effort de ses bras, comme l’on voit en jetant les yeux sur de petites nacelles qui sont conduites et animées par des avirons et ces grands vaisseaux qui ont le vent en poupe et à leur aise : les unes font très peu de chemin et très difficilement, et les autres en font beaucoup sans presque aucun travail et même sans y penser.

Ce saint homme n’a pas été le seul éclairé divinement et instruit de cette manière. L’histoire nous en fait voir encore quantité d’autres, mais ceci peut suffire et servir pour faire voir la lumière et l’esprit qui n’est pas découvert dans de telles histoires, rien n’y étant décrit que le matériel entendu de diverses personnes selon la lumière et le degré où elles sont et qui approche plus ou moins de telle grâce.

Nous lisons dans les Chroniques de quelque ordre d’un religieux [455] qui était fort simple et d’une inclination fort candide, que sans y penser et sans aucune réflexion, il faisait à tout moment des miracles. Tout ce qui le touchait en faisait autant, ce qui mit fort en peine son supérieur (mais non lui car il n’y pensait et n’y réfléchissait pas), d’autant que ce supérieur remarquait bien que ce religieux était fort simple, fort obéissant et fidèle à faire ce qui était de son obligation, mais que pour le reste, il était dans un très grand repos et sans rien d’extraordinaire, de telle manière que, ne paraissant que comme un homme du commun à ce supérieur, celui-ci ne savait que juger de ce qui pouvait être la cause de telle grâce. Dans cette peine il va trouver le religieux et lui commanda par la sainte obéissance de lui dire ce qu’il faisait pour être la cause de tels miracles continuels. Il lui répondit tout simplement qu’il n’en savait rien non plus que lui, mais que dans la vérité il ne s’y amusait pas, que c’était à Dieu à faire ce qu’Il voulait et qu’il n’y [456] prenait nulle part. Que pour lui, il faisait en tout, autant qu’il avait de lumière, la divine volonté, et que ce divin plaisir était tout son plaisir et rien autre chose dans la terre. Que c’était cela même qui était la cause pourquoi il était fait comme ses frères, et qu’il ne faisait rien autre chose qu’eux. Enfin ce supérieur par la grâce de sa charge fut éclairé, et il vit clairement que ce n’était pas en la grandeur ou en la différence des choses qu’il faisait que consistait cette grâce de miracles continuels, mais qu’assurément cette âme était perdue à elle-même et par là perdue en Dieu, ne vivant et ne subsistant que par ce bon plaisir divin. Et qu’ainsi c’était ce fond et ce principe qui étai[en]t la source de cet extraordinaire, et non un extraordinaire d’actions et de souffrances. Ce qui fut cause qu’il le confirma dans son même degré. « Demeurez, lui dit-il, en Dieu tel que vous êtes. Vous n’en savez rien, il n’importe. Et ne faites que ce que vous reconnaîtrez [457] par le mouvement paisible de votre âme qui s’accordera admirablement avec l’ordre de Dieu dans votre condition. Cet inconnu habitant [en vous] et opérant ce que vous faites est le principe seul de tous ces miracles. C’est assez, vivez sans réflexion, car ces choses n’étant pas votre ouvrage, vous n’avez que faire d’y penser : c’est à Dieu qui les fait d’en avoir soin. » Ce bon religieux, sans autre réflexion, continua d’être, de souffrir et de faire ce que Dieu voulait de lui au moment, et par là Dieu était en lui et faisait par lui toutes ces merveilles.

En d’autres, Dieu y est, y vit et y opère, mais cela dans une obscurité et une incertitude assez ordinaire, sinon que ce Dieu caché, mais vivant en l’âme, en laisse sortir quelquefois certains éclairs qui marquent Sa grandeur et Sa divine présence. Ces éclairs ne sont pas pourtant l’essentiel de l’état, mais bien des choses qui suivent assurément tel état, spécialement quand la Providence ne donne pas des directeurs dans le sublime de [458] cet état. Car quand elle en donne, les certitudes sont moindres et moins fréquentes, le don du directeur étant un très grand don qui a la source de sa grâce dans le divin mystère de la vie soumise de Jésus-Christ à Nazareth : Et il leur était soumis4.

Ces sortes de gens vivant et jouissant de Dieu en Dieu, de Dieu en toutes choses et de toutes choses en Dieu, sont fort inconnus. Leurs exercices, comme j’ai dit, étant fort simples et pour l’ordinaire n’étant que ce que Dieu demande dans leur état, Dieu S’en réserve la connaissance et le plaisir, de même que Dieu est leur seul plaisir, et ils ne trouvent guère de plaisir ni dans les choses créées ni dans les saintes pratiques. Toute leur inclination est de n’être plus ou le néant, afin que Dieu soit, vive et ensuite agisse par eux à Son éternel plaisir. Cela fait qu’ils sont très inconnus et, à moins que Dieu ne S’en serve pour en certifier [459] d’autres, Il les laisse dans leur néant, aussi bien à leur égard qu’à celui des autres. Il n’en va pas de même des âmes saintes dans les puissances et dont la sainteté est éclatante. Elles ont plusieurs choses saintes et belles qui touchent et animent le commun, et elles sont pour l’ordinaire en vénération, car le dessein de Dieu est qu’elles soient honorées dans l’Église et qu’elles servent à L’y faire honorer par les autres. Mais pour celles-ci, qui vivent et qui habitent dans l’inconnu de Dieu, Dieu Se les réserve pour Lui, et l’éternité sera leur jour et leur règne. Et voilà la cause pourquoi une infinité de saints et de saintes dont la vie a été admirable et prodigieuse de cette manière [cachée] seront, dans le temps présent, dans un oubli absolu et qu’ils n’éclateront que dans l’éternité seule.

De plus (comme je vous l’ai dit et comme il est vrai) ces âmes-là sont déjà ainsi dans le moment de l’éternité, car le moment de l’ordre de Dieu sur elles leur est Dieu et ainsi leur est éternité. C’est pourquoi [460] très assurément, quand elles y sont beaucoup avancées, elles sont dans le moment éternel dès cette vie, et par conséquent elles sont du règne éternel et non du présent, qui est dans une vicissitude continuelle. Au lieu que ces âmes, étant et vivant du moment et par le moment qui est Dieu, elles sont et font toujours la même chose, quoique, par l’ordre de leur vocation, il paraisse qu’elles en fassent et en souffrent tant et de si différentes. Enfin c’est ce moment qui réunit tout et qui fait tout trouver sans le chercher (ce qui n’est pas de la manière présente5). Et ainsi ces âmes ne sont et ne vivent pas du temps, bien que dans la vérité elles soient dans le temps, et toutes semblables aux autres, étant fort affables, communes et accortes avec les personnes qu’elles fréquentent, n’ayant rien de particulier qui les distingue. Mais leur moment n’est pas du temps, comme j’ai dit. [461]

Que tout ceci ne vous étonne pas. Il suffit que vous mouriez comme vous pourrez à vous-même, que vous souffriez et soyez comme Dieu vous fera être, et vous verrez que toutes ces choses, sans savoir comment, viendront en votre âme et qu’elle les trouvera en Dieu à mesure qu’elle mourra et sortira de soi. Il n’y a qu’à se laisser peu à peu dénuer et ensuite se laisser être le jouet de la Sagesse divine, soutenant toutes ces choses en soi. Et assurément votre vous-même se perdant, vous trouverez Dieu, toutes choses vous deviendront Dieu et ainsi tout ce que je vous viens de dire se fera en vous.

Recevez toutes les divines lumières qui éclatent et émanent de cette Source, lesquelles seront pour vous faire voir ce qu’il y aura à corriger et rectifier en vous soit au-dehors ou au-dedans. Et l’exécution de cela doit être en la même manière susdite, c’est-à-dire en perte de votre propre et non par effort de vous-même. [462]

Voilà sans y penser un long discours, et beaucoup sur l’état où Dieu vous appelle et où vous ne serez pas sitôt arrivée. Allez, allez, à la bonne heure ! Et soyez forte et constante, car je crois que ce que je vous dis est très vrai et que vous en verrez la vérité si vous êtes fidèle. Ne vous étonnez pas si vous trouvez ici plusieurs choses que vous ne compreniez pas entièrement. Ayez patience et, peu à peu, la lumière divine et essentielle vous éclairera, et par l’expérience en la mort de vous-même vous verrez et découvrirez ce que vous ne pouvez encore comprendre.

§§§b

[460] Il me vient en pensée de vous avertir qu’il est très rare de voir des personnes de grande qualité et spécialement de votre sexe faire progrès en cette grâce. Vous en trouvez plusieurs qui en ont des commencements et où ce don commence, mais peu où il s’avance, encore moins où il se perfectionne. Pour moi, dans cette expérience, j’admire un saint Louis ou une sainte Elisabeth, qui assurément l’ont eu en grande perfection, mais aussi les considérant de près, vous voyez qu’ils se sont très parfaitement précautionnés contre les obstacles que les personnes de qualité ont en cette grâce.

Je remarque donc que les personnes de qualité, pour l’ordinaire sont extrêmement propriétaires de leur volonté, et c’est leur arracher l’âme du corps que de les toucher en cette partie. Elles ont cela dès leur jeune âge et l’ont fomenté et augmenté incessamment, toutes les personnes qui les approchent ne faisant autre chose que de les flatter en cela. Et de plus, ayant par leur état l’autorité de commander et de ne jamais obéir, c’est ce qui fait qu’il est si rare de trouver en elles cette petitesse et nudité d’esprit qui réside spécialement et radicalement en la volonté et qui cependant est essentielle à cette grâce.

D’ailleurs vous remarquerez en elles une [461] humeur et une inclination tellement gluante et courbée vers la créature que si la grâce par violence les a tirées d’une attache, celle-là ne commence pas plus tôt à diminuer qu’une autre recommence sans qu’elles s’en aperçoivent. Et cela, selon ma pensée, parce que leur qualité les a insensiblement tellement pétries en la créature qu’elles ne peuvent subsister qu’en ces suppôts dont elles reçoivent aveuglément les mouvements et de telle manière que la raison en est même offusquée, si bien que quand elles pensent être délivrées d’un piège (qu’elles ne découvrent que quand leur nature commence à s’en saouler) aussitôt elles commencent à être conduites et entraînées par un autre. Ce malheur est épouvantable et sans remède car il prévient la raison et il faut un miracle de grâce pour remédier à ce désordre, à moins de quoi il subsiste jusques à la fin de la vie et cela sans que ces âmes s’en aperçoivent, sinon dans le déclin de telles liaisons et jamais dans le commencement ni dans le progrès.

L’amusement de leur vie dans les créatures par la nécessité de leur condition leur est encore un grand obstacle car elles passent toujours du nécessaire à l’inutile et de l’inutile insensiblement à une perte et profusion grande à moins d’un grand courage pour s’expédier6 avec raison éclairée afin de passer de la créature au Créateur. Enfin elles ont un amour de soi si extrême, ou pour la fainéantise d’esprit, ou pour être louée, ou pour être quelque chose dans l’esprit des autres, que c’est un miracle surprenant qu’elles puissent passer dans le rien qui donne Dieu et par lequel l’âme en jouit. Ce qui fait qu’elles sont toujours à soi-même [462] un objet qu’elles couvent du cœur et des yeux et auquel il ne faut toucher qu’avec respect et délicatesse.

J’ai pris garde avec plaisir que saint Louis et sainte Elisabeth que j’ai étudiés avec plus d’application, ont été très exempts de ces défauts, Dieu ayant pris plaisir de les exercer impitoyablement en cela. Vous en pouvez voir facilement le détail dans les actes de leurs vies, et assurément vous conviendrez de la vérité de ce que je vous dis par précaution afin que vous ne vous regardiez pas par vos yeux propres, mais par l’aide de ceux de Jésus-Christ qui pénètrent plus avant et avec vérité mais pour les nôtres c’est toujours (à moins d’un miracle) avec un amour secret pour soi-même.

Les personnes de médiocre condition ont quelque chose de ce que je viens de dire mais non si foncièrement et avec un si profond et délicat amour de soi comme les personnes de qualité. C’est ce qui est cause qu’elles sont plus ajustées et arrivent plus tôt à cette grâce, à moins que les personnes de qualité ne fassent de très grands efforts et n’emportent de très grandes victoires sur soi, ce qui est encore très difficile à cause de l’humeur changeante et variable qui leur est fort ordinaire.

Pour les pauvres, ils ont un avantage admirable : ils sont déjà faits aux coups et quand la grâce devient forte elle les trouve déjà tellement appropriés à Jésus-Christ à cause de leur humilité, pauvreté, soumission et le reste, qu’il n’y a qu’à faire voile. C’est comme un vaisseau déjà équipé et qui n’attend que le vent en poupe pour cingler en pleine mer.

Voyez et revoyez ceci, et cela ne vous nuira [463] pas, mais au contraire vous servira infiniment et vous précautionnera contre des choses que vous ne remarqueriez peut-être que bien tard.

Je crois encore qu’il ne sera pas hors de propos que vous fassiez quelques réflexions sur certains défauts assez communs aux personnes de votre condition, souvent sans qu’elles le veuillent et y fassent réflexion : elles sont toujours quelque chose dans leurs idées et vous ne sauriez croire combien il est difficile d’effacer cette fausse idée d’une femme de qualité, si bien que c’est toujours un empêchement essentiel au néant par lequel l’âme est perdue en Dieu et par lequel elle en jouit. On juge toujours faussement, se conduisant par ce que les sens voient, qui sont trompeurs ; et comme les personnes de qualité sont distinguées des autres, aussi, insensiblement, suivent-elles la tromperie de leurs sens au lieu de se servir de la foi, qui est la lumière véritable et qui juge au vrai des choses. Si elles consultaient la foi, elles verraient que les pauvres, par leur grande ressemblance à Jésus-Christ (en qui est la complaisance du Père éternel), sont plus dans son agrément, et de cette manière plus dans l’estime de Dieu que les riches, ce qui fait qu’ils sont plutôt quelque chose que les personnes de qualité. C’est la cause pourquoi Dieu traite avec respect un pauvre, je ne dis pas un pauvre seulement de corps, mais qui est aussi pauvre de cœur dans sa pauvreté corporelle, car de cette manière il est humble et a une infinité de suites que la pauvreté de Jésus-Christ mène avec soi dans un vrai pauvre.

De plus, quand les femmes désirent quelque chose, pour l’ordinaire elles y vont tête [464] baissée, sans aucune réflexion raisonnable ni aucune modération par le conseil et vont ainsi tant que la terre les porte, ce qui est cause d’un million de défauts. Tout au contraire, quand quelque chose les incommode, c’est une fourmillière de réflexions qui les embarrassent et leur entortillent l’esprit si bien qu’elles sont raisonnables sans raison quand il ne le faut pas, ayant pour lors besoin de la vraie simplicité chrétienne qui les soutienne en repos vers Dieu, et elles sont déraisonnables quand il faut qu’elles soient raisonnables. Car dans tous les desseins il faut toujours suivre un bon conseil afin de modérer le feu, la vivacité et la précipitation de l’esprit du sexe.

Vous voyez comment je vous parle simplement, mais en vérité le désir que j’ai que vous fassiez grand fruit du don que Dieu vous a donné me fait passer les bornes d’une prudence purement humaine, sachant la difficulté que l’on a à se démettre de tous ces défauts, nonobstant toutes les précautions et lumières de conseil.

Quoique ma méthode ne soit pas de faire des citations, renvoyant plutôt à la lecture des livres sans les copier, je n’ai pu cependant en finissant cette longue lettre m’empêcher de vous faire faire une réflexion sur une chose très particulière. C’est une déclaration que la très digne mère de Chantal fait de son intérieur à son très saint père, saint François de Sales. C’est donc une âme fort éclairée et expérimentée dans les voies de Dieu qui écrit à un saint très éclairé et expérimenté, non seulement selon le sentiment des sages mais encore du Saint-Esprit, la Sainte Église l’ayant déclaré saint et sa doctrine très sainte. [465]

Cette déclaration est telle :

« Mon très cher père, je ne sens plus cet abandon et cette douce confiance, et je ne peux plus faire aucun acte ; cependant il me semble que mes dispositions présentes sont plus solides et plus fermes que jamais. Mon esprit se trouve en une très simple unité quant à sa partie supérieure. Il ne s’unit pas, parce qu’aussitôt qu’il veut faire un acte d’union, ce qu’il tente trop souvent, il y sent de la difficulté et connaît clairement qu’il n’est pas nécessaire de s’unir mais de demeurer uni. Mon âme ne veut autre chose que cette union pour lui servir d’exercice du matin, de la sainte messe, de préparation à la communion et d’action de grâces. »

Prenez garde à chaque parole, cette déclaration étant très forte et disant en peu de mots tout ce que j’ai dit avec un plus long discours - c’est la même chose plus développée. Car vous devez remarquer que cette unité a des degrés à l’infini et de cette sorte, quoique l’âme y soit arrivée, elle y va et quelquefois y court sans y trouver ni fond ni rive. Cette unité a un commencement mais jamais de fin. Elle se consomme seulement en l’Eternité. Et heureuse l’âme qui peut dès cette vie vivre en unité, mais encore plus heureuse celle qui se perd et enfin très heureuse celle qui est perdue sans plus se trouver soi-même ! Il est vrai qu’afin que cela soit en tout point, il faut que les croix, les pertes et les précipices [466] soient et deviennent la nourriture de telle âme. 16727.

- Mme Guyon, Lettres chrétiennes et spirituelles, Nouvelle édition [par J.-Ph. Dutoit-Mambrini], Londres [Lyon], 1768, t. IV, Lettre « d’un grand serviteur de Dieu » qui suit la Lettre CXXI que nous abrégeons par D 4.121, adressée au baron de Metternich. – Le Directeur mystique, vol. III, lettre 67, pages 438 ss. que nous abrégeons par DM 3.67 (438).

Nous reproduisons la lettre en suivant le texte donné par la Correspondance de Madame Guyon par Poiret en 1716 qui constitue la première édition, reproduite très fidèlement par Dutoit. Dans cette lettre, Mme Guyon donne la précieuse indication suivante soulignant la filiation spirituelle : « Je vous envoie une lettre d’un grand serviteur de Dieu qui est mort il y a plusieurs années. Il était ami de monsieur de Bernières et il a été mon Directeur dans ma jeunesse. » Elle est précédée par le titre-annonce suivant : « Lettre d’un grand [b] Serviteur de Dieu, dont il a été fait mention dans la précédente, sur la même matière, et de l’état où l’on trouve que Dieu est toutes choses en tout. » Ce titre est accompagné de la note suivante de Poiret :  « [b] C’était un saint gentilhomme nommé Monsieur Bertot, dont on a plusieurs autres lettres qui n’ont pas encore été rendues publiques. »

Nous y ajoutons la suite qui ne faisait pas partie de l’envoi au baron de Metternich - cette suite fut adressé à Madame Guyon comme convenant aux personnes « spécialement de votre sexe », v. son début - qui figure dans le DM, III, toujours sous la « Lettre 67 », à partir du § 22 (sic : on saute du § « 20. …comprendre » au § « 22. Il me vient… » ; nous ne reproduisons pas ici les numéros de paragraphes). Elle est séparée nettement de ce qui précède par une marque interlinéaire §§§ reprise ici.

aserait (inutile, add.) vagabonde DM

bmarque interlinéaire entre la lettre et sa suite du DM.

1Matthieu, 11, 30 : « Car mon joug est doux, et mon fardeau est léger. » (Amelote).

2Au sens de propriété.

3Sans doute les Vies des saints Pères des déserts, traduites par Arnauld d’Andilly (1647-1653), souvent rééditées.

4Luc, 2, 51 : « Il s’en retourna néanmoins avec eux à Nazareth : et il leur était soumis, et sa mère conservait toutes ces choses dans son cœur. » (Amelote).

5« Ce qui, hors de cet état, n’est pas une manière de conduite ordinaire. » (note de Poiret).

6Au sens de travailler à l’exécution [du détachement des créatures] avec rapidité.

7La jeune Madame Guyon a vingt-quatre ans. Cette lettre suppose une grande expérience de la vie intérieure et l’on devine le problème posé par ses écrits à venir (elle aura plus de trente-six ans lorsqu’elle écrira les Torrents) qui traitent de la vie mystique sans s’étendre sur quelque transition préparatoire.

. De J. Bertot. Avant octobre 1674.

Je serais bien confus d’être si longtemps sans vous répondre, si Notre Seigneur n’était par Sa bonté ma caution. En vérité Il me détourne tellement des créatures que j’oublie tout, volontiers et de bon cœur. Ce m’est une corvée étrange que de me mettre la main à la plume, tout zèle et toute affection pour aider aux autres m’est ôtée, il ne me reste que le mouvement extérieur : mon âme est comme un instrument dont on joue ou, si vous voulez, comme un luth qui ne dit ni ne peut dire mot que par le mouvement de Celui qui l’anime. Cette disposition d’oubli me possède tellement, peut-être par paresse, qu’il est vrai que je pense à peu de chose, ce qui fait que je suis fort consolé qu’il se trouve des serviteurs de Dieu pour aider aux autres afin que je demeure dans ma chère solitude en silence et en repos. Ne vous étonnez donc pas que je sois si longtemps à répondre à vos lettres.

Pour commencer de le faire, je vous dirai que le Bon Dieu vous ayant donné le désir d’être toute à Lui, vous n’y arriverez que par les sécheresses, les pauvretés et la perte de toute chose : cela est bientôt dit mais non pas sitôt exécuté ! Cependant il faut mettre la main à l’œuvre et aller par où Dieu vous conduit de moment en moment et vous verrez par [27] expérience qu’Il ne manquera de vous donner des sécheresses. Quand cela sera, supportez-les, car par là on arrive à ce que Dieu veut de l’âme. Vous verrez aussi que selon votre fidélité Dieu ne manquera jamais à vous donner des occasions à vous perdre à vous-même, aux créatures, et même à ce qui vous paraîtra être de Dieu à quoi vous pourriez vous arrêter et qui pourrait vous empêcher d’avancer davantage vers Lui.

Ne vous étonnez donc pas si vous vous voyez fort obscure, incertaine et sans avoir rien de Dieu qui vous console et qui vous donne des marques qu’Il vous aime et que vous L’aimez. Tout cela doit être reçu et non désiré et, si l’âme n’a rien et qu’il paraisse absolument qu’elle sert Dieu à ses dépens et sans consolation, tant mieux, car cela est plus avantageux pour rencontrer plus promptement Dieu. Il faut faire avec fidélité ce que Sa bonté désire de vous, soit pour votre oraison, soit pour la présence de Dieu dans le jour et la pratique des vertus dans l’état où Il vous a mise. Tout cela se doit pratiquer et exécuter sans rien attendre, soit lumières ou goûts ; et de cette manière, un jour vaudra mieux qu’une année où l’on nourrit la nature par la lumière et les goûts que l’on se procure adroitement.

J’ai bien de la consolation de ce que vous avez changé de conduite pour votre ménage et pour monsieur votre mari. On se trompe très souvent sur ce sujet par une fausse ferveur et l’on ne fait point usage d’un moyen de mort qui est infiniment précieux. Vous savez ce que je vous ai dit sur cet article. Je dis de plus que la divine Providence vous ayant liée à un ménage [28] et à un mari, désire que vous vous serviez de telles providences pour mourir souvent à vos saints projets et à vos dévotions, car agir de cette manière, c’est quitter une chose sainte pour le Dieu de la sainteté. Et, en vérité, quand les providences de notre état quelles qu’elles soient sont bien ménagées, c’est le chemin raccourci et c’est trouver Dieu par Dieu même. Il est vrai qu’il n’y a rien de plus commun, il n’y a cependant rien de plus caché. C’est le mystère de Jésus-Christ et que Jésus-Christ seul peut révéler. Et voilà pourquoi un Dieu Sauveur des hommes est et devient un pauvre enfant, ensuite un pauvre garçon selon l’état et la condition dans laquelle la divine Sagesse l’avait mis, Le faisant naître fils de la sainte Vierge et de saint Joseph en apparence. Ô qu’il y a de profondeur en cette conduite ! Et jamais une âme n’arrive à un état surnaturel et à la divine source d’eau vive que par la fidèle pratique de son état et condition, ce qui insensiblement surnaturalise tout en elle et rend tout ce qu’elle fait comme une eau qui coule d‘un rocher.

L’âme ne peut comprendre comment une vie si stérile de ferveurs et si dépourvue de grandes actions et avec une dureté qui tient de l’insensibilité de rocher peut donner une eau si claire et cristalline. Cependant jamais les choses ne seront autrement, soit dans le monde ou dans la religion, puisque ce qui n’est pas de cette manière, soit dans l’un ou l’autre état, nourrit secrètement la propre volonté, la suffisance et l’orgueil, et ainsi tarit peu à peu la grâce, quoiqu’il paraisse que l’on soit animé de ferveur et de zèle ; et tout au contraire, la mort causée et opérée par le mystère caché de notre [29] condition, en nous étranglant cruellement et impitoyablement par la perte de tout ce que nous voulons et désirons, nous insinue la grâce et nous fait participants d’une secrète vie divine que l’âme ne peut presque jamais découvrir en elle, Dieu par Sa bonté suspendant toujours la lumière afin que la mort et la croix cruelles fassent mieux ce que Dieu désire.

Ne vous étonnez pas si je vous parle de cette manière. Vous avez vécu jusqu’ici en enfant avec bien des ferveurs et lumières.  :

: Mangez incessamment de ce pain en vous laissant dévorer aux providences qui vous seront toujours heureuses pourvu que vous soyez fidèle à les souffrir et à tout perdre. Lisez et relisez souvent ceci car c’est le fondement de ce que Dieu demande de vous. Et puisque Dieu vous donne le mouvement de vous servir de moi et qu’Il veut que je vous aide, je le ferai tant que votre âme travaillera sur le fondement que je vous donne, car à moins de cette fidélité et de ce courage mon âme ne pourrait avoir de lumière pour vous parler et assister.

Sur ce que vous me dites en votre dernière lettre :

(1) Vous devez observer que si le Bon Dieu vous donne des lumières ou des instincts sur les mystères du Temps1, vous pouvez vous y appliquer par simple vue et recevoir de Sa bonté ce qu’il Lui plaira de vous donner ; et si votre âme n’a aucun désir de cette application il ne faut que continuer votre simple occupation.

(2) Continuez votre oraison quoique obscure et insipide. Dieu n’est pas selon nos lumières et ne peut tomber sous nos sens.

(3) Conservez doucement ce je ne sais quoi [30] qui est imperceptible et que l’on ne sait comment nommer, que vous expérimentez dans le fond de votre âme ; c’est assez qu’elle soit abandonnée et paisible sans savoir ce que c’est.

(4) Quand vous êtes tombée dans quelque infidélité, ne vous arrêtez pas à la discerner et à à y réfléchir par scrupule mais souffrez la peine qu’elle vous cause, [ce] que vous dites fort bien être un feu dévorant qui ne doit cesser que le défaut ne soit purifié et remédié.

(5) Pour la douceur et la patience, elles doivent être sans bornes et sans mesures. Souffrez tout ce que la divine Providence vous envoie avec fidélité. Pour le manger vous avez assez de prudence et ne vous mortifiez pas trop en vous en privant car vous en avez besoin.

(6) Pour les pénitences, la meilleure que vous puissiez faire est de les quitter ; mais au lieu de cela, ayez une grande exactitude à tout ce que je viens de vous dire : le temps des autre pénitences est encore bien loin.

(7) Soyez fort silencieuse mais néanmoins selon votre état, c’est-à-dire autant que la bonne conduite vous le marque, en observant ce que vous devez à un mari, à vos enfants et à tout votre ménage, ce qui est un devoir indispensable.

(8) Ce que vous me dites est très vrai que vous êtes bien éloignée du but : prenant bon courage en mourant à vous, vous y arriverez mais non sans peine et grand travail. Pourvu que vous soyez fidèle, je ne vous manquerai pas au besoin pour vous aider à vous approcher de Dieu promptement.

(9) Vous expérimenterez très assurément que plus vous travaillerez de cette manière, [31] plus vous vous simplifierez et demeurerez doucement et facilement auprès de Dieu durant le jour quoique dans l’obscurité : au lieu de vous nuire, cela vous y servira. Perdez autant que vous le pourrez toutes les réflexions en vous abandonnant à Dieu.

(10) Quand vous avez fait des fautes et que vous y avez remédié de la manière que je vous ai expliquée ci-dessus, ne vous mettez point en peine si vous les oubliez, et au contraire oubliez-les par retour simple à Dieu sans faire multiplicité d’actes.

Je suis tout à vous en Notre Seigneur.

- DM 2.06. Cette lettre précède certainement la mort de son mari datée de juillet 1676 : « J’ai bien de la consolation de ce que vous avez changé de conduite pour votre ménage et pour monsieur votre mari… » Elle précède probablement la mort de la mère Granger datée d’octobre 1674 si l’on admet que l’ordre d’édition respecte la chronogie : une lettre qui suit fait allusion à l’aide intérieure apportée par cette dernière.

On sait par la Vie que le quotidien de la jeune Madame Guyon ne fut pas facile. Le « décalogue » final qui associe heureusement rigueur, précision et encouragement implicite semble indiquer que cette lettre se situe au début de la conduite par Monsieur Bertot, lorsque la dirigée, ayant déjà franchi une période de découverte savoureuse, rencontre les premières difficultés, surtout extérieures (« nuit des sens »), et a besoin de s’appuyer sur une règle de conduite.

1Temps liturgique.

. De J. Bertot. Avant octobre 1674.

Il faut que vous preniez courage : ne vous étonnez pas si vous êtes si bouleversée et que vous perdiez votre route. Ayez patience, et pour toute assurance en cet état et au milieu de vos obscurités et insensibilités, soutenez-vous seulement par l’abandon et par la fidélité à exécuter ce que l’on vous marque d’extérieur. C’est bien marcher que d’aller par un chemin que l’on ne connaît pas et même d’aller sans s’en apercevoir. Tout le mal est que la nature est toute encline à réfléchir : on ne croit pas pouvoir être en assurance si l’on ne s’y voit et que l’on ne s’y sente.

La vraie dévotion est de mourir à sa volonté et conduite propre par l’état que la divine Providence nous a choisi, nous laissant entre les mains de la divine Providence comme un morceau de bois en celle d’un sculpteur pour être taillée et sculptée selon son bon plaisir. Il faut bien savoir que cela s’exécute assurément par l’état de votre vocation : les ouvriers qui doivent travailler à faire cette statue sont monsieur votre mari, votre mère, vos enfants, votre ménage. .Et assurément si vos yeux [120] s’ouvrent à la divine lumière, vous verrez que cet ouvrage est admirable.

Ceci est un secret que la seule lumière divine découvre et il est difficile de l’entendre à moins de participer à cette divine lumière de foi. Les autres connaîtront et goûteront la dévotion en priant Dieu et en faisant des œuvres de piété. Cela est bon aux âmes qui n’ont pas de part à la lumière de foi ou à la lumière divine. Mais pour celles qui l’ont, elles s’appliquent à leur état et par là elles font et opèrent la mort comme chose absolument nécessaire pour donner lieu à l’argumentation et à l’accroissement de cette lumière, laquelle étant encore petite est incertaine et fort obscure, de manière qu’il faut marcher par elle et par ce que l’on nous dit, sur la foi d’autrui. Mais si vous êtes fidèle et qu’elle s’augmente beaucoup, vous verrez vous-même ce que je dis et vous estimerez le bonheur que vous possédez, puisque par là vous pouvez être formée et taillée par la bizarrerie, par la peine, la contrariété et ce qui arrive de moment en moment en votre état, qui pourra opérer un travail autant relevé que votre foi sera grande par la fidélité à en faire usage.

Je vous le dis encore une fois : il n’y a que la vérité divine de la foi qui découvre ce secret et qui puisse attacher et fixer l’âme dans ce divin et admirable travail. Ne vous étonnez point si vous n’y êtes pas si tôt maîtresse ; vous ferez bien des essais avant que de réussir, mais cela étant, vous trouverez votre âme préparée admirablement pour la foi qui vous donnera peu à peu la présence de Dieu et l’oraison.

[121] Ne laissez pas de prendre votre temps d’oraison de la manière que nous l’avons arrêté. Allez généreusement au travers des obscurités, peines et incertitudes, soit à l’oraison ou hors l’oraison ; et quoique vous croyiez n’y rien faire ou vous tromper, poursuivez sans vous inquiéter.

Vos passions ni vos inclinations ne sont pas mortes, il s’en faut bien : c’est pourquoi vous tomberez et retomberez, mais par là vous apprendrez à vous connaître et à vous combattre utilement. Quand les passions se réveillent fortement, ne vous embarrassez point à examiner si vous y avez offensé Dieu ou non : si la chose vous est claire faites-là, si vous en êtes incertaine ne vous accoutumez pas à examiner et à tant réfléchir. Allez bonnement avec Dieu et ne pensez pas à ce qui vous fait de la peine, l’abandonnant à Dieu afin de devenir généreuse et résolue.

Ayez soin de vos enfants et domestiques et quand ils ont failli corrigez-les ; quoiqu’il vous paraisse quelquefois un peu d’émotion, ne vous en mettez pas en peine, faites-le toujours avec charité et douceur mais aussi avec force quand il est nécessaire. Soyez fort complaisante à monsieur votre mari, lui faisant voir que vous avez plus de joie d’être avec lui et de lui obéir que de toutes les autres choses que vous pourriez faire. Cependant quand vous jugerez que les choses ne lui désagréeront pas, vous pouvez les lui représenter quand il y a nécessité.

- DM 2.25 (119).

. De J. Bertot. Avant octobre 1674 ?

Dans tous les avis et dans toutes les pratiques il faut un milieu, à moins que l’expérience ne fasse voir autre chose. C’est pourquoi quand je vous ai dit que vous deviez dire vos raisons à monsieur votre mari, j’entends suavement, humblement, et dès que vous croyez que l’effet ne réussit pas, cessez aussitôt humblement et adroitement. Les [mot omis] purement humains sont déraisonnables, et il est bien difficile de s’assujettir à leur humeur à moins que de prendre par grâce toutes figures : la prudence chrétienne vous doit instruire en cette rencontre.

Pour ce qui est de cette créature servante, vous ferez mieux de ne prendre à tâche de la corriger : souffrez et vous en servez pour mourir à vous-même, et si elle en devient à la suite trop insolente, vous pourrez lui dire quelques mots de correction1, mais rarement et avec grande prudence. Il vaut mieux véritablement mépriser ces boutefeux que s’amuser à les contredire, cela les humilie davantage. La paix dans votre mariage est l’ordre de Dieu préférable à tout : votre mari désire cela.

Souffrez avec abandon, quoique sans abandon qui vous satisfasse, les sécheresses et les [123] rebuts qui vous arrivent. Convainquez-vous bien une bonne fois que les sécheresses, les rebuts de Dieu, les défauts expérimentés et une infinité de choses qui suivront infailliblement cela - [à] savoir : des défauts plus fréquents, des divagations, les passions plus faciles à s’émouvoir, l’insensibilité plus ordinaire et le reste qui met l’âme dans un procédé naturel dans lequel il faut faire tout à force de bras sans agrément ni de Dieu ni de soi-même, au contraire en perdant tout2 - que tout cela, dis-je, étant soutenu humblement et en confiance, c’est-à-dire en faisant ce que l’on doit faire et en souffrant ce que l’on a à souffrir sans se mettre en peine que Dieu le regarde et qu’il soit bien, étant fait de notre mieux, est très fructueux et à la suite très utile. On peut par là sortir de soi et de ses défauts et par conséquent arriver à Dieu, plus en un mois que, par les douceurs, les assurances des vertus, du goût et de l’agrément de Dieu, en plusieurs. Cependant cela est très peu connu. C’est ce qui est cause que l’on en fait peu de fruit et que l’on demeure toujours autour de soi. Ne vous pardonnez rien durant ce temps car c’est pour lorsque Dieu laboure en votre terre pour en recueillir à la suite les fruits des vertus et autant devez-vous être fidèle pour travailler à les avoir, quoique sans effet à ce qu’il paraît.

Pour ce qui est de la confession, en ce temps brouillé et renversé, il faut seulement y dire ce que vous voyez de plus clair, et le reste d’inconnu et de brouillé ne laisse pas d’y être remédié. Il faut vous habituer à une grande netteté et liberté en ce divin sacrement : deux ou trois choses [124] principales, c’est assez ; pour le reste il suffit d’en être humilié.

Habituez-vous autant que vous pourrez aux vigilances nécessaires dans votre état : tels ressouvenirs sont de l’ordre de Dieu et ne gâtent jamais rien en quelque état que l’âme soit, mais quand par un vrai oubli on a laissé quelque chose, il ne faut pas s’en inquiéter mais en être humilié.

Ne vous étonnez pas que, plus vous voulez vous donner à Dieu, plus vous travaillez pour cet effet efficacement et avec courage, plus aussi vous expérimenterez votre corruption de votre côté. C’est un signe que la lumière s’augmente qui vous découvre ce qui était déjà et que vous ne voyiez pas, ce qui vous le rend sensible, ces choses étant insensibles de soi : c’est la lumière de Dieu qui secrètement les découvre. Ce n’est pas que vous soyez ni plus colère, ni plus prompte, ni généralement ce que vous expérimentez présentement. Autrefois vous y étiez et vous vous laissiez emporter sans le voir ni le discerner, mais présentement que vous voulez un peu travailler de la bonne manière, vous le voyez et vous le sentez davantage. Et plus vous travaillerez à la destruction de vos défauts, plus aussi la lumière de Dieu s’augmentera et vous découvrirez encore davantage et sentirez plus puissamment et avec plus d’incommodité et d’inquiétude vos défauts, la corruption de votre naturel et de tout vous-même. Et cette lumière et découverte de vos défauts avec sentiments véritables ne cessera d’augmenter, si vous êtes fidèle autant que la lumière s’augmentera, jusqu’à ce [125] que la pureté de votre âme soit suffisamment augmentée pour que cette lumière ne vous soit plus si pénible. La lumière du soleil qui donne dans un œil malade lui fait voir avec peine les objets : cette peine ne vient pas de la lumière mais du mal de l’œil. Ainsi en est-il de la lumière de Dieu : elle est toujours et en tous temps suave quant à soi, mais comme elle trouve au commencement une âme impure tournée vers soi, pleine d’elle-même et remplie d’une infinité d’autres maux que la lumière rencontre, cela la rend pénible à l’âme. Mais quand l’âme par un courage généreux ne se laisse pas abattre, mais plutôt s’encourage pour combattre tous les défauts qu’elle découvre de jour en jour, elle vient peu à peu à bout de son impureté et ainsi guérit ce mal et cette peine en remédiant à ses défauts et en tendant à la pureté et à la rectitude de la lumière divine.

Voyez par tout ce discours que ce n’est pas une chose nouvelle que vous découvriez vos défauts, car ils étaient. Et tout ce que vous avez à faire, c’est d’être bien reconnaissante de la lumière de Dieu et de mettre la main à l’œuvre afin de vous en défaire peu à peu et de les corriger, mais avec une longue patience et longanimité et non avec précipitation comme la nature voudrait. Car au fait de voir et de découvrir ses défauts, la nature se voyant imparfaite crève, et par fougue elle voudrait venir à bout tout d’un coup de ce qui l’incommode et des défauts qu’elle découvre ; et quand l’âme se laisse conduire par ce sentiment naturel, pour l’ordinaire le découragement suit et à la suite l’on voit le mauvais état des instincts de la nature [126] qui a mal usé de la grâce. Au contraire, ce qui est de Dieu et de grâce est patient et longanime3, insinuant à l’âme qui se gouverne par son moyen les sentiments d’humiliation et d’humilité pour avoir patience dans sa pauvreté et misère, pour travailler ainsi peu à peu mais avec courage et sans relâche à ruiner le rocher de notre propre corruption.

Ce que vous me dites de votre humeur contrariante est une chose très vraie en vous à laquelle vous devez beaucoup travailler afin d’acquérir une humeur vraiment complaisante et agréable, ce qui sera fort difficile car il faut saper la nature dans son fondement et par grâce devenir autre que l’on n’est. Cependant une telle humeur contrariante commet sans y penser quantité de défauts et n’arrive jamais à la perfection que Jésus-Christ demande d’un cœur, d’autant qu’il y a une impureté perpétuelle avec le prochain par la différence des inclinations. La promptitude de votre naturel est la cause de ce premier défaut, laquelle il faut tâcher de rectifier par une douceur et une patience grandes. Mais combien la nature pâtira-t-elle en elle-même avant que cela soit ! Cependant vous devez vous observer par une longue et grande fidélité sur vos actions, vos paroles et vos desseins, afin de vous posséder en tranquillité, et de cette manière rectifier peu à peu cette promptitude et calmer ce torrent qui assurément est cause de quantité d’imprudences et de défauts, et qui met à la suite un empêchement trop grand à l’opération divine. Par là vous remédierez à quantité de paroles inutiles et qui sont [127] précipitées, quoique non des mensonges, d’autant que mentir c’est dire contre son sentiment.

De plus vous empêcherez beaucoup de productions de l’amour propre qui s’exhale merveilleusement et avec plaisir par ces sortes de promptitudes qui insensiblement salissent l’âme et encore plus dangereusement moins l’on s’aperçoit pour l’ordinaire des méchantes productions du naturel, lequel n’étant pas rectifié avec la lumière divine comme il faut dans le commencement se mêle malheureusement et demeure avec la même lumière. Et de cela se fait un mélange qui est un monstre fâcheux qui à la suite a des productions en l’âme très malignes et très opposées à Jésus, ce qui était facile au commencement à déraciner et à extirper par la grâce et par la lumière de Dieu, d’autant qu’elle découvrait tels défauts. Mais, ne l’ayant pas fait en son temps et ce naturel avec ses effets étant demeuré comme caché sous la grâce et la lumière (outre qu’il en diminue beaucoup), à la suite il a sa production et se découvre ; et comme souvent ce n’est pas un péché qui soit grief4, il demeure avec la grâce et la lumière, et ainsi se fait un mélange que, sans un miracle, l’on ne peut jamais extirper et détruire quand l’âme est beaucoup avancée et que la lumière est beaucoup [ac]crue, par la raison qu’en ce temps on prend souvent les mouvements de la nature pour ceux de la grâce et les qualifie ordinairement ainsi.

Le seul remède que je trouve quand ce malheur est arrivé est que Dieu donne à une âme déjà avancée beaucoup dans la lumière de Dieu - et qui n’a pas combattu son naturel et [128] ses défauts au commencement qu’il était temps - une personne d’une lumière beaucoup plus avancée, qui lui découvre ses défauts et les inclinations naturelles mélangées avec la grâce. Sans quoi l’âme même ne le fera jamais par la raison des inclinations qu’elle a pour elle-même. Le degré de lumière de Dieu l’a même augmentée encore plus subtilement, si bien que les recherches propres d’une âme éclairée sont plus fines et plus délicates sur soi sans comparaison que d’une autre non éclairée. Et ainsi, vous voyez la difficulté qu’une âme qui n’a pas combattu son naturel et ses inclinations dans le temps qu’elle avait la lumière pour cet effet, rencontre à [par] la suite.

Pour moi, j’ai vu qu’il est comme impossible qu’une âme qui est déjà avancée dans la lumière puisse revenir sur ses pas par la même lumière pour s’en servir à faire ce qu’elle aurait fait dans le commencement et rectifier ainsi par un état supérieur les défauts de l’inférieur. C’est en quelque façon obliger un homme d’un âge déjà avancé de rentrer dans le ventre de sa mère pour y devenir enfant. Cependant il se peut, quand une âme devient assez petite et assez souple pour devenir enfant afin de voir et de travailler par la lumière d’autrui - car c’est ce seul moyen que je vois pour pouvoir faire voir distinctement les défauts du naturel et des inclinations mélangées avec la lumière et la grâce, non combattues et détruites dans le commencement.

Quelqu’un me pourrait dire que, s’il y a beaucoup de lumière et d’oraison, telle grâce doit découvrir ces défauts. Je réponds que non, et que ce qu’elle découvre est seulement une [129] inquiétude générale avec une peine sujette à tomber et retomber, mais non une vue distincte avec une facilité pour s’appliquer aux défauts du naturel et des inclinations, ce qui était facile au commencement. Cela cause un million de maux pour l’intérieur, qu’il n’est pas nécessaire de dire présentement. Tout ce que je vous ai dit ici a été seulement pour vous faire voir la conséquence infinie de travailler et faire usage de la lumière en son commencement, découvrant et éclairant l’âme pour se connaître et par conséquent pour travailler à soi-même afin de se rectifier et s’ajuster sur les inclinations de Jésus.

Remarquez qu’au fait de la lumière qui fait voir les défauts pour les combattre en son commencement, plus elle est poursuivie et plus l’âme est fidèle, plus aussi découvre-t-elle de défauts, ce qui doit encourager, car plus on se connaît, plus on se doit haïr et travailler à se défaire de soi. Les âmes qui ne savent pas ce procédé de la lumière insensiblement se découragent, voyant que plus elles travaillent moins elles font, à ce qu’il leur paraît, et ainsi elles retournent en arrière. Ne faites point de cette manière. Travaillez fortement et augmentez votre désir et votre travail, plus vous vous voyez et vous découvrez imparfaite : portez-en l’abjection et aimez que les autres voient votre misère et convainquez-vous bien que, plus vous vous verrez pauvre et imparfaite, travaillant à vous en défaire, plus Dieu s’approchera de vous. Et quoique souvent le sentiment de Son éloignement vous fasse peine, Son éloignement est Son approche, pourvu qu’avec patience [130] et humilité, vous travailliez pour vous purifier.

Dans ce temps que la lumière travaille à nous purifier et que l’âme y correspond de sa part de son mieux, la présence de Dieu n’est pas facile et suave. Il suffit à l’âme d’avoir quelques amoureux retours qui marquent à Notre Seigneur ses désirs, car l’occupation à laquelle Dieu l’applique dans son état et condition lui est dans l’ordre de Dieu Sa présence. Ainsi il faut s’y perfectionner et s’y appliquer, et elle prouvera par la suite que la pureté intérieure, ayant élevé l’âme, la rendra capable de la présence de Dieu en agissant et en exécutant Son ordre, et qu’elle lui sera facile dans le même ordre,- ce qui n’était pas au commencement-, l’ordre de Dieu pour lors étant Sa présence.

Quand on ne sait pas bien le procédé de la grâce, on est souvent étonné des fougues de la nature que l’on combat, jusque-là même que beaucoup prennent pour les instincts du diable ce qui n’est cependant très souvent que l’effet d’une nature opprimée, mal contente, qui n’a pas son compte soit en soi, soit vers Dieu. Tout ce qu’il y a à faire c’est d’avoir patience et de la combattre avec générosité, toutes ces sortes de productions étant une manifestation de ce qu’elle est et ainsi une découverte de ce qu’il y a à combattre. Ce qui étant fait comme il faut, l’âme trouve à la suite que, quoiqu’elle crût n’avoir point de présence de Dieu en ce temps et en être tout au contraire indigne, Dieu étant fâché contre elle, elle voit que la destruction de la nature et de ses inclinations par la pureté qu’elle acquerra en combattant et en souffrant, lui devient un beau calme. Et ainsi elle trouve [131] et découvre ce qu’elle ne pouvait au commencement, quelque effort qu’elle se fît, qu’envisager seulement en passant.

Enfin il ne faut pas se tromper : chaque chose a son commencement, son progrès et sa fin, et faire une confusion de ces trois degrés c’est tout gâter. Le commencement de la perfection, c’est la destruction véritable de soi-même et de ses inclinations : c’est pourquoi toutes les lumières et les grâces qui sont données en cet état sont pour cela uniquement, et qui voudrait y mélanger les autres degrés y perdrait tout. Travaillez donc et remplissez la grâce de ce premier degré, mettant les fondements avec générosité comme il faut, et vous verrez et expérimenterez que l’ayant fait de la bonne manière, et avec ordre, les autres degrés suivront ; et si cela n’était, vous ne verriez jamais d’ordre mais toujours une confusion pénible et ennuyeuse.

Vous devez avoir pour un principe général qui vous doit infiniment servir jusqu’à la fin de votre vie, de vous défier incessamment de vos sentiments, de vos vues et inclinations, d’autant qu’il y a dans la créature un amour propre si secret et une telle délicatesse pour soi-même qu’il est inconcevable, à moins d’une grande lumière de Dieu, et impossible de pouvoir exprimer jusqu’à quel point qu’il faut être pour en être à couvert. Jugez donc comment on doit être au commencement que l’on travaille et combien il faut s’éloigner des sentiments d’estime et d’inclination pour soi, et avoir pour suspectes toutes les inclinations que l’on a et où il y a quelque regard de soi et de ce qui nous regarde ; et encore plus au fait des choses de Dieu [132] quand l’âme commence d’être plus avancée qu’au commencement où elle est tout entièrement dans les sens et dans le péché. Car si l’on n’y prend garde et que l’on n’ait un combat très rigoureux et généreux contre son amour propre pour se haïr et ne se rien pardonner, cet amour propre se spiritualise et se nourrit aussi bien des choses de Dieu, comme dans les sens des choses du monde ; et ainsi, n’y prenant suffisamment garde, secrètement il s’accroît, se dilate et s’augmente, avec cette différence seulement qu’il se cache plus finement et se couvre plus adroitement des prétextes et des inclinations saintes. Mais plus il est caché et raffiné, plus il est intime, ce qui fait que sans y penser, faute de s’être assez bien connu et combattu au commencement, on a nourri dans son sein un ennemi qui, quoique déguisé sous l’apparence de quelque piété, est plus orgueilleux, plus amoureux de soi, plus suffisant et plus méprisant les autres qu’il n’était dans le commencement ouvertement. À découvert, dans le sensible, on avait peur de lui, car il était habillé en loup dévorant, mais ensuite il se travestit en avançant dans les pratiques de la piété et les exercices de dévotion, si on ne le poursuit à outrance, le découvrant tel qu’il est, quoique déguisé.

Je vous dis tout ceci afin de ne plus jamais plus le redire, et pour vous avertir une bonne fois qu’au fait de vous persécuter et de mourir à vous-même vous ne devez ni consulter ni suivre vos inclinations, mais les lumières que la Providence vous donnera par autrui, car tout dépend de la véritable haine et ensuite de la destruction de vous-même. Toutes [133] ces vérités bien conçues, vous n’avez qu’à travailler d’ici à un très long temps selon elles et vous servir de la consolation et de l’aide de la bonne mère5 que vous avez auprès de vous. Il faut beaucoup faire et peu dire ; mais à cause de la faiblesse, cette bonne mère vous servira beaucoup pour vous consoler.

- DM 2.26 (122).

1L’allusion à la « créature servante » à supporter - tout en donnant des explications ou « raisons à monsieur votre mari » correspond à plusieurs passages rapportés dans son autobiographie : Vie 1.7 - Vie 1.12.1 : « Comme elle vit que je ne lui résistais plus […] elle prit de là occasion de me maltraiter davantage ; et si je lui demandais pardon des offenses qu’elle m’avait faites, elle s’élevait, disant qu’elle savait bien qu’elle avait raison. Son arrogance devint si forte que je n’aurais pas voulu traiter un valet, même le moindre, comme elle me traitait. » - Vie 1.16.1 (ce dernier passage peut être postérieur à la rencontre « depuis peu » avec Bertot qui est rapportée en Vie 1.19.1) : « Cette fille donc connaissait mon attrait pour le Saint-sacrement, où, lorsque je le pouvais librement, je passais plusieurs heures à genoux. Elle s’avisa d’épier tous les jours qu’elle croyait que je communiais : elle le venait dire à ma belle-mère et à mon mari, à qui il n’en fallait pas davantage pour les mettre en colère contre moi. C’étaient des réprimandes qui duraient toute une journée. »

2Nous mettons en incise l’énumération de cette très longue phrase.

3Longanime : patient avec indulgence, magnanime (Rey).

4Grief : douloureux, motif de plainte (Rey).

5Geneviève Granger, supérieure du couvent voisin, où se rendait souvent la jeune Madame Guyon. Elle joua un rôle caché peut-être comparable à celui de Bertot dont elle était la dirigée – mais aussi, il faut le souligner, l’aînée de vingt ans (on sait combien il est difficile d’introduire une « hiérarchie » autre qu’apparente dans les relations spirituelles : voir par ex. la mère de Chantal et François de Sales). Sur cette sainte religieuse voir notre présentation en introduction à la Vie.

. À J. Bertot. Avant octobre 1674 ?

Je ne puis vous dire à quel point s’augmentent ma joie et ma satisfaction d’être au Bon Dieu et comme je suis résolue de ne me point épargner ; je me trouve si bien d’avoir été un peu plus fidèle que cela m’encourage à mieux faire et à vouloir mourir en tout. Je ne laisse point parmi ces bons desseins d’y manquer souvent dans des occasions, mais elles ne sont pas si fréquentes qu’à l’ordinaire.

Je goûte fort l’ordre de Dieu et j’ai un plaisir d’être auprès de N.1, quoique naturellement tout m’y répugne. Il m’est arrivé une fois ou deux, parce que je m’y trouvais fort recueillie, de me retirer pour m’en aller faire oraison croyant aller faire merveilles et j’expérimentais tout le contraire : c’était une inquiétude et une dissipation qui me peinai[en]t beaucoup et je ne pouvais pas être là en repos voyant que ce n’était pas l’ordre de Dieu2. Je me trouve un grand penchant à le suivre lorsqu’il me sera connu.

Pour mon oraison, j’y ai grande inclination et ordinairement beaucoup de facilité ; quelquefois aussi j’y demeure sans pouvoir [149] penser à Dieu, y étant fort distraite. Je ne m’en inquiète point, je n’y fais pas de réflexion aux distractions et je ne les combats pas, quoique ce soit de méchantes choses : je tâche de demeurer devant Dieu comme un aveugle attendant qu’Il veuille m’éclairer, d’autres fois comme un pauvre exposant mes misères, et ainsi du reste qui me vient dans l’esprit, songeant seulement qu’Il me regarde et que cela doit me suffire. La communion, ce me semble, me met dans le calme, car quelquefois, d’avant que de m’en approcher, je me sens toute en trouble, et dans le moment la paix revient et j’y expérimente plus de force. Je vous prie d’être bien persuadé de l’attachement que j’ai pour vous et combien Dieu m’y lie.

1son mari malade.

2V. Vie 1.16.7 : « Mon mari regardait à sa montre si j’étais plus d’une demi-heure à prier et, lorsque je la passais, il en avait de la peine. Je lui disais quelquefois : « Donnez-moi une heure pour me divertir, je l’emploierai à ce que je voudrai », mais il ne voulait pas me la donner pour prier, quoiqu’il me l’eût bien donnée pour me divertir […] je retombais souvent dans la misère de vouloir prier et de prendre du temps pour cela, ce qui n’était pas agréable à mon mari. Il est vrai que ces fautes furent plus fréquentes au commencement : dans la suite je priais Dieu dans sa ruelle [partie de la chambre à coucher] et je ne sortais plus. »

. De J. Bertot. Avant octobre 1674 ?

J’ai bien de la joie de vous voir expérimenter les fruits de votre grâce et de la fidélité que vous avez à mourir. Croyez que vous ne faites encore que goûter un peu sur les lèvres : que sera-ce quand cette mort ira au cœur et ensuite au plus intime ? Cela ne se peut exprimer, car il est très certain que Dieu a mélangé dans la mort et dans les croix de nos (150) états le paradis qui un jour, Dieu aidant, nous glorifiera.

Quoi ! le croiriez-vous que la croix et la mort de soi en son état et par les providences qui l’accompagnent communiquent et donnent en substance en cette vie ce que la gloire étale dans l’autre vie ! C’est pourquoi une âme fidèle reçoit en chaque mort un goût de foi qui est vraiment amer aux sens mais qui est divin au cœur ; et à mesure que l’âme est plus fidèle, la croix et la mort aussi augmentent et ainsi le goût divin devient plus grand. Si bien que tout ce que l’on en dit et tout ce que l’on en peut dire n’est rien étant comparé à l’expérience, et les âmes qui se veulent contenter d’en entendre seulement parler (pour divinement que ce puisse être) ont bien, par la pureté et l’effet de la grâce qui est dans l’expression, un grand goût et une solide joie, mais en vérité ce n’est rien étant comparé à l’expérience. Gustate et videte1: goûtez et voyez, c’est-à-dire : expérimentez et vous comprendrez. Demeurez bien ferme, au nom de Dieu, au point que vous en expérimentez, afin que ce peu vous dise incessamment au cœur : « Courage, mourez et vous goûterez. »

Ne vous étonnez pas de faire bien des fautes et même quantité. Observez-vous et revenez après vos chutes à la source, c’est-à-dire à ce que Dieu demande de vous. Et remarquez bien ce que vous me dites que l’ordre divin en votre état est fort contraire à vos inclinations naturelles. Je dis plus : vous trouverez toujours que vous désirerez incessamment tout autre [151] chose selon votre inclination. Et vous me faites grand plaisir me disant que vous goûtez extrêmement cet ordre divin et que vous commencez à découvrir sa beauté si cachée à l’esprit humain. Car de dire que la soumission et la subordination à un mari et tout le reste d’une condition soit à une âme éclairée divinement un ordre si divin, il faut l’expérience pour le croire ; cependant cela est vrai. C’est pourquoi vous trouverez toujours, lorsque l’ordre divin demandera quelque chose de vous, que vous trouverez plus Dieu en son exécution qu’à faire oraison ou à vous employer dans les plus divins exercices, car l’un vous sera Dieu et l’autre ne vous peut être tout au plus qu’une sainte et vertueuse pratique.

Vous me demandez pourquoi cela ? je vous réponds que c’est d’autant que ce qui est d’ordre divin sur nous en notre état, et quelque petit qu’il soit, est réglé de Dieu, et ainsi Il en est le principe et par conséquent cela nous est Dieu. Mais dans toutes les bonnes choses où nous nous portons par une bonne et sainte intention, Dieu n’en est pas toujours le principe et ainsi, tout au plus, la sainte intention avec laquelle nous travaillons ne peut rendre ce que nous faisons que vertueux et saint.

C’est pour cet effet que votre âme étant occupée au service ou à la récréation de N.2 par ordre divin expérimente en ce temps tant de récollection. Voulant donc, pour goûter encore davantage cette disposition, aller faire oraison et quitter votre emploi vous trouvez du vide en votre oraison et vous ne pouvez trouver ce que vous aviez durant cet emploi. Cela est très vrai et vous l’expérimenterez toujours et [152] même de plus en plus, et plus votre âme sera avec pureté dans ce divin ordre, car vous trouverez qu’il mettra la récollection et le repos dans le fond de votre âme et qu’au partir de là votre esprit sera très disposé pour l’oraison.

Soyez, je vous prie, fidèle à conserver ces expériences comme étant d’infinie conséquence pour votre intérieur, car trouvant une fois cette source d’eau vive dans l’ordre de Dieu, vous pourrez en boire incessamment, n’y ayant rien de plus commun et de plus proche de nous que ce divin ordre. Tout ce que vous me mandez de votre oraison et de la manière de vous y comporter et de rejeter les tentations et les distractions est très bien et dans le degré de votre grâce. Ce que vous dites de la sainte communion est aussi fort bien. Continuez, au nom de Dieu, et ayez humblement patience.

En vérité vous avez bien peu souffert et patienté à la porte de la bonté divine sans qu’elle vous ait enfin ouvert : vous devez avoir infiniment de la reconnaissance pour une Majesté si infinie qui vous regarde si amoureusement et avec une bonté si bienfaisante pour votre chère âme. Mourez donc un million de fois et vous humiliez et soyez petite comme un atome. Où est le temps que vous vous mutiniez ? Voyez, au nom de Dieu, le secours de Sa Majesté et comme Il vous a cherchée et vous a regardée sans que vous pensassiez à Lui, et que Son cœur tout plein d’amour n’a que des desseins d’amour sur vous ! Que vous êtes heureuse non seulement de le savoir mais de savoir où est la source pour y boire à l’aise et sans vous en rassasier ! Si vous avez de la [153] bonté pour moi je vous assure que j’ai pour votre âme tout ce que vous pouvez désirer3.

- DM 2.28.

1Ps., 33, 8 : « Goûtez et voyez combien le Seigneur est doux : heureux est l’homme qui espère en lui. » (Sacy).

2Monsieur Guyon.

3v. Lettre de Bertot ci-dessous, DM 4.75 : « …si j’entre dans cette unité divine, je vous attirerai, vous et bien d’autres qui ne font qu’attendre ; et tous ensemble n’étant qu’un en sentiment, en pensée, en amour, en conduite et en disposition, nous tomberons heureusement en Dieu seul, unis à Son unité, ou plutôt n’étant qu’une unité en Lui seul, par Lui et pour Lui. Adieu en Dieu. »

. À J. Bertot. Avant octobre 1674.

Quoique je sache que vous êtes assez occupé, et que vous ayez peu de temps à nous répondre, cela ne me peut empêcher de vous écrire; et comme vous voulez qu’on agisse simplement et suivant ses besoins, c’est ce qui fait que je suis bien aise de vous dire mes dispositions.

Depuis dix ou douze jours M. N. a eu la goutte1. J’ai cru qu’il était de l’ordre de Dieu de ne le pas quitter et de lui rendre tous les petits services que je pourrais. J’y suis demeurée, mais avec une telle paix et satisfaction que je n’en ai expérimentées de même. Quoique tous ces ajustements me soient insupportables, je ne puis désirer autre chose et j’y suis tellement contente que je ne me trouve pas ailleurs de même. Car quand je le quitte pour des moments pour faire quelques lectures ou prières, c’est avec inquiétude de ce que je n’y vois pas l’ordre de Dieu aussi manifeste que quand je suis auprès de M. N. J’ai trouvé pendant ces temps-là plus de force à embrasser les petites occasions de mort qui se sont présentées, et il me semble que je suis attentive pour y être fidèle. Tout cela assurément me porte à Dieu et je suis en récollection durant le jour quoique [154] je fasse de mon mieux pour divertir mon mari.

Je suis à mon oraison assez en paix, peu de chose m’y occupe. Depuis quelques jours mon sujet se perd assez souvent et quoique j’y veuille toujours revenir doucement, comme vous me l’avez ordonné, je demeure sans rien avoir que j’apercoive: mais pourtant il y a quelque chose dans le fond de mon âme qui m’occupe et qui me fortifie. Je ne sais si je dis comme il faut, mais vous suppléerez à mon ignorance. J’en fais sans manquer quatre heures, à moins qu’il ne m’arrive quelque providence qui m’en détourne. J’en ferais encore autant sans peine si j’en avais le loisir, en sentant toujours le désir dans mon âme.

La bonne mère [Granger] m’aide infiniment. Je suis bien heureuse qu’elle souffre que je lui conte mes misères: tout ce qu’elle me dit va bien avant dans mon cœur et j’ai fort envie d’en profiter.

- DM 2.29 p. 153. Question précédant la lettre 29 et la mort de la mère Granger, qui eut lieu le 5 octobre 1674.

1Vie 1.22.1 : « Comme mon mari approchait de sa fin, son mal devint sans relâche. Il ne sortait pas plus tôt d’une maladie qu’il rentrait dans une autre. La goutte, la fièvre, la gravelle se succédaient sans cesse les unes aux autres… »

. De J. Bertot. Avant octobre 1674.

Réponse à la lettre de Madame Guyon.

Vous avez très bien fait de m’écrire et vous pouvez être sûre, madame, que j’ai une [155] joie extrême de vous pouvoir être utile en quelque chose. J’en ai reçu une que je ne vous puis exprimer, remarquant en votre lettre non seulement l’accroissement de la lumière divine en votre âme, mais encore ses grandes démarches. Car vous ne pouvez être plus certaine par aucune chose de la vérité de cette divine lumière en votre âme que par cette paix et joie à vous contenter de l’ordre de Dieu dans le service que vous rendez à monsieur. Remarquez donc que non seulement tout ce service est ordre de Dieu sur vous, mais encore tout ce que ce divin ordre opère en votre âme. Autrefois vous auriez désiré un million de choses et auriez été chagrinée en ce bas emploi. Mais l’Esprit de Dieu vous employant par sa divine lumière en cela, vous y fait trouver Dieu qui vous met dans le repos et qui vous y fera trouver une plénitude où vous trouverez toutes choses, quoique vos sens et souvent votre raison n’y trouvent rien que petitesse et bassesse, ce qui humilie beaucoup l’âme et souvent même la peut faire descendre de sa lumière divine si elle n’est pas fort constante à se soutenir en cette fidélité.

C’est pourquoi soyez donc certaine que cette providence pour monsieur vous marque infailliblement l’ordre de Dieu pour votre emploi. Et de plus, voyant cet effet de grâce en vous par la joie et le repos, tâchez de vous soutenir afin d’être constante et fidèle, non seulement en cette rencontre mais encore dans toutes les autres qui vous seront marquées par la même Providence. Et vous verrez par votre expérience non seulement que la paix et le repos s’accroîtront toujours, mais encore que votre âme [156] deviendra de plus en plus lumineuse, non pas par des lumières particulières qui feront élancement en vous, mais bien par une pureté générale qui ennoblira et purifiera votre âme, comme vous voyez qu’un cristal, étant sali et plein de boue, à mesure qu’on l’essuie on le clarifie et on lui donne son lustre ; et cette pureté est beaucoup remarquée par le repos, la petitesse et l’abandon où se trouve l’âme dans les rencontres qui lui arrivent. Au lieu que, quand l’âme vit en elle-même et en ses désirs, elle est toujours agitée, et les choses ne se trouvent jamais comme il faut. Tout au contraire elle en est toujours contrariée et par conséquent émue, ce qui la brouille et la rend ténébreuse. Ainsi elle ne saurait se trouver en bonne situation pour être en lumière et pour être comme elle voudrait, ce qui met toujours en elle un certain mécontentement, qui non seulement la rend non satisfaite de toutes choses qui lui arrivent mais encore d’elle-même. Et de cette manière elle porte toujours les créatures sur ses épaules, et soi-même aussi, pour en être crucifiée incessamment sans aucun fruit mais plutôt tout lui causant un déplaisir continuel, sans grâce, au lieu que l’âme s’ajustant à l’ordre divin en son état trouve insensiblement tout le contraire, comme vous voyez et devez bien remarquer par ce qui se passe en votre âme.

Courage donc, et vous trouverez que ce que vous jugiez qui vous devait être un empêchement vous sera un moyen très divin ! Soyez donc fidèle, au nom de Dieu, à aimer et faire tout ce que vous pourrez pour vous servir humblement et suavement de ce que Dieu vous met entre les mains en votre condition. Regardez [157] M. N. comme donné de Dieu à votre âme pour lui être un principe de beaucoup de grâces par les rencontres qu’il vous causera de quelque manière que tout vienne, et ainsi étant malade, servez Jésus-Christ en sa personne. Quand son humeur vous causera de la peine et qu’il vous en donnera par un million de manières et de rencontres que la Providence diversifiera admirablement pour votre bien, voyez-y et y goûtez Jésus-Christ couvert de peines et défiguré par sa croix. Et sachez que, si l’on pouvait trouver l’entrée de cette divine Sagesse de Jésus-Christ, l’on rencontrerait un torrent d’eau vive qui donnerait la vie en infinies manières quoique toutes semblables, étant en Jésus-Christ.

Je ne puis vous exprimer ma joie remarquant que vous commencez de goûter les effets de cette eau vive et que, comme vous dites fort bien, ce qui vous aurait donné la mort et qui vous aurait été insupportable vous est présentement délicieux et que non seulement vous y trouvez la vie mais une souveraine consolation. Ce qui est la cause que vous ne trouvez pas dans vos lectures et dans vos autres exercices intérieurs ce goût divin que vous rencontrez dans cette captivité petite et humble à servir et à obéir à Mr N., ne pouvant pas voir si sûrement l’ordre divin en ces exercices que dans ces providences humiliantes. Vous trouverez toujours que dans l’usage de cela il y aura pour vous plus de force et plus de lumière pour mourir que dans toute autre chose, quelque sainte et grande qu’elle puisse être. C’est pourquoi vous trouverez que ce que vous faites pour le divertir et pour le [158] soulager ne vous causera pas des distractions : au contraire cela vous recueillera et vous ouvrira la porte pour trouver Dieu, autant même que ces choses vous donneront de peine.

Tout ce procédé de grâce dépend de la fidélité que vous aurez à mourir par toutes ces rencontres de providence, ce qui non seulement purifiera votre âme mais aussi vous simplifiera en vous retirant du multiplié1 et en vous appropriant pour voir votre sujet et pour en jouir en simplicité. C’est pourquoi faites doucement ce que vous pourrez pour vous comporter comme je vous ai déjà dit, en vous simplifiant mais en vous soutenant en votre sujet. Et votre sujet s’échappant de votre esprit après ces humbles et douces diligences, pour lors soutenez-vous simplement, alors vous trouverez, quoique vos sens aient peu de multiplicité, que votre fond aura un je ne sais quoi, c’est-à-dire une nourriture en votre sujet par la foi simple qui l’occupe, qui vous fera bien voir qu’encore que vous n’ayez pas bien du distinct, vous ne laisserez pas cependant d’être très occupée intérieurement.

Vous faites bien d’être fort fidèle aux quatre heures d’oraison que vous faites, mais quand la Providence vous en dérobera, pour lors laissez-vous heureusement surprendre à cette aimable larronne qui ne vous dérobe jamais rien que pour vous donner au centuple. Et ce que vous me dites marque très assurément que l’Esprit de Dieu y est, savoir que quand vous quittez l’oraison après ces quatre heures, vous seriez encore toute prête pour en faire davantage, car assurément l’Esprit de Dieu affame et altère toujours, mais très agréablement et sans [159] inquiétude lorsqu’on ne peut en faire davantage. Vous ne m’avez jamais mieux exprimé votre intérieur ni mieux dit ce qui s’y passe, soyez-en certaine : c’est pourquoi je renvoie votre lettre avec celle-ci afin qu’en gardant l’une et l’autre elles vous servent, d’autant que cela vous sera utile pour toute votre vie.

L’Esprit de Dieu est dans nos âmes et y fructifie comme nous voyons que les plantes viennent dans nos jardins : elles croissent toujours par le dedans et par leurs racines ; et ces racines s’augmentant peu à peu et fructifiant, les arbres croissent toujours et dans la suite produisent les fleurs et les fruits, sans changer, quoique qu’il [sic] y ait toujours et incessamment du changement. Ainsi il est bon de savoir que notre intérieur est un vrai arbre de vie qui doit toujours croître, et, quoiqu’il nous paraîsse différent selon les divers temps, que cependant dans la vérité c’est le même qui dans ces divers temps prend ses augmentations. Je ne vous ai jamais tant aimée que je le fais, car il est très vrai que votre intérieur change infiniment. Soyez, au nom de Dieu, bien petite et bien humble, car j’espère que tout ce que je vous ai dit arrivera. Et en vérité j’en vois et en remarque de beaux commencements de grâce qui vous doivent infiniment consoler. Prenez donc courage et cultivez avec plaisir ce petit et agréable arbre que la main du Très-Haut a planté.

- DM 2.29.

1multiplié et non multiple. Idée dynamique.

. De J. Bertot. 1674 ? 

Je me réjouis que votre voyage se soit bien passé et que vous soyez de retour. Je vous assure que la solitude fait respirer tout un autre air que le monde. L’air du monde non seulement est infecté en plusieurs manières mais encore il n’a nul agrément, comparé à celui de la solitude où l’on goûte en vérité le printemps et une sérénité qui contient le goût de Dieu. Dieu seul est le printemps de la solitude et c’est là qu’on le goûte.

Il est vrai qu’avant que cela soit et que l’âme ait le calme, le désembarrassement et le reste que Dieu communique en solitude, il faut peiner et travailler, la nature se vidant d’un million de choses qui empêchent l’âme de goûter à loisir cet air doux et agréable d’une solitude calme et tranquille qui à la suite lui est vraiment Dieu : car qui fait cette solitude si [313] belle, si sereine, si douce et si agréable, sinon Dieu, qui se donnant à l’âme et l’âme L’ayant trouvé elle le goûte et en jouit comme nous jouissons de l’air agréable du printemps, de la beauté des fleurs, de leur odeur plaisante et de tout le reste.

En vérité les créatures, et le soi-même encore plus, sont un vrai hiver à l’âme qui y habite, et quand l’âme trouve Dieu, elle trouve le printemps en toute manière par la solitude et l’éloignement du créé en repos et cessation de tout. Je vous avoue qu’un je ne sais quoi me fait soupirer, avec patience et sans désir, après l’entier dégagement de la manière que Dieu le voudra. Je l’espère par le règlement de toutes choses qui sont, Dieu merci ! en Sa main, et si je me vois une fois en ce printemps de la solitude, qui que ce soit ne me raccrochera, avec l’aide de Dieu…

Je vous avoue que les choses de la terre, les dignités et les grands biens sont une pauvre affaire. N. avec tous ses biens est peut-être bien empêché. Les biens modérés ne sont bons en cette vie que pour être des murs afin que les créatures ne viennent pas inquiéter les personnes solitaires que Dieu n’appelle pas au grand don de pauvreté. Mais en vérité il faut que cela soit bien modéré puisque, quand il y en a plus qu’il ne faut, cela fait toujours un autre tracas et embarras. Heureuses les âmes qui ont le don de la pauvreté absolue, car par là elles ont l’entière solitude sans aucune crainte. Mais c’est une chose que j’admire de loin, me contentant de ma petite grâce et de ma petite solitude. Car selon ce don de pauvreté la solitude est grande. Pauvreté de biens, d’amis, [314] de créatures : voilà la grande solitude, à laquelle je ne prends part que selon le don de Dieu à mon âme.

Je prie Dieu de vous y donner part et de vous faire bien entendre le grand bruit des créatures, du soi-même et généralement du créé. Mais cela ne sera que goûtant la sérénité, le repos et le plaisir de cette agréable solitude. Comme j’en parle, l’une découvre l’autre et sans y penser. On se trouve entrant en cette solitude comme une personne qui serait dans le milieu de Paris les yeux fermés et les oreilles bouchées, qui, en ouvrant les uns et les autres, est fort surprise du tumulte et de l’embarras qui se découvre. « Eh ! mon Dieu ! dit l’âme, où étais-je ? je ne voyais ni entendais cet effroyable chaos, mais retrouvant mes yeux et mes oreilles par le don de la solitude en Dieu, je vois tout autre chose. Cependant un doux contentement, une tranquillité admirable, un éloignement du créé et généralement une satisfaction par une jouissance de toutes choses ayant perdu toutes choses, me fait goûter le printemps dans la solitude. »

Voilà quelque petit crayon de ce que la divine lumière en cette solitude donne peu à peu à chacun selon sa capacité et ainsi en n’étant rien elle est toutes choses et en ôtant tout elle donne tout. Et c’est pour cet effet que Jésus-Christ dans tous les états de sa vie a toujours été solitaire et a opéré tous Ses mystères en solitude. Prenez-y garde, ce serait un détail agréable à voir ; mais vous le pouvez facilement observer dans chaque mystère. Je prie Notre Seigneur qu’il vous donne une sainte année.

DM 2.58, que l’on peut relier aux épisodes décrits dans Vie 1.20.3-4 (Petit voyage. Péril en carrosse. Pèlerinage à Sainte-Reine, juillet 1673) et Vie 1.20.10 (La légèreté de son frère risque de ruiner son mari, novembre 1674).

. De J. Bertot. Avant juillet 1676 ?

Il faut être bien convaincu que toute âme qui est appelée au don de soi et qui, par fidélité, doit consommer cette grande miséricorde ne le fera jamais que par la mort et autant qu’elle aura à mourir. Dieu n’opère dans notre âme aucun changement que par amour, et cet amour est le feu qui doit consumer et nos imperfections et nous-mêmes. Or cet amour a une opération en croix et par les croix : ainsi jusqu’à la fin, l’amour ne cessant point, la mort sera toujours et ira toujours croissant. C’est pourquoi, comme l’amour dans le fond de notre cœur et de notre âme ne dit jamais : « c’est assez », aussi la mort ne cesse jamais mais va plutôt toujours augmentant, de même que nous voyons que le feu s’augmente toujours par son opération même et qu’un petit feu devient un grand incendie en consumant et changeant son sujet.

Or ces morts sont différentes selon le degré où l’âme en est : car comme l’amour est la cause de la mort, aussi la mort a ses différents degrés comme l’amour les a. Au commencement les morts sont palpables et sensibles. Dans la suite que ces morts s’avancent, peu à peu les morts deviennent davantage dans l’esprit, et ainsi plus déraisonnables, c’est-à-dire que les morts nous sont causées par un million de [161] choses, soit par le dedans de nous, soit par le dehors, où la raison ne trouve point où s’appuyer, de manière qu’elle perd sa route. Au commencement que la mort touche les sens, on règle facilement, quoique avec peine, ses fidélités pour les occasions de mourir, mais à la suite que les morts deviennent plus fréquentes et qu’elles touchent la raison et l’esprit, insensiblement, elles font perdre les lumières qui aident à se conduire. Et l’esprit et la raison perdant fond par les morts et dans les morts, n’ont plus d’autre conduite et d’autres moyens pour se conduire que les morts mêmes et les occasions de mourir, qui sont si fréquentes en ce temps-là que tout ce qui est au-dedans et au-dehors devient occasion de mourir par une sagesse divine, qui sait tellement se servir de tout et qui sait si bien ajuster et si bien ordonner naturellement tout le dedans et le dehors de nous-mêmes, c’est-à-dire tout ce qui est de providence sur nous tant intérieurement qu’extérieurement, qu’en tout nous y trouvons des précipices pour mourir.

Au commencement de ce degré, Dieu ne commence que par quelque occasion particulière comme celle que vous me marquez, mais dans la suite que l’âme est beaucoup fidèle et qu’elle fait grand usage de morts, tout devient occasion de mort et l’âme s’en voit tellement affligée que, si Dieu ne la soutenait fortement, comme Il fait, elle aurait un million d’occasions de tristesses. Car elle ne voit que des occasions de mourir, tout se changeant (par un secret qu’elle ne peut jamais comprendre) en mort, et dans la suite même tout devient tellement mort et providence de mort sur elle qu’elle n’a [162] aucune consolation et aucun appui qu’en mourant et se laissant mourir. De dire les petites tristesses de la nature, les incertitudes des sens et de l’esprit, les égarements continuels de l’âme, cela ne se peut au commencement ni même un long temps. Car comme Dieu a dessein non seulement de purifier les sens mais même l’esprit, il faut qu’Il détruise la propre conduite de l’âme, et pour cet effet Il ajuste par sa Sagesse les occasions de mourir, afin de nous retirer de ce qu’il y a de plus délicat en nous, comme est l’assurance de notre perfection, de notre salut, et ainsi afin de pouvoir trouver quelque appui en quelque effet divin en nous.

Dieu donc, pour détruire tout cela et ainsi pour nous perdre plus profondément en Lui, nous fait mourir et nous donne les occasions de mourir par nos propres misères, par nos propres faiblesses et par un million de choses qui sont prises de nous-mêmes, dont Dieu se sert sans que nous puissions jamais nous ajuster et à en faire usage qu’en mourant et en nous perdant. De même aussi de toutes les choses extérieures : Dieu les tourne et les ajuste de manière que nous avons beau faire pour nous précautionner et ajuster raisonnablement notre conduite, les occasions de morts seront toujours présentes malgré nous par toutes les choses qui nous arrivent par notre état auxquelles nous sommes de toute nécessité obligés de vaquer, ce qui assurément est un effet de Sagesse divine sur nous et comme le feu du purgatoire, lequel est invisible et va s’attachant au-dedans et au-dehors de nous. Aussi Dieu par Sa divine Sagesse conduit l’âme à l’obscur, et insensiblement par l’obscurité de la foi la fait ainsi tomber comme [163] dans un précipice où elle ne voit goutte pour se conduire et où par conséquent elle ne trouve que mort.

De dire tout le détail, cela est impossible : il suffit que l’âme sache que la foi commençant peu à peu dans une âme, la conduit imperceptiblement à la mort et que la foi augmentant, la mort augmente, et que pour toute conduite et aide, quand l’âme s’aperçoit que sa raison perd fond dans ces croix et dans ces morts, elle doit se tenir ferme à mourir, sans en voir le moyen ni découvrir la fin de sa mort. Et pourvu qu’elle se laisse mourir avec fidélité ou que même, paraissant être infidèle à la mort même, elle tâche encore de mourir par cela même et ainsi de mourir à l’infini par toutes les occasions de mort, elle trouvera que la mort sera son appui sans appui, car qui dit mourir ne dit pas fond ou assurance, mais bien perte sans ressource. Et ainsi par diverses morts on apprend sans apprendre perceptiblement que la mort est le tout, et que mourir est le bien et le tout qui nous fait trouver un bonheur qu’on ne peut exprimer mais qu’en vérité l’âme goûte.

Où il faut savoir que la raison du procédé de la Sagesse divine sur Jésus-Christ, et par conséquent sur les âmes qu’Il destine pour Lui, de les conduire par la mort et de les faire vivre de mort est que, comme Dieu n’est rien de ce que nos sens et notre esprit peuvent comprendre et que même Il est infiniment au-dessus, Dieu voulant Se donner à une âme il faut qu’Il S’y donne et qu’insensiblement Il S’y écoule par le moyen de la mort : autrement il serait impossible que l’on pût jamais arriver à autre chose qu’à ce que les sens et l’esprit comprendraient, [164] conservant toujours quelque chose de conforme à la nature pour les nourrir et pour les soutenir. Et voilà même la raison pourquoi la Sagesse dans la mort et par la mort se sert de ce qui est en nous et hors de nous plus propre à égarer et mettre hors de conduite notre raison : autrement elle irait toujours par ce qu’elle connaîtrait et qu’elle trouverait de plus avantageux, et ainsi elle ne se laisserait jamais conduire à Dieu qui veut être pleinement le maître de nous-mêmes et qui jamais ne prend plaisir d’étaler Ses miséricordes et Ses grâces que dans une âme où Il peut régner pleinement et à Son gré. D’où vient qu’autant qu’une âme s’aperçoit qu’elle n’est pas pleinement aveugle et soumise en toute manière à Dieu, prenant son seul plaisir dans Son inclination ou dans ce qu’Il désire, quoiqu’elle n’y comprenne rien, elle ne pourrait jamais aborder en terre ferme, d’autant qu’il n’y a que le seul plaisir divin et par conséquent l’ajustement à son ordre qui puisse affermir et assurer l’âme.

C’est ce que l’on a vu en Adam : Dieu attache Son règne entier et la confirmation de Sa grâce à une chose si petite comme de s’abstenir de manger d’une pomme afin qu’Adam captivant son jugement et tout soi-même en cette obéissance, Dieu fût pleinement le maître de tout lui-même. Car de considérer le précepte en soi, il n’est de rien : il le faut seulement envisager dans la soumission totale et la dépendance souveraine que Dieu voulut qu’Adam eût de Lui, afin de faire subsister Ses dons très magnifiques en son âme et même Sa pleine autorité sur toutes les créatures. Il y a dans l’Ecriture Sainte quantité d’exemples [165] semblables pour nous faire comprendre cette vérité, et il est très vrai que nous ne venons jamais et n’arriverons aucunement à la pleine liberté de nous-mêmes que par l’entière soumission à la conduite de Dieu, ce qui ne se peut exécuter que par la suite des morts tant intérieures qu’extérieures que la Sagesse ordonne sur nous.

Mais la nature a des difficultés infinies à mourir, soutenant toujours ses droits, tantôt se tenant à une chose, tantôt à une autre, comme nous voyons qu’un homme se noyant s’attache à tout ce qu’il peut pour conserver sa vie ; et ainsi l’âme dans les morts, selon le degré où elle en est, a ses arrêts et ses soutiens. Et je ne m’étonne point que vous ayez tant de peine à perdre ce calme et cette paix qui certifient votre âme, d’autant qu’il faudra qu’elle soit bien dans un avancement plus grand qu’elle n’est pour se laisser aller au long et au large par les morts sans avoir d’autres appuis ni certitude que la mort. Et cependant il faut tant et tant mourir qu’on en vienne là ; autrement on n’arrivera jamais à Dieu même. Car comme il est impossible que la foi fasse aucune démarche dans notre cœur qu’autant que la mort le prépare, aussi il est impossible que l’on vienne à approcher Dieu que par la pointe cruelle des occasions qui nous font mourir. Et toutes les personnes qui n’ont point l’âme assez généreuse pour vraiment mourir par toutes les occasions que je viens de dire ne doivent point s’attendre au bonheur de trouver Dieu et de vivre en Lui en cette vie.

La science même de la mort est en quelque manière l’unique nécessaire, puisqu’il est vrai que Dieu y attache le moyen d’arriver en cette [166] vie à notre bien et même d’en jouir : ainsi il faut tâcher non seulement de se confirmer pour porter avec fidélité les morts, mais même faire tout son possible pour ajuster doucement et humblement sa correspondance selon le degré de ces mêmes morts. Ainsi il est d’importance que vous soyez fidèle passivement à vous laisser en croix autant que Dieu le voudra, tâchant peu à peu de vous y conserver par la foi nue qui vous certifie de ce bonheur. Il ne faut pas rejeter les petites consolations et certitudes que Dieu vous donne pour vous faire demeurer en croix et en mort, mais quand Dieu vous les ôte et qu’Il vous laisse en nudité pure, laissez-vous y autant qu’Il voudra, quoique vous n’aperceviez nul bien de ces croix : il suffit seulement que vous mouriez et qu’elles vous fassent mourir, c’est-à-dire qu’elles vous crucifient, et vous verrez dans la suite que leur effet sera [d’autant] plus solide et plus véritable que moins il aura été perceptible et compréhensible à votre raison.

C’est pourquoi l’âme est sollicitée selon les démarches qu’elle fait d’accompagner la mort qu’elle a à souffrir intérieurement et extérieurement de sa correspondance selon son degré d’oraison. Car quand elle commence à se simplifier, elle doit être plus simple en ses morts, et quand sa simplicité augmente, de même elle doit agir à l’égard de ces morts selon le degré de simplicité ou de passivité où elle en est. Et si dans le degré de simplicité, les morts sont difficiles à porter à cause que l’âme y demeure en simplicité, dans les degrés de passivité c’est encore tout autre chose, d’autant que pour lors, l’âme étant beaucoup destituée de son soutien et [167] de sa correspondance, elle y est aussi plus au pouvoir de la mort pour la traiter au gré de Dieu, sans que l’âme puisse s’aider d’autre manière que passivement souffrant les croix et se laissant dévorer à la mort passivement, comme elle agit dans l’oraison passivement. Ce que l’âme peut avoir pour la certifier, c’est de se consoler de fois à autre un peu dans la lumière de la foi, laquelle ne s’éclipse jamais pour les occasions de mourir, pourvu que l’âme soit fidèle à vouloir mourir et à faire même ce qu’elle peut. Et quand par faiblesse l’âme tombe et qu’elle se voit accablée de quantité de défauts, si elle est fidèle à se servir de la pointe de mort et de crucifiement que toutes ces choses contiennent (quoiqu’elles viennent de notre mauvais cru), elles ne laissent pas de nous donner le moyen de mourir ; et la foi, très obscure dans ces occasions-là, et si vous voulez même très obscurcie, ne laisse pas de demeurer cependant foi et lumière divine, qui se sert de toutes ces misères pour nous faire pénétrer encore plus avant dans nous-mêmes et nous faire mourir plus hautement et plus profondément.

Où il faut remarquer que les choses extérieures en la main de la foi sont merveilleuses pour nous faire mourir. Mais c’est encore tout autre chose de nos pauvretés, de nos misères et de nos péchés, en la main de cette divine lumière allant bien plus profondément, furetant et cherchant notre propre vie et notre propre soutien jusque dans le fond de nous-mêmes pour y porter le glaive de mort ; et l’âme qui est assez heureuse de soutenir la foi en ces occasions reçoit un bien et un [168] avantage de la mort qui ne se peut concevoir.

C’est pourquoi il suffit de se laisser comme on peut et de suivre de son mieux les occasions de mourir en se soutenant en foi sans foi même, d’autant que tout le perceptible de la foi qui peut demeurer dans nos sens s’évanouit, et l’âme déchéant de cette manière de tout soutien devient bien plus en état, si elle est fidèle, de se laisser aller au gré de Dieu, comme nous voyons qu’une pierre n’étant arrêtée de rien roule par son propre poids dans un abîme d’eau sans jamais y pouvoir trouver la fin. Et la marque même que l’âme qui est avancée en passivité peut avoir pour assurance qu’elle est bien dans ces morts et dans ce que je viens de dire est qu’elle ne trouve point de fond ni d’appui en rien, c’est-à-dire qu’elle n’a d’assurance ni par ses morts ni par sa lumière, ni enfin rien qui la puisse appuyer.

Et supposé que l’âme ait la fidélité suffisante pour se perdre beaucoup par ses morts, quoiqu’elle ne voie ni ne puisse voir le moyen comment les vertus divines naîtront en elles, cependant cela sera, d’autant qu’il est certain que c’est par cet unique moyen que Dieu laboure la terre qui les doit produire ; et comme Dieu seul est la racine et le fond de telles vertus, aussi est-il impossible qu’elles viennent jamais dans une âme que par la mort et autant qu’elle meurt. Si bien que dans la suite que l’âme meurt beaucoup à soi, insensiblement et sans que l’âme puisse jamais apprendre le moyen, elle trouve que de sa pourriture et de ses cendres naissent les vertus, conformément aux morts qui l’ont pénétrée et dévorée. Ainsi l’âme peut [169] juger des vertus divines qui l’ennobliront dans la suite par toutes ces occasions de mort et de mourir qui lui sont ordinaires. C’est pourquoi laissez-vous mourir autant que vous pouvez, et même, que la vue du défaut des vertus vous y aide, et vous verrez que ce que je vous dis est vrai.

Ces principes généraux vous instruiront en particulier de ce que vous devez faire, sans que j’aie besoin de vous tout particulariser. Ce que vous me dites de votre domestique est ce qu’il vous faut pour vous humilier et vous faire souffrir : bien de telles occasions vous seront utiles et j’espère que la bonté de Dieu vous en fournira assez en toute manière. Ce que vous avez fait ensuite est bien et de la manière qu’il faut pour purifier les fautes qu’on y peut avoir commises.

Il est de grande conséquence, dans le degré où vous êtes, de soulager votre âme autant que vous pourrez en la tenant gaie : autrement, sans s’en apercevoir, elle serait toujours en réflexion sur certaines peines qui causent les morts, et, par là et en voulant trop mourir à soi selon son gré, on ne mourrait pas. N’ayez donc pas de crainte que votre travail vous nuise : c’est un petit soulagement des sens de l’ordre de Dieu, et ne vous étonnez pas des espèces qu’il vous cause. Laissez-les doucement évanouir en les remettant en foi.

DM 2.30 ; avant la mort du mari, si l’on admet que l’édition suit l’ordre chronologique. Indice d’attribution :  allusion à la fille, domestique insolente.

. De J. Bertot. Avant juillet 1676.

Je ne manquerai pas, Dieu aidant, d’aller à Notre-Dame de la Délivrance et de faire la neuvaine que je commencerai la veille de Noël. Je vous prie de dire à N. que le mal1 a cela, tout de même que les croix, qu’il contient en soi l’oraison et les applications à Dieu, qu’il les faut faire seulement selon que l’on voit que le mal le requiert pour ne pas s’intéresser, que l’ordre de Dieu demande seulement en ce temps l’abandon, la paix et le silence pour souffrir en ces dispositions avec quelques retours amoureux, non par acte, mais par abandon et par état : ce qui retranche insensiblement la corruption de la nature, qui flue aussi bien en [305] ce temps-là qu’en un autre, spécialement quand l’âme ne se tourne pas vers Dieu selon son biais et selon le dessein de Dieu sur elle. Il faut donc retrancher prudemment tout ce que l’on peut voir qui pourrait incommoder, car la foi supplée à tout et contient toutes les opérations extérieures et fait que l’âme étant dans sa disposition privée soit d’oraison soit de communion, les retrouve éminemment en ce qu’elle souffre ou fait par ordre divin, qui est souvent plus efficace non seulement pour produire la grâce mais pour détruire les défauts, par la raison qu’étant dans le divin ordre chaque chose manifeste les défauts qui sont en l’âme par la pratique et expérience. Je ne sais si vous m’entendrez et elle aussi2.

Je vous ai tant parlé de la petitesse et comment vous la devez pratiquer qu’à moins d’une lumière actuelle pour cet effet précisément je ne puis vous en dire davantage. Peut-être le divin enfant m’en donnera-t-il quelque chose à Noël. Mais lisez et relisez mes lettres et vous y trouverez plus que vous ne croyez, la divine lumière y ayant été car la divine lumière qu’elle contient tout et dit tout selon la disposition des yeux qui la voient, et en vérité elle a tant été pour vous et pour N.2 que j’en suis étonné.

Sachez que jamais vous ne trouverez rien que dans l’Enfance et que là vous trouverez tout : ce sera votre trésor. Cette Enfance dit simplicité, joie en docilité d’un enfant, si bien que, pour que cela soit et que cette divine lumière qui vous est propre soit avec étendue selon l’ordre divin, il faut que la nature meure à tant de choses : précipitations etc. et enfin [306] que vous tâchiez de vivre toujours en esprit. Rien ne vous fera entrer dans cette divine lumière d’enfance qui vous est propre que la foi qui retranche l’usage des sens élevant l’âme en esprit. C’est dans cet esprit de petitesse que vous pouvez trouver seulement la solidité et la confiance. Au contraire, cela n’étant pas, votre esprit est toujours comme un oiseau sur la branche en avidité et en recherche. Enfin, sachez que tout de même qu’un enfant ne peut jamais trouver que son malheur dans sa propre volonté, sa volonté n’étant pas accompagnée de sagesse, jamais aussi vous ne trouverez rien en votre propre volonté, et au contraire par la divine conduite vous trouverez la divine Sagesse dans la soumission aveugle à la volonté d’autrui. Remarquez cela pour toujours.

Il faut non seulement que vous preniez garde par la lumière divine aux choses qui accompagnent l’état d’Enfance de Jésus-Christ, comme la pauvreté, l’abjection et le reste, mais [aussi] à ce qui le constituait qui était cette petitesse d’un enfant, ce manque de volonté et de conduite et tout le reste qui constitue l’enfance, car c’est en cela qu’est le fond de la lumière et Sagesse divine, sans quoi vous n’aurez jamais l’état d’Enfance en vérité. Ceci est fort et il y aurait infiniment à dire étant d’une lumière très grande. Appliquez-vous à chaque parole, non pour en prendre l’écorce mais pour en puiser avec l’âme de la divine lumière le fond et l’essence, car c’est en cela que consiste l’Enfance divine pour vous ; et si vous pouviez perdre heureusement votre volonté pour une autre que Dieu vous a choisie, [307] vous trouveriez par là la divine Sagesse et vous ne le ferez jamais autrement.

Par là, la divine Sagesse vous donnera la pauvreté, l’abjection et le reste de ce qui accompagne l’Enfance ; et jamais rien de cela ne vous viendra qui soit effet de la divine Sagesse que par perte de volonté, de conduite, et en vous laissant conduire par autrui comme un enfant. Autant que cela arrivera, autant vous entrerez dans votre grâce ; cela manquant rien ne viendra, et cela est si vrai qu’au cas que vous soyez fidèle et que vous quittiez le passé pour entrer dans cette grâce, Dieu ne manquera pas jusqu’au dernier moment de votre vie de vous donner un homme qui par son ordre aura effet de grâce sur vous, et quand cela ne sera pas ce sera une marque que vous ne serez pas fidèle à votre grâce. Quand Jésus enfant ou plutôt quand l’état de l’Enfance de Jésus eut cessé, Saint Joseph est mort. Sans y penser, en écrivant, la lumière est venue abondamment.

Prenez, au nom de Dieu, garde à votre grâce et aux renouvellements intérieurs qui la marquent car ils sont vrais comme je vous l’ai mandé. Faites application forte à ce qui constitue essentiellement votre état et par où vous doit par conséquent venir la lumière et la grâce qui sera la mère qui engendrera le reste, je veux dire les accompagnements de la Sainte Enfance. Vous n’aurez d’oraison que par là, et tout le reste vous y sera communiqué. Omnia bona mihi venerunt pariter cum illa, et innumerabilis [b]onestas per manus illius3.

- DM 2.56.  L’attribution est incertaine, v. note 2.

1Allusion possible au mal du mari, atteint de la goutte.

2Une personne accompagnant Madame Guyon ?

3Sag., 7, 11 : « Tous les biens me sont venus avec elle, et j’ai reçu de ses mains des richesses innombrables. » (Sacy).

. De J. Bertot. 22 mars 1677.

Découvrir la divine Providence en tout.

Il est de la dernière conséquence de reconnaître beaucoup Dieu et la conduite de Sa divine Providence dans tout ce qui nous arrive, non seulement par le ministère des hommes mais encore par les saisons et les incommodités naturelles qui surviennent comme cela est beaucoup naturel et ordinaire. L’on y est presque toujours surpris et l’âme par conséquent s’y laisse insensiblement conduire naturellement, mais quand elle est fidèle à réserver sa vue surnaturelle en foi pour y découvrir Dieu et Son divin ordre, elle L’y trouve aussi purement et même souvent plus que dans les autres natures de croix et de peines qui surviennent et où Dieu y paraît plus clairement, où il faut remarquer que plus les choses qui nous peinent, nous renversent et nous crucifient, sont naturelles et qu’ainsi Dieu y est plus caché et inconnu, plus Dieu s’y trouve quand, par la foi, l’âme meurt assez à soi pour outrepasser tout ce naturel et cet inconnu afin d’y rencontrer cette divine et adorable Providence à laquelle rien n’échappe et qui est le principe général de tout ce qui est et de tout ce qui arrive dans la terre, de manière [f. 1 v°] qu’autant que l’âme envisage tout cela en foi et que par ce moyen elle en surnaturalise l’emploi et généralement tout ce qu’elle souffre, par telles occasions elle y trouve Dieu très hautement.

Donc l’on peut tirer une consolation très avantageuse pour une âme amoureuse de Dieu, [à] savoir que tout ce qui est de plus naturel dans la vie de l’homme peut être relevé très éminemment dans la jouissance de Dieu et qu’ainsi une âme qui peu à peu par la fidélité et par l’oraison s’approprie à l’usage de la foi, peut rendre surnaturel tout ce qu’il y a de plus naturel en sa vie, non seulement pour les souffrances et ce qui nous fait souffrir mais généralement pour tout ce qui peut être l’occupation et l’emploi de la vie.

De là on peut voir la perte que font les âmes peu éclairées de la foi et qui ont peu d’usage de son exercice par l’intérieur, d’autant qu’il y a infiniment des temps vides en leur vie à cause que n’ayant pas en elles le moyen de trouver Dieu en toutes choses, tout ce qu’elles peuvent faire au plus c’est de pouvoir Le reconnaître dans les plus grandes croix et afflictions qui leur arrivent, demeurant [f. 2 r°] comme toutes naturelles dans tout le reste, car tout de bon il n’y a que la foi et les yeux éclairés en foi divine qui puissent découvrir et pénétrer Dieu dans tous les moments de la vie, si naturel comme esta tout ce qui nous arrive de moment en moment, soit par les saisons, les mauvaises rencontres, les embarras de la vie, le boire et le manger, et le reste qui fait tout l’emploi de chaque jour.

De prime abord cette lumière de la foi demande de l’application et beaucoup de fidélité pour y découvrir Dieu par la Providence et par la conduite, mais à la suite, peu à peu, par telles fidélités, les yeux s’ouvrent comme si naturellement que la chose devient très facile à peu près comme nous voyons que nos yeux corporels étant capables de la lumière du soleil, nous voyons et nous découvrons sans peine la beauté des objets et nous discernons facilement leur mérite1. Vous faites très bien d’être fidèle autant que vous le pouvez à votre oraison et quand la Providence vous fournit des embarras qui semblent nous en ôter la commodité, ne vous embarrassez pas : tâchez plutôt d’ajuster votre correspondance et l’emploi de votre esprit [f. 2 v°] selon que vous voyez que vous le pouvez, car étant à cheval ou au milieu des distractions de votre emploi, vouloir faire votre oraison aussi tranquillement que si vous étiez dans une profonde solitude, c’est hors l’ordre de Dieu. Quand vous faites donc votre oraison dans ces temps, ou souffrez patiemment les distractions qui vous y viennent, ou contentez-vous de vous tenir doucement en la présence de Dieu par une inclination amoureuse et paisible et pour lors cela suppléera aux lumières et à l’occupation intérieure que vous pourriez avoir étant plus à vous.

Vous faites très bien de continuer vos dévotions autant que vous le pouvez, car vous en tirerez toujours et beaucoup de fruit et beaucoup de consolation, Dieu prenant plaisir dans ces temps de remplir les fidélités aux autres occasions où il y a à mourir. Continuez aussi à vous conduire comme nous l’avons dit, étant mieux et plus utile pour l’intérieur et pour la gloire de Dieu d’avoir un peu de faute et de force dans votre emploi que dessus languissant de faiblesse, ce qui vous embarrasserait beaucoup.

- Pièce 7248 du ms. 2174 des Archives Saint-Sulpice, référence que nous abrégeons par A.S.-S. 7248. Il s’agit de la copie par Isaac Dupuy de la seule lettre que nous possédions de Bertot datée et adressée nommément à Mme Guyon.

asont ms.

1anacoluthe.

. De J. Bertot. Avant 1678 ?

Je vous aurais écrit pour vous consoler et pour vous dire deux ou trois mots de la disposition où vous deviez être selon votre grâce dans votre mal : vous m’avez prévenu, [ce] dont je vous remercie et dont j’ai bien de la consolation.

Pour répondre à la vôtre, je vous dirai que pour l’ordinaire le grand effet de grâce que Dieu prétend en donnant des maladies aux personnes qui sont amoureuses de la sainte oraison et qu’il destine pour l’union en simplicité de foi est de les dénuer par là peu à peu et de leur ôter un million d’appuis que la nature ne quitterait jamais. Souvent même quand les âmes sont fortes, Dieu se plaît en cet état de les mettre en telle déréliction et tout ensemble de laisser leur pauvre nature comme des chevaux échappés sans être domptés ni arrêtés par rien, car, comme en ce temps le corps étant affaibli il ne leur reste nulle correspondance ni force, ainsi sont-elles du côté de Dieu et de leur part aussi dénuées de toutes choses aperçues, oubliant tout à la réserve des douleurs qui les pressent et d’un million d’instincts naturels qui les tourmentent.

Quand les âmes ne savent pas le secret divin et qu’elles regardent naturellement leur mal, attribuant seulement cet affaiblissement et cette pauvreté intérieure au mal qui naturellement [309] affaiblissant le corps diminue la vigueur de l’esprit, elles se tourmentent et souvent elles se font du mal et, bien plus, elles perdent tout le dessein de Dieu par telle maladie, ne faisant ni l’un ni l’autre, c’est-à-dire ne correspondant pas à Dieu par leur activité car elles ne le peuvent, et ne faisant pas usage du mal, se contentant de la bonne intention qui le souffre par pénitence ou autre motif au lieu de s’unir au dessein de Dieu qui dénue, fait perdre et prive de tout, non seulement des précédents exercices mais encore de toute correspondance. Si bien que, si l’âme fait application, la maladie est une merveilleuse grâce pour dénuer et faire tout perdre afin de conduire et traîner l’âme insensiblement et sans s’en apercevoir dans l’abîme de Dieu, pourvu que dans le mal la pointe du cœur soit seulement vers Dieu en abandon : je le veux, je suis à vous, faites comme il vous plaira. C’est donc l’abandon unique, en repos et paix, perdant tout soin de ce que l’on est ou de ce que l’on devient, qui est la grande correspondance au dessein de Dieu dans les maladies des âmes où la foi a bien commencé. Car les âmes qui ne sont pas là doivent prendre leurs motifs et s’aider de la vigilance pour la pratique de la vertu. Et ici le repos et l’abandon fait pratiquer toute vertu dans le mal quand l’âme est fidèle selon que je dis.

N’avez-vous jamais pris garde, sur le bord de quelque rivière, comment elle entraîne à son gré par son mouvement propre quelque morceau de bois qui flotte dans l’eau : il ne fait rien et il fait tout car il se laisse aller au gré [310] de l’eau qui le porte insensiblement jusqu’au plus profond de la mer1. Voilà l’exemple d’une âme qui correspond en simple abandon au vouloir divin dans le mal, lequel supplée et contient pour lors tout exercice, de telle manière que souvent même on les perd ; mais encore toutes les lumières, tous les goûts, et tout ce que l’on savait des voies de Dieu s’efface, devenant dénué de tout.

Quand l’âme a été bien fidèle de cette manière, les forces revenant peu à peu en l’esprit, et l’esprit se dépêtrant de la faiblesse comme d’un bourbier où il était abîmé, s’il n’y prend garde il devient fort actif et ainsi il se trouble. Mais il y faut prendre garde et continuer doucement son simple abandon en repos et en nudité trouvant là toute la simple et sainte multiplicité des divins mystères de Jésus-Christ par les saintes fêtes jusqu’à ce que le corps et l’esprit soient entièrement fortifiés et capables d’agir. Et vous remarquerez que, comme la main de Dieu par la maladie vous a dénuée et fait trouver tout en votre simple repos et abandon perdu, l’activité revenant par la main de Dieu, sans précipitation de votre part, vous retrouverez la sainte et féconde multiplicité des divins mystères avec bien de la grâce.

Il faudrait du temps pour vous parler de tout cela. Seulement je vous prie de vous faire souvent lire et relire ceci et vous y trouverez votre affaire. Ceci est fondé sur un grand et infaillible principe de la foi qu’il n’y a rien de naturel pour les âmes qui sont assez heureuses de vivre en foi, et qu’encore que les choses arrivent naturellement, tout est divin et [311] conduit par l’infiniment sage Providence. Si bien qu’il ne faut jamais rien regarder naturellement mais tout divinement, soit les maladies ou le reste qui nous arrive, tout étant pour la perfection de l’état où nous sommes, spécialement les âmes étant dans quelque simplicité de foi par vocation. D’où vient que quand une âme qui a déjà quelque commencement de cette grâce serait tellement avancée en âge que la vieillesse commencerait à l’affaiblir je ne doute point que cette faiblesse aussi bien que la maladie ne contribuât à la simplifier davantage, quoiqu’elle soit une cause naturelle, mais qui devient divine par le commencement de cette grâce surnaturelle et divine de simplicité ou de foi.

Vous dites fort bien que dans ce repos et dans cet abandon où l’âme perd tout soit du côté de Dieu ou d’elle-même, à la réserve de son nu abandon, elle a une délicatesse de conscience plus grande qu’auparavant quoiqu’elle ait moins et qu’elle fasse moins. Cela vient de ce qu’elle est plus purement et plus nuement sans son secours abandonnée à Dieu, et ainsi Dieu est son sensible, y ayant moins de naturel. Cela est certain, et c’est le moyen le plus solide et le plus infaillible pour connaître quand la privation, le dénuement et la simplicité sont de Dieu ou par une paresse naturelle. Car s’ils sont de Dieu, le sentiment devient délicat à cause que Dieu y devient le sensible de l’âme, qui ne peut rien faire de mal sans Le bien sentir ; et au contraire, s’ils ne sont pas de Dieu, mais par une intervention de l’âme, l’âme devient hébétée et aveuglée à ses défauts, à cause que, bien qu’il paraisse à l’âme qu’elle ne fait rien [312], cette paresse est multipliée secrètement et éloigne par conséquent de Dieu.

Prenez courage, demeurez comme Dieu vous met ; et à mesure que vos forces reviendront, reprenez simplement et en abandon vos petits exercices selon que votre cœur s’y trouvera porté et que l’ouverture par la lumière divine vous en sera donnée. Voilà une grande lettre que je prie Notre Seigneur de vous faire comprendre, car elle est d’infinie conséquence. Je suis à vous de tout mon cœur.

- DM 2.57 ; attribution incertaine.

1les Torrents développeront ce thème.

. De J. Bertot. Avant 1678 ?

J’ai de la consolation que vous vous portez mieux. Tâchez de vous appliquer à ce que je vous écris, car c’est votre affaire et vous devez agir comme je vous le mande. Toutes ces pauvretés que vous me dites et que vous me direz encore sont une aide pour vous perdre et vous laisser en plus grande perte. Il faut y faire de votre mieux en tâchant avec abandon de vous corriger, mais quand la vue et même l’expérience de ces misères vous accable, il faut vous relever, non par force mais vous calmant et vous abandonnant. Si vous pouviez une fois bien comprendre cette leçon, vous seriez heureuse car vous remédieriez à vos défauts et vous arriveriez au même temps où Dieu vous veut qui est la mort de vous-même.

La corruption n’est-elle pas le principe d’une autre génération ? Ne voyez-vous pas qu’il faut qu’un oignon de tulipe pourrisse avant qu’il produise ? Comment se vider de la plénitude, de l’estime de soi, de la suffisance, de l’orgueil et de la promptitude qu’en voyant et expérimentant ce fumier ? Mais le malheur est quand l’âme ne se sert pas de ces vues et expériences en paix et abandon pour s’en défaire en cessant ou défaillant et non en opérant. Vous ne cesserez jamais de voir et d’expérimenter ces pauvretés jusqu’à ce que vous preniez ce procédé comme il faut et qu’ainsi [316] vous deveniez petite par ces vues comme une fourmi, non en vous décourageant mais en vous unissant à Jésus-Christ qui prend plaisir d’être dans un cœur et d’en prendre possession quand il est vraiment humilié.

Travaillez donc doucement et simplement comme je vous ai dit et écrit tant de fois1, faisant oraison et étant fidèle à chaque moment, et laissez travailler Notre Seigneur chez vous par vos pauvretés et par le fond de corruption qui se découvrira encore bien plus. C’est une chose admirable que ces vues étant dans un cœur humilié et doucement tranquille par l’ordre de Dieu, l’on trouve dans cette pauvreté et dans ce bourbier Jésus-Christ, et qu’au contraire se forçant par une secrète suffisance qui fait que l’on se veut remplir de vertus, pensant que ce soit un remplissement secret de Jésus-Christ, l’on s’éloigne de Lui.

Heureuse l’âme qui pourrit et pourrit encore un million de fois, car, pourrissant en paix et en abandon, elle germe à la suite ! Mais le tout est de faire ce que Dieu vous laisse à faire en cet état et de souffrir ce qu’Il veut faire Lui-même. Il veut, comme je vous viens de dire, que vous fassiez de moment en moment ce qu’il y a à faire et Il veut que vous souffriez en abandon ce que vous ferez.

Je prie Notre Seigneur qu’Il vous donne lumière car voilà le fond de votre conduite. Si vous aviez entendu le secret de Jésus-Christ incarné, vous auriez marché à grands pas et peut-être ne l’auriez-vous pas pu, votre nature étant trop forte dans son commencement. Je crois de plus que ce défaut passé vous servira encore infiniment pour pourrir, le portant avec [317] la même disposition que les pauvretés journalières. Soyez pour le passé et pour le présent en abandon paisible, faisant ce que vous avez à faire et à la suite, Dieu aidant, le grain étant pourri il germera, et ce que je vous pourrais dire arrivera ; mais ce ne sera jamais que vous ne soyez pourrie ! Vous m’entendez, car je ne parle point de la pourriture corporelle.

Lisez et relisez ceci, et sachez que jamais vous ne le mettrez en pratique de manière que votre esprit en soit content ; quand cela sera votre pourriture sera achevée et elle commencera à germer. Je ne sais si vous comprendrez ce dernier.

- DM 2.59 .

1Allusions à la nature volonta ire voire impérieuse de la jeune femme.

. De J. Bertot. Avant 1678 ?

On ne saurait assez se convaincre combien il est de conséquence de s’ajuster aux providences de Dieu, et quoiqu’elles semblent nous empêcher et même souvent détruire nos desseins pour Dieu, il n’importe, pourvu qu’on s’y tienne avec une entière et nue fidélité. Un très long temps Dieu prend plaisir de faire passer et repasser les lumières pour convaincre l’âme et l’établir dans ce principe et dans cette vérité, mais quand il est suffisamment établi en l’âme, Dieu pour le purifier davantage efface toutes ces vérités, et soutient en nudité l’âme par ce principe même.

De vous pouvoir exprimer ce qu’Il produit [318] dans une âme vraiment nue et fidèle à mourir à tout et à tout intérêt, tant humain que divin, pour subsister uniquement dans l’ordre divin sans en découvrir aucune excellence ni où il conduit, ni où il prétend, cela ne se peut. Car il est vrai que ce que Dieu opère dans une âme vraiment nue de toutes choses subsistant de moment en moment par ce que Dieu fait en elle, est si grand qu’il donne de l’étonnement à l’âme qui en a l’expérience. Car comme Dieu par Sa pure opération ne peut dire que Lui-même, aussi l’âme mourant à toutes choses et à elle-même et recevant seulement ce que Dieu lui donne ou ce qu’elle a, soit intérieur soit extérieur, a la seule opération de Dieu. Et ainsi, quoiqu’elle voit souvent qu’elle ne fasse pas grande chose et qu’il lui paraisse aussi que Dieu ne lui fait rien, mais seulement qu’elle est occupée comme naturellement des choses qui lui arrivent et qui sont ordinaires dans son état et condition, au milieu de tout cela et en tout cela en mourant à soi pour y trouver seulement l’opération de Dieu, elle l’y trouve sans y rien trouver de différent. Et c’est cela proprement qui, la faisant mourir à un million de choses, travaille magnifiquement et fait vraiment l’ouvrage d’un Dieu et qui est vraiment à la suite de Dieu en elle quand Il l’a purifiée de tout ce qu’il y avait de contraire. Car il est certain que si nous savions bien nous laisser entièrement et nous abandonner entièrement à tout ce que Dieu fait en nous et autour de nous, c’est-à-dire à tout ce qui nous arrive, quelque naturel qu’il puisse être et même quelque détruisant et quelque renversant qu’il soit, nous [319] trouverions qu’il n’y a rien de mieux ni de meilleur pour faire tout ce qu’il faut faire en nous que ce qui nous arrive.

C’est pourquoi il vous est de grande importance d’ajuster votre âme peu à peu à ce procédé. Et cela étant, assurez-vous qu’elle aura souvent des régals intérieurs qui viendront du fond comme ceux que vous me marquez. Et je vous dis plus que je vous puis assurer qu’au degré où vous êtes vous ne devez pas accepter du premier abord la mélancolie et le petit abattement qui vous pourra arriver et qui vous arrive. Mais qu’au contraire pour correspondre à Dieu comme il faut et pour entrer dans Son dessein conformément à Son opération divine, vous devez contribuer à vous donner de petites joies et à réveiller votre cœur en Dieu toujours présent pour être Son aimable demeure. Mais quand vous avez fait doucement et humblement ce que vous avez pu et qu’il vous paraît que Dieu n’y correspond pas mais que vous êtes laissée en quelque tristesse, de quelque lieu qu’elle vous vienne souffrez-la comme opération divine, mais que cependant la pointe de votre cœur ait toujours quelque réveil pour la joie aussitôt qu’elle paraîtra et que Dieu permettra que cette aurore se représente sur votre âme.

Où il faut que vous remarquiez ceci comme de conséquence pour votre âme que la tristesse et l’abattement ne sont pas opération divine sur vous, qu’ayant fait de votre part ce que vous pouvez et devez pour l’outrepasser par la raison que cette mélancolie, cette tristesse et ce petit chagrin étant dans le fond de votre complexion naturelle , vous devez [320] toujours tâcher de vous en défaire afin de la surnaturaliser. Mais ayant par détour de vous-même fait ce que vous avez pu, pour lors Dieu s’en sert comme Il se sert de toute autre chose pour exécuter ce qu’Il prétend en vous. Et vous trouverez qu’agissant de cette manière, tout ce qu’Il fera en vous quelque souffrant et détruisant qu’il soit, vous mènera beaucoup au large n’y ayant que notre nous-même qui nous rétrécisse et nous captive.

Il n’est pas temps de quitter les lectures et autant que vous remarquerez qu’elles sont nourriture à votre âme et qu’elles vous causeront de la joie, continuez car c’est une marque de l’ordre divin. Il ne faut jamais se priver des moyens divins que par surabondance. Ce n’est point en se privant de nourriture que l’on meurt à soi-même en l’état divin mais plutôt par abondance de nourriture. Et ainsi il est d’importance durant que tel effet des lectures subsistera en vous de les continuer ; et par là insensiblement la lumière divine ira toujours s’augmentant, et vous verrez par là quand il faudra même cesser, car qui a suffisamment n’a pas besoin de chercher. Et quand vous apercevez que ce n’est pas seulement nourriture mais qu’il y a trop d’enjouement naturel [321] vous arrivant, ce qui arrive aux hommes trop gloutons, lesquels ne se contentent pas de se nourrir mais prenant de la nourriture par excès, pour lors cessez, afin de digérer ce que vous en avez pris. C’est pourquoi, quand vous avez lu, digérez-le tout doucement et posément à mesure que vous lisez, et quand vous vous apercevez de l’excès, demeurez un peu, car vous ne lisez que pour vous nourrir. Le faisant de cette manière vous verrez que les lectures vous seront très utiles et même que très souvent vous y verrez et y remarquerez ce que secrètement votre âme aura reçu ou cherché en l’oraison, et par ce moyen votre âme non seulement sera au large mais aussi trouvera de la joie dans la voie de Dieu rencontrant très souvent ce que vous avez de plus caché en vous par ce moyen.

- DM 2.60. L’attribution demeure incertaine, à cause du style et de la référence à des « hommes trop gloutons ». Les lectures sont conseillées, même aux mystiques ! Cette lettre, si elle s’adresse à Madame Guyon, correspondrait à la période d’abandon ou d’épreuve décrite en Vie 1.24.3 : « M. Bertot parlait aux âmes qu’il croyait d’une plus grande grâce, et me laissait comme celle où il n’y avait presque rien à faire. […] il me voulut remettre dans les considérations… » Ce dont témoigne - avec la même réserve d’attribution – la lettre suivante.

. De J. Bertot. Avant 1678 ?

L’âme dont il est question doit être certifiée de plusieurs choses qui lui importent infiniment pour sa conduite et pour la paix imperturbable de son âme, savoir : elle doit être assurée que sa vocation à l’oraison n’est pas depuis son renouvellement mais bien dès le commencement de sa conversion, et du temps qu’elle commença à se donner à Dieu ; et faute d’y être fidèle en la manière de Dieu, [322] elle s’est reculée de sa vocation et a pris un chemin pour l’autre par lequel elle ne pouvait jamais rencontrer le terme de sa vocation, ni arriver où Dieu la voulait. Sa vocation donc dès le commencement, a été de sortir hors de soi-même, pour arriver à Dieu par une soumission et une perte en la Providence : ce qui lui devait fournir incessamment un moyen divin et comme infini de passer en Dieu, qui est le vrai infini, qui doit calmer et rassasier notre âme et toutes ses opérations et désirs. Et au lieu d’aller selon les instincts de cette vocation, par la paix, par la perte, et par où elle n’avait rien, elle a sensibilisé toutes ces choses, se servant de ces instincts et des saints désirs, pour se porter et s’enfoncer dans les choses mêmes ; et au lieu d’en sortir pour aller d’elles à Dieu, elle y est demeurée, se repaissant avidemment d’austérités et d’actes de vertu pratiqués à sa mode. Et ainsi les mouvements de sa vocation ont été pervertis par sa nature empressée et précipitée, tournant à soi, ou plutôt consumant pour soi l’obéissance, la mortification, les actes de vertu et le reste qui était saints de soi à la vérité ; mais par leur mauvais usage ces choses n’ont pas fait fructifier sa vocation.

Quand donc le temps est arrivé que la divine Providence toujours adorable l’a voulu éclairer pour la mettre dans sa voie, elle n’a pas découvert ni vu une chose nouvelle, mais bien une chose qui était il y a longtemps, quoique cachée et encombrée par toutes les bonnes choses qu’elle avait faite jusqu’alors, lesquelles lui paraissant être quelque chose de grand et de saint lui cachaient sa voie, qui ne devait faire autre chose que l’apetisser1, la perdre et [323] la faire sortir de soi, de ses efforts et de tout ce qu’elle pourrait jamais être et avoir. Et ainsi ce sont les bonnes choses mal prises qui l’ont aveuglée et qui lui ont caché Dieu : d’autant que par là s’augmentaient la plénitude de soi, la suffisance, la faim précipitée et un million de fautes, qui loin de calmer son âme, la mettaient incessamment en action pour soi et vers soi, au lieu de la porter à sortir de soi par un oubli véritable et par une paix et un abandon dont la fin serait Dieu trouvé en nue obéissance et joui en nue et très obscure providence, prenant de moment en moment ce que cette divine Providence lui donnerait et ordonnerait d’elle, et n’ayant rien et ne cherchant autre chose ni assurance que la nue obéissance et perte de soi lui communiquerait véritablement et foncièrement, quoiqu’elle n’en eût nulle connaissance.

Pour la pratique donc de tout ceci et pour rectifier tout le passé, il n’y a qu’à se bien convaincre de cette vocation et de ce procédé divin, tâchant surtout de vivre incessamment en paix et en abandon total, ne s’appuyant jamais sur rien qu’elle ait et dont son âme soit en possession mais bien sur l’étendue infinie de sa soumission à l’ordre divin qui lui fournira toujours, sans rien avoir en soi, ce dont elle aura besoin, la divine Providence marchant de pas égal avec cet ordre divin par la soumission, pour lui être toutes choses en toutes choses, pourvu que s’oubliant, elle demeure en la main de la divine Providence. Et ainsi peu à peu elle verra que n’ayant rien elle aura tout, et par ce moyen elle passera insensiblement et imperceptiblement du créé à l’incréé, du fini à l’infini. Car il faut remarquer que tout ce qui est [324] de Dieu, aussitôt qu’il est reçu en nous, quelque relevé qu’il soit, devient limité et fini, et qu’afin qu’il demeure dans son excellence et grandeur il faut qu’il demeure et qu’il soit toujours hors de nous.

Ainsi Dieu voulant conduire une âme par la dépendance il faut qu’elle demeure nûment et pauvrement en elle. J’en dis autant de la divine Providence ; et par là, se tenant ferme en cette pure soumission et en cette dépendance totale de la divine Providence, n’ayant pour soi que la perte et l’abandon, elle aura tout d’autant qu’elle aura et trouvera Dieu même. Mais le malheur est que l’on juge et que l’on veut toujours voir cette dépendance, non en elle, mais en quelque chose qui soit en nous. J’en dis autant de la Providence, laquelle doit être poursuivie de moment en moment pour faire et souffrir ce qu’elle donne et ordonne sans s’amuser à remarquer où elle va ou ce qu’elle donne. Il suffit que l’âme la suive en paix et en abandon, faisant ou ne faisant pas ce qu’elle marque. Et ainsi quoique l’âme croie n’avoir rien ou peu qui la contente, qu’elle se perde ou demeure en repos et elle verra que sa nue obéissance la fera aller et courir sans jamais s’arrêter et enfin lui fera trouver Dieu où elle trouvera tout ce qu’elle peut désirer.

Voilà la raison pourquoi ne remédiant pas à vos défauts, ne pratiquant pas les vertus et ne courant pas à Dieu de cette manière, vous n’avez pas rempli votre vocation ni marché selon elle : et ainsi au lieu d’aller, vous vous êtes garottés les pieds et les mains; au lieu de trouver Dieu, vous vous êtes enfuie de lui [325] et au lieu d’avoir la paix et la jouissance conformément à votre vocation, vous avez eu la précipitation et des désirs anxieux pour compagnie, sans avoir rencontré nulle plénitude. N’allez donc plus cette route, marchez à l’aveugle en sécheresse et pauvreté de votre esprit; et vous verrez que Dieu viendra, ou plutôt que votre âme courra pour être en Dieu autant qu’elle sera en paix et en nue perte, soutenue sans soutien qui soit en vous, par l’unique soumission et par la perte, et par la divine Providence, sa chère compagne, qui ne manqueront jamais de vous tenir la main et de vous donner toutes choses en leur manière. Mais ne vous attendez ni aux lumières ni aux goûts : elles vous traiteraient trop mal et diminueraient votre grâce. Contentez-vous de ces divines princesses qui ont en soi toute la beauté et l’excellence qu’un cœur peut désirer, sans qu’elles fassent montre de ce qui peut sortir d’elles en vous, qui est toujours infiniment moindre qu’elles-mêmes quoiqu’il nous paraisse beau et admirable. Il vous suffit de les suivre et vous aurez tout, en vous perdant par elles.

Arrêtez-vous et vous fixez donc à n’avoir et à n’être rien que ce que l’obéissance et la soumission vous fera être ; et pour tout soyez en paix et en abandon, vous perdant sans ressource en cette divine conduite, laquelle vous suffira en l’oraison et hors l’oraison pour être continuellement en pleine lumière. La dépendance et par conséquent la mort de vous-même en soumission vous sera une lumière et une source continuelle de lumière, laquelle selon votre fidélité sera en tout féconde, jusque [326] là qu’enfin, à force de vous quitter et de mourir peu à peu à vous-même, c’est-à-dire à vos inclinations, passions et recherches, l’âme tombant dans un vrai calme elle viendra en la vraie et nue lumière comme une personne dans une rase campagne que nul objet n’arrête, et ainsi en ne voyant rien elle voit tout, car ce rien est le tout de l’âme.

Par là vous voyez que ce qui remplit l’âme d’objets sont les passions et les inclinations, et que les objets sont ce qui termine l’âme. Otez votre vous-même : vous ôtez les objets et vous donnez de cette manière la paix à votre cœur , le réduisant en simplicité et unité en la vraie lumière. Otez enfin la créature et vous trouverez Dieu assurément. C’est ce qui fait que les âmes qui, avec le don de Dieu, entreprennent cet ouvrage tout de bon et en simplicité, n’ont pas besoin de tant de choses ni de tant de pratiques ; plus même elles approchent, plus leur affaire s’avance, plus deviennent-elles calmes, simples et nues, jusque là qu’enfin tout leur devient lumière, non aperçue et manifeste aux sens, mais certaine et véritable à l’esprit, marchant en assurance sans rien voir, et voyant tout par la dépendance et la soumission, n’ayant rien et cependant ayant toutes choses par ce même moyen. Ce qui est cause que s’habituant peu à peu à ce dénuement et à ne rien réserver pour leur assurance, elles marchent incessamment en lumière selon ce que j’ai déjà dit, comme une personne qui serait dans une rase campagne où aucun objet ne terminerait sa vue : elle ne verrait rien mais cependant elle serait dans une bien plus ample et étendue lumière. Ainsi en est-il d’une âme, laquelle [327] se laisse peu à peu dénuer pour n’être ni subsister et n’avoir que ce qu’elle a de la divine Providence en pure dépendance et soumission, par lequel moyen Dieu lui donne toutes choses sans que rien lui manque ni qu’elle fasse réserve ni magasin de quoi que ce soit. Et ainsi elle est acheminée au pur dénuement en lumière nue de foi, laquelle plus elle est nue et sans rien communiquer, plus elle est féconde et remplie ; et si elle communique et manifeste quelque chose c’est toujours pour corriger l’âme de quelque défaut qui est en elle ou pour lui découvrir quelque vertu qui lui manque ; et l’âme doit se servir de ces lumières pour son bien, mais en marchant toujours vers Dieu.

Il est à remarquer qu’il n’y a que les seuls défauts et l’infidélité qui arrêtent l’âme. Car de la part de Dieu, Il va et court toujours dès qu’Il a donné le don, et ainsi Il n’est jamais arrêté en sa course selon le dessein éternel de la divine Sagesse  ; mais c’est l’âme qui s’arrête et c’est son grand malheur qu’il faudrait tâcher d’éviter par une constante fidélité et par la pureté, la mort et la séparation de ses inclinations. Pour finir cet éclaircissement, vous devez savoir que dès que l’âme a le don, tout dépend de sa pratique et que, tant que l’âme est pure et vide de soi-même, jamais le Soleil éternel ne manque de Se communiquer. Ainsi tout consiste à s’ajuster à cette manière de communication par la nudité, et tout cela selon l’ordre divin communiqué par la dépendance selon que je vous ai dit tant de fois, outre ce que j’en dis en cet écrit.

- DM 2.61. L’attribution demeure incertaine compte tenu du ton particulier de cette lettre. Madame Guyon f ait allusion à des difficultés avec Monsieur Bertot (Vie 1.24.3). La conduite rigoureuse dont témoigne cette lettre est typique non seulement de Bertot mais aussi du « bon franciscain » Archange Enguerrand (comme en témoigne ses lettres de direction à des religieuses) qui appartient au même réseau mystique.

1Rendre plus petit. V. glossaire.

. À J. Bertot. Avant 1678 ?

Il y a déjà plusieurs jours que je suis pressée de vous écrire la disposition où je me trouve. Je vous prie d’avoir la bonté d’y répondre un peu au long puisque de là dépend toute la certitude de ma vocation.

Mon âme tend continuellement au repos, à la solitude et au silence et en même temps je suis dans une activité continuelle, mon esprit me fournissant toujours de nouvelles lumières sur ce que j’ai à faire dans ma famille et ici, ce qui entretient mes sens dans une vivacité perpétuelle plus grande que je ne puis dire. Il est vrai que ce qui fait que je n’y résiste pas et même que je trouve un goût que je ne puis expliquer à tout ce que je fais, c’est l’assurance que vous m’avez donnée que tout cela est l’ordre de Dieu : je le crois même connaître en ce sens que cette activité ne laisse pas d’être en unité et, pour l’ordinaire, sans aucun trouble.

Cependant je ne laisse pas d’en avoir de l’inquiétude parce que j’expérimente deux choses si contraires, savoir un état de repos et une activité sans bornes. Je vous prie donc [380] de me dire si cela doit être comme cela. Car, quoique je voie bien que ces lumières et ce repos viennent de Dieu, je ne laisse pas en même temps de craindre beaucoup parce qu’Il distribue ses dons bien différemment et que j’ai tout lieu de croire que Son dessein n’est pas de me faire aller bien loin, puisqu’Il me donne un tempérament si vif et si actif qu’à peine puis-je gagner sur moi de demeurer une heure dans mon cabinet en oraison actuelle tant mon imagination me fournit de choses à faire.

J’avoue à ma confusion que j’ai une peine incroyable à m’assujettir à ce seul point non plus qu’à aucune prière vocale. Je ne voudrais faire d’oraison que quand le mouvement m’en vient et quitter quand il passe, sans regarder au temps, au reste travailler en silence quand je le puis, et me retirer dans mon cabinet dans tous les petits moments où j’en ai la liberté.

Cette humeur libertine me fait croire ou que je me trompe ou que je recule. Il m’a passé aussi très souvent dans l’esprit que vous êtes convaincu que je n’irai pas loin, puisque vous me dites en partant que si je faisais autant d’oraison que les autres je me perdrais. Vous ajoutâtes encore que si un jour mes affaires et mes croix diminuaient, il me faudrait régler quelques pratiques de visites ou d’assemblée(s) pour les pauvres afin d’occuper mes sens.

Après toutes ces réflexions il m’en vient encore une à ajouter : c’est que je ne me corrige presque point et que j’ai tant de défauts que je ne me puis quelquefois [381] supporter moi-même. Je voudrais bien me faire quelque punition ou me prescrire quelque aumône chaque fois que je tombe dans mon défaut principal afin de voir si je ne m’en déferais pas plus tôt. Mandez-moi votre avis sans me flatter, et si je dois tout de bon prétendre où mon cœur aspire plus que jamais, c’est-à-dire à la véritable destruction de moi-même et trouver véritablement Dieu par le néant.

Voilà tout ce que j’ai lumière de vous dire à présent. J’ajoute à ce que j’ai écrit que je vois bien que j’aurai encore grand besoin d’être aidée et que si l’on me laissait, je reculerais bientôt, quoique j’ai plus envie, dans le fond, de bien faire que jamais. Je m’aperçois bien que je ne suis encore guère avant en pleine mer et que la terre n’est pas loin, pour me servir de ces comparaisons. J’ai cru quelquefois en être loin mais j’y retournerais présentement sans m’en apercevoir d’abord si Dieu n’avait pitié de moi. Je ne me perds pas assez selon toute l’étendue que Dieu demande de moi : insensiblement je veux être quelque chose tout au moins à mes yeux. À l’oraison je ne puis m’empêcher de vouloir dire quelque mot pour témoigner mon amour à Dieu, le désir que j’ai d’être fidèle, de Le vouloir prier qu’Il ne me laisse point reculer, enfin plusieurs petits mouvements de la volonté qui, quoique délicats, ne laissent pas ce me semble de venir de mon activité propre et marquer que je veux toujours tenir à quelque chose quand ce ne serait qu’à un filet. Et cependant je ne souhaite que le néant, et il semblait par [382] mes lettres passées que j’en approchais davantage les autres années. Vous voyez que je suis encore beaucoup en moi-même et je n’y voudrais plus être. Je sais que ce n’est pas l’ouvrage d’un jour et je ne m’ennuie pas, mais ce que je souhaite est de ne pas m’égarer.

Etant aujourd’hui à nos Bénédictines1 en oraison, ce que je viens d’écrire m’est venu si fortement à l’esprit que, ayant vu sur la table une écritoire, je l’ai écrit tout à genoux. J’espère que si je demeure dans la suite en solitude comme je suis en comparaison des autres années, je me remettrai dans le bon chemin et j’aurai d’autres lumières. Je suis si peinée que je ne puis dire autre chose.

- DM 2.68.

1Le couvent de Montargis dont la mère Granger fut supérieure.

. De J. Bertot en réponse. 1678 ?

Ne vous étonnez pas de cette inclination que vous appelez libertine pour faire oraison seulement quand vous en avez l’instinct et pour vous laisser ensuite aller selon la nécessité des affaires pour y donner ordre. Cela en vous n’est pas sans conduite de Dieu. C’est pourquoi vous ne devez pas absolument la forcer mais vous y ajuster doucement afin que l’Esprit de Dieu soit le principe aussi de [383] votre temps d’oraison comme de votre action ; et lorsque vous voyez que l’un ou l’autre prédomine trop, rajustez-le doucement jusqu’à ce qu’enfin ce que je vous viens de dire soit en pratique en vous. Et quoique je vous aie dit autrefois que vous aviez besoin de soins et d’affaires pour occuper vos sens, ce n’est pas une marque que vous ne soyez appelée à une grande oraison. C’est tout le contraire, comme vous le pouvez voir par tout ce que je vous ai dit. Mais comme vos sens sont fort agiles et actifs, vous devez être assurée que demeurant fort fidèle en la main de Dieu, Il ne manquera jamais de les occuper.

Pour ce qui est des défauts, en l’état où est votre âme présentement, vous devez être fort exacte pour vous en défaire, mais avec beaucoup d’humilité et de patience, pour ne pas vous étonner de vos rechutes, mais plutôt vous animer à un combat tout nouveau. La peine et la vue que vous en avez est fort bonne et une suite de l’intérieur. Mais comme ce rocher ne se mine que par la patience, toutes les pratiques que vous pourriez vous donner par vous-même ne vous seraient pas utiles. S’observer en vrai esprit d’humiliation est plus nécessaire que tout le reste ; et assurément, quand l’âme l’observe et est exacte, insensiblement elle en vient à bout et par ce moyen elle acquiert un grand fond de patience et d’humilité.

Selon ma pensée vous devez prétendre incessamment non seulement où votre cœur aspire selon l’intérieur et l’oraison, mais encore au degré de pureté et de perfection qu’il voudrait bien obtenir. Ce sont des instincts [384] inséparables de l’Esprit de Dieu qui au lieu de diminuer vont toujours en augmentant, jusqu’à ce qu’on trouve enfin la jouissance de ces désirs : ce que la sécheresse, la pauvreté, l’insensibilité ne peuvent jamais effacer dans le plus intime de l’âme, car, quoique souvent on ne s’en aperçoive pas par les sens à cause de ces sécheresses, cependant cela y est si bien gravé par l’Esprit de Dieu qui pénètre l’âme que plus elle travaille et plus elle est fidèle incessamment, plus cela augmente et se doit augmenter.

Comme tout dépend de la subordination et de la dépendance à Dieu et que ce n’est point dans ce qui est et dans ce qui paraît de plus grand à nos yeux et aux yeux des autres que consiste[nt] la perfection et la pureté de l’oraison, il est de grande conséquence de prendre bien les choses selon la vérité. Car le néant n’est pas de n’avoir rien et de ne tendre à rien, mais de n’être rien et de ne tendre à rien que par le mouvement et selon que l’Esprit de Dieu nous conduit et nous l’ordonne. C’est pourquoi un très long temps que nous faisons un peu notre néant nous-mêmes, nous aidons à notre esprit et à nos sens à n’être rien et à n’avoir rien. Mais à la suite que Dieu devient davantage le maître et notre premier principe, le vrai néant est d’avoir purement ce que Dieu nous fait avoir. Quand donc à l’oraison notre âme a quelque inclination de laisser aller quelques paroles amoureuses vers Dieu ou qu’elle est inclinée à quelque vue, sentant bien que ce n’est pas par soi-même ou par inquiétude à cause de la douce inclination, il faut la laisser aller doucement et se laisser conduire à l’Esprit [385] de Dieu. Quand au contraire l’instinct intérieur est de n’être rien et de n’avoir rien, il faut doucement patienter quoique les sens pétillent pour prendre quelque chose et pour se soulager.

Où il faut remarquer qu’avant que l’âme ait cette liberté de pouvoir s’ajuster justement à l’Esprit de Dieu pour prendre le véritable et l’essentiel néant, un très long temps elle tend par ordre de Dieu au néant, c’est-à-dire à n’être rien et à ne faire rien par choix. Quand je dis qu’elle tend à n’avoir rien et à n’être rien, ce n’est pas à dire qu’elle n’ait rien et qu’elle ne fasse rien, car elle serait inutile, mais bien de se contenter de la pauvreté et du rien que Dieu veut qu’elle ait, qui lui cache sous ce rien bien des richesses qu’elle ne connaît pas ; et par ce moyen elle arrange un million de choses dans son esprit multiplié en désirs inutiles. Et voilà le premier degré du néant qui a une étendue presque infinie quoique un peu dans le choix de l’âme à cause que Dieu n’est pas pleinement le maître et le premier principe jusqu’à ce que ce premier degré de néant soit parfait.

Mais à la suite que l’âme est devenue en quelque façon une table rase et bien polie entre les mains de Dieu, ou bien si vous voulez une autre comparaison, une boule parfaitement ronde qui n’a aucune inclination d’un côté plus que de l’autre, pour lors l’Esprit de Dieu commence à devenir le principe de tout en l’âme, et ainsi le néant commence à n’être pas seulement ce qui n’est rien, mais à être tout ce dont Dieu est le principe. Ce qui a été cause que les âmes les plus actives comme un [386] saint François Xavier et autres personnes vraiment apostoliques, quoique infiniment multipliées non seulement dans les productions de leur esprit, mais encore dans la diversité des opérations de leurs sens pour tout ce qu’ils avaient à faire soit pour eux soit pour la conversion des autres, étaient et opéraient tout dans le néant, Dieu étant vraiment le principe : c’est pourquoi non seulement ils faisaient infiniment des affaires et des ouvrages sublimes en la conversion des âmes et en tout ce qu’ils avaient à faire, mais encore ces mêmes choses étaient très relevées devant Dieu.

De ceci vous pouvez tirer une instruction et juger comment vous devez tendre au néant, tantôt d’une manière, tantôt d’une autre, car il est certain que la Sagesse divine ne nous conduit pas toujours d’une même sorte et que, pour consommer en nous Son dessein éternel, S’ajustant à notre faiblesse, Elle agit un temps d’une manière, un autre d’une autre. Et ainsi l’âme par conduite de Dieu tend tantôt au néant premier, quelquefois aussi elle est mise dans l’opération du second, et de cette façon, par diverses allées et venues, ce divin néant où Dieu fait tous Ses beaux ouvrages se perfectionne en l’âme.

Et il faut remarquer que, afin que Dieu la fasse courir à plus grands pas, Il lui donne des occasions de tout perdre intérieurement, tantôt d’une manière, tantôt d’une autre ; et par là elle a des occasions de se perdre, de s’abandonner et de se délaisser entre les mains de Dieu qui sont les moyens pour tomber peu à peu dans le néant. Car qui ne sait se passer de tout et se pouvoir appuyer sur Dieu seul, ne [387] peut tendre au néant comme il faut. Et voilà pourquoi Dieu par une providence toute particulière donne en toute manière, soit intérieurement soit extérieurement, des moyens et des occasions de s’abandonner et de se perdre, ce qui doit être beaucoup précieux, le néant en dépendant.

- DM 2.69.

. De J. Bertot en réponse à six questions1. 1678 ?

I. Les sens peuvent-ils être féconds en manière divine avant que d’être morts et anéantis entièrement ? Les miens ne le sont pas, assurément, puisque leur activité est souvent pleine de défauts. La vivacité qu’ils ont ne vient-elle pas plutôt de leur activité première et imparfaite qui est commune à tous ceux qui ont de la vivacité et qui sont agissants ? [388]

REPONSE :

Les sens ne sont vivifiés que fort tard et il faut par nécessité que le centre et les puissances le soient premièrement, par la raison que la vie du centre et des puissances est la source d’où émane leur vie.

Cette vie du sens consiste en une plénitude de jouissance des états de Jésus-Christ. Et, comme ce divin Sauveur a paru visible, corporel et sensible à nos sens, aussi les sens, qui ne sont capables que des images, reçoivent-ils par elles, en cette vie qui les vivifie, capacité d’être remplis de ces images divines qui sont un don et une grâce très spéciale à l’âme. Car, comme Jésus-Christ est la plénitude des miséricordes du Père Eternel sur nous, ainsi la jouissance de Jésus-Christ dans les sens et par les sens est le comble de ses communications en cette vie.

Cette sorte de communication sensible en images divines de Jésus-Christ est très différente des images premières que nos sens prennent et reçoivent pour considérer Jésus-Christ et s’entretenir de Jésus-Christ soit dans la méditation ou bien dans les autres degrés d’oraison, même dans celui de contemplation.

Peu d’âmes arrivent ici en cette vie, ceci étant un don très relevé et un effet d’union à Dieu très sublime dont Dieu honore les âmes [389] qui ont été fidèles à parcourir les degrés d’oraison en mourant véritablement à elles-mêmes pour vivre de Jésus-Christ. Car pour parler avec grande sincérité, quoique l’on puisse dire que Jésus-Christ vit dans les âmes où la vie divine commence à être dans le centre d’elles-mêmes et aussi dans leurs puissances, cependant cela n’est point encore ce que l’on doit appeler véritablement la vie de Jésus-Christ, parce c’est en ce seul degré où les sens sont vivifiés en images divines de Jésus-Christ que l’âme est assez heureuse de recevoir la conformité divine de Jésus-Christ. Et la raison est d’autant que ce divin Sauveur non seulement a été Dieu mais Dieu-Homme ; et par conséquent, afin de jouir de Sa conformité, il faut arriver au degré qui nous donne le moyen de l’avoir sensiblement et d’être capable des lumières sensibles de Son humanité sacrée.

Il faut remarquer ici une chose de grande conséquence : que ces images divines que les sens reçoivent pour leur donner la conformité de Jésus-Christ, ne sont en aucune manière visions ni choses qui paraissent extraordinaires. C’est une élévation de la capacité des sens par principe de grâce, par laquelle les sens voient comme ordinairement et naturellement tout ce qui touche les mystères de Jésus-Christ. Et ainsi cela paraît fort ordinaire quoiqu’il soit très extraordinaire, tant en son principe qu’en la profondité des lumières que l’âme a pour découvrir les merveilles de Jésus-Christ et pour y voir tant de raison, tant de Sagesse et tant de plénitude d’amour pour les créatures, qu’il paraît à l’âme qui en est honorée que [390] tous les degrés de grâce qui ont précédé ne sont point dans la plénitude d’amour que celle-ci communique.

C’est vraiment là où l’on commence à découvrir le grand don du Père Eternel fait à la terre en lui donnant Jésus-Christ. C’est là où l’âme a un si facile accès à jouir de Dieu que, comme nous voyons qu’il n’y a rien de si facile à découvrir et dont nous pouvons jouir plus à l’aise que ce que nos sens peuvent apercevoir, ainsi cette faculté de jouir de Jésus-Christ par les sens est si facile et si aisée que l’âme en est plus surprise que d’aucun autre don qui a précédé. Et toute cette merveille vient à l’âme par le grand et infini don que Dieu a fait à la terre en lui donnant un Jésus-Christ, ce qui fait remarquer à l’âme la grande différence qu’il y a entre le don de Dieu dans la Justice originelle et dans l’Ancien Testament d’avec celui de la grâce chrétienne dans le Nouveau. Comme le premier était le don de Dieu, ce second est le don de Jésus-Christ Dieu-Homme en surabondance merveilleuse : « Veni ut vitam habeant, et abundantius habeant2 ». C’est vraiment dans ce degré des sens revivifiés que l’on commence à comprendre cette abondance par le don de l’Humanité Sacrée.
On pourrait ici dire beaucoup de choses sur cela, mais il n’est pas temps. J’ai voulu seulement en dire ce peu afin de faire voir un échantillon de l’emploi de la vie des sens.

Or pour arriver à cette vie, il est impossible que cela se fasse ni s’opère que par la [391] mort. Et, comme cette grâce de la vie des sens est un si grand don, il est certain aussi que la mort qui doit précéder est très longue, et commence même dès les premiers degrés d’oraison. Je viens de dire que peu d’âmes arrivent à cette vie des sens, je dis aussi que peu d’âmes y sont disposées par les morts qui sont préalables et nécessaires pour cette vie. Et comme il est certain que cette vie des sens est un dessein spécial de Dieu sur les âmes, aussi Dieu dispose-t-Il et donne-t-Il des sens qui soient vifs, actifs, forts et soutenus d’un bon esprit naturel, mais spécialement fort judicieux. Et comme ces sortes de sens sont vifs et actifs, ils ont des croix pour mourir fort violentes et pénétrantes de manière qu’il faut bien de la force pour soutenir leur opération en les faisant mourir. Nous avons parlé en beaucoup d’endroits de ces sortes de morts, et il faut remarquer que l’amplitude et la profondeur de cette mort des sens est autant étendue que la vie divine le doit être. C’est pourquoi, s’il était nécessaire d’en parler, il faudrait pour le moins un temps aussi long et une lumière divine presque aussi profonde que pour parler de la vie divine des sens revivifiés.

Il ne faut donc pas s’étonner si au degré où vous êtes, vous ne sentez que la vivacité de vos sens qui vous peinent, de la sécheresse et un million d’autres petites croix qui vous pénètrent de toutes parts : c’est ce qu’il vous faut présentement et c’est le moyen divin par lequel Dieu Se communique en votre degré. Car, comme si vous étiez assez heureuse d’arriver par la suite à la vie divine des sens, [392] cette vie communiquerait grâce et serait le canal par lequel les lumières et la participation de Jésus-Christ vous seraient données, la mort et les croix de vos sens qui la causent doivent être présentement le canal et le moyen des dons de Dieu et de Ses miséricordes.

Ainsi il est certain que l’âme étant fidèle, il n’y a point de moment que la moindre contrariété, la moindre peine et le reste que le naturel et la vivacité des sens vous peu[ven]t causer ne puissent être un moyen de grâce, l’étant de mort. Toute la difficulté est que l’on veut toujours vivre avant que de mourir et que l’on ne peut comprendre que la mort soit une vie (quand je dis la mort, c’est-à-dire la peine que l’on a à mourir, et tout ce qui nous cause la mort) ; cependant il est certain que ces moments sont infiniment précieux et qu’ils renferment le don de Dieu, non seulement pour le donner au moment, mais pour le conserver pour les états futurs, si l’âme est fidèle.

N’est-il pas vrai que qui aurait considéré les pensées et l’agitation des saints Apôtres au temps de la mort de Jésus-Christ et tout ce qui s’opérait en l’Église ou en la personne de ce divin Sauveur, aurait vu des gens non seulement tout écrasés et en perplexité à l’égard de ce qui devait arriver, mais bien plus tout doutant et hésitant sur la vérité de ce que Jésus-Christ était et de Ses promesses ? Cependant c’était pour lors le temps de la source du bonheur qui devait suivre. Mais si vous tournez de face la médaille et que vous voyez leurs esprits et leurs cœurs dans la première apparition de Jésus-Christ, vous les trouverez dans un transport de joie et dans des sentiments tout [393] pleins de reconnaissance et de fidélité, étant vraiment humiliés de ce qui était arrivé auparavant.

Si nos yeux étaient dessillés pour découvrir la vérité telle qu’elle est, nous serions surpris de la situation de notre cœur et de notre esprit dans les temps des morts, des peines et des humiliations de ce même esprit et de nos sens et nous verrions que nous n’avons qu’une incrédulité continuelle et un affaiblissement de cœur toujours semblable à celui de ces saints Apôtres. Nous ne parvenons presque jamais à la lumière et à la fidélité constante pour estimer les morts et pour en faire usage. Je sais bien que très souvent cette faute vient de ce que l’on croit que ce sont des choses naturelles et qui viennent par nos défauts. Mais il n’importe, il en faut être humilié et en faire usage comme de choses divines d’autant que tout doit et peut servir à la mort.

II. Puisque l’on ne peut rectifier les puissances ni les sens à moins que de les détruire entièrement, puis-je croire que les lumières qui me viennent sont purement de Dieu, n’ayant point passé par toutes les agonies qui précèdent la mort réelle et véritable ? [394]

REPONSE :

Il ne faut pas attendre que les puissances et les sens soient actuellement morts et rectifiés pour pouvoir espérer d’avoir des lumières et des grâces en ces parties de notre âme. Il est vrai qu’elles ne sont pas si pures. Mais il est toujours constant qu’il y en a et d’aussi pures que leur mort est avancée : ainsi à mesure qu’elles se rectifient, les grâces s’augmentent et deviennent plus pures. Au commencement de la mort, les désirs de mourir commencent à faire naître ces miséricordes, et à mesure que ces désirs se changent en effets, ces lumières augmentent et de cette manière successivement chaque chose se perfectionne.

Les personnes qui ne sont pas suffisamment expérimentées en l’oraison et au discernement de la conduite de Dieu jugent toujours que la grâce et les lumières ne peuvent demeurer avec les défauts et les imperfections. Cela ne se trouve pas tel, car quoiqu’il y ait encore bien des défauts de mort en nous, les lumières ne laissent pas d’y être et la divine Bonté ne manque pas à nous les communiquer afin de nous encourager de plus en plus et nous animer à mourir fidèlement.

Ce n’est pas donc une raison pour dire qu’il n’y a point de grâce ni d’oraison en une âme quand on remarque encore bien des défauts, et l’on ne doit pas juger par là que ce que l’on voit de lumière en cette âme [395] soit faux. Mais quand on voit que ces lumières ne portent pas à mourir peu à peu à soi et n’endorment pas les instincts, c’est bien pour lorsque l’on doit soupçonner quelque chose de mal et travailler peu à peu pour s’animer afin de faire usage de la grâce et de la lumière.

III. (Lettre à l’auteur). De même, ma mémoire ne doit-elle pas se perdre entièrement avant que de devenir si féconde ? Je vous ai ouï dire qu’elle se perdait en un point que dans les affaires on se trouvait fort embarrassé. Et même à présent je suis souvent comme cela dans tout ce que j’entends dire et dans tout ce que je vois qui ne regarde pas mon état présent. Car même pour le passé, je ne retiens rien de toutes les choses que j’ai vues que si confusément que je ne pourrais rapporter aucune particularité. Cela est pénible dans les conversations et attire de l’humiliation. Enfin, elle est très vide de toute idée excepté [396] (comme je vous ai mandé) pour le présent de ce que je puis faire dans mon état. Cependant je ne la crois pas morte pour les raisons ci-dessus. Et, par une route contraire, d’où vient que la vôtre qui est morte il y a longtemps et qui est revivifiée, manque souvent à vous fournir dans les affaires ce qui est nécessaire ? Pardonnez-moi si j’approfondis trop, mais cela m’est venu sans y penser, et c’est pour le bien public.

REPONSE :

Pour ce qui est de la mort de la mémoire de l’entendement et de la volonté, c’est une sorte de mort bien différente de celle dont nous parlons et dont nous avons parlé jusqu’à présent, car la mort des sens et des puissances dont nous parlons est une mort pour les rectifier en vertu et en pureté des pratiques chrétiennes. Mais la mort de ces puissances dont vous me parlez en cette [397] demande se fait par un écoulement de ces puissances en Dieu qui en est le principe, et qui supplée à l’office qu’elles nous rendraient ; et ainsi cette mort est toute autre chose et une suite dont il n’est pas temps de parler présentement.

La mort de la mémoire dont vous voulez parler est une rectification en pureté par laquelle l’âme est purifiée d’un million de ressouvenirs et d’usages de son pouvoir et de sa capacité par elle-même, et comme Dieu veut toujours attirer l’âme de plus en plus à Soi pour la simplifier et pour l’unir, aussi par providence lui retranche-t-Il les ressouvenirs et les soins de diverses choses non absolument nécessaires ; et à mesure que l’âme se laisse conduire à Dieu et qu’elle est fidèle à cette simplicité et à son union, Dieu ne manque pas à lui fournir les choses selon le besoin. Ce n’est pas que Dieu ne permette très souvent, par providence, qu’elle les oublie, mais c’est pour lui donner lieu de mourir, et selon son degré de mort ces oublis ne laissent pas de lui servir, Dieu S’en servant pour son bien.

Il est donc très vrai que cette simplicité et cette union s’avançant, la volonté devenant plus amoureuse et inclinée vers Dieu, la mémoire, comme un papillon, peu à peu se brûle et perd ses ailes et sa capacité d’entendre et de se ressouvenir par ce même amour, c’est-à-dire par son approche plus grande de Dieu. Les degrés de cette perte de mémoire sont très grands et très longs, correspondant à la grâce qui nous fait trouver Dieu. Cette perte ne nous doit point brouiller ni inquiéter, mais aussi nous ne devons pas l’avancer ni la [398] procurer d’autant que nous pourrions nuire aux affaires et à ce qui serait ordre de Dieu sur nous. Il faut en ces rencontres se comporter comme nous avons déjà dit à l’égard de la simplicité.

Mais de juger promptement que ces oublis et ces étourdissements de mémoire sont des morts de la mémoire, et par conséquent des pertes de cette puissance en Dieu où elle se trouve non seulement comme en son origine mais encore plus comme dans sa source très féconde, il ne faut pas le croire facilement. L’entendement et la volonté sont perdus un très long temps bien plus tôt que la mémoire, et la perte de cette puissance est le dernier point que Dieu nous fait trouver en cette vie. Ainsi il est certain que ces manques de mémoire qui viennent même par grâce ne sont pas de vraies pertes mais bien des dispositions et des approches de Dieu qui peu à peu fait éclipser et diminue un peu l’éclat de cette puissance. Les étoiles ne se perdent pas au lever du soleil mais se cachent un peu : ainsi en est-il de la mémoire dans l’approche de la lumière divine. Il faut ménager doucement les choses en cette rencontre et les abandonner beaucoup à la Providence. Car, comme vous me parlez, vous devez faire ce que vous pourrez pour vous souvenir des choses, et si cependant après ce soin vous les oubliez, laissez-les à la divine conduite.

Je dis bien plus : les âmes même plus avancées où cette perte commence à se trouver et dans lesquelles la mémoire récoule en Dieu, ne laissent pas d’avoir ces oublis tout de même. Car en cette vie, quelque perdue [399] que puisse être une puissance, Dieu ne la donne jamais au gré et à la volonté propre de l’âme mais bien à la Sienne, et ainsi ces âmes, même plus avancées en perte de leur mémoire ou de leurs autres puissances, ne les ayant que par dépendance de Dieu, en ont souvent des éclipses. Tout ce qu’elles ont de plus que le commun, outre le bonheur de leur perte, est qu’étant davantage en Dieu par cette même perte, elles ont leur puissances plus vives qu’elles ne les avaient naturellement, et cette vivacité augmente selon la perte plus grande de la puissance. Ce ne serait pas même un bonheur à l’âme en cette perte de jouir de la mémoire ou de quelque autre puissance à son gré sans qu’elles demeurassent en la conduite de la Providence, ce qui leur est un très grand bien par les diverses rencontres de morts que la divine Providence leur cause par les oublis inopinés et par les surprises des autres puissances. Ainsi généralement quand on parle de mort de l’âme et de ses puissances, et de les retrouver, cela ne s’entend jamais et ne doit jamais s’entendre que par disposition amoureuse de la divine Providence et de la conduite divine qui en devient le principe.

Et je ne puis ici me passer de dire un mot de certaines âmes qui se croient si élevées en lumière de Dieu et en Dieu qu’elles ont à leur gré selon leur volonté Ses communications, de manière qu’il n’y a qu’à leur dire une chose pour avoir, aussitôt qu’elles le veulent, lumière et réponse divine. Ces choses ne sont point telles dans la vérité profonde : Dieu est un miroir volontaire, qui fait voir comme il Lui plaît les choses ; et ainsi notre âme [400] approchant de Lui et se perdant par ses puissances en Lui, ne fait pas usage d’elles et de toutes choses comme elle le veut mais bien comme Dieu veut. Si bien qu’il est très véritable que c’est contrarier l’ordre divin, en toutes ces voies d’oraison, de ne pas se soutenir autant que l’on peut dans l’ordinaire, et ensuite s’abandonner à la conduite de Dieu.

IV. (Lettre à l’auteur). Pour cet instinct de pureté intérieure, je l’ai toujours ressenti, mais présentement c’est comme un flambeau qui me fait voir un abîme d’imperfections naturelles dont je ne vois point le fond, et dont sans un miracle je ne crois point pouvoir sortir ; et à présent mes fautes continuelles sont des sottises et des imprudences, ce qui m’attire de bonnes humiliations. Je suis néanmoins tranquille sur cet article après ce que vous m’avez mandé.

REPONSE :

Il est très vrai que plus la lumière divine s’augmente dans une âme et plus elle perd [401] le moyen distinct, devenant plus lumineuse, plus aussi découvre-t-elle ce que l’on est en vérité. Les instincts que Dieu met en nous pour la pureté et pour les vertus nous découvrent bien quelque beauté des vertus, et ainsi nous anime à nous purifier pour les avoir. Mais quand ces instincts deviennent lumière et sont lumineux, ils nous découvrent vraiment ce que nous sommes selon leur degré de lumière, et à mesure que leur lumière augmente, la découverte de notre nous-même et notre impureté foncière se manifeste. C’est même par ce moyen que l’on discerne la pureté véritable et la vérité de telles lumières, ce qui souvent humilie beaucoup et nous fait voir bien des sottises que nous faisions auparavant sans les connaître. Un enfant dont le discernement n’est pas encore assez avancé fait bien des faiblesses et a quantité de manques de jugement sans qu’il les voit et en soit humilié, mais à la suite que la raison s’avance elle lui fait voir les bassesses de sa jeunesse.

V. (Lettre à l’auteur). Je ne puis m’empêcher de parler d’un autre instinct quoiqu’il n’en soit pas parlé dans la lettre, que j’ai ressenti dès le commencement que j’ai été touchée de Dieu, et qui, quoique souvent caché par mes fautes et par les ténèbres et sécheresses, a toujours augmenté : c’est un certain principe de vie, tantôt [402] comme un amour secret et inconnu, tantôt comme une faim insatiable de Dieu, enfin comme une pierre qui tend à son centre, ou plutôt tout cela ensemble, car tout est renfermé dans cette simplicité. Au commencement j’en parlais comme d’une chose que je croyais commune à tous ceux qui voulaient être à Dieu, mais cela n’est pas à ce que je crois. C’est ce que j’ai appelé présence de Dieu. Je n’en ai jamais eu d’autre, et cela plus ou moins : selon les degrés cela est plus ou moins simple.

REPONSE :

Cet instinct et ce penchant de votre âme vers Dieu est un don que Dieu communique à l’âme qu’Il veut approcher de Lui par l’oraison et par les communications de Ses plus particulières grâces ; ce don est plus ou moins fort selon le dessein éternel d’une plus grande ou moindre approche. Ce don qui est proprement un instinct, une pente, un poids, une tendance, une inclination, vient par une véritable touche de Dieu dans le centre et dans les parties de notre âme pour les faire vraiment recouler vers Dieu. Cette touche est un mouvement de notre âme vers son centre. Et [403] tout de même que nous voyons que chaque chose tend à son centre par son inclination - une pierre tend en bas et a toujours son poids qui l’y incline, le feu tend en haut, et ainsi du reste - il en est de même de l’âme touchée de Dieu. Et ce mouvement, ce penchant et cette inclination est lumière, est amour, est tout : par conséquent, est présence de Dieu, est oraison, est toute chose qui se réveille différemment selon la diversité des grâces et des exercices dont l’âme est réveillée.

Cette touche est générale et commune à toutes les âmes appelées spécialement pour recouler3 vers Dieu, leur origine, mais elle est différente en chacune selon le degré du dessein de Dieu. Toutes les âmes ne l’ont pas : les unes ne sont touchées que pour éviter le péché mortel, les autres de plus pour les vertus, les autres un peu plus davantage pour quelques pratiques plus avancées. Mais pour ce qui est de cette touche qui donne le penchant et l’inclination à toute l’âme secrètement et inconnuement pour recouler vers Dieu comme son centre, c’est par une touche de Dieu même qu’elle se réveille en l’âme. Il y a des âmes où ce réveil et cette touche est si forte qu’on la peut comparer à un torrent qui va incessamment se précipitant jusqu’à ce qu’enfin il arrive dans son centre qui est la mer4. Ainsi cette touche est très différente en toutes les âmes qui sont touchées de Dieu, mais il est toujours vrai qu’il faut par nécessité qu’elle survienne avant que l’âme ait le penchant continuel pour y arriver.

Comme c’est une grande grâce, il faut tâcher de la ménager et faire tout ce que l’on [404] peut pour la mettre peu à peu en liberté, et par ce moyen elle entraîne insensiblement l’âme en son origine. Une pierre retenue a bien son poids et sa pesanteur pour tendre à son centre, mais elle n’a pas le mouvement : dégagez-la et lui ôtez les empêchements qui l’arrêtent et vous verrez que selon son poids elle se précipitera sans arrêt jusqu’au lieu où est son véritable repos.

VI. (Lettre à l’auteur). Pour le repos dont j’ai parlé ce qui me le rend un peu suspect, c’est parce qu’il me rend à l’extérieur moins gaie. Car comme je n’ai personne à qui je puisse ouvrir mon cœur , toute ma joie et mon contentement est de me taire. Je ne puis prendre plaisir à ce qui divertit les autres : hors ce qui est de mon devoir, le reste souvent me resserre le cœur et me peine ; je l’ai bien éprouvé depuis peu, n’ayant pas eu la même liberté. Quoique je sois pleinement contente comme je ne vois que des objets tristes, je crains de la [le] devenir. Ayez la bonté de m’expliquer pourquoi vous m’avez dit souvent que vous ne le craignez pas pour moi car j’en ai [405] quelquefois de petites attaques qui font en moi des effets très mauvais qui seraient trop longs à dire.

REPONSE :

Il faut beaucoup estimer le repos intérieur comme la fin où Dieu tend en ses opérations et même comme le moyen de ses grâces plus particulières. Cependant comme, par une sagesse admirable de Sa divine Majesté, Ses dons sont en cette vie mélangés de nos faiblesses et que peu d’âmes arrivent à les recevoir purement sans mélange, il est d’importance de les ménager en y conservant la nature ; autrement les plus grands et les plus purs dons pourraient l’affaiblir à la suite et lui causer du mal. L’oraison qui est le véritable commerce avec Dieu est le plus grand [don] que nous puissions recevoir actuellement. Cependant étant reçu sans conduite, il peut lasser et ainsi non seulement affaiblir la nature mais encore l’oraison même, le sujet se gâtant.

J’en dis autant du repos intérieur : il faut y être fidèle pour soutenir et élever l’âme, mais il est bon de le ménager afin qu’elle ne se laisse pas insensiblement accablée à la fainéantise d’esprit qui peu à peu attire à soi la mélancolie. De quoi il faut extrêmement se donner de garde, comme d’un venin non seulement très pernicieux, mais très présent : c’est pourquoi faites ce que vous pourrez pour vous en sauver. Je vous ai [406] dit autrefois que je ne la craignais pas tant pour vous, parce que vous êtes plus en état de discerner le mal qu’elle vous peut causer, mais en la vérité, si vous n’y prenez garde, ayant tant d’occasions qui vous y peuvent faire tomber, insensiblement vous vous en trouveriez accablée. C’est pourquoi il est de conséquence de la prévenir, et même de la soupçonner en bien des occasions où la nature ne voudrait pas la qualifier de mélancolie, afin que, la découvrant, vous tâchiez de la combattre en toutes manières, tant en l’outrepassant qu’en vous retournant amoureusement vers Dieu pour en faire par ce moyen usage divin d’abandon en Son divin ordre. Un cheveu, ni une feuille ne tombe pas sans mon Père, dit Notre Seigneur4.

Ainsi tout est ordre divin et effet de Sa divine Sagesse pour notre honneur et pour notre conduite. Qu’y a-t-il de plus consolant pour une âme désireuse de lui plaire ?

- D.M. 2.70.

1Les questions sont des « lettres à l’auteur [Bertot] », comme indiqué entre parenthèses à partir de la question III.

2Jean, 10, 10 : Je suis venu afin qu’elles aient la vie, et qu’elles l’aient plus abondante.

3Couler de nouveau (Littré, qui cite Bossuet).

4Comparaison qui sera reprise par Madame Guyon : « …elles ont toutes une impatience amoureuse de se purifier, et de prendre les voies et moyens nécessaires pour retourner à leur source et origine, semblables aux rivières, qui, après qu’elles sont sorties de leurs sources, ont une course continuelle pour se précipiter dans la mer. » (Les Torrents, chapitre I.)

5Luc, 21, 18 ; Matthieu, 10, 29-30.

. De J. Bertot. 1678 ?

Je vous assure, madame, que mon âme vous trouve beaucoup en Dieu, et qu’encore que vous soyez fort éloignée, nous sommes cependant fort proches, n’ayant fait nulle différence de votre présence et de votre absence, départ et éloignement. Les âmes unies de [127] cette manière peuvent être et sont toujours ensemble autant qu’elles demeurent et qu’elles vivent dans l’unique nécessaire : là, elles se servent et se consolent aussi efficacement, pour le moins, que si elles étaient présentes, et la présence corporelle ne fait que suppléer au défaut de notre demeure et perte en Dieu.

Assurez-vous donc, madame, que j’ai et que j’aurai grande joie de vous pouvoir être utile en quelque chose en vous répondant et vous disant en simplicité les petites lumières que Sa Bonté me donnera et que je souhaite vous être fort efficaces. Pour ce qui est de la reconnaissance, il n’en faut point d’autre sinon de se voir et de se trouver en union en Dieu, chacun selon sa manière et son degré ; et là, on se rendra plus que tous les compliments humains ne pourraient nous dire.

C’est la misère présente du monde qui ne fait agir que par les sens et qui tient toute autre manière comme une chose chimérique et non réelle. D’être privé de ses amis et de toutes choses généralement dès que les sens ne les aperçoivent plus, cette manière des sens est l’origine de tant de croix pour les hommes et les rend si misérables dans la vie présente qu’on peut dire sûrement qu’une personne commence d’être malheureuse dès cette vie aussitôt qu’elle naît, et qu’elle ne finit son malheur qu’en mourant, supposé qu’elle soit sauvée. Mais au contraire les âmes qui sont assez heureuses de pouvoir trouver Dieu en soi dès cette vie, commencent leur bonheur dès aussitôt que cette lumière commence, et ce même bonheur va toujours augmentant autant qu’elle leur donne Dieu [128] de plus en plus, jusqu’à ce qu’enfin elles soient en état de pouvoir voir et converser par ce moyen : car assurément l’âme, dans la suite, peut être si bien en Dieu qu’elle y trouve toutes choses et y jouit de tout. Les sens n’ont pas toujours là leur compte, mais, à la suite que la divine lumière qui cause ce bonheur s’augmente, elle les calme et réduit peu à peu à la raison, voyant qu’encore qu’ils ne trouvent pas toujours selon leurs désirs toutes choses, ils ne laissent pas de les avoir plus abondamment sans comparaison que s’ils les avaient par leur moyen. Et ainsi comme Dieu est l’infaillibilité même et le principe de toute fidélité, bonté et amour pour les créatures, ayant le moyen d’en jouir fort facilement, on trouve là sans peine le moyen de se contenter. Il est donc d’importance très grande de mourir peu à peu au procédé des sens, à leurs façons d’agir et à leurs lumières, afin que, se servant de la foi qui nous fait être et demeurer facilement en Dieu et y trouver tout notre nécessaire, nous y trouvions aussi notre joie véritable, et généralement tout ce qui nous manque.

Ceci paraît fort difficile et souvent impossible aux personnes qui n’en ont pas l’expérience et jugent selon les sens, mais en vérité, je ne saurais exprimer combien il [cela] est facile aux âmes qui sont assez heureuses d’avoir le don de la foi et qui ne s’amusent à rien discerner selon les sens, mais bien qui voient tout et jouissent de tout selon la foi. C’est donc là que l’on trouve ses amis et qu’on leur est plus utile qu’en toute autre manière, car en les trouvant on ne laisse pas [129] d’avoir Dieu et de jouir de Lui. Et au contraire, quand on a ses amis et qu’on est occupé par les sens, pour l’ordinaire on est peu en Dieu et on leur est peu utile. Ce n’est pas [le cas lors]qu’ayant trouvé Dieu par la foi, quoique l’on soit avec ses amis et que l’on travaille pour eux avec les sens, on ne laisse pas d’être en Dieu et qu’ainsi ils n’occupent pas mais plutôt renvoient l’âme en Dieu par le petit travail et service qu’on leur rend à cause de la charité qui est exercée.

Il faut bien savoir qu’une âme destinée à arriver en Dieu et à jouir de Dieu en foi de la manière susdite est destinée à la mort et qu’elle peut bien s’attendre incessamment à mourir par toutes choses. Il y a une Sagesse qui accompagne tous les moments de telle âme pour lui faire trouver l’occasion de mourir et des morts en toutes choses : je dis une Sagesse car assurément ce ne sont pas les choses en elles-mêmes qui font mourir au point qu’elles nous causent la mort, mais bien un secret de Sagesse de Dieu qui s’y rencontre et qui nous les approprie si bien que nous trouvons à chaque moment de notre vie que c’est vraiment cela qu’il nous faut pour mourir à nous-mêmes.

Ce n’est donc point pour l’ordinaire les grandes choses qui nous donnent la mort en nous accablant, mais bien un million de petites qui se rencontrent dans notre état et qui semblent fourmiller et naître à l’improviste, si bien que nous ne sommes pas plutôt crucifiés par une qu’une autre succède. Et ainsi il nous paraît (si l’âme est fidèle à sa lumière et à Dieu) que selon que l’âme avance ses démarches, les [130] croix aussi la précèdent et font vraiment le vide que Dieu qui suit ces croix remplit. Car telles croix vont toujours faisant mourir l’esprit et la raison en attaquant un million de petites recherches d’amour propre que nous remarquons bien ensuite à la venue de Dieu, qui faisaient plénitude et qui, par conséquent, l’empêchaient. Tout ce qu’il y a à faire c’est de mourir sans mesure, sans règle, sans ordre. Dans la suite on trouvera que ce procédé de mort par toutes les petites rencontres de notre état et condition faisant beaucoup naître la lumière de Dieu en nous et nous mettant de plus en plus en Dieu, y met ordre et arrange merveilleusement bien ce que nous croyons se gâter et se renverser par les morts et par les croix.

[C’est là] où il faut remarquer que toutes telles croix et morts attaquent toujours puissamment les sens, la raison et par conséquent tout le procédé humain et font par là insensiblement, et comme sans s’en apercevoir, régner magnifiquement la foi au-dessus des sens et de l’esprit. C’est par là que l’âme se dérobe de ses sens, de sa raison et de tout son peuple, je veux dire de ses passions et de ses appétits pour entrer et vivre dans la région de l’esprit ou, pour mieux dire, dans la région de la foi où elle trouve Dieu en vérité et plus facilement que nos yeux ne trouvent le soleil en rase campagne et en plein midi. Mais, ô malheur ! le procédé des sens est si difficilement détruit, et les morts et les croix leur sont si amères qu’incessamment ils attirent l’esprit éclairé de la foi à leur compatir et à s’amuser à ce qui les étourdit.

Soyez donc fidèle, je vous prie, à ne pas laisser passer le moindre moment de ce qui vous arrive par providence parce que chaque moment de mort est infiniment précieux, la vie divine y correspondant. D’abord l’âme est en peine au milieu de ces morts comment elle en usera et comment elle s’en servira. Mais un peu de courage et de patience, et vous trouverez que votre âme s’y ajustera si bien qu’elle y trouvera son bonheur, y trouvant Dieu. N’avez-vous jamais vu travailler à une statue de pierre ou de marbre ? Les premiers coups de ciseau et de marteau qu’on y donne semblent gâter et défigurer cette masse, mais quand à force de coups elle commence ensuite à recevoir quelque figure, pour lors, on remarque avec joie ce que les coups qui suivent font pour former et polir cette statue.

Il est vrai que du premier abord que l’âme entre dans le procédé de la divine Sagesse en mort, ce n’est que comme une confusion, quoique en paix, à laquelle on s’abandonne par une lumière au-dessus de soi, et comme se soumettant à l’ordre de Dieu. Mais à la suite que ces croix et ces morts donnent Dieu, l’âme est [si] surprise du bonheur qui lui vient par ce moyen qu’elle devient paisiblement amoureuse des croix et des morts, d’autant qu’elle remarque par un miracle qu’elle ne comprend pas ni ne peut comprendre que, comme cette statue vient en quelque manière du fond de la pierre, aussi ces morts font rencontrer Dieu ou deviennent Dieu par le fond de l’âme, si bien qu’autant qu’elle meurt autant elle vit et voit pour lors la mort comme source de sa vie. [132] Ce qui fait qu’elle estime infiniment toutes les petites occasions qui lui arrivent, ne pouvant faire aucun choix pour ce qui les concerne et aussi ne pouvant ne les pas recevoir avec un accueil tout plein d’amour quoique souvent insensible. Et ainsi l’âme trouve que tout son bonheur est de se laisser en la main de la Providence pour tout choix, pour toute élection et pour toute sa conduite.

Car les âmes qui sont destinées à mourir de cette manière en foi, doivent tellement mourir à elles-mêmes que dans la suite elles ne voient pas un moment qu’elles doivent choisir pour être d’une manière ou d’une autre, pour être dans un lieu ou dans un autre, pour être d’une façon qu’elles pourraient désirer ou d’une autre. Mais plutôt elles demeureront toujours dans la main de Dieu pour tout et toutes choses leur seront égales. Et au contraire, quand l’âme y a quelque part, il n’en va pas de même. Car toutes choses déchoient autant de leur opération pour donner Dieu à [une] telle âme qu’elles sont dans Son choix et dans Sa volonté.

Oui, mais, me dira-t-on, c’est donc une étrange captivité de n’user et de ne pouvoir user en rien de sa propre volonté ! C’est là au contraire que commence la vraie liberté, et autant que nous sommes en la main de Dieu pour n’avoir que Son unique conduite, autant le cœur se trouve vraiment en liberté.

Si l’âme n’avait expérimenté cet effet admirable de toutes les petites morts et croix de l’état d’une âme en foi, elle ne croirait jamais que telles dispositions pussent arriver à un si sublime état ; cependant il est très vrai et il n’en faut nullement douter. Il est même [133] de grande conséquence d’accommoder peu à peu par la lumière d’autrui les sens et l’esprit à cette divine lumière afin de recevoir de moment en moment toutes les morts et toutes les croix qui arrivent, sans hésiter pour s’en délivrer, en les côtoyant et en se laissant perdre et mourir avant qu’elles le peuvent faire. Car par là, la divine lumière s’augmentera beaucoup et, peu à peu, elle nous fera voir par notre propre fond la vérité que nous découvrons par la lumière d’autrui, de manière qu’à la suite qu’une âme commence de s’avancer en Dieu, elle soupçonne l’accroissement et l’augmentation des démarches de Dieu par les croix et les morts qui lui surviennent, de sorte qu’après plusieurs expériences chaque moment de croix ou de mort lui devient infiniment précieux, ce qui la sollicite à demeurer en pauvreté et perte autant qu’elles sont et subsistent.

Et afin d’expliquer davantage ceci comme une chose fort nécessaire, posons une âme qui soit en Dieu et en lumière divine : une affaire de son état, un embarras, un procès, une faiblesse qu’elle commettra (et ainsi de tout ce qui peut arriver généralement, car je n’excepte rien) y mettant l’abjection et la confusion qu’on peut avoir dans le monde, quelque chose, donc, de pareil lui embarrassera l’esprit, y jettera de l’obscurité et du trouble et un million d’autres effets qui paraissent effacer les traces de Dieu, embourber l’âme en elle-même, la jeter dans les embarras et lui causer un million d’effets tout contraires à ce qu’elle juge lui être nécessaire selon son degré d’oraison. L’âme, désireuse de sa perfection en [134] son commencement, voit tels effets de mort, travaille aussitôt, et même doit travailler pour trouver Dieu et ajuster ce que tels effets ont pu gâter. Mais au degré que j’écris, à telle âme il n’y a qu’à subsister passivement et porter l’effet de la mort en passivité nue tout le temps qu’elle durera, et l’on verra que la pointe de la mort donnera la vie et fera ainsi autant de jour qu’elle a été longue, pénible et renversant tout notre procédé propre et toute notre façon d’agir envers Dieu. Et cette manière dure jusqu’à la fin de la vie, changeant cependant selon le degré de lumière de plus au moins.

Par là, madame, vous voyez combien vous devez priser chaque moment de mort et de croix de quelque part qu’elles viennent et que vous leur devez donner un favorable accueil dans votre âme. Il est vrai, madame, que nous avons un grand voyage à faire et dont on ne voit l’éloignement que lorsque l’on est déjà beaucoup avancé dans le chemin, ce long voyage étant d’aller du fini à l’infini, du créé à l’incréé, de l’impur à la pureté même, et enfin de la créature en Dieu. Or quand l’âme commence déjà à sortir d’elle-même et par conséquent à goûter un peu de l’Être infini qui est infiniment au-dessus de la créature et infiniment éloigné de ce qu’elle peut avoir et de ce qu’elle peut goûter, il se fait en elle un certain désir, un instinct inconnu de tout outrepasser et de ne se pouvoir contenter de rien qu’elle ait. Il semble que l’esprit dit toujours en sa course et en s’avançant : « ce n’est point ce que j’ai que je cherche », et qu’il se fait un certain mouvement, [135] inconnu, d’avancer toujours, que l’on a et que l’on n’a rien, que l’on désire tout et que l’on ne désire rien, et qu’ainsi en vérité l’âme est en tout ce qu’elle a pour l’intérieur et en tout ce qui lui arrive comme un voyageur est pour les hôtelleries : il y passe et il y demeure autant que la nécessité le requiert mais non pas pour s’y arrêter, et ainsi il est toujours en mouvement, quoique en repos. Cette disposition de votre esprit est vraiment une touche de Dieu et une disposition certaine de Son approche, laquelle doit augmenter autant que Dieu S’approchera encore davantage . Et même, les âmes qui sont beaucoup arrivées en Dieu et qui ainsi sont au-dessus d’elles-mêmes , ne jouissent jamais un moment de ce qu’elles ont, ne jouissant jamais de Dieu que par ce qu’elles n’ont pas.

Il faut qu’une âme ait un peu d’expérience pour entendre ceci et pour comprendre l’agilité et la course que Dieu imprime en une âme aussitôt qu’Il l’approche de Lui et la met en Lui. Il suffit que je vous assure que cela doit être tel sans plus nous étendre sur cela qui serait de longue déduction, d’autant que cela est inséparable de Dieu et propre à toutes les âmes qui approchent de Dieu et qui commencent d’être en Lui. Si bien que celles qui sont déjà fort avancées en cet Être infini et par conséquent qui boivent abondamment à la source, et sont jugées heureuses parce qu’elles possèdent abondamment les merveilles qu’on leur communique (soit des perfections de Dieu ou des mystères et enfin de la jouissance de cet Être infini), sont cependant les plus pauvres d’autant que, quoiqu’elles aient abondamment [136], elles n’ont rien en comparaison des âmes moins avancées : car leurs sens et leurs puissances ne peuvent rien retenir et il faut par nécessité que cette source qui découle abondamment en elles recoule dans la même source en les faisant recouler elles-mêmes avec autant de vitesse en la même source que ce qu’elles reçoivent est grand. Et ainsi il ne leur demeure rien qu’une agilité bien plus grande pour outrepasser tout et aller en se reposant après cet Être infini qui les attire.

Vous n’avez donc qu’à vous laisser doucement et suavement aller et faire votre voyage, et autant que vous serez nue et déchargée de tout vous serez plus en état d’avancer. Ne rien avoir de cette manière est beaucoup avoir. Courir de cette manière est vous reposer et jouir pour vous remplir quoique en vous vidant et cela en unité et sans que vous ayez rien à craindre, car pourvu que vous vous laissiez aller et que votre âme se laisse mourir de cette manière en courant après Dieu, elle Le trouvera assurément.

- DM 3.32. L’attribution demeure incertaine.

. De J. Bertot. 1678.

J’ai bien de la consolation de recevoir de vos nouvelles et d’apprendre par vous-même le désir que vous avez de votre perfection et de travailler tout de bon à la rectification de tout ce qui n’est point selon l’ordre de Dieu en vous. Je vous assure que je [137] désire de tout mon cœur vous pouvoir être utile à cela qui est capital et qu’il n’y a rien que je ne fasse pour vous y aider.

Votre solitude et l’état libre1 dans lequel vous êtes présentement ne vous sera pas une petite aide puisque au contraire c’est un très grand secours d’être toujours attentif sur soi-même pour empêcher ces trop grands épanchements de nature sur les choses où notre inclination se trouve trop naturelle.

Les rencontres qui nous contrarient et auxquelles nous avons peine de nous ajuster en mourant à nous, ne nous dissipent pas tant dans nos conditions et nos états comme celles qui rendent nos inclinations trop pétillantes en nous dissipant et nous faisant trop courber vers les créatures. Usez donc du bon temps que vous avez et l’estimez fort cher afin de retourner plus facilement vers Dieu et de vous animer encore davantage à mourir plus efficacement à vos propres inclinations.

Vous avez observé une chose de grande conséquence que, dans l’état où vous êtes, l’oraison et la solitude, soit intérieure soit extérieure, ne vous sont qu’une aide pour vous approcher de plus en plus de Dieu, mais que les occasions où vous avez à mourir, à vous rabaisser et à vous écraser sont l’essentiel et le plus nécessaire que vous devez cultiver et rechercher de tout votre cœur. L’oraison et la solitude sont bien des moyens que vous devez aimer et que vous devez pratiquer, quoique par ordre et par dépendance à tout ce que Dieu demande de vous en votre condition. Mais pour les occasions de mourir et de vous contrarier incessamment plus selon les vues d’autrui [138] que les vôtres, cela ne vous est pas seulement nécessaire mais indispensablement de conséquence. Sans quoi vous erreriez, toujours vagabonde, désirant Dieu et Le cherchant de tout votre cœur sans jamais Le pouvoir trouver, par la raison que votre inclination naturelle et votre esprit sont toujours alertes pour pouvoir se contenter des choses grandes selon leurs inclinations et selon qu’un certain esprit de suffisance et de grandeur leur donne de mouvement. Et comme vous êtes beaucoup naturelle en toutes choses, votre mort est extrêmement difficile et vous ne devez pas vous étonner de sa longueur ni des difficultés que vous trouvez dans les rencontres. Ainsi il est très certain que cette mort est l’essentiel pour votre intérieur et que vous ménageant doucement le moyen d’oraison et de retraite en mourant à vous, vous devez beaucoup espérer d’arriver et d’approcher de Dieu en gagnant Son cœur et en vous ajustant à Ses inclinations.

Ce que je vous dis est de si grande conséquence qu’il est certain que manquant en ce point vous manquez en tout, et que faisant tout le reste sans faire ceci, vous ne faites rien. Au contraire vous faites bien moins que rien, d’autant qu’étant solitaire et travaillant à l’oraison sans une véritable mort, insensiblement on se croit fort avancé et fort intérieur, et dans la suite on trouve qu’on s’est trompé, remarquant ses fautes et ses défauts d’autant que la source en était cachée sous la magnifique apparence de cette oraison solitaire.

Je ne puis m’empêcher de vous dire un mot en passant de l’étonnement où j’ai été [139] souvent de remarquer plusieurs personnes s’appliquant beaucoup , soit aux bonnes oeuvres, soit à la solitude et à l’oraison, et que cependant je ne remarquais point du tout leur avancement et leurs démarches efficaces vers Dieu : au contraire souvent ces choses les approchaient davantage d’elles-mêmes en leur causant quelque estime, quelque distinction dans le monde, quelque hardiesse et liberté auprès de Dieu, et un million d’autres défauts où l’inclination naturelle prenait secrètement sa vie. Et quand, par providence, venant à découvrir ce secret et la cause de ce désordre, elles remarquaient que tout cela venait du manque de mort et d’usage de chaque chose pour mourir, insensiblement elles se sont aperçues que l’oraison et la solitude qu’elles n’ont pas quittées ont eu un autre effet dans leurs âmes, la mort en vraie humiliation étant la vie qui vivifie l’oraison, la solitude et la retraite. Et de cette manière elles ont fort bien jugé que cette mort devait être leur capital et qu’elles devaient se servir de l’oraison, de la retraite et de la solitude comme de moyens divins pour élever insensiblement l’âme à Dieu en la faisant sortir d’elle-même et de ses inclinations, remarquant très bien que cette mort a des yeux perçants pour pénétrer les moindres atomes des imperfections et pour faire échapper tous les pièges dans lesquels l’âme pourrait tomber sans ce moyen, quoique remplie et ornée de tous les autres moyens qui rencontrent tout leur bonheur en elle et par son moyen.

Cette mort donc se sert de tous ces moyens divins admirablement et il faut l’avoir expérimenté pour le bien savoir comme il est. Et [140] lorsque cette mort de soi-même remarque par une raison éclairée qu’il se faut priver de ces divins moyens à cause des empêchements que notre état nous fournit et ainsi que l’ordre divin nous impose pour lors, [cette mort] étant vraiment une Reine et une Souveraine en nous infiniment riche et abondante, elle supplée à tout et fait que l’oraison et la retraite ne pouvant se pratiquer se trouvent merveilleusement en la mort et par la mort de soi-même. De sorte que l’âme expérimente de jour à jour qu’en mourant fidèlement, non seulement elle trouve tout bien mais encore [qu’]elle élève tous moyens divins et tous les exercices de piété de telle manière qu’il n’y a rien qui ne la fasse approcher de Dieu et qui ne fasse un effet en elle merveilleusement efficace pour sa pureté intérieure, [effet] qui la rend non seulement agréable à Dieu mais aussi beaucoup aimable aux créatures avec lesquelles elle est et avec lesquelles elle doit agir.

Cette vraie mort de soi par toutes les petites rencontres de son état est une vraie fonte où l’on prend toutes les figures, et en vérité je puis dire que par ce moyen divin de mort on peut faire plus en un jour que l’on en fait en plusieurs années. N’avez-vous jamais pris garde que ces ouvriers qui jettent en fonte ont bien plus tôt donné la figure à un crucifix ou à quelque autre image que ne font ceux qui les font par le moyen de la sculpture ? Il me semble que cette comparaison est fort juste pour exprimer la manière dont Dieu forme Jésus-Christ en nous par le moyen de la mort à soi-même. Ce [141] moyen divin est vraiment une fonte par laquelle tout ce qui est en nous de raison propre, de propres jugements, d’inclinations naturelles, de passions, se fond et se liquéfie et étant ainsi ajusté par la solitude et par l’oraison, se forme en un Jésus-Christ. Ne mourez pas à vous-même, [et] vous vous donnerez bien des coups inutiles et qui produiront peu : faites-le [mourir à soi-même]. Il est vrai que si c’est de la bonne manière, vous vous écraserez et un long temps vous serez embarrassée à cause d’une certaine confusion que cette mort cause. Mais prenez courage : cette confusion et ce mélange qui humilie cause désunion de notre cœur d’avec nous-mêmes, et ainsi fait et exécute vraiment cette fonte dont je vous parle, amollissant notre cœur et le rendant vraiment souple entre les mains de Dieu.

Pour ce qui est de votre oraison vous ne devez pas vous étonner de vos sécheresses : au contraire elles vous seront toujours très utiles et nécessaires, supposé que cette mort dont je vous parle soit vraie en vous, car si cela n’était pas, la sécheresse et les divagations vous nuiraient beaucoup. Et au contraire elles vous serviront et vous servent beaucoup en mourant efficacement, et non seulement en vous donnant des moyens de mourir mais encore en vous ajustant pour peu à peu vous tranquilliser davantage. C’est pourquoi ne vous étonnez pas de ces sécheresses ni de ces distractions : soyez seulement fidèle à en faire usage de mort. De plus ne laissez pas de continuer de prendre simplement vos petits sujets et lorsqu’ils vous sont ôtés, patientez et vous possédez un peu, car, quoique [142] vous ne les ayez pas si fort dans l’imagination et dans l’esprit, elles [ils] ne laissent pas d’opérer en votre âme. Et étant trop effacés, revenez doucement par ces mêmes sujets, ou, si vous ne pouvez, remettez-vous un peu en paix en la présence de Dieu. Et y étant recueillie et ainsi votre âme étant plus calme, renvisagez doucement votre même vérité.

Où il faut remarquer qu’au degré où vous êtes, la présence de Dieu et par conséquent la paix et la tranquillité que vous y trouvez, ne vous est pas un moyen mais bien la fin à laquelle vous tendez par la simple vue des sujets et des vérités dont vous vous devez nourrir, selon la lumière et la manière que Dieu vous donnera en l’oraison. Ainsi ce ne serait pas bien faire que tout d’un coup vous vous tinssiez à la fin, quittant vos moyens ; mais vous devez plutôt humblement vous nourrir et tendre à votre fin par l’exercice de ces mêmes moyens, ménagés et exercés doucement, selon la capacité actuelle que vous avez en l’oraison, tantôt plus perceptiblement tantôt moins.

Et quand vous avez ménagé doucement et de votre mieux ces moyens en l’oraison et qu’enfin vous vous voyez si pauvre que vous ne pouvez recouler vers Dieu par ces mêmes moyens, il ne faut pas laisser de le faire par leur privation, d’autant que la sécheresse pour lors vous y renvoie en vous faisant désirer Dieu. Et ainsi vous êtes en repos, en inclination et en désir vers Dieu, ménageant toujours les moyens, comme je vous le viens de dire, qui est proprement l’exercice de l’oraison en votre degré, qui vous fait insensiblement arriver à leur fin, qui [143] est la présence de Dieu. Et sans ce ménagement d’oraison on se tourmente souvent en cet exercice, sans avancer, croyant toujours que le plus grand et le plus beau est le meilleur ! Et cela n’est pas, n’y ayant de vrai et de moyen divin pour faire l’oraison que ce qu’il nous faut dans le degré où nous sommes, où la mort ménage tout merveilleusement bien, sans laquelle il est bien difficile d’aller tant à pas comptés comme il est besoin, spécialement pour les esprits impétueux qui voudraient tout faire sans moyens, et passer à la fin sans milieu, ce qu’il ne faut pas faire si l’on veut beaucoup réussir dans la piété et dans l’oraison.

Lisez et relisez souvent cette lettre, elle vous pourra être utile un très long temps. Je suis à vous sans réserve. 16782.

- DM 3.33.

1Depuis son veuvage.

2Dans l’original.


. À J. Bertot. Avant avril 1681.

Quand Dieu me donne le mouvement de vous écrire pour vous rendre compte de l’état de mon âme, je le fais : autrement je ne ferais rien qui vaille.

Il me semble pouvoir dire qu’elle fait du progrès au moins en une chose, qui est dans l’assujettissement à l’ordre de Dieu à chaque moment. Ce n’est pas depuis un jour, il y a longtemps que je l’expérimente. Ce qui fait que dans toutes les choses qui arrivent dans mon état et dans toute ma famille je suis inébranlable, mais cela par la fidélité à mourir et à porter mes croix : j’en ai de plusieurs façons. Vous avez su la dernière, qui m’a touchée sensiblement. Je ne puis dire ici les autres ; elles ne sont pas moins humiliantes et renversantes1. Nonobstant cela je suis dans mon fond dans une espèce d’immutabilité qui tient plus de l’éternité que du temps, me laissant mouvoir à Dieu comme Il Lui plaît, pour être dans la croix ou dans les consolations, demeurant seulement passive à la croix présente, et aux vu(es) de celles de l’avenir qui me semblent indubitablement devoir être plus grandes. Hors des petits moments où la pointe de la croix est pressante et accablante, je suis toujours gaie et contente ; il ne serait pas en mon pouvoir de souhaiter plutôt une [431] chose qu’une autre, d’être dans un lieu que dans un autre.

Au milieu de tant de croix et d’occupations différentes, on est en liberté et l’on agit en unité. Cela me fait comprendre quelque chose de la fécondité et multiplicité des opérations de Dieu dans Son unité et Son repos. Car quoique l’âme n’ait aucune action ni aucune vertu en vue que de mourir dans les occasions, elle se trouve toute vertu et toute action. Je n’ai pas ces lumières dans le temps, mais après il en paraît quelquefois quelque chose. Mais pour peu que je veuille agir de moi-même pour suivre mon inclination, quand ce ne serait qu’en une bagatelle, je commence à sentir que je sors de ma nudité et généralité pour tomber dans le distinct, dans la désunion et souvent dans l’inquiétude. Tout cela me fait comprendre pleinement l’importance d’être fidèle aux petits moments puisque dans les moindres choses nous pouvons jouir de Dieu par la foi de cette manière.

Si j’étais toujours fidèle, je sens bien que tous les moments seraient pleins mais il n’est pas possible de comprendre jusqu’où va ma faiblesse pour me défaire du plus petit défaut, qui est toujours cette petite sécheresse pour quelques-uns de mes domestiques dont j’ai peine à supporter les manières. Il semble que je sois réduite dans une entière impuissance, quelque envie que j’aie de m’en défaire, car souvent dans l’instant même que je me relève, je retombe dans tous ces défauts les uns sur les autres que je supporte patiemment. Il se fait un fumier qui [432] sert merveilleusement à me faire pourrir ; je ne laisse pas (comme j’ai dit), nonobstant la peine que je sens dans ces défauts, d’être en repos.

Je fais le bien que la Providence me présente ici comme en passant, sans en faire mon capital. Notre bonne Mère N.2 me donna il y a quatre ou cinq mois la vue de faire faire ici, où le désordre est grand, une Mission ; et comme elle était toute de feu pour cette oeuvre elle ne me donnait point de relâche. Et moi j’étais dans un état tout contraire car, quoique je le souhaitasse aussi, je ne me pouvais résoudre à agir sans que je visse le moment de l’ordre de Dieu, parce que sans cela rien ne réussit et que tous les grands obstacles qui se rencontrent ne viennent souvent que de n’avoir pas pris ce moment. Enfin il est venu, et elle est ici il y a huit jours où elle fait tous les biens que l’on peut souhaiter pour si peu de temps.

Je craignais fort que l’assiduité que je suis obligée d’avoir aux sermons ne me brouillât, en me tirant de ma généralité pour me mettre dans la multiplicité, ou ne me fût à charge, mais jusqu’à cette heure ils me font un effet tout contraire car ils me réjouissent et me nourrissent. C’est une manne qui a toutes sortes de goûts sans me faire sortir de ma situation ordinaire. Je me trouve depuis si pleine que j’en suis surprise sans pouvoir dire de quoi, et néanmoins si affamée et pressée d’outrepasser tout que je cours sans savoir où par tout ce qui se rencontre. [433]

Voilà ce que je puis remarquer : je ne sais s’il est dans la lumière de vérité ou non. Vous en jugerez mieux que moi ; j’espère que vous m’en manderez votre avis sans me flatter. Je ne vous parle point de mon oraison en particulier car je n’en vois point, tout ce que je fais étant mon oraison.

- DM, page 430 : « Lettre à l’auteur ».

1Vie 1.24.1 : « Sitôt que je fus veuve, mes croix, qui semblaient devoir diminuer, augmentèrent. »

2Il s’agit probablement non pas de la mère Granger, morte en 1674, mais de sa belle-mère (« …elle ne me donnait point de relâche »), dont elle reconnaît par ailleurs des qualités : « …elle avait de la vertu et de l’esprit, et ôté certains défauts que des personnes qui ne font pas oraison ne connaissent pas, elle avait des bonnes qualités. » Vie 1.27.1.

. De J. Bertot en réponse. Avant avril 1681.

J’ai beaucoup de joie, madame, d’apprendre de vos chères nouvelles et l’état de votre santé. Je vous remercie de tout mon cœur . Pour répondre à tout ce que vous me dites, je vous dirai que vous faites très bien de suivre les instincts de votre intérieur pour parler de votre âme, autrement on pourrait brouiller toutes choses, et Dieu nous en parlant par nos nécessités ou par les instincts qu’Il nous donne, Il ne manque pas de nous donner des grâces, suivant Ses manières, de nous ouvrir ou de nous communiquer.

Il est vrai que ce principe divin pour se conduire et pour mourir à soi est admirable et l’on n’a pas besoin d’aller chercher bien loin ni le martyre, ni aussi les maîtres de [434] notre perfection. Laissons-nous en abandon à Dieu de moment en moment et croyons fortement que toutes les providences de notre état, quelles qu’elles soient, sont la voix qui nous parle de Dieu et qui nous marque Son divin ordre. L’âme fidèle à suivre cette conduite trouve la paix promptement et ne manque jamais de trouver Dieu en toutes choses, pourvu qu’elle n’hésite pas à voir Dieu en tout ce qui lui arrive. Et ainsi, mourant incessamment par là et en tout, quand peu à peu l’âme est beaucoup fidèle à cette conduite la Sagesse ne manque pas de lui causer un million de croix afin de la polir et l’affiner davantage. Et de pouvoir deviner par où et en quelles manières elles nous viennent, cela ne se peut : tout ce qu’il y a à faire est de baisser la tête et accepter sans examen la divine conduite, et voir Sa main en tout. Vous avez eu occasion d’adorer la Providence en cette croix humiliante qui vous est arrivée : je crois que (Dieu aidant) ce ne sera rien, car il n’y a pas de raison en tout ce que j’en ai vu. Cela n’empêche pas qu’il n’y ait un mélange fâcheux. Ce ne sera pas l’unique qui vous arrivera : il y en aura incessamment en toutes rencontres, non seulement en votre intérieur mais encore dans votre état et dans l’extérieur qui seront selon votre besoin, car assurément vous avez besoin d’humiliations et aussi de moyens qui vous fasse perdre votre raison et votre suffisance. Ne vous mettez pas en peine de leurs excès : c’est Dieu qui les ordonne. Il suffit pourvu que vous soyez fidèle à mourir selon leur étendue ; et quand cela n’est pas ne vous troublez pas, mais revenez doucement [435] et humblement en vous remettant en votre place. Par ce moyen vous trouverez, sans savoir comment, votre fond car vous trouverez une stabilité admirable.

[C’est là] où vous devez remarquer que le fond de notre âme ne se trouve pas, comme plusieurs personnes le croient, [dans le] savoir par pensée et par des lumières : ce ne sera jamais par là mais bien par les morts et par les renversements. C’est pourquoi plus la Providence en fait rencontrer, tant mieux car, s’égarant et se perdant insensiblement, on se trouve en son fond. Ainsi croyant avoir tout perdu et aussi soi-même, c’est pour lorsque l’on commence à trouver son fond où est la stabilité : hors de là il n’y a jamais que du trouble et de l’inquiétude. Et en vérité cette disposition commence à tenir de l’éternité par l’abandon à la conduite de Dieu, qui nous veut comme Il veut, soit en joie ou en croix, et qui fait voir les croix futures pour s’y abandonner, et de cette manière demande la passivité totale pour être comme Dieu désire. Quand vous vous voyez si bouleversée par la croix et par la vue des croix qu’il vous semble que vous ne vous possédez pas ni que même vous ne le pouvez pas, pour lors laissez-vous et vous perdez en la pointe de la volonté en passivité pure comme vous le pouvez ; et vous verrez qu’en suite [de cette perte], sans savoir comment, tout cela réussit et se calme en perte en son fond.

Toutes ces croix embarrassent sans embarras, comme je dis, étant en cette disposition. J’en dis autant des divers embarras de providence dans notre état. Rendons-nous y selon ce que Dieu demande et nous verrons que tout s’ajustera et qu’insensiblement cette multiplicité crucifiante tombe en unité et fait [436] aussi tomber l’âme en unité où elle agit admirablement, quoique fort embarrassée (à ce qu’il semble). Et par là l’âme comprend merveilleusement comment Dieu étant si multiplié en tout ce qu’Il fait est cependant en Son opération même si un et en unité que c’est là le soutien de tout le monde. L’âme mourant fidèlement à soi et à sa manière d’agir par soi-même, tombe dans cet opérer en unité où elle a tout quoiqu’elle n’ait rien. Et elle fait tout quoiqu’elle fasse peu et, bien qu’il paraisse qu’elle agit en grande multiplicité, cependant elle est en vraie unité. Et pourvu que l’âme ne fasse rien par elle-même, quoiqu’elle fasse, elle ne sort jamais de son unité encore qu’il lui paraisse qu’elle ne fait et n’est occupée que de bagatelles. Et aussi dès qu’elle est dans la bagatelle par elle-même, c’est-à-dire sans anéantissement, au même elle est dans la multiplicité et par conséquent dans le trouble.

Cela demande une grande pureté intérieure et une mort à soi-même extrême, mais ayez courage. Mourez peu à peu à cette sécheresse dont vous me parlez et aussi aux autres défauts, et vous verrez que, mourant et vous dérouillant, vous tomberez sans vous en apercevoir en unité de repos. Et quand il vous paraît que nonobstant votre travail vous ne laissez d’être prévenue de vos défauts, possédez-vous et vous verrez qu’en vérité tout cela sera un fumier qui vous fera pourrir et germer en vie divine, et ainsi tout sera mis en usage par principe divin.

Vous faites très bien de faire le bien extérieur que la Providence vous fournira, sans [437] en faire votre capital mais vous y laissant aller selon la divine Providence qui vous marque l’ordre divin.

Vous avez très bien fait de côtoyer l’Esprit de Dieu et d’observer Ses démarches car sans Sa conduite toute sainte intention est peu de chose, et quoiqu’elle ne déplaise pas à Dieu et que même elle lui soit agréable, sans cette application par l’Esprit et par l’ordre de Dieu, ces choses n’ont pas source de vie pour vivifier l’âme. Et c’est proprement ce que vous expérimentez car, ayant entrepris cette Mission par l’ordre divin, vous expérimentez que la multiplicité qui s’y rencontre cause unité, et que cette unité est multiplicité en vous donnant une faim qui ne se rassasie pas et qui cependant n’est pas famélique, mettant la paix et le repos en vous. Ces sortes d’opérer en toutes rencontres sont très féconds et vous doivent beaucoup éclairer afin de vous instruire et vous convaincre que mourir n’est pas une perte et une oisiveté, mais plutôt une plénitude et une vie qui remplit en vidant.

Prenez courage au nom de Dieu car j’espère que la grâce rendra votre âme féconde et qu’étant fidèle selon le degré de Dieu vous vous trouverez qu’après une grande patience, en souffrant la nudité, la mort et la sécheresse, quasi sans s’en apercevoir tout devient fécond et ensuite la fécondité même. Mourir est donc le tout de cette vie et la foi est la source véritable de cette mort.

J’espère que, Dieu aidant, nous aurons bien de la consolation cet hiver, étant ensemble. Il n’est pas nécessaire en l’état où est votre âme de me marquer en particulier votre [438] état d’oraison : là tout est oraison et votre oraison ; c’est pourquoi je la comprends assez par ce que vous m’avez dit. Continuer son intérieur en ces diverses dispositions comme vous m’avez marqué, est faire oraison selon votre état. Ce n’est pas que dans de certains temps on ne soit plus en repos et en solitude, et ainsi plus à la lumière divine, mais il faut se laisser à Dieu pour être conduite en tout, en l’action ou en l’oraison. Et par ce moyen tout se fait un, où cependant l’Esprit de Dieu, qui aime infiniment le repos et la solitude, tire souvent l’âme, la retirant de l’action pour cet effet et la mettant en oraison pure et en nue solitude, souvent aussi la tenant par un secret de sa Providence en action, où telle action est oraison.

- DM 3.66 : « réponse à la précédente lettre »

. À J. Bertot. Avant avril 1681.

Ô que mon âme vous est obligée de lui avoir fait trouver et goûter la vie éternelle d’une manière que je cherchais secrètement mais que je n’avais jamais éprouvée ! Il y a quelque chose en moi sans moi, qui entend, qui aime et qui jouit de Dieu dans une vérité et certitude plus évidente que le soleil en plein midi lorsqu’il répand ses rayons de toutes parts, et toutefois si éloigné des sens et si élevé au-dessus de l’esprit et de la volonté qu’ils demeurent l’un et l’autre sans connaissance ni expérience de ce qui s’y fait en Dieu, où l’âme semble être comme perdue et sans action propre dans un secret impénétrable qui ne se découvre que dans le moment de Dieu, je veux dire celui où Il Se donne et S’applique à l’âme en toutes les façons qu’il Lui plaît, l’âme ne faisant distinction et différence de rien, tout étant un ordre ou oeuvre de Dieu, ou Dieu même, parce que tout se confond et renferme tout.

Il me semble que je n’ai point d’intérieur ni d’esprit et je n’en veux point avoir ni connaître. Si l’on m’en voulait entretenir sans l’ordre de Dieu envisagé, ce me serait une souffrance intolérable. Je m’aperçois que ce moment divin auquel vous m’avez [467] dit de m’arrêter, consume et dévore tout ce qui est en moi et hors de moi sans me laisser ou permettre la moindre réflexion sur quoi que ce puisse être hors la prière en la manière qui m’est donnée dans le moment et l’abandon à l’inconnu que j’ignore avec une félicité incomparable. Ce moment divin établit mon fond dans une simplicité et nudité extrêmes, me trouvant dépouillée entièrement du passé, du futur et même du présent puisqu’il s’écoule à chaque moment et que l’on ne fait que pâtir. Ce qui se fait et ce qui le fait n’est rien, si je le veux expliquer ; mais si je m’y veux perdre et abandonner, c’est la vie éternelle qui comble tous mes désirs, et qui m’est toutes choses en ne m’étant rien pour l’intérieur.

Mes sens sont fort vifs et dégagés, prompts et actifs à merveille et si fort à loisir qu’on ne leur donne rien à faire pour le dedans : l’occupation extérieure leur plaît et les divertit en Dieu. Toutefois ils sont fort disposés à regarder indifféremment toutes choses et ne discerner rien que par les règles de modestie et de mortification qu’on leur a autrefois prescrites, qui sont suivies encore dans l’ordre de Dieu. Le cœur est si content de son rien du tout que ses passions et ses désirs semblent morts et ne se réveillent point aux approches des objets les plus sensibles. Il semble qu’on parle, qu’on condamne, qu’on méprise une personne qui est à cent lieues et encore plus loin. Encore en voudrais-je avoir quelque pitié mais non pas de moi qui ne suis plus à plaindre, parce qu’en me montrant mon rien on me [468] donne tout : le cœur et tout le fond s’ouvre pour le recevoir, et Celui qui en a la clef fait cette ouverture car je n’y vois rien. Je suis toute à vous, Dieu vous a assujetti et donné mon âme, commandez-moi tout ce qu’il vous plaira.

Il me semble que je ne doute de rien dans le moment qu’il faut agir : il est tout rempli de lumière, de paix et de force. Je n’en sors que par quelque propriété que je ne connais que lorsque Jésus-Christ me la fait voir : sa lumière et sa guérison est ma liberté, mes liens se rompent en un moment, et mon âme affamée et altérée se rassasie dans le moment qui lui donne Dieu.

Dans les communions je quitte et abandonne la place à Jésus-Christ, mais en pure foi, sans aucune douceur ni attrait sensible, quoiqu’il y en ait une secrète et divine qui est tout ce qui se peut désirer. Je ne fais point du tout l’oraison, seulement je demeure en foi et devant Dieu en Jésus-Christ anéanti et victime dans le sacrement. Ses opérations cachées et invisibles en son Père et dans les âmes me sont montrées, et je m’y perds, m’y voyant comprise ; ou bien je les crois et adore en pure foi parce que je ne vois que cette foi nue dans mon âme.

Les goûts, les expériences, visions d’esprit, images ou espèces que j’ai éprouvées autrefois sont effacées ; et je ne suis pas peu contente de trouver et de recevoir à tous moments Jésus-Christ sans ces moyens. À présent leurs privations, les ténèbres, les sécheresses, les dégoûts, les rebuts, me sont lumières, douceurs, jouissances et [469] possession inséparable de ce divin Tout ; et cependant tout ceci me paraît comme une correction de mes anciennes erreurs et ténèbres, qui me rend petite et simple, attachée seulement à l’ordre de Dieu. Mon âme dans cet ordre goûte et embrasse tout et devient toute naturelle sans ce discernement qui me faisait autrefois tout sindiquer1 [sic] et condamner sous prétexte de perfection. Je vois que Jésus-Christ se donne autant dans les petites choses que dans les grandes et que la perfection est Dieu en toutes choses. Les actions spirituelles et les naturelles en Dieu me semblent une même chose et je me trouve aussi contente à dire le Pater et l’Ave sans goût que de faire une oraison plus tranquille et recueillie en Dieu. Il me semble que la foi fait tout pourvu que je ne me trompe point. Je vous puis dire que vous m’êtes très précieux en Jésus-Christ quoique je sois la plus indigne de vos filles.

- « Lettre à l’auteur » qui précède la réponse ci-dessous (DM 3.68). Cette lettre serait postérieure au 22 juillet 1680. Voir Vie 1.28.1 : « Ce fut ce jour heureux de la Madeleine que mon âme fut parfaitement délivrée de toutes ces peines… »

1scindiquer sur qqch (1622) : examiner d’un œil critique. (Rey).

. De J. Bertot en réponse. Avant avril 1681.

Il est très vrai qu’il y a un lieu en nous qui a un appétit insatiable de Dieu et qui désire incessamment, sans désirer cependant, mais par lui-même, de connaître et d’aimer Dieu, ou plutôt de pouvoir toujours jouir de Dieu. Ce [lieu] secret et inconnu en nous, bien [470] éloigné des actes de notre entendement et de notre volonté, est vraiment un instinct de Dieu dans le centre de nous-mêmes, qui se renouvelle à mesure que notre âme se purifie et que peu à peu, par la lumière divine plus pure, elle est élevée à une opération plus pure, c’est-à-dire plus éloignée de son opération propre. C’est ce qui fait que l’âme appète toujours cela, et ne le saurait avoir qu’en mourant à soi, et non par son opération ; il n’y a que la mort de soi-même qui ait lieu ici et qui puisse aider et contenter. Signasti super nos lumen vultus tui ... etc1.

Il faut donc, quand on sent ces désirs et cette impression de Dieu, tendre passivement à Lui en mourant à soi et en se laissant appetisser2. Et par là, sans savoir le comment, cet instinct et cette inclination se déterrent dans la forêt de nos propres opérations et peu à peu l’on vient à un repos et à une cessation d’opération, en ayant une plus relevée en notre esprit et par là le moment est donné à l’âme que se simplifie non seulement l’esprit, comme je viens de dire, mais encore tout le dehors, pour se contenter de tout ce que Dieu ordonne en l’âme et sur l’âme. Par là aussi peu à peu, en mourant, tout devient un.

Voilà à peu près ce à quoi votre âme doit tendre en l’oraison et hors votre oraison pour vraiment mourir à vous. Je suis accablé d’affaires, ce qui m’empêche de vous répondre en détail : je ne puis vous dire que ces deux ou trois paroles.

- DM 3.68.

1Ps. 4, 7 : « La lumière de votre visage est gravée sur nous. » (Sacy).

2Appetisser : « rendre plus petit » (Furetière).

. À J. Bertot. Avant avril 1681.

J’ai vu clairement que le rayon divin est Jésus-Christ même, et que ce qui est de Lui, soit intérieur soit extérieur, se trouve par Son moyen, en demeurant dans le rayon même et s’y perdant, qu’il n’est pas besoin de lectures mais seulement de le poursuivre car l’ayant, la lecture ne donne que des images et il ne faut que demeurer en lui sans connaître ni goûter.

J’ai connu que la grâce de l’intérieur est semblable à un pépin, lequel contient en soi l’arbre et les fruits quoiqu’on ne les voie pas. Et comme le pépin est jeté en terre et qu’ainsi il germe et croît, ainsi Dieu donne à l’âme qu’Il appelle à l’anéantissement parfait un je ne sais quoi dans l’intime, lequel est la foi et la Sagesse qui communique peu à peu et en secret toutes choses. Et ce je ne sais quoi très caché contient implicitement tout ce qui est en Jésus-Christ même, lequel croît peu à peu, et si l’âme est vraiment fidèle, Jésus-Christ devient en elle intérieurement et extérieurement tout ce à quoi le dessein éternel a destiné l’âme, sans qu’elle y contribue autre chose que se laisser soi-même et se perdre.

J’ai vu par cette même lumière que je dois tout perdre en Dieu c’est-à-dire par ce je ne sais quoi, et aussi mon salut sans me mettre en peine de mes péchés, ni de quoi que ce soit ; mais bien, demeurant en Dieu et en mon rien, j’ai tout. Je ne me dois non plus mettre en peine de quoi que ce soit de distinct, quelque [125] divin qu’il soit, de Jésus-Christ ou de Dieu : l’intérieur, par cette divine lumière, croît par lui-même et devient Jésus-Christ. Enfin le tout est (selon la lumière de cet état) de me laisser beaucoup perdre par chaque moment de ma vie quel qu’il soit sans ajouter ni diminuer.

- DM 4.32. Cette lettre serait peut-être à placer antérieurement : elle évoque les notes de retraite présentes dans A.S.-S., ms. 2057.

. De J. Bertot. Avant avril 1681.

Notre Seigneur a fait sûrement connaître à une âme la différence qu’il y a entre la conduite de la foi toute nue et toute pure, et entre l’opération de Dieu dans le perceptible comme en une sainte Thérèse.

Premièrement la foi donne les mêmes choses et dans un degré plus éminent que le perceptible, faisant en l’âme et en son centre toutes les mêmes opérations que le perceptible et le connu que Dieu a donné en la voie d’oraison à plusieurs saints et saintes, mais cela, d’une manière plus pure, plus assurée et plus perdue en foi. Cette divine et amoureuse lumière par son imperceptible, mais très réelle, très efficace et très sublime opération, élève et perd l’âme en Dieu tout d’une autre manière.Cette lumière est terminée en cette âme en lui découvrant que comme l’opération de la foi est imperceptible en l’âme, aussi est-elle purement pour Dieu, n’y ayant que Lui seul qui y ait Son plaisir.

Il n’en va pas de même de l’autre grâce où il y a du perceptible : l’âme y trouve encore son compte en glorifiant Dieu, et en vérité quoiqu’elle y meure à soi-même selon son [126] degré d’union, elle y est en quelque manière toujours vivante tant par ce qu’elle reçoit et dont elle jouit perceptiblement que par l’assurance qu’elle y a de glorifier Dieu et d’être mise en acte perceptible vers Dieu.

Mais en la foi pure et nue qui fait et cause l’union de certaines âmes, tout y est et se trouve sacrifice, Dieu ayant choisi cette très divine lumière de la foi pour faire de Sa créature un éternel et entier sacrifice, la foi mettant son entendement et tout ce qu’elle est dans une soumission et un sacrifice entier. Par ce sacrifice de la foi, Dieu prend pour Soi tous les plaisirs des divines opérations de la foi en l’oraison et en l’union divine, et en jouit pour Soi et non pour la créature. Et ainsi tout ce qui se passe en cette divine foi est connu de Lui seul qui en jouit en un plaisir infini dont Lui seul est capable, d’autant que les opérations de la foi sont si sublimes qu’elles sont capables de faire le plaisir unique de Dieu, sans que la créature en puisse jouir que par quelques miettes qui en découlent de fois à autres, qui sont très peu de chose eu égard à la vérité et à la grandeur de l’opération de la foi, qui est connu de Dieu pour Son unique plaisir ; si bien que ces âmes destinées pour la foi nue sont les objets du plaisir divin, Dieu y prenant Son plaisir et S’y glorifiant sans qu’elles y aient part.

C’est donc ce que j’ai connu par la Bonté divine, à savoir que les âmes destinées à jouir de la foi en oraison et de l’union en foi et par la foi ont et jouissent d’une réalité d’opération de Dieu non seulement aussi grande et aussi efficace et remplie de Dieu et des merveilles divines que les âmes de l’union aperçue, mais qui plus est, bien plus grande et réelle [127] sans comparaison ; mais que cette plénitude et réalité n’est pas pour les âmes en lesquelles elle est par la foi mais pour Dieu et Son unique plaisir et éternelle gloire. Ce sont des âmes sacrifiées à Son seul plaisir éternel sans qu’elles en aient que de faibles certitudes dans les puissances et quelquefois dans leurs sens, toutes ces grandes opérations de la foi nue n’étant que dans le centre et pour le centre où Dieu Se voit et S’aime uniquement, ce qui [s’]écoule assez souvent, la foi étant déjà assez avancée, sur les puissances et sur les sens n’étant que pour aider l’âme à porter le sacrifice très grand et très sublime de la foi nue.

Il suffit donc à l’âme conduite par la foi de se laisser passivement en la lumière et tout se fera. Elle n’a qu’à laisser son âme passive et perdue, et cette divine foi fera tout ce qu’il lui faut et comme il le faut, sans qu’elle ait à s’en entremettre par son opération. C’est un don très sublime où nous ne pouvons rien que de le recevoir très passivement, (quoiqu’il soit toujours en notre pouvoir de faire usage de la foi commune par nos actes, cette foi nous étant toujours donnée aussitôt que nous sommes chrétiens). Mais ce don étant un don sublime pour être approprié à l’union divine et pour en jouir, il n’est donné que passivement, c’est-à-dire que nous n’y pouvons rien si Dieu ne nous le destine et nous le donne et qu’à la suite il ne se purifie par notre pureté et sortie de nous-mêmes, et devienne purement passif, non en passivité de lumière, mais en passivité divine c’est-à-dire qu’il transporte le centre de notre âme en Dieu.

Une telle âme destinée de Dieu pour ce [128] don de foi n’est que pour l’unique plaisir divin et ne s’y doit regarder que de cette manière, à moins que de déchoir incessamment de cette grâce, en l’oraison et hors l’oraison, son plaisir étant incessamment que Dieu Se plaise et jouisse de ce qu’Il fait en la foi et dans le centre de l’âme par la foi. Voilà sa certitude, et en chercher d’autre, c’est se tromper et chercher et demander ce qui n’est pas de ce degré de foi, mais bien du degré de lumière divine aperçue où l’âme s’élève en louange et en amour incessamment par la certitude et la vue des opérations divines aperçues en son oraison et en son union. Mais pour cette âme en foi, pour toutes louanges, amour, etc., elle n’a que le sacrifice d’elle-même qui contient et renferme tout acte, toute louange et qui est tout honneur souverain à Sa divine Majesté, et ceci en pure et très pure passivité, le néant et le vrai néant n’en étant que le vrai résultat.

Heureuse et mille fois heureuse l’âme destinée de Dieu pour la foi ! Elle est sans plaisir, quoiqu’avec [d’]infinies délices non en elle mais en Dieu, non pour elle mais pour Dieu ou, pour mieux l’exprimer, Dieu S’en repaissant et en jouissant comme Il le fait et le connaît en Son plaisir infini sans souvent que l’âme en ait rien selon les puissances et les sentiments, mais cependant ayant tout en foi véritable, - ce qui est l’avoir en grande réalité et vérité si pure qu’à la suite que cette divine lumière devient grande et qu’ainsi elle est beaucoup dans le centre par division des sens et des puissances, elle est à l’âme plus réelle infiniment que tout ce qu’elle peut avoir d’aperçu, quelque sublime qu’il soit et qu’il puisse être. De sorte qu’elle ne [129] voudrait pour rien au monde changer cette manière d’avoir en foi pour l’aperçu, quelque sublime qu’il puisse être, honorant beaucoup les âmes qui sont conduites à l’union divine par la lumière divine aperçue dont elle ne se pourrait cependant aider, tant à cause de sa petitesse, quoiqu’elle paraisse fort grande par les effets, qu’à cause que cette voie n’a pas le goût sublime et divin de Dieu même, dont la foi seule peut faire jouir selon qu’elle devient plus pure et qu’elle est plus nue et plus perdue pour les créatures, c’est-à-dire pour l’aperçu. O goût sublime, puisque vous êtes le goût d’un Dieu même et le manger dont Il Se repaît en telle âme ! Que les sens et les puissances se tiennent en leur manière parmi le créé et que le fond jouisse de Dieu non d’une manière aperçue, mais sacrifiée et perdue, c’est-à-dire en la manière de Dieu. Il suffit donc que l’âme soit en foi et qu’elle y demeure pour faire toutes choses.

Ô beauté de [la] lumière divine, secret de la Sagesse divine, que les yeux qui vous voient et qui en jouissent, ou plutôt qui par vous jouissent de Dieu, sont heureux ! Ils n’ont rien, à ce qu’il leur paraît, et ont tout ; ils ne voient rien et voient tout car ils Vous voient, Vérité Eternelle et Beauté sans pareille. Ils ont en leur divine lumière, sans lumière aperçue, toutes choses, et en Votre unité ils jouissent de tout. Ô ! que voir Dieu de cette manière est jouir éminemment et abondamment de toutes choses, non en particulier seulement mais en unité qui dit tout en général et a tout en particulier ! Car jouir de cette manière en unité est jouir de tout en manière divine. [130] Mais que voir Jésus-Christ Homme-Dieu en cette divine lumière est un bonheur consommé ! C’est le commencement de la foi et la consommation de l’état de la lumière divine. Car Jésus-Christ vu en foi est une vue très éminente en l’union divine et qui ne trouve non plus de fin que Dieu même, étant un Dieu incarné.

Ma lumière finit ici jusqu’à ce qu’elle recommence pour voir en foi divine ce divin objet de la Sagesse, Jésus-Christ Homme-Dieu où elle trouve des trésors que le cœur humain ne peut concevoir et que la seule lumière divine excellente et très éminente et très sublime peut découvrir et dont elle fait jouir en Dieu même.

Ô beauté divine de Jésus-Christ, qu’un homme est heureux de vous voir car il voit son bien et sa béatitude ! Ô que cette vue est différente de tout ce que nous pouvons concevoir ! La foi seule le peut donner à l’âme, et heureuse l’âme qui en jouit car son salut éternel lui est appliqué par Dieu même en Dieu même. Ô, si les hommes savaient ce que c’est que Jésus-Christ, que ne feraient-ils point pour en jouir et pour être si heureux que d’arriver jusqu’à Sa connaissance par la foi qui seule est donnée pour Le voir, Le connaître et en jouir, qui sont trois degrés réservés à la seule nue et divine foi en degré passif.

Il faut donc que je réserve à cette divine lumière l’heureuse connaissance et jouissance de ce divin objet pour en parler et pour en savoir quelque chose ; autrement ce serait parler doctement et non divinement de ce divin objet, Jésus-Christ Homme-Dieu, l’objet de [131] nos cœur s et la béatitude de nos âmes. Je sais que pour voir et connaître Jésus-Christ, il faut que l’âme, par la foi, soit perdue en Dieu d’autant qu’il est impossible de le voir que dans cette manière et par cette manière au degré dont je parle ici. C’est par cette divine lumière, Dieu même et en Dieu même, que l’on voit les merveilles et les mystères admirables d’un Dieu-homme répandant son sang et mourant d’amour et par amour pour les hommes. Et si la foi réserve les merveilles qu’elle opère pour Dieu et pour le plaisir divin de Dieu qui en jouit en l’âme, cela se trouve encore bien plus vrai quand cette divine foi fait trouver Jésus-Christ et jouir de Jésus-Christ. C’est le plaisir unique du Père Eternel, et ainsi Dieu se donnant par la foi dans le centre de l’âme, c’est à la charge que Dieu seul en aura le plaisir. Ce sont les délices de Dieu : Hic est Filius meus dilectus in quo mihi bene complacui1.

Il faut donc laisser la foi faire les merveilles et n’attenter pas à ce divin plaisir, mais le laisser à Dieu seul, et plus cela sera véritable en toutes manières plus la vérité sera en l’âme qui est uniquement pour Dieu en cette foi et par cette divine foi. Ainsi sans y penser, la loi du divin amour est très observée, savoir de rendre ce que l’on a reçu et l’âme y trouve plus de plaisir infiniment par sa foi dans le plaisir divin que dans tous les plaisirs qu’elle pourrait avoir et dont elle pourrait jouir perceptiblement en elle. Elle laisse toutes choses par la foi dans leur grandeur et vérité, et [132] de cette manière seulement, elles sont selon le goût divin, Dieu ne pouvant Se repaître de ce que nous goûtons et dont nous jouissons, cela étant tout rabaissé et sali par notre néant qui rabaisse infiniment toutes choses divines aussitôt qu’il les touche. Son plaisir donc est de les laisser et par sa perte passive les renvoyer en leur origine où Dieu en jouit pour Son plaisir éternel.

Voilà un faible crayon de ce que fait la foi en une âme où elle est en don passif et où, peu à peu, elle croît comme un divin soleil attaché au firmament de notre âme.

- DM 4.33.

1Matthieu, 17, 5 : « Lorsqu’il parlait encore, ils furent subitement couverts d’une nuée lumineuse, d’où il sortit une voix qui dit : Celui-ci est mon Fils bien-aimé en qui je me plais uniquement. Ecoutez-le. » (Amelote).

. De J. Bertot. Avant avril 1681.

Notre Seigneur m’a fait voir un secret du fond et du centre de l’âme par lequel on voit et découvre si ce qui émane de l’âme vient de ce fond et centre, et cela par la comparaison d’une fontaine qui donne ses eaux sans se diminuer et sans que ces mêmes eaux puissent rentrer en leur source si premièrement elles ne vont se perdre et ne se perdent en la mer et de là reviennent en la source et par la source : cette source se nourrit et se soutient en donnant ses eaux mais elle ne peut se nourrir des mêmes eaux.

Le centre n’est pas vraiment centre en l’âme s’il n’est une source féconde qui ne puisse se tarir ; et ainsi les intérieurs qui ne sont encore arrivés à être vraiment source et à donner les eaux comme les sources les donnent ne doivent [pas] être appelés centre, mais une [133] touche ou lumière qui conduit peu à peu au centre.

Cette eau divine ou ces lumières fécondes qui sortent du centre comme d’une source nourrissent l’âme en émanant de son fond et centre sans y rentrer, mais plutôt l’âme, à mesure qu’elles sortent de la source, les va perdant en Dieu qui est vraiment la vie qui produit cette source divine dans le fond et le centre ; et telles lumières ne peuvent être nourriture à tel fond qu’en les perdant en Dieu à mesure qu’elles coulent de son centre. Et quand il découle des lumières d’une âme dont elle se peut nourrir sans les perdre, c’est signe qu’elles ne sont pas du centre mais des puissances, et par conséquent qu’elles ont des images dont l’âme se peut nourrir par les puissances. Et quand au contraire elles sont du centre et que ce sont lumières de source et de l’eau vive, comme elles n’ont vie qu’en Dieu, aussitôt qu’elles sortent de leur source, il faut qu’elles se perdent en leur source qui est Dieu pour avoir vie et donner vie en l’âme ; ou bien elles ne seront nullement nourriture au fond et au centre de l’âme.

Elles sont vie aux autres âmes qui ne sont pas dans le centre mais qui y vont, à cause qu’elles sortent de la source et qu’il n’y a pas un centre si avancé comme celui d’où elles viennent. Et si l’âme d’où elles viennent voulait se nourrir de telles lumières comme venant de la source, elle ne le pourrait, d’autant qu’étant émanées du fond, elles ne sont (aussitôt qu’elles en sont sorties) plus vie proportionnée au centre, et il faut les perdre en Dieu pour les y purifier et les rendre capables qu’elles [134] coulent par le fond en principe de vie qu’elles auront en Dieu. Ainsi toutes les lumières ne peuvent avoir vie pour le centre qu’autant qu’elles sont en Dieu et émanent de Dieu.

Il n’est pas possible que telles âmes du centre fassent de magasin : leur source est assez féconde pour les nourrir et pourvu que leur fond - et leur centre - se perde et se laisse perdre en pure et nue lumière de foi, il suffit, car leur perte, leur rien et leur nudité est leur fécondité sans mesure, étant par là mises en Dieu où telle foi les perd. Et une âme serait extrêmement heureuse si elle ne se pouvait pas retrouver. Mais, ô malheur ! elle se retrouve incessamment par les créatures et par les faiblesses ! mais aussi elle peut incessamment se perdre, comme nous perdons et retrouvons incessamment la lumière du soleil en clignant les yeux à tout moment par faiblesse et aussitôt les rouvrant tout de nouveau pour jouir de la lumière du soleil.

- DM 4.34.

« Onze dernières lettres de M. Bertot dans le même ordre à une même personne.  Avant avril 1681.»

. [1ere ] De J. Bertot.

Pour satisfaire à l’inclination de madame votre sœur1 et au désir que vous viviez en paix et mouriez en repos dans le baiser du Seigneur, je vous écris simplement ce qui me vient en l’esprit pour vous obliger d’entrer et de demeurer éternellement dans ce fond de paix et de repos que vous avez tant cherché sans le trouver jusqu’à présent. Ce n’est pas que vous n’en ayez eu souvent des attraits et des sentiments et même il y a eu des moments où vous y êtes assez laissée, mais parce que vous n’êtes pas encore assez abandonnée, il se lève toujours en vous de petites inquiétudes et des appréhensions.

Peut-être que je me trompe, et j’en suis bien aise, car je le veux bien être et je ne vous écris qu’au hasard : je suppose un petit mal pour y donner le remède. Si vous êtes dans la paix parfaite, je n’ai qu’à vous exhorter simplement d’y demeurer, sans jamais vous inquiéter et vous troubler, quoiqu’il vous arrive. Ne pensez pour [238] ce sujet ni à vie ni à mort, mais à Celui seul qui vivifie. Soit que nous vivions, soit que nous mourions, nous sommes au Seigneur2.

La vie et la mort sont tout un. Cette pensée je suis au Seigneur, doit être comme le rayon du soleil qui doit percer toutes vos obscurités, dissiper vos ténèbres et chasser tous les troubles de votre intérieur et vos petits soins extérieurs.

Un enfant dans le sein de sa mère s’inquiète-t-il ? Il suce le lait en paix et en repos, et même il s’endort, dit saint François de Sales3. Et c’est ainsi qu’il vous conseille d’être collé au sein de Dieu.

Un serviteur fidèle dans la maison de son maître s’inquiéterait-il, aurait-il raison de le faire s’il était entré dans son cœur ? Et vous, ma chère sœur, vous êtes dans le cœur de Dieu ; pourquoi donc auriez-vous un mouvement hors de ce cœur ? Ô Dieu, que nous sommes insensés de nous inquiéter, puisque nous sommes infiniment éloignés de tout sujet d’inquiétude !

Vous me dites : «  mais j’ai mes péchés ! ». Je vous réponds que vos péchés sont entre les mains de Dieu : Il en a fait ce qu’Il a voulu. Vous devez croire que Sa bonté les a anéantis ; et si pour rendre hommage à sa justice, vous jugez qu’Il vous en réserve de la peine, vous Le devez adorer et demeurer en repos car vous devriez être contente qu’Il satisfasse Sa justice. Mais Il est si bon qu’ayant fait de votre côté votre possible, il faut croire qu’Il règnera sur vous par Son amour, qu’Il y couronnera Ses miséricordes et qu’Il y consommera ses grâces.

On demanda à votre bienheureux père en mourant s’il n’appréhendait rien. Il répondit [239] : « Celui qui a commencé achèvera. » Cette réponse marquait sa confiance, sa paix, son abandon et son repos en Dieu.

Vous êtes à Dieu et Il vous dit comme à sainte Gertrude4 : «  ma fille, pense à Moi, et Je penserai à toi ». En vérité, je ne sais pas comment une âme peut être hors de Dieu un moment, faute d’abandon et de paix. Non seulement vous êtes au Seigneur, mais le Seigneur est à vous, et Il est plus vôtre que vous n’êtes Sienne. Si Dieu est à vous, vous avez tout ce qu’Il a et tout ce qu’Il est. Il est le paradis, la gloire, l’éternité, la paix, le repos. Donc le repos, la paix, la gloire, l’éternité est déjà à vous, elle vous appartient, elle est dans votre cœur, dans votre âme, vous en êtes toute pénétrée comme un éponge dans l’eau. Mais ce qui est encore meilleur, c’est que les sens n’en goûtent, n’en sentent et n’en voient rien. Et plus le tout est en fond, et moins il est au-dehors.

Réjouissez-vous donc d’être en cet état. Vous avez la foi qui vous dit : «  Dieu est à moi ». Vous n’avez donc qu’à demeurer dans cette foi : Dieu est, et Dieu est mon Dieu. Si un damné pouvait dire :   « Dieu est mon Dieu », il deviendrait bienheureux. Ah ma chère sœur, si vous saviez le don de Dieu ! Mais que dis-je ? Vous l’avez tant appris ! Cependant je vous dis simplement : si vous le saviez (car vous ne le savez pas assez), vous seriez toute abîmée, toute absorbée dans ce divin repos, vous seriez toute en Dieu seul. Vous diriez, ou plutôt vous ne diriez rien, sinon cette parole qui sortirait de votre bouche : « Rien, rien, rien, plus rien de créé, plus d’inquiétude ». Et ensuite : « Dieu seul ». Je vous laisse ici, à Dieu en Dieu.

- DM 4.70.

1Le texte est précédé de l’avertissement suivant : « Les onze lettres qui suivent ont été écrites dans le même ordre à une même personne et (apparemment) du même auteur [Bertot] que la 81e ou la dernière ». La première lettre de cette série pose problème : serait-elle adressée à la sœur religieuse âgée qui rejoignit - plus tard, après la mort de Bertot - Madame Guyon (qui serait ici « madame votre sœur ») en Savoie ? v. Vie 2.9.6. : « Comme l’on sut dans le pays que j’étais aux ursulines, que j’avais quitté Gex, et que j’étais fort persécutée, M. de Monpezat, archevêque de Sens, qui avait bien de la bonté pour moi, sachant que ma sœur, qui était ursuline de son diocèse, était obligée d’aller aux eaux pour une espèce de paralysie, il lui donna son obédience pour y aller et pour aller aussi dans le diocèse de Genève demeurer avec moi aux ursulines, ou me ramener avec elle. » On note que la 81e lettre ferait partie des 11 lettres si l’on excluait cette première ou 70e lettre que nous venons de donner, ce qui apparaît compatible avec l’avertissement : « …même auteur que la 81e ou la dernière » - dernière de l’ensemble des lettres du volume ou des « onze lettres qui suivent… » ?

2Rom., 14, 8.

3saint François de Sales, Traité de l’Amour de Dieu, livre VI, chapitre IX : « …Théotime, vous les verriez fermer tout bellement leurs petits yeux et céder petit à petit au sommeil, sans quitter néanmoins le tétin, sur lequel ils ne font nulle action… »

. [2e ] De J. Bertot.

[240] Puisque vous voulez bien que je vous nomme ma Fille, que vous l’êtes en effet devant Dieu qui l’a ainsi disposé, vous souffrirez que je vous traite en cette qualité, vous donnant ce que j’estime le plus, qui est un profond silence. Ainsi lorsque vous avez peut-être pensé que je vous oublierais, c’étais pour lorsque je pensais le plus à votre perfection. Mais je vous parlerai toujours très peu : je crois que le temps de vous parler est passé, et que celui de vous entretenir en paix et en silence est arrivé. Demeurez donc paisible, contente devant Dieu ou plutôt en Dieu dans un profond silence. Et pour lors vous entendrez ce Dieu parlant profondément et intimement au fond de votre âme.

Là Dieu ne parlera en vous que comme Il parle en Lui-même, et Il ne vous dira que ce qu’Il Se dit à Soi-même. Il Se dit : « Dieu » ; Dieu le père en Se connaissant dit : « Dieu », et c’est la génération du Verbe ; le père et le Fils, se disant une parole d’amour, en produisent l’Amour qui est Dieu, et c’est la production du Saint-Esprit. Dieu a proféré de toute éternité dans Soi-même : «  Dieu, Dieu », et c’est ce Dieu que Dieu veut exprimer et imprimer en vous. Et comme je ne suis que l’écho de Dieu, je ne puis vous répéter autre chose, et dans le temps et dans l’éternité, que : Dieu.

- DM 4.71.

. [3e ] De J. Bertot.

[241] Je serais infidèle, ma fille, si je laissais passer cette occasion sans vous assurer que je me souviens autant de vous que vous le désirez et que je[le] dois en la présence de Dieu. Je n’ai pu penser à ces paroles de notre Évangile sans vous en faire part : « Montrez-nous votre Père et il nous suffit1 ». En effet si la vision de Dieu suffit aux Bienheureux, pourquoi la vue que nous avons du même Dieu par la foi ne vous suffira-t-elle pas? Celui-là n’est-il pas bien avare, à qui Dieu ne suffit pas? Il suffit à Lui-même, puisqu’Il est Son trône, Son temple, Sa demeure, Sa gloire et Son tout ; Il suffit aux Anges, aux créatures… Pourquoi donc ne suffira-t-Il pas à un petit cœur comme le vôtre ?

Si vous n’êtes pas contente de Le voir par la foi, si vous désirez quelque chose davantage, vous l’avez en plénitude, puisque non seulement vous voyez Dieu par les yeux de la foi, mais vous Le goûtez par l’oraison dans la paix et dans le repos de votre cœur : vous L’aimez puisque vous désirez de L’aimer, et enfin vous Le possédez et Il vous possède, puisqu’Il est en vous et que vous êtes en Lui. Vous croyez en Dieu : croyez-moi aussi, parce que les paroles que je vous dis ne sont point de moi. Comme le Fils est dans son Père et que le père est dans son Fils, ainsi Dieu est en vous, et vous en Lui. Qui vous empêche [242] donc d’être heureuse au milieu même de toutes les misères du monde, et de commencer votre éternité dans le temps, puisque vous croyez en Dieu, puisque vous Le possédez et qu’Il vous possède ? Les saints dans le ciel, tous ravis de ce qu’ils voient et de ce qu’ils possèdent, s’écrient « Sanctus, sanctus, sanctus2 ». Que pouvons-nous dire autre chose sur la terre, et ensuite demeurer en paix dans un profond silence ? C’est le paradis où je veux être avec vous sur la terre, en attendant que nous soyons entièrement consommés en Dieu dans le ciel.

Dieu et rien, aviez-vous jamais compris ces deux paroles ? Pour moi je n’y ai encore rien compris et encore moins pratiqué. Dieu : en faut-il davantage ? Rien : n’est-ce pas là notre tout, notre fonds, notre moyen, notre voie ? N’est-il pas vrai que c’est dans le silence, la solitude et le repos que l’on comprend ces deux grandes vérités?

Il est venu une bonne âme aujourd’hui qui m’a supplié de lui dire seulement trois paroles pour toute sa vie, et qu’elle ne m’en demandera pas davantage. Ce procédé m’a surpris, et après avoir demeuré un peu paisible et en oraison, je lui ai dit qu’elle écoutât ce que j’allais dire sans le savoir moi-même. Je me suis mis à genoux pour lui dire : « Demeurez en silence, demeurez en solitude, demeurez en paix » ; et aussitôt nous nous sommes séparés sans rien dire davantage. Dieu veuille que ce soit pour l’éternité ! Je vous dis la même chose, et soyez comme l’écho de ma voix pour la répéter à Madame votre Sœur: solitude, silence, paix.

Il me vient ici une pensée, qu’il y a bien [243] de la différence entre la voix du cœur et de la bouche : pour entendre celle-ci, il faut être proche et l’on peut entendre celle-là de loin. Plus la voix de la bouche est haute et élevée, plus on l’entend de loin. Il [en] est tout le contraire de la voix intérieure : plus elle est basse, plus on l’entend. Il faut s’approcher bien de l’autre ; pour l’intérieure, il faut se séparer, s’éloigner de soi-même, et entrer dans la profondeur du néant à l’infini. Remarquez cette belle parole que Dieu dit à l’âme : « Inclinez votre oreille4 ». Les hommes disent : « Levez les oreilles, ouvrez-les », pour dire : écouter. Mais Dieu dit : « Penchez-les, baissez-les, inclinez-les », c’est-à-dire : approfondissez. Vous jugez combien nous nous entendrons quand je serai en solitude et vous aussi.

Je veux bien satisfaire à toutes vos obligations et payer ce que vous devez à Dieu : j’ai de quoi fournir abondamment pour vous et pour beaucoup d’autres. J’ai en moi un trésor caché : c’est un fond inépuisable qui n’est autre que mon néant. C’est là que tout est, c’est là que je trouve de quoi satisfaire à vos obligations. Ce trésor est caché. Car on croit que je suis quelque chose ! C’est qu’on ne me connaît pas. Ce fond est un trésor car c’est toute ma richesse, c’est mon bien et mon héritage, c’est mon tout. Et s’il est dit que là où est le trésor, le cœur y est aussi, je vous assure que mon néant est mon trésor car mon cœur y est et je l’aime tendrement. Il est inépuisable car Dieu en peut tirer tout ce qu’Il veut. Voyez ce qu’Il a tiré du néant en la Création, et jugez ce qu’Il peut faire du nôtre en la sanctification.

[244] Il faut laisser ce néant entre Ses mains : Il en fera tout ce qu’Il voudra. Si bien qu’en laissant ce néant à la volonté de Dieu, je donnerai tout pour vous. Et après cela ne me demandez plus rien. Je donne tout d’un seul coup, et je suis ravi de n’être et de n’avoir plus rien. Je vous soutiendrai que Dieu ne peut épuiser notre néant, comme Il ne peut épuiser Son tout.

- DM 4.72.

1Jean 14, 8-9. Il = cela.

2Apoc. 4, 8.

3Il s’agit cette fois-ci de la sœur religieuse, car la lettre doit être adressée à Madame Guyon : «…je me souviens autant de vous que vous le désirez... »

4Ps. 44, 12 : « Ecoutez, ma fille, ouvrez vos yeux et ayez l’oreille attentive… » (Sacy) ; 45 (44), 11 : « regarde et tends l’oreille… » (TOB), « vois, prête ton oreille… » (Dhorme).

. [4e ] De J. Bertot.

[244] J’avais dessein de vous écrire bien des choses touchant l’état et la disposition où vous devez entrer, qui est une fermeté et une confiance inébranlable dans le vide de tout le créé et dans un soutien très pur et très simple en Dieu seul. Vous y entrez assez souvent, et même vous y demeurez assez longtemps. Mais une infinité de choses vous en font sortir : tantôt c’est un empressement pour les choses extérieures, tantôt un ennui de la nature, tantôt une recherche et un détour de l’abandon, quelquefois c’est une crainte. Je vous aurai spécifié cela plus au long, mais la Providence m’envoie du monde qui m’en empêche. Adieu en Dieu. Tout vôtre en Lui seul et pour Lui. Vous serez anathème si vous n’êtes toute en Lui uniquement, infiniment et éternellement !

- DM 4.73.

. [5e ] De J. Bertot.

Je vous écris ce mot pour vous dire de demeurer dans une profonde paix, reposant humblement en Dieu. Fuyez toute attention et application d’esprit, tous efforts de la volonté. Sachez que vous n’êtes rien et que vous ne pouvez rien, et ainsi laissez faire Dieu seul. Il n’est point oisif où Il est, et quoiqu’Il ne Se laisse pas sentir, Il ne laisse pas d’opérer en nous des choses infinies. Il y fait tout ce qu’Il a jamais fait et ce qu’Il fera dans toute l’éternité : Il y engendre Son Verbe et produit Son saint Esprit, et je ne doute point qu’Il ne produise en vous des participations de l’Esprit de Dieu. Demeurez donc toute abîmée et absorbée en Dieu, dans Ses divines grandeurs et dans ces opérations intimes de Dieu, en vous reposant en Lui par le fond, et non par contention d’esprit ou par une application trop forte de la volonté. Soyez toute perdue et anéantie. Ne réfléchissez jamais où vous êtes, ni ce que vous faites, ni sur ce que vous entendrez.

Quand une fois on est abandonné à Dieu, il ne faut plus penser à soi car Dieu prend tout.

Ô, que vous seriez heureuse si vous pouviez vous laisser de la sorte et ne plus jamais penser à vous ! Servez un peu la divine Bonté comme s’il n’y avait ni paradis ni enfer. Dieu seul, Dieu seul encore une fois ! Et puis rien de tout le reste. C’est là toute ma science, ma force et tout mon fond. Ne faites rien : laissez-vous, et j’aurai soin de vous. Dieu fera tout, laissez-Le seulement [246] faire. Il opérera divinement en vous, et vous ne pourriez opérer que fort humainement.

Soutenez-vous toujours très simple et très pure dans le point de votre grâce, sans vous en détourner jamais, quoi qu’il arrive. Le point de grâce où Dieu vous veut est un vide de toutes les créatures, qui vous ne doivent être plus rien, et à qui vous n’êtes plus. Tout est mort et anéanti pour vous, et vous devez être morte et anéantie pour toutes choses. Le vide doit être encore de vous-même, car vous ne devez point penser à vous, c’est-à-dire particulièrement à vos misères et à vos impuissances - à moins que ce ne soit en paix et en repos. Souvenez-vous que la vue de vos impuissances et faiblesses seules vous met au désespoir. Vous ne devez donc point voir ces choses qu’en même temps vous ne regardiez Dieu, qui est votre force et votre tout. Oubliez donc toutes choses et ce que vous êtes : souvenez-vous uniquement de Dieu, et alors vous connaîtrez véritablement ce que vous êtes, et avec fruit.

Votre plus grand empêchement pour être toute à Dieu est ce trop de retour et de réflexion sur vous-même. À proportion que vous entrerez dans le vide, vous entrerez dans la conformité aux états de Jésus, sans que vous le connaissiez. Car la voie que Dieu veut tenir sur vous est très cachée : Il l’ordonne de la sorte pour remédier à votre orgueil. Marchez donc dans ce vide avec paix, silence, repos et amour, sans vouloir ni chercher ni voir autre chose que ce vide et repos en Dieu, autant que Sa bonté vous l’accordera.

Dans votre oraison, travaillez toujours à deux choses : la première à vous désoccuper des [247] créatures et de vous-même ; ensuite tâchez de vous occuper de Dieu ou de Jésus au fond de vous-même, ou en Lui-même. Que cette occupation soit douce, sans violence, paisible sans inquiétude, simple et en amour : un regard amoureux et tranquille de Dieu est tout ce que je vous demande. Que si Dieu par une conduite adorable ne vous accorde pas ce regard, pacifiez-vous et demeurez en repos dans votre néant, vous contentant de n’y voir rien, de n’être rien, et de ce que Dieu seul est tout.

Voilà votre attrait : ne le perdez pas ! Car il vous est facile d’en sortir par une recherche et inquiétude qui vous est naturelle. Toute autre vue, quoique sainte, est capable de vous embrouiller. Respectez tout ce qui conduit à Dieu et demeurez dans le petit point où Il vous met.

- DM 4.74.

. [6e ] De J. Bertot.

Ne vous étonnez point de vos chutes passées, mais perdez-vous aux pieds de la divine Bonté avec toutes vos infidélités. Il faut que vous demeuriez toute perdue et abîmée en Dieu seul, pour ne plus rien voir, ni en vous ni en aucune chose, mais Dieu seul en toutes les créatures. De même que pendant un beau jour en plein midi on ne voit plus dans le ciel que le soleil, ainsi vous ne devez voir que le soleil de Justice et Sa présence en toutes choses. Vous ne pouvez assez entrer dans le repos et dans la paix intérieure, car c’est la voie pour arriver où Dieu vous appelle avec tant de miséricorde. Je vous dis que c’est la voie, et non pas votre centre [248]: car vous ne devez pas vous y reposer ni y jouir, mais passer doucement plus loin en Dieu et dans le néant : c’est-à-dire qu’il ne faut plus vous arrêter à rien, quoiqu’il faille que vous soyez en repos partout. Sachez que Dieu est le repos essentiel et l’acte très pur en même temps et en toutes choses : au-dedans et au-dehors de Sa divine essence, Il agit toujours, et Se repose toujours. De même vous devez vous reposer sans cesse et agir néanmoins doucement et paisiblement, quoique fortement, pour tendre toujours à Dieu et au néant dans la simplicité et unité. Ce repos ne doit point interrompre cette action, ni l’action votre repos : c’est là dormir et veiller, agir et se reposer ; et c’est ce que Dieu demande de vous.

Je vous en dis infiniment davantage intérieurement et en présence de Dieu : si vous y êtes attentive, vous l’entendrez. Soutenez-vous en Dieu nuement et simplement, seule et une, c’est-à-dire dépouillée de toutes choses, simplement toute telle que vous êtes, seule sans idée, et ramassée dans l’unité d’une seule chose, d’une seule pensée, d’une seule affaire : une à un Dieu, une en Dieu, enfin un Dieu, et après cela plus rien, ni de vous, ni des créatures, mais Dieu seul, Dieu seul en qui tout doit être perdu et abîmé pour le temps et pour l’éternité. N’ayez donc plus d’idées, de pensées, de sentiments de vous-même, non plus que d’une chose qui n’a jamais été et ne sera jamais. Qu’il en soit de même de tout ce qui n’est point Dieu seul.

Demeurons ainsi, j’y veux demeurer avec vous et je vais commencer aujourd’hui à la sainte messe. Je suis sûr que si je suis une fois élevé à l’autel, c’est-à-dire que si j’entre dans cette unité divine [249], je vous attirerai, vous et bien d’autres qui ne font qu’attendre. Et tous ensemble, n’étant qu’un en sentiment, en pensée, en amour, en conduite et en disposition, nous tomberons heureusement en Dieu seul, unis à Son Unité, ou plutôt n’étant qu’une unité en Lui seul, par Lui et pour Lui. Adieu en Dieu.

- DM 4.75.

. [7e ] De J. Bertot.

Jésus-Christ vous appelle à la solitude, pour y parler à votre cœur des choses qui surpassent tous les sens : vous n’avez qu’à L’écouter. Conservez-vous bien dans un profond silence ; ne vous laissez toucher d’aucune chose, ni au-dehors ni au-dedans de vous-même, mais vous tenant toujours dans un grand vide de tout, vous trouverez un profond abîme de Dieu, dans lequel vous vous perdrez, sans vous relâcher, sans cesser et sans vous borner.

Dieu est infini et dès le moment que nous entrons en Lui, nous devons nous y approfondir à chaque moment à l’infini, sans nous violenter pourtant, car tout s’opère en paix, en silence, en profondeur ; et par mort et anéantissement total de vous-même et de toutes choses, vous serez simple en Dieu, c’est-à-dire seule à Seul. Pensez que la simplicité de Dieu Le rend solitaire en Lui-même et séparé de tout ce qui n’est point Sa propre essence. Il faut aussi que la simplicité vous sépare de tout ce qui n’est pas le fond intime et profond de vous-même, afin que ce fond touche Dieu et qu’il ne soit qu’unité en Dieu au-delà de toutes les douceurs et sentiments, quoique cela soit bon.

[250] Demeurez pour jamais paisible, tranquille et en silence en Dieu, n’écoutant plus vos raisonnements, ni vos retours, ni aucune créature. La paix extérieure et intérieure est votre attrait, votre grâce et votre perfection. Je crois que naturellement vous y êtes entièrement opposée, mais Dieu fera un coup de Sa miséricorde, si vous Le laissez faire : car pour vous, vous ne devez rien faire et toute votre disposition doit être une connaissance humble, paisible et amoureuse de votre incapacité et de votre misère avec un abandon de tout vous-même à Dieu seul, qui peut tout et fera tout. Tâchez donc de mourir à toute inquiétude, n’attendez rien de vous ni d’aucune créature mais attendez tout de Dieu et en Dieu.

- DM 4.76.

. [8e ] De J. Bertot.

J’ai bien conçu la disposition où vous êtes par votre infirmité : je vous dis qu’elle n’est pas à la mort, mais à la gloire de Dieu, qui veut s’établir en vous. Vous avez trop peu d’abandon à la Providence et au bon plaisir de Dieu. Hé, quand il serait vrai que vous dussiez mourir dans le moment que vous lirez cette lettre, faudrait-il vous ébranler et vous inquiéter ? Il suffirait de vous jeter simplement et amoureusement en Dieu, et y demeurer en paix et en repos jusqu’au moment de la mort. Hélas, que nous servent nos inquiétudes, nos désirs et nos recherches ! Après avoir bien couru, bien travaillé, n’en faut-il pas revenir au [251] repos et à la paix, puisque c’est là qu’on trouve tout.

Je vous avoue que pour lors vous voudriez avoir fait pénitence, vous voudriez avoir au moins commencé : je vous assure que celui qui est en Dieu commence, avance et se perfectionne. Quand on est là, on fait tout autant que Dieu veut et ordonne, et l’âme qui se tient fidèle en ce seul point, ne désire point plus de perfection que Dieu ne lui en demande : elle n’aspire point à davantage que ce que Dieu lui donne. Elle est aussi contente de son peu, et même de son rien, que du tout ; elle demeure en paix partout, en repos au milieu de toutes choses. Ainsi elle se laisse conduire doucement et humblement à la Providence, elle se laisse mouvoir, agir, pâtir, vivre et mourir, sans jamais rien vouloir ni désirer que le bon plaisir de Dieu. Elle verrait tout renverser, elle verrait la mort et l’enfer même qu’elle ne s’étonnerait : car étant en Dieu pourquoi s’étonnerait-elle ?

Vivez donc ou mourez, il ne vous importe pas. J’ai lu de M. de Bernières, qu’un jour pensant mourir et voyant qu’il n’avait encore rien fait, il dit : « J’aime mieux que la volonté de Dieu s’accomplisse, elle m’est plus chère que toute la perfection de ma vie ». Entrez un peu dans ces sentiments, et ne vous découragez plus de vos misères et faiblesses. Allons à Dieu à l’infini, Lui donnant tout, ne regardant que notre néant : après cela, que les créatures disent et pensent ce qu’elles voudront.

- DM 4.77.

. [9e ] De J. Bertot.

[252] Il faut que je vous dise par écrit ce que je voudrais graver dans le plus profond de votre cœur. Mon Dieu ! Ne trouverons-nous point une âme qui soit à Vous autant que Vous le voulez, en qui Vous Vous reposiez amoureusement, et qui se repose en Vous absolument sans jamais sortir de Vous ? Je voudrais vous dire des choses assez touchantes et profondes pour vous faire mourir à vous-même et à tout le créé : courage, amour et abandon. Si vous saviez la bonté et patience de Dieu, vous ne vous abattriez jamais, mais vous seriez et vivriez toujours hors de vous-même. Je vois si clair le point où Dieu vous tire : vous êtes tout sur le bord, il n’y a plus qu’à vous laisser entrer. Vous voilà sur le bord d’un abîme infini, d’une chose inexplicable : ne branlez pas mais laissez-vous là en Dieu, afin qu’Il vous jette et vous précipite, et qu’Il vous perde à jamais en cet abîme.

Si vous étiez dans un abîme extérieur, vous seriez perdue aux yeux des créatures et peut-être seriez-vous morte : ceci n’est qu’une figure. Tombez donc au plus tôt, Dieu le veut : laissez-vous tomber dans un abîme sans fond, sans lumière, sans bornes. Je dis sans fond, sans lumière, car c’est un abîme de foi et d’amour ; la foi est une nuit, l’amour est aveugle, un abîme sans bornes : car c’est l’infini, c’est l’éternité, l’incompréhensibilité, c’est Dieu et le Rien. Le néant n’est-il pas un abîme ? Ces deux abîmes s’appellent [253] l’un l’autre : Dieu appelle et demande votre anéantissement, et votre néant appelle Dieu. Et plus Dieu est en vous, et plus Il désire que vous ne soyez rien et que vous n’ayez rien, parce qu’Il est Celui qui est.

Il dit en vous : Ego sum1 ; et ainsi vous êtes celui qui n’êtes pas. Dieu au milieu de vous prend plaisir à dire : Ego sum. Et vous qui ne savez pas encore que c’est le plaisir de Dieu, vous vous attristez de n’avoir rien, de ne sentir rien, de ne goûter rien. Ah, que vous êtes encore peu intelligente, que vous avez peu de foi ! Si Dieu est tout, vous n’êtes pas ; si vous n’êtes pas, vous ne pouvez rien avoir ; si vous ne pouvez rien avoir, de quoi vous plaignez-vous de n’avoir rien ? C’est que vous vous imaginez être quelque chose ? Mais quelle folie ! Oseriez-vous dire : Ego sum, je suis ? Je crois que si vous prononciez cette parole, vous tomberiez écrasée de confusion ou d’un coup de la divine Justice.

Il n’y a que Vous, ô mon Dieu, qui êtes ! Je reconnais que je ne suis rien. Quand je ne dirais autre chose en toute ma vie, je dirais assez ; puis je dirais tout ce que je puis dire et tout ce que je puis être.

- DM 4.78.

1Exode 3, 14 : Je suis celui qui suis.

. [10e ] De J. Bertot.

Dieu seul est, tout le reste n’est rien : quand sera-ce que vous direz ce mot avec esprit et vérité ? Mais que ne vous tenez-vous [254] là en oraison devant Dieu, cœur à cœur, essence à essence, simple, une à un Dieu, que dis-je ! Dieu à Dieu ? Oui, Dieu en vous doit Se rejoindre, Se revoir, Se concentrer à Lui-même : Dieu en vous comme voie doit tendre à Dieu en Soi-même, comme à Dieu-centre. Deus, Deus meus1, dit le Prophète, Dieu en Lui-même, Dieu en moi-même : Dieu est pour lui, Dieu est pour moi. Concevez le reste ! Goûtez et voyez, aimez et connaissez. Et soyez là toute perdue, toute pénétrée, toute abîmée, toute ravie, toute transformée au-delà des ravissements et des transports, mais ravie en Dieu et de Dieu : qui potest capere capiat2. Si vous ne comprenez pas l’infini, laissez-vous en comprendre ; si vous ne pouvez tout digérer, laissez-vous dévorer. Si le zèle de la maison de Dieu a dévoré un Prophète3, il faut que le zèle de Dieu même vous dévore. Soyez toute absorbée, toute engloutie, toute passée et toute changée en Dieu par l’oraison, la communion et l’amour : ne passez pas un seul jour sans oraison et sans amour.

Faut-il que nous soyons si lâches, si infidèles, si petits, si réservés et si renfermés en nous-mêmes et dans de petits riens ? C’est ainsi que j’appelle vos affaires et vos occupations et toutes les créatures. Hé, n’en sortirez-vous jamais une bonne fois ? Assurément que Dieu a de grandes choses à vous dire, puisqu’Il vous demande tant d’attention. Le voici! Oubliez votre peuple et la maison de votre père : soyez-en [255] aussi loin que le ciel l’est de la terre. Vous devez converser dans le ciel, et l’Apôtre a dit un beau mot: que nous n’avons pas ici de cité permanente. L’avez-vous jamais bien compris ? Nous n’avons point de demeure sur la terre : est-ce à dire que nous en sortirons pour aller au tombeau ? Non, ce n’est pas là toute la profondeur de l’Apôtre, mais il entend que pour nous, il n’y a point de demeure sur la terre, car nous n’y devons pas être un seul moment, mais tout en Dieu.

Ecoutez ce que l’Église souhaite6 en ce temps : Sit nobis in te requies7. Elle ne demande pas d’autre repos ni d’autre demeure qu’en Dieu et qu’entre les bras de son Epoux. Elle lui demande une nuit paisible et tranquille parce qu’il n’y a du repos que dans la foi et dans l’anéantissement : repos en la foi qui nous met en Dieu, repos dans notre néant, qui nous met hors de nous et de l’être créé.Voulez-vous savoir pourquoi vous avez tant de peine à demeurer paisible ? C’est que vous sortez de l’obscurité de la foi, voulant voir, discerner et goûter quelque chose ; et c’est par là aussi que vous sortez de la profondeur de votre néant. Sachez que les choses ne pèsent point dans leur centre, mais y trouvent la paix et le repos. C’est que le centre d’une chose est sa fin. Or quand une chose est arrivée à sa fin, elle n’a plus rien à désirer, ni à chercher. Elle ne saurait aller plus outre car elle sortirait de sa fin. Disons encore que la fin d’une chose est le but où elle tend et pour laquelle elle est. Quand [256] donc elle la possède, elle se repose. Enfin, la béatitude, la fin et le repos sont la même chose.

Dieu seul et le néant sont deux centres. C’est donc uniquement où nous devons tendre et où nous trouverons notre béatitude, repos et parfaite paix. Comment donc pouvoir demeurer un moment hors de Dieu ? Je sais bien que nos emplois nous en distraient souvent : c’est pourquoi je soupire tant après la solitude. Mais après tout, c’est notre infidélité qui nous distrait et, si nous avions du courage, rien ne nous pourrait séparer un moment de notre intimité et de notre unité. Savez-vous ce que j’entends par ce mot : intimité ? Je dis tout ce qu’il y a de plus un, car je ne crois pas que nous devons jamais nous borner ni nous arrêter à quoi que ce soit. C’est pourquoi, afin d’être plus infini, il faut toujours passer au-delà de toute vue, de tout sentiment et de tous dons, car l’âme qui s’arrête à quelque chose, quelque sainte et divine qu’elle puisse être, s’arrête toujours à quelque chose de créé et par conséquent bornée et finie, au lieu que l’infini doit être notre fin.

Ah que pour aller au-delà de tout, il faut bien dire : rien, rien! C’est à force de n’être rien que l’on trouve l’infini puisque l’on trouve Dieu : car je passe au-delà de tout ce que je pense, même de Dieu et de tout ce que les savants en ont dit. Au-delà de tout ce qui est concevable, alors je tombe dans une négation de tout le créé et de tout le créable. Et où suis-je pour lors ? En Dieu. Mais je ne sens, je ne vois rien ? Si vous sentiez et conceviez quelque chose de Dieu, vous seriez dans le créé et non pas dans l’incréé, dans le fini et non pas dans l’infini.

Allons donc au-delà de tout, à force d’être néant et vide de tout ce qui n’est pas Dieu seul. Ne faisons pas même cas des pensées et des beaux sentiments que nous avons de Dieu, parce que tout cela n’est pas Dieu. Tout ce qui est en nous est moins que rien. Il y a bien de la différence entre ce qui est de Dieu et ce qui est Dieu en Dieu. Tout ce qui est en Dieu est Dieu, mais en nous ce qui est de Dieu n’est pas Dieu. Allons donc au-delà de tout ce qui est de Dieu en nous-mêmes, pour entrer en Dieu Lui-même.

- DM 4.79.

1Ps., 21, 2 : Dieu, mon Dieu !

2Matthieu, 19, 12 : Qui pourra le comprendre, le comprenne. Dutoit (D).

3Ps., 68, 10 : « Parce que c’est pour votre gloire que j’ai souffert tant d’opprobres, et que mon visage a été couvert de confusion. » (Sacy).

4Ps., 44, 12 : « Ecoutez ma fille […] ayez l’oreille attentive… » (Sacy).

5Hebr., 13, 14 : « Car nous n’avons pas ici de cité permanente, mais nous cherchons celle qui est à venir. » ( Amelote).

6Dans le cantique : Christe qui lux es et dies. D

7Que notre repos soit en vous [toi]. D

. [11e ] De J. Bertot. Avant avril 1681.

Dieu est : je ne Le regarde pas en nous, ni dans le créé, mais dans Lui-même. C’est diminuer Dieu que de Le regarder hors de Lui-même, c’est Le magnifier que de Le contempler au-delà de tout ce qui est et de tout ce qui peut être. Je sais bien que Dieu est partout, mais afin que je sois en repos, c’est-à-dire où Il veut, il faut que je Le vois au-delà de tout le créé et que je demeure en Lui-même : Sit nobis in te requies.

Pourquoi tant de pensées qui roulent les unes après les autres dans votre esprit, comme les flots et les vagues dans la mer, puisqu’il ne faut qu’une pensée ? Cette pensée est celle-ci : Dieu, Dieu. Pourquoi un cœur aussi petit que le vôtre est-il gros de tant de désirs ? Vous cherchez et vous écoutez tout, et vous ne trouvez rien : c’est que vous n’allez pas au fond et au centre qui est Dieu. Sachez que votre appétit, [258] qui est infini, ne peut être contenté que de Dieu : donc vous ne devez point chercher d’autre milieu, d’autre moyen, d’autre fin, que Dieu. Anéantissez donc toutes les vues de votre esprit, toutes les inquiétudes et troubles de votre âme, tous les désirs de votre cœur, toutes les recherches de votre vie, toute l’activité de vos actions, puisqu’il ne faut que Dieu. Ne me dites plus que vous êtes misérable, parce que vous ne devez vous laisser toucher que du bonheur de Dieu.

Contentons-nous donc de cette grande vérité : Dieu est. Les démons la connaissent et la sentent, mais ils ne s’en contentent pas : c’est ce qui fait leur enfer. Les bienheureux connaissent que Dieu est, et ils s’en contentent : c’est ce qui fait leur béatitude, car les saints sont plus heureux de la béatitude de Dieu que de leur propre béatitude. Il ne faut avoir qu’un peu d’amour pour entendre cette vérité. Que les autres croissent en grâce, en sagesse et en vertu ; pour moi, je me contente de mon néant et de ce que Dieu est Dieu.

- DM 4.80.

. De J. Bertot. Avant avril 1681.

De l’état d’anéantissement parfait en nudité entière, où l’âme est et vit en Dieu, au-dessus de tout le sensible et perceptible.

Le dernier état d’anéantissement de la vie intérieure est pour l’ordinaire précédé d’une paix et d’un repos de l’âme dans son fond, qui peu à peu se perd et s’anéantit, allanta toujours en diminuant, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien deb sensible et de perceptible de Dieu en [259] elle. Au contraire elle reste et demeurec dans une grande nudité et pauvreté intérieure, n’ayant que la seule foi toute nued, ne sentant plus rien de sensible et de perceptible de Dieu, c’est-à-dire des témoignages sensibles de Sa présence et de Ses divines opérations, et ne jouissant plus de la paix sensible dont elle jouissait auparavant dans son fond ; mais elle porte une disposition quie est très simple, et jouit d’une très grande tranquillitéf et sérénité d’esprit, qui est si grande que l’esprit est devenu comme un ciel serein.

Etg dans cet état il ne paraît plus à l’âme ni hauth ni bas, ne se trouvant aucune distinction ni différence entre le fond et les puissances, tout étant réduit dans l’unité, simplicité et uniformité, et comme une chose sans distinction ni différence aucune. D’oùi vient que quelques uns appellent aussi cet état, état d’unité et de simplicité. Mais dans la dernière consommation de cet état, il ne paraîtj plus dans l’âme ni unité ni simplicité, tout cela étant comme perdu et anéanti. Et bien plus, elle n’a plus de chez soi, c’est-à-dire elle n’a plus d’intérieur, n’étant plusk retirée, ramassée, recueillie et concentréel au-dedans d’elle-même; maism elle est et se trouve au-dehors dans la grande nudité et pauvreté d’espritn dont je viens de parler, comme si elle était dans la nature et dans le vide. D’oùo vient qu’elle ne sait si elle est en Dieu ou en sa nature.

Elle n’est pourtant pas dans la nature ni dans le vide réel, mais elle est en Dieu qui la remplit tout de Lui-même, maisp d’une manière très nue et très simple, et si simple que Sa présence ne lui est ni sensible ni perceptible, ne paraissant [260] rien dans tout son intérieur qu’une capacité très vaste et très étendue.

Dans cet état, l’âme se trouve tellement contente et satisfaite qu’elleq ne souhaite et ne désire rienr plus que ce qu’elle a, parces qu’ayant toujours Dieu et étant toute rempliet et possédée de lui dans son fond, quoiqueu d’une manière très simple et très nue, cela la rend siv contente qu’elle ne peut souhaiter rien davantage. L’âme se trouve comme si elle était dissoute et fondue, ainsi qu’une goutte de neige qui serait fondue dansw la mer, de manière qu’elle se trouve devenue comme une même chose avec Dieu. Dansx cet état il n’y a plus ni sécheresses, ni aridités, ni goût, ni sentiment, ni suavité, ni lumière, ni ténèbres, et enfin ni consolation ni désolation, mais une disposition très simple et très égale.

Ily est à remarquer que quand je dis qu’il n’y a plus de lumière en cet état, j’entends des lumières distinctes dans les puissances. Car l’âme, étant en Dieu, est dans la lumière essentielle, qui est Dieu même, laquellez lumière est très nue, très simple et très pénétrante, et très étendue, voyant et pénétrant toutes choses à fond comme elles sont en elles-mêmes : non d’une manière objective, maisaa d’une manière où il semble que toute l’âme voit, et par une lumière confuse, générale, universelle et indistincte, comme si elle était devenue unab miroir où Dieu Se représente et toutes choses en Lui. L’âmeac se trouve comme dans un grand jour et dans une grande sérénité d’esprit, sans avoir rien de distinct et d’objectif dans les puissances, [261] voyant, dis-je, tout d’un coup et dans un clin d’œil toutes choses en Dieu.

Cet état est appelé état d’anéantissement premièrement parce que toutes les lumières, vues, notions et sentiments distincts des puissances sont anéantis, cessés et comme évanouis, si bien que les puissances restent vides et nues, étant pour l’ordinaire sans aucune vue ni aucun objet distinct. Néanmoins l’imagination ne laisse pas de se trouver souvent dépeinte de quelques espèces qu’elle renvoie à ces autres puissances et qui les traversent de distractions ; mais ces distractions sont si déliées, qu’elles sont presque imperceptibles, et passent et repassent dans la moyenne région, comme des mouches qui passent devant nos yeux, sans qu’on les puisse empêcher de voler.

Secondement cet étatad est aussi appelé état d’anéantissement parce que toutes les opérations sensibles et perceptibles de Dieu sont cessées et comme évanouies. Et même cette paix et ce repos sensible[s] qui restai[en]t en l’âme après toutes les autres opérations sensibles, tout cela, dis-je, est anéanti. L’âme demeure nue et dépouillée de tout cela, sans avoir plus rienae de sensible ni de perceptible de Dieu, se trouvant en cet état toujours dans une grande égalité et dans une disposition égale, soit en l’oraison, soit hors de l’oraison, dans une disposition intérieure très nue sans rien sentir de Dieuaf, si ce n’est dans certains intervalles, mais rarement. D’où vient que la plupart des personnes qui sont dans cet état ne font plus guère d’oraison parce qu’elles ont toujours Dieu et sont toujours en Dieu, étant comme je viens de dire, toujours en même état, dans l’oraison comme [262] hors de l’oraison. Et comme elles sont pour l’ordinaire dans une grande nudité intérieure, cela fait qu’elles pourraient bien s’ennuyer dans l’oraison si le temps était trop long. Mais il faut surmonter toutes les difficultés et y donner un temps suffisant, lorsqu’on est en état de le faire.

Ilag est à remarquer encore que, bien que ces âmes se trouvent pour l’ordinaire dans une égale disposition intérieure, c’est-à-dire toujours égales dans leur fond et toujours dans cette disposition très nue et très simple, il se passe néanmoins de temps en temps de certaines vicissitudes et changements de dispositions en leurs sens, et même leurs puissances se trouvent quelquefois émues et agitées par quelque sujet de peine. Pendant ces vicissitudes et agitations, elles ne laissent pas de demeurer en paix en leur fond, ce qui se doit entendre d’uneah paix nue, simple et solide.

Enfin, en cet état, Dieu est la force, l’appui et le soutien de ces âmes dans ces occasions de souffrances, de peines et de contradictions qui leur arrivent, leur donnant la force et la grâce de les porter en paix et tranquillité, non en les appuyant et soutenant sensiblement comme dans l’état précédent, mais en leur donnant une force secrète et cachée pour soutenir ainsi en paix et tranquillité ces souffrances, peines et contradictions. Ce qui est une marque infaillible que ces âmes sont à Dieu, car si elles n’étaient que dansai la nature, elles n’auraient pas cette force de souffrir. Cependant la nature ne laisse pas de ressentir quelquefois des peines et contradictions, et leurs puissances, surtout l’imagination, ne laisse pas comme je viens de dire [263] de demeurer durant quelque temps dépeintes et agitées de ces peines. Mais Dieu les soutient par une vertu et une force secrète en nudité d’esprit et de foi, si bien qu’elles souffrent et supportent tout avec paix et tranquillité d’esprit. Car quoique leurs puissances et leurs sens soient dépeints de leurs sujets de peine et que cela les émeut et agite, néanmoins elles demeurent en paix dans leur fond sans fond et dans une paix sans paix, c’est-à-dire dans une paix qui n’est plus sensible, mais nue, simple et solide : c’est comme un certain calme repos et tranquillité de toute l’âme.

Enfinaj l’état et la constitution ordinaire[s] de ces âmes est de ne rien voir de distinct dans leurs puissances et de ne rien sentir dans leur intérieur de sensibleak de Dieu, ni de Ses divines perfections, opérations, écoulements, infusions, influences, goûts, suavités ni onctions, et de se trouver dans cette grande nudité d’esprit sans autre appui ni soutien que la foi nue. Mais quoiqu’elles ne voient rien de distinct, elles voient néanmoins toutesal choses en Dieu et, quoiqu’elles ne sentent rien, qu’elles ne goûtent rien, qu’elles ne possèdent rien sensiblement de ces divins écoulements, néanmoins elles ont et possèdent réellement Dieu au-dedans d’elles-mêmesam.

Dans cet état ces âmes vivent toujours à l’abandon et étant abandonnées d’état et de volonté àan la conduite de Dieu sur elles, pour faire d’elles et en elles tout ce qu’il voudra pour le temps et pour l’éternitéao; et bien qu’elles ne soient plus en état d’en faire des actes sensibles, elles ne laissent pas d’être abandonnées, ne désirantap jamais rien que ce que Dieu voudra, ni [264] vie ni mort. Elles ne pensent à rien, ni au passé ni à l’avenir, ni à salut niaq à perfection ni à sainteté, ni à paradis ni à enfer ; et elles ne prévoient rien de ce qu’elles doivent faire et écrire dans les occasions qui ne sont pas arrivées, mais laissent tout cela à l’abandon. Et quand les occasions se présentent d’écrire, de dire ou de faire quelque chose, alors Dieu leur fournit ce qu’elles doivent dire et faire, et d’une manière plus abondante, féconde et parfaite qu’elles n’auraient jamais pu prévoir d’elles-mêmes par leur prudence naturelle.

Enfinar dans cet état ces âmes jouissent d’une grande liberté d’esprit, non seulement pour lire et pour écrire, mais aussi pour parler dansas l’ordre de la volonté de Dieu. Et ces âmes parlent souvent sans réflexion et comme parat un premier mouvement et impulsion qui les y porte et entraîne.

Ces âmes ne laissent pas en cet état si simple et nu de s’acquitter fidèlement des devoirs de leur état, car Dieu qui est le principe de leurs mouvements et actions, ne permet pas qu’elles manquent à rien de leurs obligationsau.

- DM 4.81. Admirable 81e lettre qui conclut la contribution de Bertot aux volumes du Directeur mystique.

Le choix numérique de 81 lettres n’est probablement pas le fait du hasard : 81 = 3 x 3 x 3 x 3 (un tel intérêt numérique est universel, v. les 81 chapitres du livre de La Voie et la Vertu ou Tao Te King). Dans le même esprit suivent pour ce quatrième et dernier tome du DM : 21 lettres de Maur de l’Enfant-Jésus (lettres que nous avons reproduites précédemment), équilibrées par 21 lettres nommément attribuées à Madame Guyon (la finale ou 22e étant une conclusion ajoutée) mais sans dates, que nous reproduirons en ouverture du vol. III de cette Correspondance. Poiret a donc probablement limité son choix dans un ensemble plus vaste qui était à sa disposition (depuis disparu avec sa bibliothèque).

Nous avons reproduit cette lettre en conclusion d’un choix de textes de Madame Guyon à ses disciples : Madame Guyon : De la Vie intérieure, Discours Spirituels…, Phénix, coll. « La Procure », 2000. Elle fut publiée sans attribution par J.-L. Goré, La notion d’indifférence chez Fénelon et ses sources, appendice « Sur l’anéantissement », p. 286 à 292, à partir de la pièce 6411 conservée aux A.S.-S. Cette pièce comporte 4 feuillets d’une belle écriture inconnue de copiste. Elle est intitulée « Description du dernier état d’anéantissement de la vie intérieure » et porte une annotation de Gosselin :  « J’ignore de qui est ce fragment… ». Madame Guyon avait donc communiqué à Fénelon une copie de cette lettre de son maître. J.-L. Goré la rapproche des écrits de Bernières, tout en l’attribuant (sous réserve) à Fénelon. Cognet pensait à Madame Guyon, tout en notant une différence de style (Dict. Spir., art. « Guyon », col. 1330). Tout cela souligne le lien qui unit Bernières, Bertot et Madame Guyon.

Prenant DM 4.81 comme leçon, nous donnons ici les nombreuses variantes de la pièce 6411 dénotée «  A.S.-S. » en signalant une omission (probablement une erreur de copie, v. note) mais surtout des ajouts de cette pièce par rapport au texte de DM 4.81. La pièce 6411, plus diluée, est donc très probablement d’une rédaction postérieure.

aet s’évanouit, allant variante A.S.-S. Rappelons que nous encadrons chaque variante de mots présents dans les deux versions, soit ici : « et [variante] allant. »

brien : et lors il ne reste plus rien de A.S.-S.

celle demeure A.S.-S.

dintérieure, et d’esprit avec la seule foi nue A.S.-S.

emais d’une certaine disposition intérieure, qui A.S.-S.

fet d’une grande tranquillité A.S.-S.

gun ciel ou un air serein, et A.S.-S.

hni fond, ni contrée, ni sommet, ni haut A.S.-S.

itrouvant plus aucune distinction, ni différence ; d’où A.S.-S. qui omet le membre de phrase : …entre le fond et les puissances, tout étant réduit dans l’unité, simplicité et uniformité, et comme une chose sans distinction… (probablement par erreur de copie due à la répétition de : distinction ni différence).

jles dernières consommations de cet état, il ne reste ou ne paraît A.S.-S.

kc’est-à-dire qu’elle n’est plus A.S.-S.

lretirée, introvertie, recueillie, ramassée et concentrée A.S.-S.

md’elle-même, et même elle ne sent plus en elle aucune opération divine et distincte ; mais A.S.-S. ajout.

npauvreté intérieure et d’Esprit A.S.-S.

oétait dans le vide, quelquefois se trouvant comme un grand vaste au-dedans d’elle-même ; d’où A.S.-S. ajout.

pDieu ou dans la Nature ; mais elle reconnaît pourtant pour l’ordinaire qu’elle n’est point dans la nature ni dans le vide, mais qu’elle est en Dieu qui remplit tout son intérieur de lui-même par son immensité ; mais A.S.-S.

qperceptible ; mais pourtant qui contente tellement l’âme qu’elle A.S.-S.

rsouhaite rien A.S.-S.

sa ; non pas même le paradis et on lui fait même de la peine de lui en parler, parce A.S.-S. ajout.

tétant toujours remplie A.S.-S.

udans tout son intérieur, quoique A.S.-S.

vla laisse toujours si A.S.-S.

wqui le serait dans A.S.-S.

xmer, ou comme deux cires qui seraient fondues ensemble de manière qu’elle se trouve devenue une même chose avec Dieu sans distinction ni différence. De plus dans A.S.-S. ajout.

yégale. Elle ne sent plus même, ni paix, ni repos, tout cela étant et se trouvant perdu, évanoui et anéanti, à cause qu’elle est comme j’ai déjà dit comme toute fondue en Dieu. / Mais il A.S.-S. ajout.

zessentielle qui procède de Dieu même et qui est Dieu, et laquelle A.S.-S. ajout – dorénavant nous omettons des variantes mineures.

aaobjective et par lumière distincte des puissances, mais A.S.-S. ajout.

abdevenue comme un cristal ou un A.S.-S. ajout.

acDieu étant, elle voit toutes choses en lui, l’âme A.S.-S.

adrepassent aussi dans l’air devant nos yeux et qu’on ne peut pas les empêcher de passer. / 2e cet état A.S.-S.

aeDieu qui ont précédé même la paix et le repos sensible qui étaient dans le fond de l’âme après ces opérations sensibles, sont assez évanouies et comme anéanties. L’âme étant dépouillée de tout cela et restée nue sans avoir plus, comme j’ai déjà dit, rien A.S.-S. ajout.

afDieu, néanmoins reposant dans le repos de Dieu, qui est un repos simple et immuable. Et dans cet état elle se trouve toujours dans une égale disposition intérieure, hors l’oraison comme dans l’oraison, à savoir dans une disposition très nue sans rien sentir en elle de Dieu A.S.-S.

agl’oraison. / 3e La personne la plus consommée que je connaisse être en cet état se sent quelquefois certaines jubilations et allégresses très simples qui la portent à dire Alleluia comme aussi elle sent quelquefois exhalaisons de bonne odeur très simples. Ces âmes n’ont plus d’attrait pour la sainte messe comme dans les précédents états, mais néanmoins elles ont toujours beaucoup d’estime et de vénération pour ce saint sacrifice et ne manquent pas de l’entendre tous les jours quand elles le peuvent. Elles n’ont plus aussi d’attrait pour la sainte communion comme pour les précédents états : mais elles ne laissent pas d’en avoir beaucoup d’estime et de la fréquenter autant de jours que cela leur est permis. / Il A.S.-S. ajout !

ahfond, ce qui ne se doit pas entendre d’une paix sensible mais d’une A.S.-S. ajout.

aiinfaillible qu’ils la font en Dieu car si elles étaient dans A.S.-S.

ajpaix dans le fond qui reste dans l’âme mais qui pourtant ne paraît plus comme distinct des puissances. / Enfin A.S.-S.

akde la présence sensible A.S.-S.

aldistinct, elles voient néanmoins tout puisqu’elles voient toutes A.S.-S.

ampossèdent néanmoins tout puisqu’elles possèdent réellement Dieu au-dedans d’elles-mêmes A.S.-S. ajout.

anl’abandon, s’abandonnant à A.S.-S.

aovoudra dans le temps et dans l’éternité A.S.-S.

apl’éternité, ne désirant A.S.-S. omission !

aqni à l’avenir ni A.S.-S.

arenfer, non pas même à Dieu et elles ne prennent rien de ce qu’elles doivent dire, écrire et faire dans les occasions qui ne sont pas encore arrivées mais laissent aussi tout cela à l’abandon et quant les occasions se présentent de dire, écrire ou faire quelque chose ; alors Dieu leur fournit ce qu’elles doivent dire, écrire ou faire et d’une manière plus abondante, féconde et parfaite qu’elles n’auraient jamais pu prévoir ou faire d’elles-mêmes. Enfin A.S.-S.

asparler et conserver dans A.S.-S. ajout.

atEt il est à remarquer que souvent ces âmes parlent sans réflexion sur ce qu’elles disent et par A.S.-S.

au dernier paragraphe absent. A.S.-S.




Lettres et témoignages 1681-1688



Libérée de la sujétion propre aux femmes mariées, la jeune veuve décida de prendre sa vie en main. Sur toute la période des voyages, de 1681 à 1686, on se reportera d’abord à la seconde partie de la Vie : le témoignage de Madame Guyon constitue pratiquement notre seule source. Il est toutefois conforté chaque fois que des documents le permettent. On consultera les travaux d’Orcibal102.

Madame Guyon posait avec clarté une ambition spirituelle fondée sur l’exemplarité103 :

ces saintes ont été femmes comme moi ; ce qui les a rendues saintes, c’est la fidélité à leur vocation et à suivre leur appel. Je prétends à la même sainteté qu’elles. Je dois donc suivre leurs pas. 

Les résistances classiques du milieu familial furent surmontées. Elle montrait un grand détachement :

je viens de recevoir une multitude de lettres de toutes façons, la vôtre et celle de M. H[uguet]104. L’on me menace de m’ôter ma fille. L’on dit que l’on fera ce que l’on pourra contre moi, et l’on craint que je donne mon bien.

Je renonce de bon cœur à tous mes droits et avantages, et quand je serais réduite à aller mendier mon pain, je ne changerai point de résolution. Je suis bien aise que M. H[uguet] et mes autres parents se déclarent aussi contre moi ; j’aurais de l’appui si cela n’était pas, et je suis bien aise de n’en avoir qu’en Dieu seul. Je ne suis assurément point femme à visions, mais je suis disposée à faire la volonté de Dieu au péril de ma vie.

Trois ans plus tard, âgée de trente-six ans, elle rendait compte de sa conduite intérieure à son frère dom Grégoire Bouvier105, « le seul de ma famille qui goûtiez la conduite de Dieu sur moi » :

que je vous dise que je trouve partout cette volonté essentielle de Dieu, non hors de Lui, mais en Lui-même, en sorte qu’Il m’a mise dans l’impossibilité de faire autre chose que ce qu’Il veut de moment en moment, sans que je puisse me regarder moi-même, ni aucune créature ; mais tout se fait en Dieu. Si je voulais me regarder, je ne puis plus me trouver et ne sais plus ce que c’est de moi ni de mien : tout est à Dieu et tout est Dieu. C’est ce qui fait que n’ayant rien de propre, Il veut bien Se servir de ce néant où Il habite, pour S’attirer une quantité d’âmes de toutes conditions et états dans l’intérieur ; et vous ne sauriez croire le nombre des personnes de mérite, d’âge, prêtres, religieux, qui veulent bien chercher Dieu de tout leur cœur dans leur intérieur où Il habite, et agréer ce que Dieu leur fait dire par une petite femmelette.

Mais ce que l’on peut livrer dans une lettre ne devrait pas être dit à tous. L’Église s’inquiète :

Je l’estime infiniment et par-dessus le père de Lacombe ; mais je ne puis approuver qu’elle veuille rendre son esprit universel106.

Elle a écrit à un autre qu’on venait à un tel état d’union avec Dieu qu’on ne sentait plus aucun mouvement de concupiscence, étant auprès des hommes comme Eve était auprès d’Adam. Quand on lui a fait entendre où ces maximes allaient, elle a paru se soumettre. Elle a voulu ici tenir école de spiritualité et a instruit prêtres, religieux, femmes dans des conférences ; cela n’était pas de mon goût…107.

La crise ouverte surviendra au début de son séjour à Paris, dans le sillage de la condamnation du quiétisme de Molinos à Rome, en 1687 :

icelle Dame, ayant eu le malheur d’être soupçonnée d’être engagée dans certaine nouvelle doctrine appelée quiétisme, aurait été par lettre de cachet renfermée dans le couvent des Filles de Sainte-Marie108.

Commença alors la lutte dont témoignera plus abondamment la correspondance de notre volume suivant :

J’ai fait réflexion, monsieur, sur ce que vous eûtes la bonté de me dire hier, que la fausse lettre n’était rien. Je vous assure qu’elle est tout…109

. À Dominique La Motte. 1681.

Elle recommande ses enfants à son frère et justifie sa vocation.

Dieu seul aimable.

L’union de Jésus-Christ, qui a toujours fait entre nous une liaison plus forte que celle du sang1, ne me permet pas de m’adresser à d’autres qu’à vous pour se rendre dépositaire de mes secrets : le soutien de l’œuvre de Dieu, au-dessus de toute raison, de tout sentiment et de tout penchant naturel. Je vous eusse découvert plus tôt cette résolution, et même j’aurais pris conseil de vous, si je n’avais appréhendé que l’inclination naturelle ne vous eût rangé du parti de la raison et de la grâce ordinaire plutôt que de celui de la destination particulière que Dieu fait de moi.

Je ne doute point que l’on ne taxe mon procédé de téméraire, de défaut d’humilité, de peu raisonnable et de contraire à la tendresse naturelle, même d’opposé à l’ordre de Dieu. J’avoue que l’on aura raison, mais vous, mon très cher frère, que je prétends intéresser dans mon parti, non point comme un frère naturel2, mais comme ami à l’esprit de Jésus-Christ, comme le défenseur de Sa grâce, le protecteur de Sa vérité et le soutien de Sa gloire, pour vous, dis-je, mon très cher frère, que je crois plus désintéressé, plus propre à découvrir les impressions de la grâce dans les âmes et à les seconder, pour vous seul, [f°.10 v°] je veux bien vous satisfaire et vous donner quelque connaissance des raisons qui m’ont portée à faire ce que je fais. Ce n’est point témérité, puisque je ne m’y suis pas engagée par moi-même, mais parce que Dieu a fait connaître à plus de cinq personnes différentes en même temps, qu’Il voulait cela de moi, - ce qui m’a été confirmé par M. B[ertot], mon directeur, par le R. P. Général des bénédictins, pour lors prieur de Saint-Denis-en-France3, et quantité d’autres4.

Je ne parle point de mes propres lumières, car Dieu m’est témoin que je ne m’y suis jamais arrêtée : au contraire, je me suis toujours regardée comme la personne du monde la plus inutile, et j’en suis si convaincue que, si je réfléchissais sur ce que j’entreprends, je le croirais une folie. J’ai toujours cru, et le crois encore, que la grâce d’une femme chrétienne est d’être cachée dans son ménage et d’observer [sic] ses enfants chrétiennement. J’en ai que j’aime avec une tendresse que je ne veux pas dire, je sais la nécessité qu’ils ont d’être bien élevés. Cependant je les quitte, et pourquoi ? pour suivre la volonté de Dieu, qui m’est marquée par ceux qui me tiennent la place de Dieu. Il y a longtemps que je fais prier Dieu pour cela partout ; il y a un an que j’y pense. Je ne le fais point à la légère ni par mon propre esprit, au contraire je violente tous les sentiments de la nature pour suivre ceux de la grâce. J’aime beaucoup mes enfants, [f°11r°] mais j’aime beaucoup plus Dieu. Je me dois à leur éducation, mais je me dois davantage à Dieu, et, sur cet article, je me suis toujours reconnue très incapable de m’en bien acquitter. Je suis leur mère, mais Dieu est leur père : c’est entre Ses mains que je les laisse, c’est à Son soin que je les abandonne. Ce que je ferais sans Lui serait défaut et misère, ce qu’Il fera sans moi sera très bien et tout divin. Ils auraient une éducation humaine et faite par un petit esprit borné et sans expérience, sans talent, sans conduite et sans prudence, ni sans jugement ; ils auront au contraire la conduite toute-puissante, toute sage, tout aimable de Dieu. Ils perdent une mère qui était tous les jours à la veille de mourir par ses fréquentes maladies, ils trouvent un père et une mère immortels, Jésus-Christ et Marie. Oh ! qu’ils feront de progrès sous une telle conduite ! Ils ne seront plus les enfants d’une pécheresse : ils seront les enfants du Très Haut.

Leurs affaires temporelles dépérissaient en mes mains par le peu de pouvoir que j’avais de me faire payer ; cependant, par le papier que je vous donne par M. H[uguet]5, vous verrez que je ne leur fais aucun tort, que je n’emporte pas même, à beaucoup près, l’épargne que j’ai faite depuis mon veuvage. Je n’emporte qu’une rente de 11000 livres en principal, qui est de mon bien et acquêt, une rente de 3000 livres aussi créée par moi, et un contrat de l’hôtel de ville de 300 livres sujet à suppression et une pension de 1200 livres pour moi et pour ma fille, que je veux entretenir honnêtement. Je laisse tout réparé dans les fermes et dans les métairies, ainsi que vous le verrez dans ce qui regarde le temporel. J’ai donc satisfait à tout ce qu’on peut dire contre moi.

Hé bien ! je passerai pour folle : que m’importe, [f°11v°] après que mon Maître a passé pour tel, que saint Paul a dit que nous sommes estimés comme les baliures6 du monde ! Je veux bien faire la folie de quitter les richesses pour la pauvreté, les commodités et l’abondance pour l’incommodité et la disette, mes parents, mes amis et mes proches pour aller dans une terre étrangère où je ne connais personne, où l’on ne me promet que des croix et des persécutions, où je serai sujette, bien loin de commander. Jésus-Christ n’a-t-il pas fait beaucoup plus ? Sainte Paule7 n’a-t-elle pas quitté et plus d’enfants et plus de biens et plus de commodité ? Mme de Chantal8, de nos jours, ne l’a-t-elle pas fait ? La Mère Marie de l’Incarnation9, ursuline, décédée depuis dix ans, ne l’a-t-elle pas fait aussi ? Vous me direz : Ce sont des saintes, des grandes âmes. Je l’avoue. Vous êtes une personne pleine de péchés, sans vertu, sans qualité : il est vrai. Mais ces saintes ont été femmes comme moi ; ce qui les a rendues saintes, c’est la fidélité à leur vocation et à suivre leur appel. Je prétends à la même sainteté qu’elles. Je dois donc suivre leurs pas. Mais elles avaient des attraits extraordinaires, des marques sensibles de leur vocation ! Il est vrai. S’y sont-elles arrêtées ? non. Qu’est-ce donc qui les a déterminées ? le conseil des serviteurs de Dieu. Qu’est-ce qui me détermine ? la même chose.

J’abandonne donc tout de bon cœur pour suivre la voix de Celui qui m’appelle. Demandez-Lui pour moi la grâce de ne me point rendre sourde à Sa voix, que je sois susceptible des impressions de Sa grâce : soyez mon protecteur, au lieu de vous déclarer contre ma conduite. Que si Dieu permet que vous improuviez mon procédé, je me consolerai dans la droiture de mon intention, dans le désir sincère que j’ai [f°12r°] de plaire à Dieu et de faire Sa sainte volonté. Le rebut du monde et de toutes les créatures sera ma joie ; leurs haines et leurs disgrâces feront mon plaisir, et Dieu me fera la grâce de plutôt mourir que de me plaire en autre chose que dans la croix de Notre Seigneur Jésus-Christ.

Pour ce qui regarde Baptiste10, je vous prie que l’on n’épargne rien pour le rendre savant, car je crois que Dieu S’en servira pour Sa gloire : j’espère qu’Il l’appellera à la prêtrise. C’est pourquoi je vous prie de lui prêter la main pour exécuter ce grand dessein, et qu’il n’ignore rien de ce qu’il faut pour être parfaitement savant, tant dans la science des saints que dans celle des docteurs. Vous savez ce que je vous ai dit de lui. Si M. N.11 veut bien encore se charger de sa conduite, je crois qu’on ne peut pas le mettre en meilleures mains, tant à cause de sa piété que de l’affection particulière qu’il a pour l’enfant, qu’il connaît mieux que personne. Que s’il en faisait difficulté ou que, pour des raisons que je ne prévois pas, vous vouliez le lui ôter, je vous prie qu’on ne le mette point ailleurs qu’à Saint-Charles12. Tenez ferme sur ce point, car je crois ce lieu plus propre pour la jeunesse et pour conserver son innocence que partout ailleurs.

Pour ma fille13, je crois devant Dieu ne la devoir confier à personne : c’est pourquoi je l’amène14 avec moi. Lorsqu’elle sera en âge de choisir un état, si Dieu la destine pour le monde, je la donnerai à sa famille pour la pourvoir.

Pour mon fils aîné15, je souhaite qu’il achève ses études et qu’on l’avance autant que l’on pourra. [f°12v°]

Voilà, mon très cher frère, une marque de ma confiance que je vous donne : je vous choisis pour soutenir et seconder l’œuvre de Dieu en protégeant une famille orpheline sur la terre. J’espère que je ne serai point trompée dans mon attente et dans l’espérance que j’ai de vous avoir propice en Notre Seigneur Jésus-Christ. Je vous demande en Son nom de lire cette lettre en Sa présence, de vous dépouiller de l’humain et de Le consulter avant que de vous déclarer ou pour ou contre moi, et de n’oublier jamais dans vos saints sacrifices la personne du monde qui en a plus de besoin et qui est plus sincèrement en Notre Seigneur Jésus-Christ toute à vous.

- Papiers du P. Léonard, aux Archives Nationales, L 22, n°15, f° 10 et ss. - Urbain et Levesque, Bossuet, Correspondance, Hachette, 1909-1925 [UL] : tome VI, appendice III, I Lettres écrites par Mme Guyon, 1°, p.531, que nous abrégeons UL, VI ap. III, 1°, p. 531. Cette lettre, comme les suivantes, est antérieure au départ à Gex de Mme Guyon, qui eut lieu le 2 juillet 1681.

1Le P. Dominique Bouvier de La Motte, frère consanguin de Mme Guyon, fut provincial et visiteur des barnabites, d’où « L’union de Jésus-Christ … liaison plus forte que celle du sang ». Il était né de Claude Bouvier de La Motte et de Marie Ozon, sa première femme, et mourut le 25 novembre 1701, à 77 ans. Sur les rapports difficiles entre eux, v. Vie 2.24.7 ; 2.25.1-2 & 6 ; 3.1.1 & 3 & 7 ; 3.2 etc.

2Donné par la nature.

3Le père Claude Martin (1619-1696), fils de Marie de l’Incarnation du Canada.

4Voir Vie 1.29.1-6 : ses projets sont approuvés par un confesseur à Paris, un dominicain, l’évêque de Genève, la supérieure des Nouvelles Catholiques, Claude Martin, Jacques Bertot, des religieuses.

5Denis Huguet, conseiller au Parlement de Paris, cousin germain du mari de Mme Guyon.

6Baliures : voir I Cor., 4.13 : «  …On nous traite comme les victimes des crimes publics, et comme les ordures de toute la terre ». « Le vulgaire dit, les ballaieures », note Amelote. “Balier et balaier sont bons tous deux, mais balier est plus en usage que balaier, parce qu’il est plus doux à l’oreille. » (Richelet).

7Paula (347-404), Romaine qui descendait des Gracques et des Scipions. Devenue veuve, elle se retira à Bethléem, où elle fonda plusieurs monastères. Sa vie fut écrite par saint Jérôme.

8Jeanne-Françoise Frémyot (1572-1641), baronne de Chantal, grand-mère de Bussy-Rabutin et de Mme de Sévigné, mystique devenue la mère de Chantal, fondatrice des visitandines, amie de saint François de Sales.

9Mère du P. Claude Martin. Née à Tours en 1599, Marie Guyard avait épousé Claude Martin. Lorsque son fils eut atteint sa douzième année, veuve, elle entra chez les ursulines de Tours, d’où elle partit en 1639 pour le Canada.

10Jean-Baptiste Denis Guyon, voir note 1 de la seconde lettre qui suit.

11 Sur l’ecclésiastique recommandé par Bertot, voir Vie 1.24.2 : « M. Bertot me trouva un prêtre dont on lui avait rendu de très bons témoignages, il me l’envoya. »

12Le collège des barnabites à Montargis.

13Jeanne-Marie Guyon, née le 21 mars 1676. Elle épousa, le 25 août 1689, Louis Nicolas Foucquet, comtede Vaux, fils aîné du surintendant.

14pour l’emmène.

15Armand-Jacques Guyon, voir note 1 de de la lettre qui suit.

. À son Fils Ainé. 1681.

« Je ne vous eusse jamais quitté pour rien moins que pour Dieu. »

Je crois, mon très cher fils1, que vous ne serez pas peu surpris, lorsque vous apprendrez mon absence. Mais si vous faites un peu de réflexion au désir pressant où vous m’avez vue de tout quitter pour Dieu, vous verrez que je n’ai fait qu’une chose à laquelle je tâchais, il y a longtemps, de vous préparer. Vous n’ignorez pas l’amitié que j’ai pour vous et pour votre frère : ainsi il vous sera aisé de vous persuader que ce n’est point par indifférence que je vous quitte. Je ne vous eusse jamais quitté pour rien moins que pour Dieu2. Servez-vous de votre raison, et considérez que Celui qui m’a pensé ravir à vous par la maladie, m’enlève aujourd’hui par la force de Sa charité. Je vous Le laisse pour père, et la sainte Vierge pour mère. Oh ! que vous êtes bien mieux partagé. Si vous craignez et aimez Dieu, Il vous assistera, et la sainte Vierge, si vous avez soin de L’en prier. Je ne vous fais aucun tort, puisque, bien loin de vous prendre ce qui vous appartient, je laisse tout ce que je possède, mon trésor étant de n’avoir rien et de me faire pauvre pour Notre Seigneur Jésus-Christ, pour lequel, comme dit saint Paul, j’ai estimé toutes choses comme de la boue3. J’espère qu’un jour, mon enfant, vous connaîtrez mieux les choses, et que vous verrez que je ne parais vous aimer moins que [pour] vous aimer davantage dans l’éternité bienheureuse que j’espère vous obtenir par mes prières. Je vous laisse pour gage de mon amitié le diamant et la montre de votre père.

- Archives Nationales, L 22 no 15, f° 14 v°. Copie - UL, tome VI, appendice III, 2°, p. 537.Lettre antérieure au départ de Mme Guyon.

1Armand-Jacques Guyon, né le 21 mai 1665, était au collège lorsque Madame Guyon quitta Montargis pour ses voyages. Il se fit émanciper en 1685 et entra au service en qualité d’enseigne, puis de lieutenant aux gardes françaises. Grièvement blessé à Walcourt en août 1689, il quitta l’armée et épousa à Orléans, par contrat du 24 juin 1692, Marie de Beauxoncle, fille d’Alexis de Beauxoncle et d’Anne Thoynard, et alla demeurer au château de Dizier, paroisse de Suèvres, au baillage d’Orléans, à l’est de Blois, près de la rive nord de la Loire. Il mourut vers 1720, laissant deux enfants. Le château existe toujours, situé près d’un bel étang, et l’on peut voir sa partie gauche, où Madame Guyon résida à sa sortie de la Bastille, avant de s’installer dans une modeste maison à Blois.

2Le ton d’une telle lettre d’adieu nous paraît bien dur aujourd’hui. Ce comportement était pourtant courant au XVIIe siècle. On peut comparer cette lettre avec celle écrite par Marie de l’Incarnation à son fils, dom Claude Martin, et publiée en 1659 par ce dernier ( Madame Guyon l’avait rencontré à cette époque pour lui demander conseil) : « ...je me retire et vous laisse entre les mains de Dieu. Je ne vous laisse point de biens car, comme Dieu est mon héritage, je désire qu’Il soit aussi le vôtre ; si vous Le craignez, vous serez assez riche [...] C’est la Sainte Vierge à qui je vous recommande [...] appelez-La votre mère [...] En un mot, aimez Dieu , et Dieu vous aimera et aura soin de vous, en quelque état que vous soyez. Adieu, mon fils. » (Marie de l’Incarnation, écrits spirituels…, tome premier, 1929, Paris-Québec, La relation de 1633, p. 274).

3Philip., 3.8 : « Car en effet j’estime que tout n’est qu’une perte, en comparaison de la haute science de Jésus-Christ mon Seigneur, pour l’amour duquel j’ai renonçé à toutes choses, et je considère toutes choses comme de la boue, pourvu que je le puisse posséder. » (Amelote).


. À son Fils Cadet. 1681.

« … je ne vous oublierai jamais devant Dieu … »

Pour vous, mon cher enfant1, pour qui j’ai une tendresse qui ne se peut exprimer, ne croyez pas que j[e vous] aime moins que votre frère et votre soeur, pour ne vous point laisser de bijoux que le monde estime. Non, non, mon cher enfant, vous êtes le mieux partagé. Je vous laisse donc une croix, une image de la Vierge et un reliquaire où il y a de la vraie croix. Je vous laisse les reliques des saints pour vous animer par leur exemple à répandre votre sang, s’il est nécessaire, pour soutenir votre foi et votre religion. Je vous les laisse pour vous animer à la souffrance ; mais je vous les laisse aussi comme un gage de votre héritage. Si vous faites ce qu’ils ont fait, vous posséderez la gloire dont ils jouissent : ce sont des arrhes de la promesse que je vous fais, mais, comme vous n’êtes pas en état de comprendre ce que je vous dis, ou plutôt ce que Dieu vous dit par moi n’étant que son organe, je vous prie de garder cette lettre avec ce que je vous laisse dans quelque lieu, afin de la relire lorsque vous serez plus en état d’en faire usage. Conservez comme votre plus grand trésor la grâce de votre baptême, mourez plutôt que de ternir cette belle robe blanche, dont notre Sauveur vous a revêtu par l’application de son sang ; pensez souvent aux trois vœux que vous avez faits à votre baptême, de renoncer au diable et à ses tentations, au monde et à ses pompes, à la chair et à ses convoitises. Si vous avez dessein de vous consacrer à Dieu, oh ! que vous serez heureux ! J’aimerais mieux vous voir bon prêtre que de vous voir roi ; mais je dis bon prêtre, car c’est un si [f°15v°] grand caractère et une si grande dignité qu’il faudrait être ange pour avoir la pureté requise.

Priez pour moi, qui ne vous oublierai jamais. Non, mon cher enfant, je ne vous oublierai jamais devant Dieu, pour qui seul je vous ai quitté. Prenez saint Joseph pour le protecteur de votre pureté et innocence, et, comme tel, il vous obtiendra de Dieu la grâce de ne perdre jamais ni l’un ni l’autre, si vous l’invoquez tous les jours. N’y manquez donc jamais. Fuyez les mauvaises compagnies, les femmes et les filles, n’ayez jamais de commerce avec elles, et vous ferez ce que Dieu demande de vous et ce que souhaite votre mère plus que toutes choses mortelles.

- Archives Nationales, L 22, n° 15, f°15. Copie «Au Cadet âgé de 7 ans » – UL, tome VI, appendice III, 3°, p. 538.

1Jean-Baptiste-Denis Guyon, connu sous le nom de Guyon de Sardière, né le 31 mai 1675, vécut célibataire. Il fut capitaine au régiment du Roi. Sa bibliothèque, riche en manuscrits français, a passé dans celle du duc de La Vallière. En 1722, il habitait rue de la Sourdière. Il mourut à Paris le 21 février 1752 (Catalogue de la Bibliothèque de feu M. J.-B. Guyon, sieur de Sardière, Paris, 1759).

. À son frère. 1681.

Réponse à des menaces : « …l’on peut me compter comme n’étant plus. Pour la vocation, si elle est de Dieu, il saura bien la soutenir… »

Je vous suis sensiblement obligée, mon R. P. et cher frère, de la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. Toute la première page est de vous et selon votre cœur, la seconde est de vous sans vous1. Pour y répondre, je vous dirai que je vous prie de ne point vous faire d’affaire pour justifier ma conduite, que l’on ne veut pas soutenir. Et, pour répondre à saint Paul par saint Paul même, nous dirons : Qui sommes-nous pour demander des raisons au Seigneur? Le vase de terre en demande-t-il au potier2 ? Le Seigneur des lois leur est-il sujet ? C’est Lui qui agit et non pas nous, ou, si c’est nous, c’est en Lui que nous sommes et que nous nous mouvons3.

Mgr de Genève4 m’a procuré l’avantage de voir le R. P. de Lacombe5 : c’est un homme admirable et tout de Dieu, sa grâce est si grande qu’elle se répand sur ceux qui l’approchent. Vous connaîtrez un jour en Dieu la grandeur de cette âme.

Je vous prie de me faire avancer ma pension, n’ayant point d’argent pour payer celle de ma fille, que j’ai mise auprès d’une excellente fille, en attendant que nous soyons établies6. Si vous l’embrassez à présent avec douleur, vous la verrez un jour avec joie. Dieu est maître de tout : heureuse nécessité de Lui tout sacrifier sans pouvoir résister à Ses desseins ! C’est en Lui que je suis plus que jamais.

Depuis ma lettre écrite je viens de recevoir une multitude de lettres de toutes façons, la vôtre et celle de M. H[uguet]. L’on me menace de m’ôter ma fille. L’on dit que l’on fera ce que l’on pourra contre moi, et l’on craint que je donne mon bien. À tout cela, j’ai à répondre trois mots : pour ma fille, si je fais des actions qui me rendent [f°13v°] incapable de la conduire, et que sur ce pied on me l’arrache, Dieu me fera la grâce de la Lui sacrifier comme le reste. Il ne l’a pas conduite ici pour la laisser : Dieu est un Dieu juste, et, étant conduite par Son esprit, je ne ferai point d’injustice. Je croyais que, loin de me blâmer, l’on me saurait gré de ma modération, puisque, laissant tout ce que je possède7, je suis bien éloignée de nuire à mes enfants. J’en donnerai telle assurance que l’on voudra, je ne prétends que ce que j’ai retenu, et, si l’on est exactesà ma pension, je ne ferai rien autre chose.

Pour les persécutions dont on me menace, je vous dirai que ni la mort, ni la vie, ni la faim, ni la nudité, ni l’affliction ne me sépareront jamais de la charité de Notre Seigneur Jésus-Christ8, ni de ce que j’ai entrepris pour Son amour. Comme ce ne ne sont pas des créatures qui m’en ont inspiré le dessein, ce ne seront point elles aussi qui m’en détourneront. Ainsi l’on peut me compter comme n’étant plus. Pour la vocation, si elle est de Dieu, Il saura bien la soutenir, et si elle n’est pas de Lui, elle se détruira d’elle-même. Je suis, mon cher frère, en sa charité, toute à vous.

- Archives Nationales, L 22, n° 15, f°13. Copie. – UL, tome VI, appendice III, 4°, p. 539.

1Il n’y a pas laissé parler les sentiments familiaux.

2Rom. 9, 20/21 : « Ô homme ! qui êtes-vous pour disputer avec Dieu ? Est-ce au vase de terre de dire à celui qui l’a fait : pourquoi m’avez-vous fait ainsi ? / Le potier ne peut-il pas d’une même argile, faire un vase d’honneur, et un vase de déshonneur ? » (Amelote).

3Actes 17, 28 : « Car c’est en lui que nous vivons, que nous nous mouvons, et que nous avons l’être ; ainsi que quelques-uns même de vos Poètes ont dit : Car même nous sommes de sa race. » (Amelote).

4Jean d’Arenthon d’Alex, évêque de Genève de 1660 à 1695. Sa Vie a été écrite par dom Innocent Le Masson, Lyon, 1697 (rééd. Annecy, 1895), qui donna ensuite des Éclaircissements, Chambéry, 1699.

5Le P. Lacombe, revenu de Rome à Thonon en 1678, avait été nommé supérieur de la maison des barnabites de cette dernière ville. Mme Guyon et lui échangèrent alors plusieurs lettres (v. Vie 1.27.6-7, 1.28.5, 1.29.3 & 10). Aucune de ces lettres n’a été conservée.

6En attendant l’établissement projeté d’une maison de Nouvelles Catholiques, Mme Guyon résidait au couvent de la Propagation de la foi, à Gex.

7Mme Guyon avait laissé procuration pour administrer en son absence les biens de ses enfants mineurs.

8Rom. 8, 39 : « Ni la hauteur, ni la profondeur, ni aucune  autre créature, ne nous pourra jamais séparer de l’amour que Dieu nous porte en Jésus-Christ Notre Seigneur. » (Amelote).

. À son frère. 1681.

« Je renonce de bon cœur à tous mes droits… »

J’ai reçu vos quatre lettres, mon très cher frère, et la procuration que vous me renvoyez. Je ne l’avais laissée que pour faire les choses avec moins de dommage pour mes enfants et moins de frais ; mais, puisque ma belle-mère n’en veut point, il faut faire comme si j’étais morte et élire un tuteur à mes enfants1. Ils ont assez de ce que je leur laisse pour en faire les frais ; si j’étais morte, il faudrait bien en user ainsi. Je renonce de bon cœur à tous mes droits et avantages, et quand je serais réduite à aller mendier mon pain, je ne changerai point de résolution. Je suis bien aise que M. H[uguet] et mes autres parents se déclarent aussi contre moi : j’aurais de l’appui si cela n’était pas, et je suis bien aise de n’en avoir qu’en Dieu seul. Je ne suis assurément point femme à visions, mais je suis disposée à faire la volonté de Dieu au péril de ma vie. Vos appréhensions ne me troublent point, parce que je ne cherche ni ma propre gloire ni mes avantages. Dieu sera toujours mon Dieu, et c’est assez pour moi. Je suis en Lui sans réserve toute à vous.

- Archives Nationales, L 22, n° 15, f°14. Copie. - UL, tome VI, appendice III, 5°, p. 541.

1C’est seulement après la mort d’Anne de Troyes, sa belle-mère, en 1683, qu’on donna un tuteur aux enfants de Mme Guyon.

. De Jean d’Arenthon d’Alex à N. 29 juin 1683.

« Je l’estime infiniment et par-dessus le père de Lacombe ; mais je ne puis approuver qu’elle veuille rendre son esprit universel… »

29 juin 16831.

...Elle donne un tour à ma disposition à son égard, qui est sans fondement. Je l’estime infiniment et par-dessus le père de Lacombe ; mais je ne puis approuver qu’elle veuille rendre son esprit universel et qu’elle veuille l’introduire dans tous nos monastères au préjudice de celui de leurs instituts. Cela divise et brouille les communautés les plus saintes. Je n’ai que ce grief contre elle ; à cela près, je l’estime et je l’honore au-delà de l’imaginable2.

- Fénelon, Réponse à la Relation sur le quiétisme [de Bossuet], chapitre premier - UL, tome VII, appendice III, Témoignages concernant Mme Guyon, [pièce] A , p. 485 - A.S.-S., ms 2170, pièce 7023, 2 ff. de 36,5 cm d’un auteur anonyme donnant et commentant les témoignages concernant Mme Guyon d’Aranthon d'Alex (dont un extrait de sa lettre du 8 février 1695), de Bossuet et de Fénelon ; mais ils sont tirés de la Réponse de Fénelon à la Relation sur le quiétisme, ce qui situe cette pièce à une date tardive.

1Nous éditons quelques lettres entre tiers : ils sont des témoignages particulièrement précieux parce qu’ils précèdent la période « publique », mieux documentée. Ils furent rassemblés dans UL, tome VII, appendice III, II Témoignages concernant Mme Guyon, p. 485 et ss. (Cette source ne doit pas être confondue avec la précédente : UL, tome VI, appendice III, I Lettres écrites par Mme Guyon, p. 531 et ss., qui reproduisait les lettres de 1681 écrites avant son départ, reproduites précédemment, ainsi que des lettres plus tardives que nous retrouverons par la suite.)

2Ce fragment a été imprimé tout d’abord en 1698 dans la Réponse de Fénelon à la Relation sur le quiétisme de Bossuet (chapitre premier) : « Je la connus au commencement de l’année 1689 […] J’étais alors prévenu contre elle sur ce que j’avais ouï dire de ses voyages. Voici ce qui contribua à effacer mes impressions. Je lus une lettre de feu M. de Genève, datée du 29 juin 1683… » - « Phelippeaux n’en a cité (t. I, p. 8) que la fin, qu’il emprunta à l’ouvrage précédent. On ne sait à qui s’adressait l’évêque de Genève. C’est, semble-t-il, à une personne étonnée de la conduite de M. d’Arenthon, qui paraissait contradictoire. En effet, après avoir donné des marques de son estime pour Mme Guyon et l’avoir reçue dans son diocèse, il l’avait ensuite priée de s’en retirer. » (UL, note p.485) – « En 1685, au sortir de Verceil, Mme Guyon et le P. Lacombe essayèrent de rentrer dans le diocèse de Genève et informèrent l’un et l’autre le prélat de leur désir. M. d’Arenthon s’y opposa avec plus d’énergie. Comme le bruit s’était répandu, au commencement de 1688, que le P. Lacombe allait être renvoyé à Thonon, l’évêque de Genève demandait à son correspondant de Paris d’intervenir auprès de l’archevêque et du P. de La Chaise. «  Vous verrez, disait-il, par ma dernière lettre circulaire (Lettre pastorale du 4 novembre 1687) les précautions que j’ai été forcé de prendre pour arrêter le progrès de sa mauvaise doctrine dans le diocèse. Si ce Père paraît ici, la moitié du Chablais est perdue » (UL, note, t. VII, p. 149). Mais selon la Vie de Mgr J. d’Arenthon d’Alex par dom Innocent Le Masson : « [Madame Guyon] lui paraissait d’une grande piété […] Elle s’offrit à quitter Paris et sa famille […] L’évêque n’eut point de peine à y consentir ; car l’action était héroïque par elle-même […] elle s’en alla à Gex […] y passa deux années et demi, faisant de grandes libéralités aux pauvres… » (rééd. 1895, p. 251) Cela se passait en 1680… Voir Orcibal, Le Cardinal Le Camus…, op. cit.

. À dom Grégoire Bouvier son frère. 12 décembre 1684.

Elle rend compte de sa conduite intérieure et de la rédaction de ses Explications bibliques.

Ce 12 décembre 1684.

Vous ne devez pas1 douter, mon très cher frère, que ce ne soit avec beaucoup de plaisir que je reçois de vos nouvelles, mais je vous dirai simplement que votre dernière m’en a donné plus que nulle autre. Elle a le goût du cœur, vous êtes le seul de ma famille qui goûtiez la conduite de Dieu sur moi : elle est en effet trop impénétrable pour être comprise par la raison, le cœur la goûte, et la raison s’y perd.

Vous ne sauriez dire le bien que Notre Seigneur fait faire à Grenoble pour l’intérieur. Ah qu’il fait bon s’abandonner à Lui et qu’Il récompense bien pour un moment de perte en Lui ce qu’il a fallu souffrir pour y arriver ! Mais quand il n’y aurait point d’autre récompense que celle de faire Sa volonté sans réserve et sans résistance, oh qu’on serait très bien récompensée !

Il faut que je verse mon cœur dans le vôtre et que je vous dise que je trouve partout cette volonté essentielle de Dieu, non hors de Lui, mais en Lui-même, en sorte qu’Il m’a mise dans l’impossibilité de faire autre chose que ce qu’Il veut de moment en moment, sans que je puisse me regarder moi-même, ni aucune créature ; mais tout se fait en Dieu. Si je voulais me regarder, je ne puis plus me trouver, [65v°] et ne sais plus ce que c’est de moi ni de mien : tout est à Dieu et tout est Dieu. C’est ce qui fait que n’ayant rien de propre, Il veut bien se servir de ce néant où Il habite pour S’attirer une quantité d’âmes de toutes conditions et états dans l’intérieur ; et vous ne sauriez croire le nombre des personnes de mérite, d’âge, prêtres, religieux, qui veulent bien chercher Dieu de tout leur cœur dans leur intérieur où Il habite, et agréer ce que Dieu leur fait dire par une petite femmelette ! Ils ne l’ont pas plus tôt fait avec docilité que Dieu, pour confirmer ce qu’elle leur dit, leur fait expérimenter Sa présence d’une manière très intime. Notre Seigneur me fait parler le jour et écrire la nuit ; et, quoique je n’aie point de santé, Il fournit à tout.

Je vous dis ceci dans le secret, ne sachant pas pourquoi le Maître me le fait dire. Il m’a fait écrire le sens mystique de la Bible, sans autre livre que cette même Bible. En moins de six mois, l’Ancien Testament a été achevé, qui est un ouvrage de plus d’une rame de papier, et en des maladies continuelles, sans que l’interruption interrompît le sens et sans qu’il me fùt nécessaire de le relire. Où j’en suis demeurée, je continue ; et tout s’est trouvé dans une suite admirable, sans rature que quelques mots mal écrits, mais dans un sens si propre et si beau, qu’il ne se peut rien de plus. [f° 66 r°] Je n’avais point d’autre part à cet ouvrage que le mouvement de la main, ce qui est aisé à voir, étant des choses si sublimes que je n’aurais pas pu les apprendre. Je vous dis ceci sous le sceau de la confession. Il a fallu obéir à Dieu selon tout ce qu’Il a voulu, sans que nul intérêt de famille, de biens, d’enfants, ni quoi que ce puisse être me puisse détourner.

Je n’ai parléa de ceci à personne. J’ai voulu quelquefois écrire mes dispositions d’abandon à Dieu au Père deb La Mothe : il n’y est point entré, il prend tout du côté de la tromperie. Je demeure abandonnée à Dieu, aussi contente d’être trompée que de ne l’être pas, parce que je n’ai point d’intérêt qui me soit propre, et quand je serais assurée d’être damnée, je ne me voudrais désister un moment de faire la volonté de Dieu, parce que je voudrais Le servir pour Lui-même, par cet esprit d’abandon à Sa divine conduite intérieure et extérieure.

Oh que si nous savions bien cesser d’agir2 pour laisser agir Dieu en nous, et nous abandonner pour l’extérieur à tous les mouvements de la Providence, que nous serions heureux ! Toutes nos peines ne viennent que de ce que nous voulons, pour l’intérieur ou l’extérieur, quelque chose que nous n’avons pas, ou que nous ne voulons pas [f° 66 v°] quelque chose que nous avons. Mais celui qui ne veut rien que ce qu’il a, quel qu’il soit, qui est aussi content de sa pauvreté intérieure que des plus grandes richesses, qui n’a pas de volonté, de penchant, de désir, d’inclination pour quoi que ce soit, quelque relevées pussent-elles être, celui-là est parfaitement heureux. C’est, mon très cher frère, l’état où je vous souhaite. La mort et la vie est égale à une telle âme. Je vous porterais envie si je pouvais vouloir autre chose que la volonté de Dieu, de ce que votre âge et votre infirmité vous disposent à vous aller unir encore plus étroitement à votre Dieu, et que vous allez voir Celui qui est plus aimable que toutes les vies. Pour moi, qui suis indigne d’un si grand bien, je me contente de la volonté de mon Dieu, qui est plus pour moi que tout le paradis.

- Sources : ms. B.N.F. Nouv. acq. fr. 16 316, Papiers Bossuet IV, f° 65-66 – UL, tome VI, appendice III, 7°, p. 546-549.

an’ai (point add. UL) parlé. Nous indiquons pour cette lettre les deux seules variantes mineures propres à UL. On peut juger ainsi du grand degré de confiance que l’on peut accorder à Levesque, par ailleurs bossuétiste avéré.

bau Père de UL.

1Le ms. de la B.N.F. porte : « copie d’une lettre de Mad. Guion du 12 décembre 1689 [sic] pendant qu’elle était à Grenoble au R. Père dom Grégoire Bouvier Chartreux de Gallion son frère, mort au mois de février 1698. Vous ne devez pas... » - UL apporte les précisions suivantes : « Publiée d’après une copie mise par Ledieu dans son Recueil de diverses pièces, actes, mémoires, concernant le Quiétisme, 4e pièce (Collection E. Levesque). Il la date du 12 décembre 1684, et non 1689, comme portent les éditions. Il a raison, car il y est fait allusion au séjour actuel de Mme Guyon à Grenoble. Cette lettre fut adressée par cette dame à son frère le chartreux. » - Dom Grégoire, de la chartreuse de Gaillon, mourra en 1698.

2Ce qui soulève l’émoi de Levesque, caractéristique de l’esprit anti-mystique du début du XXe siècle : « L’inaction dans l’attente de la motion divine, et, un peu plus bas, l’exclusion de tout désir, même du ciel : ce sont bien là les erreurs fondamentales de ce quiétisme ». Mais, voulant participer au travail de la grâce, nous y substituons trop souvent un « agir », qui nourrit la volonté propre, la satisfaction, et p arfois l’orgueil. Noter l’ambiguité du terme « inaction » dont le sens moderne proche de paresse est différent de l’action de la grâce par l’intérieur, ou « in-action », propre aux mystiques du milieu du XVIIe siècle. Madame Guyon, proche de la fin du siècle, se place parfois déjà dans une certaine ambiguité à ce sujet.

.  Du Cardinal Le Camus à Mgr d’Aranthon d’Alex. À Grenoble, le 18 avril 1685.

Informations sur Madame Guyon.

À Grenoble, le 18 avril 1685.

Monseigneur,

J’ai répondu à toutes les lettres que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire ; je ne sais comment elles ne sont pas parvenues jusqu’à vous. Je n’ai rien à vous dire sur Mme de La Motte-Guyon : vous avez plus de lumière et plus de discernement que moi et vous avez eu plus de commerce avec elle dans le temps qu’elle a demeuré dans votre diocèse. Elle a été en Provence et est présentement au Piémont, où elle prétend que des dames de condition l’ont demandée. Elle témoigne toujours de l’inclination pour votre diocèse, pourvu que ce ne soit pas à Gex1, sous la direction d’une personne qui lui est opposée.

Elle a écrit2 qu’elle avait un grand éloignement de la confession, jusqu’à croire s’en pouvoir passer quinze ans entiers. Elle a écrit à un autre qu’on venait à un tel état d’union avec Dieu qu’on ne sentait plus aucun mouvement de concupiscence, étant auprès des hommes comme Eve était auprès d’Adam. Quand on lui a fait entendre où ces maximes allaient, elle a paru se soumettre. Elle a voulu ici tenir école de spiritualité et a instruit prêtres, religieux, femmes dans des conférences : cela n’était pas de mon goût, mais comme ce n’était qu’en passant, je l’ai dissimulé. Son directeur me paraît fort sage et fort posé, et je ne doute pas qu’il n’arrête cette attache sensible que cette dame a pour lui, et à laquelle les dévotes sont sujettes si on ne les réprime3. Elle a besoin d’être beaucoup humiliée et tenue dans le rabaissement ; je ne sais si elle le pourrait porter ; cela lui serait très avantageux [....]4

- UL, tome VI, ap. III, Témoignages…, [pièce] B, 1°, p. 486. «  L. a. Archives du département de la Haute-Savoie. Publiée en partie, et d’après une copie, par le P. Ingold dans les Lettres du cardinal Le Camus, Paris, 1892, in-8, p. 445, et en entier, sur l’original, par M. E. Ritter dans la Revue Savoisienne de 1893. » [UL].

1Vie 1.29.4 : « M. de Genève approuva mon dessein [d’employer ses biens pour faire un établissement] et me dit qu’il y avait des Nouvelles Catholiques qui voulaient aller s’établir à Gex, et que c’était une providence. Je lui répondis que je n’avais point de vocation pour Gex, mais pour Genève ».

2Il s’agit peut-être des calomnies d’un ecclésiastique jaloux rapportées dans la Vie 2.5.5 : « L’ecclésiastique, qui se voyait secondé, ne gardait plus de mesure. Ils disaient que j’étais une bête, que j’avais l’air niais. Ils ne pouvaient juger de mon esprit que par mon air, car je ne leur parlais guère. Cela fut si loin que l’on prêchait tout haut ma confession, et qu’elle courut même dans tout le diocèse […] on faisait le détail de tout ce dont je m’étais confessée mot pour mot » ; voir aussi Vie 2.6 . Le P. La Mothe se mêla de cette affaire : « Il se déclara d’abord contre moi. M. de Genève, qui ne voulait ménager que lui, se trouva assez fort de l’avoir dans son parti. Il en fit même son confident »(Vie 2.7.1). 

3Levesque ajoute : « En fait, il en avait autant pour elle ». Voir Lettre du P. Lacombe à Mme Guyon du 18 janvier 1693, dans la Revue d’histoire de l’Église de France, Paris, 1912, in-8, p. 72. 

4Le reste de la lettre ne concerne pas Mme Guyon.

.  À Mgr d’Aranthon d’Alex. 3 juin 1685.

Demande de servir dans son diocèse.

[Verceil], 3 juin 1685.

Monseigneur,

Je ne pourrais être que de corps partout ailleurs qu’à Genève ou dans le diocèse. Tout m’est exil, et ce lieu seulement me paraît mon pays et la Terre promise. Si Votre Grandeur avait voulu recevoir les propositions que je lui avais faites, sans y comprendre Gex, j’aurais été la trouver au sortir de Grenoble ; mais, la voyant si prévenue et si portée à me donner à d’autres, lorsque je protestais ne vouloir avoir affaire qu’à elle seule, j’ai cru qu’il fallait différer jusqu’à ce que la Providence secondât mon inclination. Je ne saurais m’empêcher de témoigner en toute rencontre à Votre Grandeur combien je l’honore et combien ses intérêts me sont chers ; si elle me veut donner un trou à Saint-Gervais1, elle verra ma fidélité malgré tout ce qu’on lui aura pu persuader du contraire, avec quelle affection j’emploierai ce qui me reste de bien et de vie pour le service de ce cher diocèse. Votre Grandeur me trouvera toujours disposée, quand il lui plaira, à tout ce qu’elle voudra ordonner.

- Eclaircissemens sur la vie de Messire Jean d’Aranthon d’Alex, évêque et prince de Genève, A Chambéry, Jean Gorrin, 1699, p. 39. Cette lettre suit celle du P. Lacombe qui figure dans notre volume II : Combats, où nous avons regroupé la correspondance Lacombe – Seconde source : Phelippeaux, Relation de l’origine, du progrès et de la condamnation du quiétisme répandu en France. Avec plusieurs Anecdotes curieuses, 1732, t. I, p. 15 ; en marge figure : « Eclairc. sur la vie d’Aranthon p. 39 ». - La lettre du P. Lacombe fut éditée d’après Phelippeaux par le bossuétiste Levesque (UL, tome VI, ap. III, 8°, p. 549), avec l’explication suivante : « […] D’abord bien vu par l’évêque de Genève, le P. Lacombe lui exposa un jour si clairement son quiétisme que le prélat ouvrit les yeux et frappa le religieux d’interdit : il pria ses supérieurs de le retirer du diocèse, où il lui fit défense de jamais rentrer. Mme Guyon fut également priée de se retirer. Elle partit pour Turin, et retrouva le P. Lacombe à Verceil en 1685. C’est de là qu’elle écrivit cette lettre pour obtenir l’autorisation de rentrer dans le diocèse de Genève, mais Mgr d’Arenthon ne voulut pas lui permettre de revenir. » - On se reportera à la section première des Eclaicissemens…, « L’intégrité de la foi : son zèle contre le quiétisme », p. 10 à 60, où dom Innocent Le Masson répond sans ménagement à  « un libelle diffamatoire de la part des amis des deux personnes, […] imprimé à Genève, et de là répandu à Grenoble et par toute la France : on m’y accusait d’imposture et de calomnie, et on y relevait l’innocence et le mérite du Père la Combe et de la Dame… » (p.12 ; v . aussi la Préface, p. 4).

1Trou désigne dès le XVIe siècle une petite localité à l’écart (1525), puis une maison, une retraite où l’on s’isole (1592) (Dict. Rey). - Saint-Gervais, quartier de la ville de Genève.

. Du Cardinal Le Camus à M. le Lieutenant civil. 28 janvier 1688.

Recommandation.

Grenoble 28 janvier 1688.

Je ne saurai refuser à la vertu et à la piété de Madame de La Mothe-Guyon la recommandation qu’elle exige que je vous fasse, monsieur, en faveur de sa famille dans une affaire qui est par devant vous. J’en ferais quelque scrupule si je ne connaissais la droiture de ses intentions et votre intégrité : ainsi trouvez bon que je vous sollicite de lui faire toute la justice qui lui est due. Je vous le demande avec toute la cordialité avec laquelle je suis, monsieur, à vous.

Le Cardinal [Le] Camus. À Grenoble 28 janvier 1688.

- Copie La Pialière p. 142 - Fénelon (1828) [Correspondance de Fénelon, Archevêque de Cambrai […], Paris, Ferra jeune & A. Le Clere et Cie, 1828, 11 vol.], vol 7, « Section VI Sur l’affaire du Quiétisme », lettre 1.

Dans la Vie (3.18.5, p. 852 de notre édition), Madame Guyon reproduit cette recommandation pour s’opposer à « une lettre qu’ils disaient être de M. de Grenoble, où il était marqué qu’il m’avait chassée de son diocèse… » (Vie 3.18.4), comme la lettre tardive de 1697 du cardinal Le Camus à l’évêque de Chartres semblerait le confirmer  : « …Ils vinrent à Grenoble […] Mme Guyon profita de mon absence ; elle y dogmatisa… » Nous reproduirons cette lettre, qui constitue une lourde accusation, à l’occasion de l’édition du témoignage de 1695 du P. de Richebrac en faveur de Madame Guyon : « Madame, est-il possible qu’il faille me chercher dans ma solitude pour fabriquer une calomnie contre vous… ». Sur toute cette affaire, mettant en lumière l’attitude ondoyante du cardinal, Orcibal conclut : « …l’austère cardinal a pris avec les données objectives des libertés, soit à un moment, soit à un autre : il subordonnait le sort de Mme Guyon à des intérêts majeurs. » (Etudes…, p. 799-817, « Le Cardinal Le Camus »).

Madame Guyon fait précéder dans sa Vie la recommandation du commentaire suivant : « M. de Grenoble écrivit en même temps à celui qui avait fait courir cette lettre prétendue, - c’était le curé de Saint-Jacques-du-Haut-Pas [M. Marcel en 1677 ; l’église de Saint-Jacques-du-Haut-Pas est liée à l’histoire du jansénisme], d’une manière à lui faire sentir combien il était indigné qu’on le rendît l’auteur de pareilles calomnies. En effet comment aurait-il pu accorder les horreurs qu’elle supposait dans le temps de mon séjour à Grenoble avec les lettres qu’il avait écrites en ma faveur à messieurs ses frères à Paris pour leur recommander mes intérêts plus d’un an après que je fus sortie de son diocèse ? Voici la copie de celle qui était pour M. le lieutenant civil qu’il m’envoya dans la lettre qu’il me fit l’honneur de m’écrire : Je ne saurai refuser à la vertu […] monsieur, à vous. / Le Cardinal Camus. À Grenoble 28 janvier 1688. / Voici celle qu’il m’écrivait : Madame, je souhaiterais…» (Vie 3.18.5). Voir la lettre ci-après.

. Du Cardinal Le Camus. 28 janvier 1688.

Pour engager M. Le lieutenant civil à rendre justice.

Grenoble 28 janvier 1688.

Madame,

Je souhaiterais d’avoir plus souvent que je n’ai des occasions de vous faire connaître combien vos intérêts temporels et spirituels me sont chers. Je bénis Dieu que vous vous soyez bien trouvée des avis que je vous avais donnés pour ceux-ci et je n’oublie rien pour engager M. Le lieutenant civil1 à vous rendre la justice qui vous est due pour les premiers, vous priant de croire que vous me trouverez toujours disposé à vous marquer partout que je suis véritablement, Madame, votre très affectionné serviteur.

Le cardinal [Le] Camus. À Grenoble 28 janvier 1688.


- Copie La Pialière p. 142 - Fénelon (1828), « Sur le Quiétisme », lettre 1.

1« Mme Guyon était retournée à Paris à la fin de 1686 ou au commencement de 1687. Elle avait écrit de là au cardinal Le Camus, pour le prier d’écrire en sa faveur au lieutenant civil de Paris, frère du cardinal. » (Note de M. Dupuy sur la copie La Pialière).

. Papiers donnés à M. L’Official. 8 février 1688.

« Je1 vous prie instamment, Messieurs, que l’on écrive deux choses : la première, que je ne me suis jamais écartée des sentiments les plus orthodoxes de la sainte Église, que je n’ai jamais eu des sentiments particuliers, que je n’ai jamais entré dans aucun parti, que je suis prête à donner mon sang et ma vie pour les intérêts de l’Église, que j’ai travaillé toute ma vie à me démettre de mes propres sentiments et à soumettre mon esprit et ma volonté. La seconde, que je n’ai jamais prétendu rien écrire qui ne fût conforme aux sentiments de la sainte Église, que si, par mon ignorance, il s’était glissé quelque chose qui ne fût pas conforme à Ses sentiments, j’y renonce et le soumets de tout mon cœur à Ses décisions, dont je ne veux jamais m’écarter. Que si je réponds aux interrogations que l’on me fait sur le petit livret, c’est par pure obéissance, et non pour le soutenir et défendre, le soumettant de tout mon cœur. Signé et daté le 8 février 1688. »

Je donnai cela avant l’interrogation, et celui qui suit, quelques jours après. Il est sans date. C’était sur ce qu’ils me voulaient persuader que toutes les âmes arrivées à l’union de Dieu tombaient en extase et que cette union ne se faisait que dans l’extase.

« Dieu peut donner à une âme les mêmes grâces qui opèrent dans l’extase quoique pour cela elle ne perde pas l’usage des sens extérieurs comme dans l’extase, qui ne vient que de faiblesse ; mais elle perd tellement toute vue de soi-même dans la jouissance de son divin objet, qu’elle oublie tout ce qui la concerne. C’est alors qu’elle ne distingue plus nulle opération de sa part. L’âme semble alors ne faire autre chose que de recevoir ce qui lui est donné avec beaucoup de profusion. Elle aime sans pouvoir rendre raison de son amour et sans pouvoir dire ce qui se passe en elle dans ce moment. Il n’y a que l’expérience qui puisse faire comprendre ce que Dieu opère dans une âme qui Lui est fidèle. Elle correspond en recevant de tout son cœur, autant qu’elle en est capable, les opérations de son Dieu, Le regardant quelquefois faire avec complaisance et amour ; d’autres fois elle est si fort perdue et cachée en Dieu avec Jésus-Christ, qu’elle ne distingue plus son objet, qui semble l’absorber en Lui-même. »

Il est ajouté dans le même papier, qui n’était pas signé :

« J’avoue que je suis fort interdite lorsqu’on m’interroge, par la peur de mentir sans y penser, ou plutôt de me méprendre, que je ne sais presque ce que je dis. Il me paraît que toute interrogation devrait finir, puisque je metsa toutes choses et les soumets entièrement. De plus, n’ayant pas le petit livre par devers moi, je ne peux dire les endroits qui justifient et expliquent les propositions qui pourraient paraître dures : comme, par exemple, sur celle des pénitences, je me suis souvenue qu’il y a dans le même chapitre un endroit où il dit que je ne prétends pas approuver les pénitences, puisque la mortification doit aller de pas égal avec l’oraison, et que même Notre Seigneur fait faire à ces personnes des pénitences de toutes sortes, et telles que ceux qui ne se sont pas conduits par là ne penseront pas même de faire. Il peut y avoir quantité de propositions qui à la rigueur sont condamnables, mais qui, après que l’on a vu la suite qui s’explique, paraissent très bonnes. Je ne dis point ceci pour faire valoir celles qui ne seraient pas approuvées, mais pour faire voir qu’il y en a beaucoup qui portent leur explication avec elles. »

- Vie 3.9.6 : « Copie des papiers donnés à M. [Cheron ajout Poiret] l’Official le 8 février 1688. / Je vous prie instamment…

L’official de Paris était Nicolas Chéron (voir sur lui UL III, 380, 506).

Il s’agit de papiers donnés au début de la première réclusion de Madame Guyon : « Enfin le 29 Janvier 1688, veille de Saint-François-de-Sales, il me fallut aller à la Visitation… » (Vie 3.5.1). En témoigne le récit « Par monsieur l’Abbé Pirot, Docteur de la Maison et Société de Sorbonne et chancelier de l’Église de Notre-Dame de Paris » que l’on trouve dans les Papiers du P. Léonard, L 22, n° 11, f° 2 : « Cette Dame fut mise aux filles de la Visitation de Sainte Marie de la rue saint Antoine, dans le temps que le P. de Lacombe était aux pères de la Doctrine chrétienne. Elle y fut interrogée à la grille neuf ou dix séances par Mr Chéron, Mr Pirot présent… » Le même Pirot s’occupera durement de Madame Guyon en 1696, lors de la seconde période de prison.

aremets var. Saint-Brieuc & Poiret.

1Nous reprenons la seule source disponible constituée par la Vie, ce qui explique la présence de guillemets ; nous conservons les gloses (texte principal de la Vie) par Madame Guyon liant ces papiers : elles sont reproduites ici en italiques.

.  À L’Official de Paris. Du Samedi saint, 1688.

Demande de réparation morale.

Du samedi saint, [17 avril] 1688.

J’ai fait réflexion, monsieur, sur ce que vous eûtes la bonté de me dire hier, que la fausse lettre n’était rien1. Je vous assure qu’elle est tout, à causea des circonstances qui l’ont précédée et de celles qui l’accompagnent.

Premièrement, les gens qui l’ont écrite et ceux qui l’ont fait écrire (car j’ai des preuves également fortes contre les uns et les autres) ont pris tout le soin possible de me décrier partout comme une infâme et d’envoyer en cent endroits des libelles diffamatoires contre moi. C’est prouver la fausseté de leurs libelles que de prouver la fausseté de leur lettre. N’est-ce rien, pour une femme de mon caractère, de perdre l’honneur après avoir tâché de le conserver toute sa vie par la privation même des divertissements les plus innocents et les plus permis aux jeunes femmes ? Songezb, monsieur, que j’ai une famille, à qui cela fait un extrême dommage, surtout à ma fille, qui doit regarder son honneur et celui de sa mère comme son principal ornement. L’on m’a mise dans la Gazette, par le soin de ces personnes, comme une scélérate. Je ne me suis jamais vengée d’eux que par mon silence et par les prières que j’ai faites pour leur conversion.

Celui qui a été exprès en Savoie [f°18v°] pour avoir les mémoires qui vous ont été envoyés, dit à une de ses parentes le beau dessein qu’ilc projetait contre moi, ne sachant qu’une autre religieuse de mes parentes était assistante du parloir2, qui me l’écrivit. Ainsid je savais ses desseins avant son arrivée3. Ne m’a-t-on pas menacée moi-même, parlant à moi, de ce que l’on a fait, si je ne voulais pas condescendre à des choses que je ne pouvais faire en conscience4, jusqu’à me menacer de vous, monsieur, ce que je ne craignais guère, parce que j’ai toujours été convaincue dee votre équité ? Cependant j’ai tu tout cela, de peur de leur nuire, et je peux dire que j’ai été faite victime de la charité, car j’avais des moyens, qui me furent offerts alors, de faire connaître tout cela. Je leur pardonne encore de tout mon cœur, et ne veux nullement les perdre.

Ils ont ensuite écrit contrefaisant mon écriture pour faire paraître que je faisais des assemblées et que j’avais concerté des affaires d’importance, peut-être contre l’État. Ils peuvent tous les jours, en contrefaisant mon écriture, me tramer def nouvelles affaires. Ces étranges persécutions que ces gens et d’autres m’ont faitesg par intérêt et jalousie, m’ont appris à mes dépens ce que peuvent ces deux passions. Malgré toutes ces choses, je leur pardonne et veux bien ménager leur honneur après qu’ils m’ont arraché le mien avec la dernière cruauté, jusqu’à faire courir l’infamie dans des royaumes étrangers, et je désire même, à l’exemple de mon Maitre, solliciter leur pardon. Mais, monsieur, je vous conjure, au nom de Jésus-Christ crucifié, de trouver un moyen qui répare mon honneur sans les perdre et qui fasse connaitre la vérité en faveur d’une famille désolée.

Je sais de bonne part que l’on a ajouté foi à leur médisance, car ils n’ont rien omis pour son [f°19r°] assaisonnement. C’est à vous, monsieur, que je m’adresse pour avoir justice. Je pourrais recourir aux puissances, mais je ne veux la devoirh qu’à votre seule équité. Vous avez une extrême intelligence, et un discernement si fort au-dessus de bien des gens, qu’il ne vous sera pas difficile de réparer mon honneur sans perdre ceux qui me l’ont ravi. Je ne puis douter que Dieu ne fasse un jour une rigoureuse justice de ces choses, et vous n’en douteriez pas vous-même si vous saviez jusqu’où a été la persécution de ces personnes, [et] leurs violences. Cependant je prie tous les jours pour eux. Pouri vous, monsieur, soyez, je vous prie, persuadé que je conserverai une mémoire éternelle des obligations que je vous ai. Mon cœurj est d’une trempe qui pardonne aisément les injures, mais il n’oublie jamais les bienfaits. Faites voir, monsieur, en mon endroit que vous êtes le protecteur de la veuve, le père du pupille, le Daniel de l’honneur outragé et le Salomon quik découvre les injustices cachées sous le manteau de l’artifice.

Je suis avec une entière soumission et confiance, monsieur, votre très humble et très obéissante servante.

- Papiers du P. Léonard, Archives Nationales, L 22, n° 15, f°18 et 19. Copie. Publiée par M. Fr. Ravaisson, Archives de la Bastille, t. IX, 1877, p. 41. – UL, tome VI, ap. III, Lettres écrites par Mme Guyon, 9°, p. 550. – Vie 3.5.13-14 (notre édition augmentée des apports du ms. de Saint-Brieuc). – Lettre reproduite partiellement dans F. Mallet-Joris, Jeanne Guyon, p. 199 : « Jeanne Guyon ne fait pas mention de cette lettre authentique, adressée à Chéron, dans sa Vie : elle n’en est que plus probante. »

Cette lettre, ainsi que celle adressée à l’archevêque par l’intermédiaire de l’Official et éditée ci-dessous, sont rapportées avec des commentaires dans La Vie 3.5.13-14 (notre édition augmentée des apports du ms. de Saint-Brieuc) comme suit :

 « M. l’Official me vint voir seul, sans être accompagné du docteur [l’Abbé Pirot] qui avait été aux interrogations, et il me dit qu’il ne fallait pas parler de la fausse lettre, que ce n’était rien, après m’avoir dit que c’était pour cela qu’on m’avait emprisonnée. Je lui dis : « Quoi, monsieur ! ne s’agit-il que de contrefaire l’écriture d’une personne et de la faire passer pour une personne qui fait des assemblées et qui a des desseins contre l’Etat ? » Il me dit aussitôt : « Nous en chercherons l’auteur […] »

« Je ne laissai pas d’écrire à M. l’Official une lettre très forte sur ce qu’il m’avait dit que ce n’était rien que la lettre qu’on avait contrefaite. J’ai cru en devoir mettre la copie et de celle que j’écrivis à Mgr l’archevêque pour faire tout connaître. [Suit le texte de la lettre ci-dessus pour M. l’Official jusqu’à : « …je ne me suis jamais vengée d’eux que par mon silence et par les prières que j’ai faites pour leur conversion…»]. Il est bon de couper ici la lettre pour dire qu’ils m’avaient fait mettre dans la gazette, outre bien des faussetés et infamies, que l’on m’avait trouvé des lettres de Molinos en quantité dans ma cassette, ce qui était la dernière fausseté, et l’on savait si bien que je ne connaissais pas Molinos que l’on ne m’a jamais interrogée là-dessus. [Suit la fin de la lettre depuis : « Celui qui a été exprès en Savoie… pour avoir les mémoires qui vous ont été envoyés… »]. J’écrivis ensuite à M. l’Archevêque […] »

On note le procédé de la fausse lettre, courant à l’époque. Il sera repris dix ans plus tard où l’on forgera la célèbre lettre attribuée au P. Lacombe et datée du 27 avril 1698 : « C’est devant Dieu Madame, que je reconnois sincèrement qu’il y a eu de l’illusion, de l’erreur et du péché… »  Nous n’avons pas le contenu de la fausse lettre dont il est question ici, v. la note 1 ci-dessous.

asur ce que vous me dites hier que la fausse lettre n’était rien, je vous assure qu’elle est tout dans cette affaire, à cause Vie [ il s’agit - pour cette variante - du texte donné par le ms. de Saint-Brieuc, 5.79]

bdivertissements les plus permis et les plus innocents ? Songez Vie

cparentes religieuses, les desseins qu’il Vie

dne sachant pas qu’une des miennes était assistante du parloir, ainsi Vie

ece que (5.83) je n’ai pas appréhendé, étant persuadée de Vie

fme faire de Vie

gaffaires. Les étranges persécutions que l’on m’a faites Vie

hjustice, ne la voulant devoir Vie

ipersonnes. Pour Vie (omission)

jvous aurai si vous me rendez justice : mon cœur Vie

koutragé qui Vie (omission)

1« N’avait aucune importance. On avait représenté à Mme Guyon, dans son interrogatoire, une lettre qu’elle soutint être l’œuvre d’un faussaire et dans laquelle on lui faisait dire que, malgré l’incarcération du P. Lacombe, qui dérangeait de grands desseins, elle continuerait à tenir des assemblées secrètes. » (note de Ravaisson).

2Dans certains couvents, une religieuse ne va jamais au parloir sans être accompagnée d’une Sœur.

3Avant son retour à Paris.

4Il s’agit du projet de mariage de sa fille à un neveu (de vie dissolue) de l’archevêque de Paris, Harlay.

.  [2e] À L’Official de Paris. 1688.

Elle lui demande de transmettre une lettre et se plaint de sa rigueur.

Quoique vous gardiez, monsieur, à mon égard un silence que j’ose nommer cruel, puisqu’il répond si peu à l’estime que j’ai conçue pour vous, je ne laisse pas (parce que je suis si portée à bien juger de mon prochain) de me flatter que vous avez la bonté de travailler à me faire justice. Je vous prie de donner cette lettre1 à Mgr l’archevêque. D’où vient que vous m’êtes si rigoureux, vous, dont l’équité naturelle fait justice à tout le monde, vous, de qui la douceur voudrait faire des innocents de tous les coupables ? Auriez-vous changé votre naturel pour moi, et est-il chez vous quelque loi qui doive seulement pour une fois rendre l’innocence criminelle ? Je ne le crois pas. Oh ! que Dieu ne vous a-t-il donné le discernement de Daniel2 ! Je sais que mon innocence vous est connue : votre esprit est trop pénétrant pour l’ignorer. Quoi donc ? vous tairez-vous, parce que mes ennemis sont puissants et que je suis sans recours ? Non, non, monsieur, je crois de vous tout le contraire. Je tâche de tourner en ma faveur tout ce qui pourrait m’être désavantageux, et je me persuade à moi-même que vous agissez en vous taisant. Si je ne suis propre à rien, j’ai au moins un cœur susceptible de [re]connaissance. Je suis, etc.

- Archives Nationales, L 25, n. 15, f° 19 v°. Copie – UL, tome VI, ap. III, Lettres écrites par Mme Guyon, 10°, p. 552 – (Lettre omise dans la Vie augmentée des apports du ms. de Saint-Brieuc).

1La lettre suivante.

2Allusion au procès de Suzanne dans Daniel 13, 45-59 : « Et lorsqu’on la conduisait à la mort, il suscita l’esprit saint d’un jeune enfant nommé Daniel… » (Sacy).

.  À L’Archevêque de Paris. Pâques 1688.

« Quel est mon crime ? »

Pâques, [18 avril] 1688.

Je me suis adressée à vous comme à mon père et à mon pasteur, mais Votre Grandeur m’a traitée en brebis égarée et en fille indigne de sa bonté, puisqu’elle m’en refuse les effets. Cependant, Monseigneur, le père de famille ne reçoit-il pas l’enfant prodigue, et le vrai pasteur ne va-t-il pas chercher la brebis égarée ? D’où vient donc que vous rejetez celle qui, bien loin de s’égarer, court de toutes ses forces après son pasteur? Quoi! Monseigneur, Votre Grandeur, sia douce et si bienfaisante pour tout le monde, ne fera-t-elle essai de sa rigueur que pour moi seule ?

Quel est mon crime, pour que je sois privée des avantages de tous les criminelsb ? Le Roi, dont la bonté est aussi grande que sa justice est étendue, veut qu’on appelle en son nom pour les condamnés à la mort, afin de mieux examiner leurs forfaits. Et aujourd’hui l’on ne se contente pas de m’imposer1 des crimes que je ne fis jamais, de contrefaire mon écriture et de me fairec faire des lettres qui me font paraître coupable, après avoir pris soin de me décrier partout par les plus étranges calomnies, mais de plus l’on m’ôte tous les moyens de me justifier et de me défendre, m’ôtant tout commerce avec les personnes qui pourraient travailler à ma justification ! Qui empêchera, Monseigneur, ces faussaires, par leurs lettres supposées, de me faire renoncer2 mon Dieu, ma religion, et trahir mond Roi? Votre Grandeur sera-t-elle [f°20v°] elle-même à couvert, si l’on ne les punit pas, ou si l’on les justifie en condamnant les innocents? Que si je suis coupable, Monseigneur, je ne demande point de miséricorde, mais que l’on me punisse. Songez, Monseigneur, que j’ai des enfants, que ce n’est pas moi seule que la calomnie déshonore, et que ces innocentes victimes en reçoivent plus de dommage que moi.

Je ne sais par quel endroit j’ai le malheur de déplaire à Votre Grandeur, n’ayant point l’honneur d’être connue d’elle. Et c’est là le sujet de ma disgrâce, car les personnes qui me persécutent aujourd’hui m’ont peinte aux yeux de Votre Grandeur avec de si mauvaises couleurs que je ne m’étonne pas qu’elle ait du dégoût pour l’original d’une copie si infidèle. Si elle voulait m’accorder la faveur que je la pusse entretenir, ou qu’elle me donnât la liberté de faire agir pour moi, ellee serait bientôt convaincue de mon innocence. Je prie Votre Grandeur de se souvenir de son équité ordinaire envers une personne qui, quoique la plus disgraciée, est la plus à plaindre et est avec le plus de respect et de soumission, Monseigneur,

Votre très humble et très obéissante servantef.

- Papiers du P. Léonard, Archives Nationales, L 22, no 15, f° 20. Copie. Imprimée par M. Ravaisson, op. cit., p. 43. – UL, tome VI, ap. III, 11°, p. 553. – Vie 3.5.14 ( p.706 de notre édition avec les apports du ms. de Saint-Brieuc).

Cette lettre ainsi que la première lettre à l’Official du 17 avril (la lettre secondaire « Je vous prie de donner cette lettre… » étant omise), sont rapportées avec des commentaires dans Vie 3.5.14 et suivie de : « J’écrivis ensuite à M. l’Archevêque où je lui fis voir que j’étais accusée, innocente et emprisonnée, qu’il n’y avait point de criminels auxquels on ne donnât un avocat ou quelqu’un pour les défenses, que pour moi mes ennemis avaient tout pouvoir de m’accuser, et moi nul moyen de me défendre, n’ayant nul commerce, enfermée sous la clef dans une chambre, ayant une double prison, le monastère et cette chambre. Je lui écrivis la lettre du monde la plus forte et la plus soumise, mais comme je n’en ai point de copie, je ne la mets pas ici, je mettrai seulement celle que j’écrivis, ne pouvant avoir de réponse. [Suit le texte de la lettre]. Comme Monseigneur l’Archevêque est de lui-même doux, il ne se serait pas porté à me traiter avec tant de rigueur s’il n’avait été sollicité par mes ennemis. Il ne me fit nulle réponse sur tout cela, mais l’Official crut avoir trouvé un moyen de me perdre en disant que j’avais été rebelle… »

aGrandeur, qui est Vie

bles autres criminels Vie

cécriture pour me faire Vie

det mon Vie (omission)

eagir en ma faveur, elle Vie

finnocence. Je supplie Votre Grandeur de se souvenir de son équité ordinaire et de s’en servir envers la personne du monde qui est la plus à plaindre et qui est avec le plus profond respect etc. Vie

1Imposer, imputer faussement.

2Faire croire que j’ai renoncé.

. À L’Archevêque de Paris. Eté 1688.

« Monseigneur, si j’ai gardé depuis si longtemps un profond silence, c’est que j’appréhendais de me rendre importune auprès de Votre Grandeur, mais à présent que la nécessité de mes affaires temporelles me demande1 indispensablement, je prie instamment Votre Grandeur de demander ma liberté à Sa Majesté. Ce sera une grâce dont je lui serai infiniment redevable. Je me flatte d’autant plus de l’obtenir que M. l’Official me dit avant Pâques que je ne resterais plus ici que dix jours, quoique ce temps ait été beaucoup multiplié. Je n’en aurai aucun chagrin s’il a servi à vous persuader, Monseigneur, de ma parfaite soumission et du profond respect avec lequel je suis, etc. »

- Vie 3.7.3-4 ( p.720 de notre édition. Nous omettons les variantes du ms. de Saint-Brieuc).

Cette lettre est présentée ainsi : « Mon ami [le conseiller Huguet, tuteur des enfants de Madame Guyon] l’assura que l’Official ni le docteur n’étaient pas venus ici depuis quatre mois, c’est-à-dire depuis le Jeudi-Saint, [si ce n’est] que lorsqu’ils vinrent proposer le mariage de ma fille, où le conseiller était présent. Ainsi il vit bien que je ne signai rien, que je n’avais rien écrit à Mgr l’archevêque qu’une lettre que sur la prière de la mère, qui ne signifiait rien et dont elle avait la copie qu’elle montra. La voici : [suit le texte complet de la lettre]. Cette lettre ne disait rien du tout, cependant il assura d’en avoir une effroyable que je lui avais écrite contre le roi et contre l’Etat. Il ne fut pas difficile à cet écrivain, qui avait écrit la première fausse lettre, d’écrire les autres.  Ce fut donc ces effroyables lettres contrefaites que l’on fit voir au Père de la Chaise, pour lesquelles l’on me renferma. »

1m’ordonne.

. Au P. de la Chaize. 1688.

Mon Révérend Père1,

Si mes ennemis n’avaient attaqué que mon honneur et ma liberté, j’aurais préféré le silence à ma justification, ayant habitude de prendre ce parti, mais à présent, mon Révérend Père, que l’on attaque ma foi, disant que j’ai rétracté des erreurs, et étant même soupçonnée d’en avoir encore, j’ai été obligée, en demandant la protection de Votre Révérence, de l’informer de la vérité. J’assure Votre Révérence que je n’ai rien fait de tout cela. Et ce qui me surprend est qu’après que M. l’Official2 m’a avoué lui-même que les mémoires que l’on avait donnés contre moi étaient faux, et que la lettre que l’on avait forgée contre moi était reconnue venir d’un faussaire en suite des preuves incontestables que je lui ai données qu’elle n’était pas de moi, après que ceux que l’on m’a donnés pour examinateurs (qui ne m’ont jamais demandé de rétractation, mais bien de petits éclaircissements dont ils ont paru contents) m’ont déclaré innocente, que je leur ai même mis entre les mains des écrits que je n’avais faits que pour mon édification, les leur soumettant de tout mon cœur, qu’après, dis-je, ces choses, j’ai sujet de croire que Votre Révérence ne soit pas informée de mon innocence !

Je ne saurais, mon Révérend Père, dissimuler que pour tout autre article que celui de la foi, il me serait facile de souffrir la calomnie, mais comment pourrais-je garder le silence pour la plus juste douleur qui fût jamais? J’ai toute ma vie fait une profession si ouverte des sentiments les plus orthodoxes que je me suis même sur cela attiré des ennemis. Si j’osais découvrir mon cœur à Votre Révérence, dans le secret qu’exige une confiance parfaite, il me serait bien facile de lui prouver par des faits incontestables que ce sont des intérêts temporels qui m’ont réduite où je suis : après avoir refusé des choses que je ne pouvais faire en conscience, on m’a menacée de me faire des affaires. J’ai vu les menaces, j’en ai senti les effets sans me pouvoir défendre, parce que je suis sans intrigue et sans parti, et qu’il est aisé, mon Révérend Père, d’imposer à une personne destituée de toute protection. Mais comment puis-je espérer que Votre Révérence me croie, n’étant par malheur connue d’elle que par la calomnie? Cependant je n’avance rien que je ne puisse prouver si elle veut bien s’en laisser informer. Ce serait une grâce qui attirerait la reconnaissance éternelle de, etc.

- Vie 3.6.9 (p. 715 de notre édition ; les variantes du ms. de Saint-Brieuc sont omises ici).

Cette lettre est présentée comme suit : « Une dame séculière que la Providence m’a fait trouver dans cette maison, et qui a pris beaucoup d’affection pour moi et m’a rendu tous les services qu’elle a pu, se résolut, voyant l’injustice que l’on me faisait, de prier un père jésuite de sa connaissance de parler au père de la Chaise. Ce bon père le fit, mais il trouva le père de la Chaise fort prévenu contre moi parce qu’on lui avait fait croire que j’étais dans des erreurs et que j’en avais même rétractées, mais qu’il m’en restait beaucoup, de sorte que cette bonne dame me conseilla d’écrire au père de la Chaise et je lui écrivis cette lettre : Mon Révérend Père […] reconnaissance éternelle de, etc. 10.] Cette lettre fit un effet tout contraire à ce que l’on prétendait. »

1La Chaize (François de la Chaize d’Aix, père de) dit le P. La Chaise (1624-1709). Provincial jésuite, il fut appelé en 1675 par Louis XIV qui en fit son conseiller spirituel et son confesseur.

2Nicolas Chéron.

. Eloge. 1688. (Auteur inconnu).

Si tous les juges de Madame Guyon ont toujours été sans reproches et si ceux qui la connaissent ont été les admirateurs de ses vertus, la divine Providence a voulu encore, pour l’honorer, faire sortir la lumière des ténèbres en ce que les horribles calomnies, que l’intérêt et la jalousie ont inventées contre sa renommée, n’ont servi qu’à faire éclater davantage son mérite. D’abord les religieuses crurent bien que la conduite extraordinaire qu’on tenait sur cette dame marquait qu’elle était accusée de quelque chose importante, la calomnie la dépeignit à leurs parloirs sous la figure d’une femme arrêtée comme quiétiste et d’une conduite folle et déréglée. D’ailleurs la captivité étrange où elle était ne permettait pas de la voir qu’à l’église. La supérieure de même ne pouvait l’entretenir. Les trois premiers mois se passèrent ainsi ne sachant rien que ce que les sœurs qui la servaient disaient de sa douceur, bonté, modération et dévotion. Car jamais dans ce temps-là on ne l’a vue ni se plaindre, ni nommer ses persécuteurs, ni s’inquiéter, ni demander des nouvelles de ses affaires. Elle ne pouvait pas même rien savoir de Mad[emoise]lle sa fille, qui lui était si chère, et jamais elle n’a demandé à se justifier sur les points sur lesquels on l’accusait : elle eut même fait scrupule de préparer quelque chose à répondre, lorsqu’on l’est venu interroger. Cependant elle l’a fait avec tant de force et de netteté que Mgr l’Archevêque a avoué publiquement qu’il n’y avait rien à y soustraire.

Mais depuis que la liberté de voir et parler à Madame Guyon dans la Maison lui a été donnée, elle a fait un des plus ordinaires sujets de l’admiration et des entretiens pieux des religieuses : il serait aisé d’en trouver une quarantaine qui sont ravies et embaumées de ses vertus, chacune avouant que sa piété qu’on y remarque a bien pu être imaginée et écrite dans les livres, mais qu’on voit tout cela en pratique en sa personne. Ce qu’elles y admirent surtout, est une disposition égale et constante de paix, et d’une si parfaite soumission aux ordres de Dieu qu’on ne l’a jamais vue triste, mais toujours dans une disposition uniforme […]1

Si on vient à vouloir compatir à tant d’afflictions, on n’a d’autre réponse d’elle que tout va toujours bien dans l’ordre de Dieu […] Cette égalité non jamais vue faisait dire à la supérieure qu'elle avait bien vu des personnes vertueuses mais qu’en vérité rien n’égalait cela […] Les religieuses ont aussi remarqué une dévotion sans grimace, un profond respect pour les choses saintes […] Elle passe souvent des journées, surtout aux jours de fête, en la présence du Saint-sacrement avec un attrait si doux et une modestie si respectueuse que sans ennui et aussi sans affectation. Cette dame est une amie si simple, si droite, si bonne et si charitable surtout aux maladies qu’on ne peut s’empêcher de l’honorer et de l’aimer. […]

Les personnes qui connaissent tant de belles qualités obscurcies par les opprobres des plus noires calomnies, ne peuvent s’empêcher d’en ressentir de la douleur et qu’elles ne lèvent les yeux et les mains au ciel pour supplier Celui qui mène aux portes de la mort et qui en retire quand il Lui plaît, de faire éclater la vertu d’une si illustre dame, qu’on menace d’envoyer à Montargis entre les mains de ses ennemis, dans un couvent prisonnière : en quoi elle sera un portrait de Jésus-Christ qui parut comme criminel dans une ville dont Il avait fait auparavant l’admiration, comme Madame Guyon l’a été par ses vertus et ses charités à Montargis envers les pauvres et les malades.

- Papiers du P. Léonard, Archives Nationales, L 22, no 15, précédé du commentaire du P. Léonard : « Eloge de Madame Guyon, fait en 1688. Donne la preuve qu’elle était par ordre du Roi dans la communauté des religieuses de sainte Marie de la rue saint Antoine à Paris. » Suit la copie de cet éloge par la main que l’on retrouvera ensuite copier des lettres de Madame Guyon à son frère et à ses deux fils. Nous reproduisons environ la moitié du texte de l’éloge. Il confirme la relation que fait Vie 3.5 de ce premier enfermement.

1Nous omettons les passages hagiographiques n’apportant pas d’information biographique. C’est à cette époque que Madame Guyon écrivait des poèmes : « Prisonnière, je suis libre ; Esclave je suis Roi… ». Ils sont rapportés dans la même source L22, no 15, ff° 26r° à 27v°, avec le témoignage (f° 27v°) d’une religieuse à propos du dernier poème rapporté commençant par : « Un hôte survenu, d’un ramage nouveau… » : « Elle lui demanda si elle ne s’ennuyait point, Madame Guyon lui répondit qu’elle était contente, que néanmoins elle aurait souhaité la compagnie de quelque petit oiseau […] Et dans ce même moment, on vint avertir cette religieuse qu’on la demandait au parloir pour lui donner une cage… »

. Sentiments de Madame Guyon. 1688.

Le principe fondamental1 est celui-ci que Dieu est notre principe et notre fin, qu’Il nous a créés comme principe pour nous faire entrera dans Lui-même puisqu’Il est notre fin. ….b C’est pourquoi Il nous a créés à son image et semblance, nous formant d’une manière propre à être faite une même chose avec Lui, ce dont notre Seig[neu]r demande pour nous l’accomplissement, lorsqu’Il a dit : Mon Père, qu’ils soient un comme nous sommes un, et que tout soit consommé en unité2.  Tous les saints dans le ciel sont consommés dans l’unité. Et il n’y en [illis.] même, qui ne soit uni à Dieu dès cette vie, quoique moins parfaitement. Et cette union se fait par l’exercice continuel des trois vertus théologales qui s’ya trouvent renfermées. Que votre règne arrive, et que votre volonté soit faite. C’est l’exercicea de l’amour qui rend l’âme conforme à Dieu lui donnant une volonté simple et pliable à tous Sesa vouloirsa. Et l’âme à forcea d’être conformea à Dieu par amour, par une union continuelle à toutes Ses adorables volontés, Lui est faite peu à peu conforme, et enfin est unie à Lui.

Au commencement cela se fait par la résignation à la volonté de Dieu par amour. L’amour devenanta plus fort et la volonté plus assujettie, [l’âme] se conforme à Dieu. Et de conforme (l’amour devenant toujours plus excellent) elle est faite une avec Dieu, par participation. Que cela puisse être dans cette vie, la demande que Notre Seigneur avait fait faire dans le Pater et celle qu’Il fait lui-même pour nous à la Cène nous la marque[nt] assez.

Cela posé je dis qu’il y a donc moyen pour arriver à cette fin, qui n’est autre que notre union à notre premier principe. Ces moyens ne sont point autres que Jésus-Christ lui-même. Car nul n’ira jamais à son Père que par Lui. Mais aussi nul ne peut aller à Lui si Son Père ne l’attire. [f°8v°] Cet attrait du Père est la grâce [illis] et Son divin amour, qui opère la véritable et parfaite conversion et qui fait que l’homme - qui s’était détourné de Dieu, qui est son premier principe, auquel il avait été fait conforme par Sa création, s’étant détourné par le péché pour s’attacher à l’amour de la créature - a besoin de conversion c’est-à-dire du retour. Et il faut nécessairement que le père l’attire pour [ce retour], et le convertissant, le rende de nouveau conforme à l’image de Son fils, comme Il l’avait créé.

Lorsque le père a attiré et converti l’âme du côté tout à Lui, si elle Lui est fidèle et qu’elle ne se détourne plus de Lui par de nouveaux péchés mortels (car tout autant qu’elle les commeta, tout autant elle a besoin de conversion), lors dis-je par une charité singulière de Dieu, elle ne retourne plus à ses premiers désordres : Jésus-Christ qui Se la trouve conforme, la conduit par la grâce et par le ministère [illis.] jusqu’à sa fin, où Il l’a [avec ?] Lui en Dieu, comme dit saint Paul. Il la conduit, dis-je premièrement, comme Voie, Il l’instruit comme Vérité, Il l’anime comme Vie. Et cette dernière fait l’union à sa fin où étant arrivée, ce n’est plus elle qui vit, mais Jésus-Christ qui vit en elle. Tout roule là-dessus. Et ce qui n’est point cela est une spiritualité que je proteste d’ignorer.

Il est vrai que Jésus-Christ [illis.] à l’égard de l’âme qu’Il conduit. Et c’est ce qui fait toute la voie intérieure, et les différentes routes, par où Il la conduit. Jésus-Christ comme voie mène l’âme par la pratique de toutes les vertus, et la fait marcher par où Il a passé, tant intérieurement qu’extérieurement. Il conduit l’âme pour [illis.] continuel, la mêle à tout. Il la crucifie continuellement de telle sorte qu’Il [f°9r°] Se fait suivre d’elle. Mais comme il y a bien peu d’assez [illis.] pour vouloir aller avec Lui par une voie si opposée à la vie de la nature, c’est ce qui fait que peu d’âmes passent outre [illis.] de Lui comme Vérité, et encore moins à être animées de Lui, comme Vie. La raison de cela est que pour être [illis.] de Jésus-Christ comme Vérité il faut se laisser détromper de la fausse lueur des maximes du siècle qui troublent notre raison. Et c’est ce qui s’oppose pour l’exercice continuel de la foi et de l’espérance. L’on ne peut non plus se laisser animer de Jésus-Christ comme Vie, parce que pour cela il faut mourir entièrement à la vie d’Adam, et détruire entièrement ce qui est du vieil homme, sans quoi le nouveau ne viendra point être notre être.

Jésus-Christ comme Vérité n’instruit l’âme que sur la vérité. Et quelle est cette vérité ? Car il ne s’agit point ici de brillant extraordinaire, visions, révélations, extases, etc. qui ne sont point de la voie dont je parle. Quoique Dieu par Sa miséricorde en puisse gratifier quelqu’un. Mais il ne s’agit pas de cela ici. Quelle est donc cette vérité dont Il instruit l’âme ? C’est de la grandeur de Dieu et de la bassesse de la créature. Ce qui fait que, considérant d’un côté la plénitude dans cet Être suprême  et d’un autre côté le vide qui se trouve dans l’être créé, elle ne peut se rien attribuer que le mal ; et voyant tout [illis.] Dieu et à Dieu, elle demeure autant humiliée à son regard, - quelques grandes choses que Dieu puisse faire en elle et par elle, - qu’elle demeure souple et pliable sous Ses divins vouloirs qu’elle trouve justes, quelque rigoureux qu’ils lui paraissent. Elle ne croit point qu’on lui fasse du tort, quelque mépris qu’on ait pour elle. [f°9v°] Parce que ce qui n’est rien par soi-même ne mérite aucune estime. Rien [illis.]. Elle demeure soumise et résignée à son Dieu, sans nul appui sur soi, comprenant qu’elle n’a en propre que le néant et le péché. C’est cette vérité qui la porte à se laisser détruire en toutes manières par les croix et [illis.], qui la fait aimer Dieu souverainement, espérer en Lui contre l’espérance même et se confier en Lui au-dessus de tout. Et c’est par là que [illis.] a pu le dire détruire cette vie d’Adam pour y substituer celle de Jésus-Christ. Et comme l’âme lui a été conforme [illis.] sa résurrection jouissant même dès ici-bas des fruitsa de la nouvelle vie en Jésus-Christ où Il [illis.] cachée avec Lui en Dieu, perdue et abîmée dans ce souverain Être .

Voilà quels sont mes sentiments que je soumets de tout mon cœur, Mons[ieu]rc, à vos lumières. S’il y a quelque chose de mal expliqué, tant parce que j’ai voulu être court[e] que parce que mes forces ne me permettent pas d’écrire au long. Je vous dis simplement, comme un enfant, ce que je pense,  non pour le soutenir mais pour m’en éclaircir avec vous et le soumettre à vos lumières.

- Papiers du P. Léonard, Archives Nationales, L 22, no 15, f° 8, « 1688 environ », d’écriture particulièrement rapide et illisible. Notre transcription partielle laisse cependant, tel un monument en ruines, deviner la grandeur de l’élan qui animait Madame Guyon.

1Il s’agit d’une déclaration (plutôt que sentimens, terme repris du dernier paragraphe : « Voilà quels sont mes sentiments que je soumets de tout mon cœur… ») décrivant les principes qui sous-tendent la vie intérieure. Elle est adressée en lettre ou mémoire, et date de l’époque du premier enfermement.

2Jean 17, 21 : « Afin qu’ils soient tous un, ainsi que vous mon Père, êtes en moi, et moi en vous, afin qu’ils soient aussi un en nous, et que le monde croie que vous m’avez envoyé. […] [23] Je suis en eux, et vous êtes en moi, afin qu’ils soient consommés dans l’unité […] » (Amelote).

alecture incertaine pour ce mot : entrer. Nous attachons par la suite cette même lettre (a) aux mots de lecture incertaine. Quelques mots sont restés indéchiffrables.

bLa phrase omise ici nous est demeurée obscure  (nous lisons : « Quelque dessein qu’Il a de nous-mêmes, étant aidé de nous jusqu’à Lui. »).

cou Mons[eigneu]r.

. Placet présenté au Roi. 1688.

Demande de mise en liberté.

Sire,

Huguet1, conseiller à la Cour, tuteur honoraire des enfants de la Dame Guyon, remontre très humblement à Votre Majesté qu’icelle Dame, ayant eu le malheur d’être soupçonnée d’être engagée dans certaine nouvelle doctrine appelée quiétisme, aurait été par lettre de cachet renfermée dans le couvent des Filles de Sainte-Marie, dans le mois de janvier dernier, où ayant été examinée et interrogée durant trois mois par l’Official2 de M. l’Archevêque de Paris et le Sieur Pirot3 docteur de Sorbonne, ils l’avaient trouvée non seulement éloignée de cette nouvelle doctrine, mais tout à fait soumise et attachée à l’Église romaine. C’est ce que M. l’Archevêque, lesdits sieurs Official et Pirot ont témoigné au suppliant et autres personnes de sa famille, et dont l’interrogatoire signé d’elle fait foi, et [c’est] ce qui obligea M. l’Archevêque d’adoucir la prison de cette Dame le jour de Pâques dernier, lui permettant de communiquer avec toutes les religieuses du couvent.

C’est ce qui donna lieu au suppliant de prier et solliciter M. l’Archevêque de demander à Votre Majesté son entière liberté : ce qu’il n’a pu obtenir jusqu’à présent, disant que Votre Majesté voulait connaître si les bons sentiments de religion où était cette Dame étaient véritables et sincères, et qu’à cet effet, il avait ordonné à la mère Eugénie4, supérieure de ce couvent, d’examiner de près les actions et la conduite de cette Dame. Le suppliant, qui connaît sa piété, sa vertu et bonnes moeurs, a recours à Votre Majesté pour la supplier, avec tous les respects possibles, de se faire représenter l’examen et l’interrogatoire de cette Dame,[et] même de se faire rendre le témoignage de la Supérieure et des religieuses du couvent où elle est depuis huit mois, espérant qu’Elle connaîtra qu’elle mérite sa liberté et d’être rendue à sa famille et à ses enfants, qui le demandent et le supplient avec toute l’instance, le respect et la soumission possible ; ce qui les obligera à continuer leurs prières pour la prospérité et santé de Votre Majesté5.

- Papiers du P. Léonard, Archives nationales, L 22, no 15, f. 21 : « Extrait du placet présenté ensuite au Roi en sa faveur ». Copie. - UL, tome VI, ap. III, Témoignages…, [pièce] D, p. 499. Avant le 13 septembre 1688, v. note 6.

1« Denis Huguet, conseiller au Parlement de Paris. Par sa mère, il était cousin germain du mari de Mme Guyon, étant né de Simon Huguet, procureur général en la Chambre des Comptes, et d’Élisabeth ou Isabelle de Troyes. À la mort d’Anne de Troyes, il avait été nommé tuteur honoraire des enfants de Mme Guyon, après avoir demandé qu’un tuteur onéraire, Hureau, notaire à Montargis, lui fut adjoint. Lorsque Mme Guyon était en Savoie on en Italie, il fit tous ses efforts pour la déterminer à revenir à Montargis. Lorsqu’il rendit compte de sa tutelle aux enfants émancipés de Mme Guyon, ceux-ci, estimant qu’il n’avait pas assez bien servi leurs intérêts, lui firent un procès (Bibl. Nat., Thoisy, 446, f° 255 et 263). » [UL].

2Nicolas Chéron « fut, avec Coquelin, élu promoteur à l’Assemblée de 1682 ; la complaisance qu’il y montra lui valut l’abbaye de La Valasse … Il recevait en outre du clergé une pension de quatre mille livres sous prétexte de préparer un recueil des édits et arrêts concernant le spirituel et le temporel, travail dont il n’avait pas fait une page lorsqu’il mourut ». (UL, t. III, p. 380).

3Pirot (1631-1713) : le P. Léonard le considérait comme « l’esprit le plus éclairé de la Sorbonne », mais il ajoutait qu’ « il fait aveuglément tout ce que veulent les gens qui l’emploient », de sorte qu’il donnait l’impression « d’une espèce de girouette pour la doctrine » (B. Neveu, Le Nain de Tillemont, La Haye, 1966, p. 308). Bossuet réussit à lui faire condamner l’Histoire critique du Nouveau Testament de R. Simon et les Maximes des Saints, qu’il avait d’abord approuvées. (UL, t. II, p. 65, n. 4 ; Fénelon Correspondance Orcibal, Lettre 7B note 2)

4« Louise-Eugénie de Fontaine (1608-1694), fille d’un secrétaire du Roi, était née de parents protestants ; après la mort de son père, elle se convertit avec sa mère en 1613. Elle fit profession à la Visitation en 1630 et acquit bientôt la plus haute considération, jusqu’à passer pour une autre sainte Chantal ; aussi fut-elle à diverses reprises supérieure de son couvent, qu’elle gouverna pendant trente-trois ans. Même, lorsque Péréfixe voulut changer les dispositions des Soeurs de Port-Royal de Paris touchant le formulaire, il envoya dans cette maison, à titre de supérieure, la mère Eugénie accompagnée de six de ses visitandines (Vie de la Vénérable Mère Louise Eugénie de Fontaine, religieuse de la Visitation de Paris, rue Saint-Antoine, morte le 29 septembre 1694. S. l. n. d., in-12 ; (Quesnel) Lettre aux religieuses de la Visitation de Paris sur la vie de la R. Mère Louise Eugénie de Fontaine, s. l., in-12; Sainte-Beuve, Port-Royal, t. IV). » [UL].

5Mme Guyon fut mise en liberté le 13 septembre 1688  et la copie porte à la suite de la transcription de la lettre : «C’est en suite de ce placet que la dite Dame Guyon, par ordre du Roi, fut rétablie en sa première liberté, et après que Sa Majesté fut informée que cette Dame avait sacrifié par charité une somme considérable en faveur d’une Demoiselle qui se trouvait en péril dans le monde à cause de sa beauté et qui est devenue religieuse par le moyen de cette charitable Dame ». Cette note du P. Léonard est confirmée par une lettre conservée dans ses papiers (Archives Nationales, L 22, n° 15) et adressée de Paris, le 20 février 1689, au janséniste Mathurin Quéras, alors prieur de Saint-Quentin de Troyes.

. À Madame de Maintenon. Fin 1688.

Si j’avais fait la moindre des choses dont on m’a accusée, je n’aurais jamais été, madame, implorer [5.239] votre protection : ma disgrâce m’aurait paru si juste que je me fusse contentée, en me taisant, de souffrir ce que je me serais attiré par ma mauvaise conduite. Mais, madame, le témoignage que me rend mon innocence, a relevé mon courage et m’a fait comprendre que la personne la plus persécutée qui fut jamais trouverait en vous, madame, un asile que votre grand cœur ne refuse à personne. J’ai tout espéré, madame, de votre générosité malgré l’extrême décri où la calomnie m’a réduite. J’ai même cru dès le commencement que vous seriez [5.240] ma libératrice. J’ai cru, j’ai espéré : mon attente n’a point été vaine. Je vous dois tout, après Dieu. Cependant, madame, je me condamne au silence, mes obligations étant d’une nature à m’interdire tout autre parti que celui de demander à Notre Seigneur incessamment qu’Il récompense votre charité envers la personne du monde qui est avec le plus profond respect, etc. 

- Vie 3.9.9 : « L’abbesse et le tuteur de mes enfants vinrent me prendre qui témoignèrent bien de la joie […] Ensuite j’allai voir Mme de Miramion […] J’y trouvai par providence Mme de Mont-Chevreuil [intime amie de Mme de Maintenon ajout ms. de Saint-Brieuc] qui témoigna beaucoup de joie de me voir délivrée et m’assura que Mme de Maintenon n’en aurait pas moins ; ce que Mme de Maintenon témoigna elle-même en toute rencontre. Je lui écrivis pour la remercier.  Elle me dit que ma lettre lui avait entièrement plu. La voilà : Si j’avais fait… »

. Témoignage anonyme. 1689.

Monsieur,

Vous m'avez fait un fort grand plaisir de me donner de vos nouvelles par votre lettre du 12 mai parce que j'étais beaucoup en peine. Je vous remercie de votre charitable soutiena, de la part que vous continuez de prendre à mes intérêts, et du soin qu'il me paraît que vous avez de veiller aux choses qui me peuvent être avantageuses. Ce que vous me mandez de Mr B...1 s'est trouvé véritable. J'ai suivi exactement votre conseil, et lui ai été rendre visite au lieu que vous m'avez indiqué. Après quelques compliments ordinaires et après s'être ressouvenu d'une lettre de recommandation que vous lui avez écrite en ma faveur, je lui dis que j'étais à [illis.], sans emploi, chez une personne de mes amies, en attendant l'offre de la Providence, qu'on m'avait refusé ma pension et que, ne pouvant me résoudre à plaider pour m'en attirer le paiement, je me trouvais réduite à chercher quelque secours auprès de mes amis, soit pour être placée au diocèse de Sens (d'où je lui dis que j'étais originaire, et dans lequel j'aurais sacrifié mes premières meilleures années pour le service de l’Église), soit pour trouver quelque moyen de m'établir dans d'autres diocèses si Mr l'Archevêque n'était pas [f°22v°] dans la disposition de me recevoir au nombre de ceux qui travaillent à la vigne du Seigneur sous son autorité. […]

Je l'assurai que ce n'était qu'à l'occasion du livre de Madame G[uyon] - que j'avais acheté d'un libraire de Lyon [et] qui m'était interdit comme aux autres - que quelques personnes passionnées avaient excité quelques troubles contre moi, ce qui m'avait obligée de me retirer d'avec vous pour l'amour de la paix, etc... Il me dit qu'il aurait lui-même acheté volontiers ce livre s'il l'avait trouvé. Voilà comme se termina notre conversation.

Pour la dame dont je vous ai envoyé la Satisfaction2, elle continue toujours à jouir de sa liberté depuis qu'elle lui a été rendue par ordre du Roi. Elle demeure encore avec Madame de M.3 Elle est allée à la campagne pour un mois avec sa fille chez Madame la duchesse de C...4 pour [illis.] un commencement d'hydropisie que lui a causé sa fièvre quarte dont on espère qu’elle guérira. Elle n’a point été remise entre les mains de ses [f°23r°] adversaires. Le témoignage de sa conduite, que je vous ai envoyé et qui est venu du couvent de Sainte-Marie, où elle avait été détenue, et dans ce qu’il y est marqué qu’on croyait qu’on la rendrait à ses adversaires, a été [illis.] de sa délivrance. Et cette présomption n’était qu’un effet de la crainte qu’on avait qu’on ne la fît transférer au couvent des bénédictines de Mont[martre], où elle a dit qu’elle n’a point d’autres adversaires que quelques-uns de ses proches parents - entre lesquels on assure qu’il y [en] a de religion5, que ces mêmes parents ont engagés dans leurs intérêts, à dessein de s’assurer du bien de ses enfants. Car, étant aux Bénédictines, on s’était flatté de faire sa fille religieuse, de faire donner un bénéfice au cadet, et de laisser l’aîné occupé aux affaires de la guerre où la vie d’un capitaine, aussi bien que celle d’un soldat [illis.]. Pour cette fin un religieux de sa parenté6 a fait tous ses efforts pour avoir la direction de sa conscience, à quoi elle n’a pas cru devoir [illis.]. Il s’est ensuite ménagé les puissances, et quand l’occasion favorable s’est présentée, on ne l’a pas manquée, afin de la réduire en captivité. Et cela a été suivi de tant d’intrigues que je ne puis vous en faire le détail, outre qu’il faudrait une autre voie que l’écriture pour vous informer pleinement de toutes choses.

Il [y] a un docteur qui a fait comme une sorte d’Apologie pour sa défense7. Des amis même de Mr Arnaud8 ont même prié la dite Dame de leur fournir des mémoires sur toutes les persécutions qu’on lui a faites. Mais elle, craignant de blesser la charité et de ruiner de réputation ses adversaires, n’a pu encore se résoudre à faire éclater ce mystère d’iniquité. [f°23v°]

C’est par le moyen de cette charitable dame que j’ai vu le livre intitulé l’I. R.9 fait à l’occasion de Mad. de M. et que je n’ai pu lire sans pleurer. Et elle m’a assuré qu’elle a éprouvé une grande partie des afflictions qu’on souffert les Filles de l’En.10

Le Roi est équitable et quand on manque d’avoir justice dans sa cause, c’est quand Sa Majesté n’a pas connaissance de la vérité. Car quand on la lui fait connaître, on est assuré de sa bonté et de son équité naturelle. C’est ce qui doit bien obliger à prier Dieu pour sa conservation, et pour son conseil. Je vous envois quelques [illis.] que vous serez bien aise de voir. Je souhaiterai connaître votre bon Ecclésiastique que vous m’avez souvent nommé et qui vous envoie quelquefois des livres, etc. Je suis, etc.

- Papiers du P. Léonard, Archives nationales, L 22, no 15, f. 22 : « Je crois cette lettre de l’an 1689 car  Madame Guyon fut mise en liberté dans l’automne 1688. »

aLecture incertaine.

1Ce pourrait être Mr Boileau add. marg. du P. Leonard.

2Probablement un document rédigé pour satisfaire à une demande d’éclaircissement.

3Madame de Miramion, v. Vie 3.9.9.

4Charost je crois ou Chevreuse add. marg. du P. Leonard.

5Ses demi-frères Dominique (barnabite) et Grégoire (chartreux), sa demi-sœur (religieuse ursuline)…

6Dominique de La Mothe. V. Vie 3.1-4.

7François Lamy, bénédictin (1636-1711). V. DS art. quiétisme.

8Arnauld - dont la position était modérée : « Le 11 décembre [1688], il jugeait même « fort bonnes et soutenables » plusieurs propositions condamnées ches Molinos… » Orcibal, Etudes…, « Le Cardinal Le Camus », p. 807, v. note 52.

9L’Innocence Reconnue je crois add. marg. du P. Léonard.

10enfant Juste je crois add. marg. du P. Léonard. En fait il s’agit du monastère des Filles de l’Enfance, à Toulouse, persécuté et supprimé injustement. Antoine Arnauld venait de publier pour sa défense L’innocence opprimée (1687), ouvrage qui a contribué à la genèse de l’Esther de Racine (1689).


Notre documentation sur les années 1681 à 1688 doit tenir compte de la deuxième partie de la Vie écrite par elle-même et de lettres écrites en 1694 et en 1695 lors d’une enquête menée par le duc de Chevreuse. En voici la liste accompagnée d’extraits brefs rappelant pour chacune son thème principal. Les lettres seront éditées dans le volume II Combats.

Lettre de M. de PRUNEY à ? 6 novembre 1694. « …discorsi con mia madre, per avere l’informazione delle qualita di madama Guyon ; e mi disse che non poteva darle se non buone… » […j’ai pris dans un entretien particulier avec ma mère, des renseignements sur les qualités de madame Guyon ; elle m’a dit qu’elle n’en pouvait donner que de favorables…]

Lettre du CARDINAL LE CAMUS AU DUC DE CHEVREUSE. 18 janvier 1695 : « … J’y ai omis exprès une déposition très fâcheuse d’une Cateau Barbe, qu’elle avait emmenée à Gênes contre le gré de sa mère, parce que cela aurait été trop injurieux à Mme Guyon… »

Lettre de M. D’ARANTHON AU DUC DE CHEVREUSE. 8 février 1695. « … On vous a fait une injustice, si on vous a imputé d’être venu dans ce pays pour y prendre des armes contre la dame que vous me nommez… »

Lettre de Dom RICHEBRACQUE Au DUC DE CHEVREUSE ET A Madame GUYON. 14 Avril 1695. « Madame, Est-il possible qu’il faille me chercher dans ma solitude pour fabriquer une calomnie contre vous, et qu’on m’en fasse l’instrument ? … »

Lettre de Dom RICHEBRACQUE au DUC DE CHEVREUSE. 23 avril 1695. « …que j’ai su en effet l’histoire de la fille [Cateau Barbe] qui se rétracta… »





La direction de Fénelon à partir de fin 1688


Une rencontre improbable.


Les lecteurs munis d’une formation littéraire classique pardonneront ce bref repérage de l’auteur du Télémaque110 :

Méridional à l’esprit vif, il naquit en 1651. Malgré un enthousiasme modéré pour les conversions forcées, il fut nommé à vingt-sept ans supérieur des « Nouvelles Catholiques ». Chargé de convertir les protestants saintongeais, aidé par son aîné Bossuet, il était promis à une brillante carrière. À trente sept ans, en octobre 1688, il fit la rencontre, décisive, de Madame Guyon, de trois ans son aînée. Il fut nommé l’année suivante précepteur du duc de Bourgogne, et le succès de sa méthode éducative ouvrit tous les espoirs au parti dévôt, auquel appartenaient les membres du cercle guyonien. Mais l’affrontement avec Madame de Maintenon et Bossuet, suivi d’un refus - qui parut mystérieux - d’abandonner la mystique, le conduisirent à une disgrâce relative : il fut éloigné de la Cour par sa nomination comme archevêque de Cambrai à quarante-quatre ans. Lorsque les Maximes des Saints furent condamnées en mars 1699 (bref Cum alias), le prélat, obéissant, cessa immédiatement le combat. Par la suite il se révèla un pasteur attentif aux misères de la guerre qu’il soulagea autant que possible. Il mourut pauvre à soixante-quatre ans en janvier 1715. Jusqu’à la fin, il conserva des relations étroites avec Madame Guyon, qu’il reconnaissait comme son directeur spirituel et ne renia jamais.

On trouvera ici un dialogue remarquable par son recul vis-à-vis des phénomènes « mystiques ». La dépendance que manifeste Fénelon vis-à-vis de son initiatrice est fondée sur l’expérience intraduisible mais très directe de communication de cœur à cœur qu’il ne peut rejeter, malgré son aversion - qu’il reconnaît - pour certains traits féminins. Madame Guyon ne les désavoue pas : elle se sent d’ailleurs libre vis-à-vis de ses limites, sachant qu’elle n’est rien  par elle-même, mais toute efficiente par grâce.


Une relation mystique.

(Murielle Tronc.)


La correspondance entre Madame Guyon et Fénelon est d’un exceptionnel intérêt : elle constitue à notre connaissance le seul texte relatant au jour le jour la « mise au monde » d’un mystique par une autre mystique servant de canal à la grâce. Le lecteur contemporain imprégné de psychanalyse frémira parfois devant les dérapages sentimentaux de Madame Guyon. Mais interpréter cette relation comme traduisant un érotisme frustré réduit à un connu élémentaire ce qui le dépasse visiblement, si l’on se penche sur ces textes avec respect et honnêteté : ils témoignent de la découverte expérimentale d’un au-delà du monde corporel et psychologique, qu’ils ont appelé Dieu. Il faut donc accepter d’entrer avec eux dans le territoire inconnu dont ils portent témoignage et que Madame Guyon a exploré seule sans personne pour la guider.

Elle a rencontré Fénelon le 13 septembre 1688, après qu’il lui eut été désigné par un rêve :

Après vous avoir vu en songe, je vous cherchais dans toutes les personnes que je voyais, je ne vous trouvais point : vous ayant trouvé, j’ai été remplie de joie, parce que je vois que les yeux et le cœur de Dieu sont tout appliqués sur vous. (Lettre 154).

Il fut le disciple préféré, avec qui elle se sentait en union mystique complète ; il se révèla le seul dont les potentialités fussent égales aux siennes, ce qui explique son immense joie, le soin extrême qu’elle prit à le suivre pas à pas et les analyses remarquables qu’elle lui adressa durant de nombreuses années (dont ne demeurent que le début de leur relation et quelques vestiges) :

Dieu ne veut faire qu’un seul et unique tout de vous et de Lui : aussi n’ai-je jamais trouvé avec personne une si entière correspondance, et je suis certaine que la conduite intérieure de Dieu sur vous sera la même qu’Il a tenue sur moi, quoique l’extérieur soit infiniment différent. (Lettre 132).

Le fondement de la relation de Madame Guyon avec ses enfants spirituels était la communication de la grâce dans le silence d’un cœur à cœur qui se poursuivait même à distance. Elle eut donc à apprendre à Fénelon à aller au-delà du langage, à préférer une conversation silencieuse :

Lorsqu’on a une fois appris ce langage [...], on apprend à être uni en tout lieu sans espèce et sans impureté, non seulement avec Dieu dans le profond et toujours éloquent silence du Verbe dans l’âme, mais même avec ceux qui sont consommés en Lui : c’est la communication des saints véritable et réelle. (L. 157).

Tout au long de ces lettres, elle tente par images d’exprimer le flux de grâce qui passe à travers elle :

Mon âme fait à présent à votre égard comme la mer qui entre dans le fleuve pour l’entraîner et comme l’inviter à se perdre en elle » (L. 276). Ou encore : « Dieu me tient incessamment devant Lui pour vous, comme une lampe qui se consume sans relâche […] Il me paraissait tantôt que je n’étais qu’un canal de communication, sans rien prendre. (L. 114).

Sa mission est souvent lourde à supporter :

Dieu m’a associée à votre égard à Sa paternité divine […] Il veut que je vous aide à y marcher [vers la destruction], que je vous porte même sur mes bras et dans mon cœur, que je me charge de vos langueurs et que j’en porte la plus forte charge. (L. 154).

Elle sait combien cela paraît extraordinaire et elle insiste souvent :

Ceci n’est point imaginaire mais très réel : il se passe dans le plus intime de mon âme, dans cette noble portion où Dieu habite seul et où rien n’est reçu que ce qu’Il porte en Lui. (L. 146).

Avec l’autorité que donne l’expérience, elle fonde ontologiquement la paternité spirituelle dans l’importante lettre 276 :

Le père en Christ ne se sert pas seulement de la force de la parole, mais de la substance de son âme, qui n’est autre que la communication centrale du Verbe.

Cette circulation de la grâce se fonde sur le « flux et reflux » qui a lieu dans la Trinité même. Elle affirme avec force : « Tout ce qui n’est point cela n’est point sainteté. »

La tâche est immense et ne souffre aucune relâche :

Je me trouve disposée à vous poursuivre partout dans tous les lieux où vous pourriez trouver refuge et, quoi qu’il m’en puisse arriver, je ne vous laisserai point que je ne vous ai conduit où je suis. (L. 220).

Elle va lui faire quitter peu à peu tous ses appuis, à commencer par le domaine de l’intellect auquel s’accroche cet homme si raisonnable et scrupuleux :

Vous raisonnez assurément trop sur les choses [...] Je vous plains, par ce que je conçois de la conduite de Dieu sur vous. Mais vous êtes à Lui, il ne faut pas reculer. (L. 128).

Il rend les armes et ironise sur lui-même :

 Je ménage ma tête, j’amuse mes sens, mon oraison va fort irrégulièrement ; et quand j’y suis, je ne fais presque rêver [...] Enfin je deviens un pauvre homme et je le veux bien. (L. 149).

Elle lui fait abandonner toute ses habitudes d’ecclésiastique, son bréviaire (L. 231 sq.) et même la confession :

Il faut que (Dieu) soit votre seul appui et votre seule purification. Dans l’état où vous êtes, toute autre purification vous salirait. Ceci est fort. (L. 267).

Elle lui fait dépasser toute référence morale humaine :

Je vous prie donc que, sans vous arrêter à nulles lois, vous suiviez la loi du cœur et que vous fassiez bonnement là-dessus ce que le Seigneur vous inspirera. Ce n’est plus la vertu que nous devons envisager en quoi que ce soit, - cela n’est plus pour nous -,  mais la volonté de Dieu, qui est au-dessus de toutes vertus. (L. 219).

Le but est d’atteindre l’état d’enfance où Dieu seul est le maître et où nul attachement humain n’a plus cours :

C’est cet état d’enfance qui doit être votre propre caractère : c’est lui qui vous donnera toutes grâces. Vous ne sauriez être trop petit, ni trop enfant : c’est pourquoi Dieu vous a choisi une enfant pour vous tenir compagnie et vous apprendre la route des enfants. (L. 154).

Elle le ramène sans cesse à l’essentiel :

Il faut que nous cessions d’être et d’agir afin que Dieu seul soit. (L. 263).

On mesure facilement les difficultés de Fénelon : dans cette société profondément patriarcale, ce prince de l’Eglise à qui toute femme devait obéissance a dû s’incliner devant l’envoyée choisie par la grâce. Elle ne s’y trompe pas et lui dit carrément :

Il me paraît que c’est une conduite de Dieu rapetissante et humiliante pour vous qu’Il veuille me donner ce qui vous est propre. Cependant cela est et cela sera, parce qu’Il l’a ainsi voulu. (L. 124).

Plus tard, elle lui écrit avec humour et tendresse :

Recevez donc cet esprit qui est en moi pour vous, qui n’est autre que l’esprit de mon Maître qui S’est caché pour vous non sous la forme d’une colombe [...], mais sous celle d’une petite femmelette. (L. 292).

Leurs deux tempéraments étaient opposés : il était un intellectuel sec et raisonnable, un esprit analytique très fin, un ecclésiastique rempli de scrupules ; elle était passionnée, parfois un peu trop exaltée, et surtout elle ne pouvait rien contre les « mouvements » de la grâce, si prompts qu’elle agissait et écrivait sans y pouvoir rien (L. 253). Elle s’excuse souvent de ce qu’elle est :

Dieu m’a choisie telle que je suis pour vous, afin de détruire par ma folie votre sagesse, non en ne me faisant rien, mais en me supportant telle que je suis. (L. 171).

Mais avec tendresse et rigueur, elle le bouscule pour lui faire lâcher ses attachements personnels et le ramener à tout prix vers l’essentiel. On le voit peu à peu abandonner ses préjugés et ses peurs, il la rassure : « Rien ne me scandalise en vous et je ne suis jamais importuné de vos expressions. Je suis convaincu que Dieu vous les donne selon mes besoins. » et il termine en souriant sur lui-même : « Rien n’égale mon attachement froid et sec pour vous. » (L. 172). Surtout il accède à l’essence même de la relation spirituelle :

Je ne saurais penser à vous que cette pensée ne m’enfonce davantage dans cet inconnu de Dieu, où je veux me perdre à jamais. (L. 195).

Il règne entre eux deux un rapport complexe d’autorité réciproque : bien qu’elle lui laisse son entière liberté, il sait bien que sa parole est vérité et avertissement divin (l . 220). Quand elle manque de mourir, il lui écrit, éperdu : « Si vous veniez à manquer, de qui prendrais-je avis ? Ou bien serais-je à l’avenir sans guide ? Vous savez ce que je ne sais point et les états où je puis passer. » (L. 249). Inversement, elle le considère comme signe de Dieu pour elle et lui affirme toujours sa soumission en tout : « Il n’y a rien au monde que je ne condamnasse au feu de ce qui m’appartient, sitôt que vous me le diriez [...] Comptez, monsieur, que je vous obéirai toujours en enfant. » (L. 169). Avec une totale confiance et une grande estime, elle se confie à lui car elle est dans un état d’enfance, d’abandon trop profond à la volonté divine pour vouloir encore réfléchir ou décider par elle-même :

Notre Seigneur m’a fait entendre que vous êtes mon père et mon fils, et qu’en ces qualités vous me devez conduire et me faire faire ce que vous jugerez à propos, à cause de mon enfance qui ne me laisse du tout rien voir, ni bien ni mal, que ce qu’on me montre dans le moment actuel. (L. 280).

Il lui répondra toujours avec une déférence et une délicatesse extrêmes : sans oser lui donner d’ordres, il lui suggère des solutions dans des problèmes délicats ou familiaux.

Si Madame Guyon a été source de souffrances purificatrices pour Fénelon, il a été pour elle le support de projections psychologiques intenses, qui elles aussi ont été détruites par la Providence. Fénelon fut gouverneur du Dauphin de 1689 à 1695 et aurait pu devenir son premier ministre après la mort de Louis XIV : Madame Guyon et son entourage ont rêvé d’une France enfin gouvernée par un prince bien entouré et imprégné de spiritualité, au point que Madame Guyon s’est laissée aller à des prédictions à propos de ce prince : « Il redressera ce qui est presque détruit [...] par le vrai esprit de la foi. » (L. 184). On sait que le Dauphin mourut en 1712. De même, Madame Guyon vit en Fénelon son successeur après sa mort. En avril 1690, croyant mourir, elle lui confia sa charge spirituelle : « Je vous laisse l’Esprit directeur que Dieu m’a donné [...] Je vous fais l’héritier universel de ce que Dieu m’a confié. » (L. 248). Malheureusement Fénelon est mort avant elle en janvier 1715.

Si Fénelon n’a pas pu continuer après elle, il a été d’une grande aide puisqu’il a pris en charge ceux qui se trouvaient autour de lui. Petit à petit, on voit Madame Guyon lui donner des conseils pour diriger certains amis, et il expérimente à son tour la communication de la grâce cœur à cœur avec ses propres disciples :

Je me sens un très grand goût à me taire et à causer avec Ma. Il me semble que son âme entre dans la mienne et que nous ne sommes tous deux qu’un avec vous en Dieu. Nous sommes assez souvent le soir comme des petits enfants ensemble, et vous y êtes aussi quoique vous soyez loin de nous. (L. 266).

Ceci ne peut exister que dans son union avec elle, lui explique Madame Guyon :

Vous ne ferez rien sans celle qui est comme votre racine, vous enté en elle comme elle l’est en Jésus-Christ [...] Elle est comme la sève qui vous donne la vie. (L. 289).

Comme on le voit très clairement dans les lettres aux autres disciples, il s’est formé autour de Fénelon un cercle spirituel équivalent à celui de Madame Guyon à Blois, au point que tous les appelaient « père » et « mère ».

Tout au long de ces années, Madame Guyon s’émerveilla de leur union si totale en Dieu : « Vous ne pourriez en sortir [de Dieu] sans être désuni d’avec moi, ni être désuni d’avec moi sans sortir de Dieu. » (L. 271). Elle célèbre la liberté absolue de cette union au-delà de l’humain « au-dessus de ce que le monde renferme de cérémonies et de lois » ;  « les enfants de l’éternité […] se sentent dégagés de tous liens bons et mauvais, leur pays est celui du parfait repos et de l’entière liberté. » (L. 271). Même la mort ne pouvait les désunir :

Le jour qu’il tomba malade, je me sentis pénétrée, quoique assez éloignée de lui, d’une douleur profonde mais suave. Toute douleur cessa à sa mort et nous sommes tous, sans exception, trouvés plus unis à lui que pendant sa vie. (L. 385 à Poiret).


Etat documentaire et chronologie.


La relation avec Fénelon couvre le sixième environ du total de la correspondance et constitue la plus importante série des directions spirituelles par Madame Guyon ; encore en avons-nous perdu les deux derniers volumes sur quatre repérés. Le premier, utilisé par Dutoit, reconnu authentique par Masson depuis 1907, ouvre cette direction, suivi du second volume, édité ici en totalité pour la première fois.

Nous éditons cette correspondance en quatre sections :

I La « Correspondance secrète » de l’année 1689, premier volume publié au XVIIIe siècle, reconnue authentique depuis 1907, couvre les quatorze premiers mois de la rencontre (octobre 1688 à décembre 1689) ;

II Le complément de l’année 1690 couvre presque la même durée (fin décembre 1689 à la fin de l’année 1690). Cet apport du ms. de la B.N.F., découvert par I. Noye, est édité ici pour la première fois en ce qui concerne sa majeure partie, celle des lettres écrites par Madame Guyon111 ;

III Lettres écrites après 1703 reprend les rares témoignages qui nous sont parvenus de la correspondance postérieure à la période des prisons. En particulier le dialogue daté de mai 1710, qui a fait le voyage de Cambrai à Blois, puis le retour, probablement porté par le marquis de Fénelon ou par Ramsay, a été écrit sur deux colonnes comportant d’un côté des questions posées par l’archevêque et de l’autre les réponses de Madame Guyon : il est édité ici pour la première fois de façon compréhensible, c’est-à-dire en associant les réponses aux questions112. Ce précieux témoin nous éclaire sur le type de relations qui perdura jusqu’à la mort de Fénelon : il y eut un courant de lettres portées par des amis sûrs entre Blois et Cambrai (comme vers l’étranger, en particulier l’Écosse et la Hollande, ainsi qu’en témoigneront les séries de directions réunies à la fin de ce volume).

IV Poésies spirituelles. Il s’agit de lettres en vers échangées entre Fénelon et Madame Guyon, rassemblées pour la première fois en 1907. On relira avec intérêt les préfaces (générale et aux poésies) de Masson ; l’étude d’Orcibal : « Fénelon vu par Madame Guyon113 », apporte le complément historique.

Cette série de direction I à IV couvre un temps bref : le tableau I ci-dessous donne le nombre des lettres, par années et trimestres, de la correspondance totale et de sa partie passive.



Tableau I : Direction de Fénelon par Madame Guyon.


Année

Trimestre

Corr. totale


C. passive

1688

4

9

1

1689

1

28

4

1689

2

39

14

1689

3

36

13

1689

4

28

5

1690

1

20

9

1690

2

28

8

1690

3

9

1

1690

4

12

1

Après 1703


3

2


L’essentiel de ce qui nous a été conservé couvre six trimestres (janvier 1689 – Juin 1690) et présente une répartition uniforme. La moyenne relative à la correspondance totale, pour cette année et demie, atteint trente lettres par mois, soit une lettre par jour - la correspondance passive issue de Fénelon y contribuant en moyenne pour neuf lettres par mois, soit une lettre tous les trois jours.

On pense que des lettres de Madame Guyon furent adressées à Fénelon longtemps auparavant114. On sait que la correspondance continua après 1690, indirectement relayée par le duc de Chevreuse ; elle fut interrompue par l’emprisonnement à la Bastille de Madame Guyon, pour reprendre ensuite : les courriers entre Cambrai et Blois étant assurés par le marquis neveu de Fénelon, Ramsay, Dupuy et d’autres. La moitié (soit deux « cahiers de lettres ») de ce qui suit le corpus des années 1689-1690 est perdu - ou reste à découvrir.

Il est intéressant de regarder la distribution des lettres écrites par Fénelon à divers correspondants pendant les deux années d’abondance :

Pour l’année 1689, les 49 lettres de Fénelon, éditées par Orcibal, sont adressées à : Madame Guyon (37), Chevalier Colbert (5), Mme de Maintenon (3), autres (4).

Pour l’année 1690, les 54 lettres de Fénelon, éditées par Orcibal, sont adressées à : Madame Guyon (19), Mme de Maintenon (7), la comtesse de Gramont (9), Seignelay (6), d’autres (13).

Plus de la moitié des lettres sont ainsi adressées à Madame Guyon. Madame de Maintenon vient en seconde place suivie de près par les autres dirigé(e)s de l’abbé.

Il est enfin utile d’évoquer le cadre événementiel par une chronologie couvrant ces années de correspondance : elle est d’ailleurs courte car nous avons peu de renseignements précis sur cette période couvrant ces deux années heureuses sans histoire115 :

13 septembre 1688 : Madame Guyon sort de la prison de la Visitation du Faubourg Saint-Antoine, suite aux interventions de Mme de Miramion et d’une abbesse parente de Mme de Maintenon.

« Un peu avant le 3 octobre 1688 » : rencontre avec l’abbé de Fénelon au château de Beynes116.

Madame Guyon est malade trois mois, avec un abcès à l’œil. Elle réside chez les dames de Mme de Miramion. Celle-ci découvre les calomnies du P. la Mothe117.

2 décembre 1688 : Fénelon écrit à Mme Guyon.

Fénelon prêche successivement à des religieuses (28 novembre, 1er dimanche de l’Avent), aux Nouvelles Catholiques (12 décembre, 3e dimanche de l’Avent), à la maison professe des jésuites (1er jour de l’an 1689.)

Entre le 10 et le 14 avril 1689 : entrevue entre Fénelon et Madame Guyon.

A partir du 22 au 30 avril 1689 : séjour de Madame Guyon à la campagne118.

20 juin 1689 : rencontre à Saint-Jacques de la Boucherie119.

17 juillet 1689 : Fénelon écrit : « Je reviens de la campagne [Germigny ?] où j’ai demeuré cinq jours120 ».

24 et sans doute 28 août 1689 : Rencontres.

25 août 1689 : Armand-Jacques, le fils aîné de Madame Guyon, est blessé à l’engagement de Valcourt. Il restera estropié121.

26 août 1689 : sa fille Jeanne-Marie épouse Louis-Nicolas Fouquet, comte de Vaux.

29 août 1689 : Fénelon, prête serment devant le roi comme précepteur du duc de Bourgogne. Il commence son enseignement le 3 septembre et réside désormais à Versailles.

Début octobre 1689 : Fénelon « n’a pas assez de foi ». Crise de novembre122.

Janvier 1690 ? : Lettre de Fénelon à Mme de Maintenon123, « sur ses défauts. »

Février 1690 : « Pour ma santé, elle est bien détruite…124 »

L’année 1690 est très mal documentée en ce qui concerne Madame Guyon : « Ayant quitté ma fille, je pris une petite maison éloignée du monde…125 » Longue période sans événements datés.

Jean-Baptiste Colbert, marquis de Seignelay, fils aîné du ministre, est assisté par Fénelon et meurt le 3 novembre 1690. (Les filles ont épousé les deux ducs de Beauvillier et de Chevreuse, disciples de Madame Guyon).

8 novembre 1690 : Fénelon va à Issy remettre une lettre à M. Tronson, son ancien confesseur, à la demande de Mme de Maintenon.

29 novembre 1690 : mise à l’index du Moyen court.

11 décembre 1690 : Fénelon participe à un conseil des directeurs de Saint-Cyr qui décide de la vocation de Mme de la Maisonfort.



I   La « Correspondance secrète » de l’année 1689

. À Fénelon. Octobre 1688.

Je suis depuis quelques jours dans un état continuel de prière pour vous.

Voilà quelques petits écrits, dans lesquels on vous prie en démission1 de réprouver tout ce qui n’est pas de l’Esprit de Dieu, et de faire à l’égard de ces écrits l’office de juge et de censeur2, car celle dont on3 s’est servi pour les écrire souhaite fort que tout ce qui se sera glissé d’elle soit ôté. Que de bon cœur l’on exposerait tous les autres à votre lumière, et avec quel plaisir vous prierait-on de brûler tout ce que le propre esprit aurait produit, si l’on ne craignait de vous fatiguer de leurs lectures ! Si cependant vous ne les jugez pas indignes de votre application, je vous enverrai ceux qui sont transcrits, les originaux étant trop difficiles à lire, que je vous ferais voir dans la suite, si vous vouliez.

Vous devez par retour ne rien épargner dans ces écrits, puisque je vous les présente avec autant de soumission que de simplicité. Si les propositions que j’ai mises sur cette feuille trouvent chez vous du rebut4, rayez-en ce que vous n’approuverez pas. J’ai un instinct de vous faire juger de ce que j’ai écrit. Lorsque vous aurez lu ce que je vous envoie, vous aurez la bonté de me les renvoyer avec la correction. Je ne vous enverrai aucun autre, [à moins] que vous ne me marquiez précisément que vous n’en serez pas importuné, mais cela sans nulle façon. Ne regardez pas à la personne, qui n’a rien que de méprisable. Dieu l’a choisie de la sorte afin que la gloire de Ses œuvres ne fût point dérobée. Dieu me donne en vous beaucoup de confiance, mais elle ne vous sera jamais à charge, car cela n’exigera aucuns soins qui puissent se faire remarquer. Si vous voulez bien que je m’adresse à vous dans la suite, je le ferai par la voie que je vous ai marquée, et non autrement. Si Dieu vous inspire de me refuser, faites-le sans façon ; mais pour moi, je suivrai toujours le mouvement de vous soumettre toutes choses. J’ai suivi votre conseil pour la confession.

Je suis depuis quelques jours dans un état continuel de prière pour vous. Non que je désire rien de particulier, ni que je demande chose aucune : c’est un état qui peut être comparé à une lampe, qui brûle sans cesse devant Dieu5. C’était l’état de prière de Jésus-Christ, et c’est pourquoi les sept Esprits qui sont devant le trône de Dieu, sont bien comparés aux sept lampes qui brûlent jour et nuit6. Comme ce que Dieu veut opérer en vous par cet état de prière trouve chez vous encore quelque opposition et n’a pas son effet, cela me fait souffrir une peine très forte qui est comme un resserrement de cœur, en sorte que j’éprouve que celui qui prie en moi7 n’est pas exaucé entièrement. Cette prière n’est nullement libre en moi ni volontaire, mais l’esprit qui prie n’a pas plutôt eu son effet que la prière cesse et donne lieu à l’effusion de la grâce. Cela m’arrive souvent pour les âmes, mais moins fortement et pas si longtemps. Il faut que les desseins de Dieu sur vous s’accomplissent. Vous pouvez bien les reculer par un arrangement presque imperceptible, mais non les empêcher. Leur retard ne servira qu’à augmenter la peine et allonger la rigueur. Souffrez ma simplicité.

- Dutoit, t. V, Lettre I, p. 191-194 (par la suite, cité Dutoit ou [D]) - Maurice Masson, Fénelon et Madame Guyon. Documents nouveaux et inédits, Paris, 1907, Lettre I, p. 13-15 [par la suite cité Masson ou [M] - Madame Guyon et Fénelon, La Correspondance secrète, Paris, Dervy, 1982, Lettre I, p.45. [Cette dernière édition préparée par B. SAHLER reproduit fautivement celle de M. Masson, sans notes, mais en rétablissant les passages spirituels omis par ce dernier].

La chronologie des lettres est souvent incertaine. En l’absence d’arguments contraires déterminants nous suivons l’ordre établi par Masson. La présente lettre « est certainement la première ou l’une des premières de cette Correspondance, puisque Mme Guyon y fixe elle-même les conditions et la nature de leurs relations épistolaires », [M] note 2, p.15.

Les circonstances de la rencontre initiale entre Fénelon et Madame Guyon sont résumées ainsi par [O]: « La première rencontre de Fénelon et de Mme Guyon, sortie de la Visitation de la rue Saint-Antoine le 13 septembre 1688 … avait eu lieu au château de Beynes, appartenant à la duchesse de Charost … un peu avant le 3 octobre, date à laquelle l’abbé écrivit une lettre de Paris, où ils étaient revenus dans le même carrosse. Fénelon était encore « prévenu contre elle sur ce qu’il avait ouï dire de ses voyages » ... mais d’après A. M. Ramsay … un séjour qu’il fit à Montargis … (il pouvait y être allé voir les filles des Beauvillier, pensionnaires chez les bénédictines) le rassura… » [O], T.III p. 153, note 1 à la lettre de Fénelon n°. 44. Pour plus de précisions on se reportera à [M], Introduction, p. 13 et suivantes.

1En démission d’esprit ou abandon à la conduite divine.

2« L’auteur quoique infiniment plus avancé que Fénelon, puisqu’elle était dans la vie divine, veut bien soumettre ses écrits […] pour donner en sa personne l’exemple de la démission où se trouve toute âme qui n’a plus de moi et de propriété […] » D

3Dieu.

4Rebut : action de repousser.

5« O mon Dieu!... je ne veux subsister que pour me consumer devant vous, comme une lampe brûle sans cesse devant vos autels... » Fénelon, Instructions et Avis, [G] t.VI, p.108, d, cité par [M].

6Apoc. 4, 5.

7Rom. 8, 26 : L'Esprit aussi aide notre faiblesse : car nous ne savons ce qu'il faut demander, ni nous ne le savons pas demander comme il faut ; mais l'Esprit même le demande pour nous avec des gémissements ineffables. (Rom., 8, 26.) ; v. l’Index des citations bibliques pour les citations reprises deux ou plusieurs fois par Madame Guyon.

. À Fénelon. Octobre - novembre 1688.

Union intime : « Il a voulu se servir de ce méchant néant, pour vous communiquer Ses miséricordes. »

Depuis hier au matin que je me suis donnée l’honneur de vous écrire, surtout cette nuit que j’ai passée sans presque dormir, j’ai été si fort appliquée à Dieu pour vous, et la1 suis encore, qu’il me semble que mon âme se consume devant Lui pour vous. Vous m’êtes très uni, et mon cœur se répand dans le vôtre sans peine. La sécheresse me paraît moindre : il me semble que Dieu verse dans ce cœur tout ce qui vous est nécessaire pour soutenir votre emploi, et que plus Il vous élève d’un côté, plus Il vous abaisse de l’autre, voulant que Ses grâces passent par un si misérable canal2. Mais je me sens depuis ce temps très renouvelée dans l’application à Dieu pour vous, de manière que Dieu me presse encore plus que devant, me tenant sans cesse dans Sa présence pour vous avec bien de la force et de la douceur. Je ne puis douter que ce ne soit pour vous, car mon âme est appliquée par Dieu même à la vôtre de telle sorte qu’il n’y a que l’expérience qui le puisse faire concevoir.

Je suis toujours plus certaine de ce que je vous ai mandé. Dieu me donne les choses de telle sorte qu’elles me viennent comme des pensées purement naturelles. Dans le moment, je sais que cela est, et je le dis ou l’écris sans savoir pourquoi je le dis : cependant tout se vérifie à la suite, et Dieu ne m’a point encore trompée, parce que je n’ai point ces sortes de choses par des lumières évidentes, mais comme si je les savais déjà. Elles se trouvent en moi de cette sorte. Mais comme mon état est très nu et fort pur, et qu’il ne reste rien (rien ne causant espèces et tout étant comme devenu naturel), lorsque l’on m’en reparle, je ne sais pourquoi j’ai dit cela et je ne sais quoi répondre.

Cependant, Dieu vérifie ce qu’Il a fait dire. Les lumières ou paroles intérieures que reçoivent quelques-uns ont souvent des significations différentes de ce qu’ils s’imaginent, parce que les expressions distinctes et les lumières portent cela avec elles. Mais ceci est tout différent. C’est comme une chose qui est, sans savoir qui l’a apprise, ni pourquoi on la dit. Il y a de ces sortes de choses certaines qui portent avec elles une certitude avec une onction : et celles-là sont assez infaillibles. Il y en a d’autres qui se disent tout naturellement et sans y penser ; elles viennent cependant du fond, et celles-là sont immanquables. Mais il y a de simples pensées que la conversation ou le raisonnement font venir, et celles-là n’ont rien de fixe ni d’assuré. Et qui voudrait que, parce qu’une personne est à Dieu au point d’avoir cette science simple (qui est le fruit d’une extrême mort), que tout ce qu’elle dit par son esprit ou raisonnement naturel sur les choses qu’on lui propose eût le même caractère, se tromperait beaucoup. Ainsi cela doit faire une grande différence.

Il y a des âmes qui ne m’appartiennent point, auxquelles je ne dis rien de tout cela. Mais celles qui me sont données, comme la vôtre, Dieu, en me les appliquant très intimement, me fait aussi connaître ce qui leur est propre et le dessein qu’Il a sur elles. Je l’ai connu et vous l’ai écrit dès le commencement, dans le temps même que je n’avais point de commerce de lettres avec vous. Et Dieu l’a voulu de la sorte, afin de vous faire voir que Son esprit est vérité, et à mesure que, dans plusieurs années d’ici, le reste se vérifiera, ce vous sera un témoignage qu’Il a voulu se servir de ce méchant néant pour vous communiquer Ses miséricordes et pour l’accomplissement de Ses desseins sur vous, afin de vous servir de contrepoids.

C’est donc un moyen d’avancement et de communication intérieure pour vous, quoique de loin, et qui ne peut être interrompu par la distance des lieux. Il ne le pourrait être que par le défaut de correspondance3 de votre part, qui, jugeant cela inutile et même croyant par indifférence qu’il est mieux de ne point vouloir son avancement, se tromperait. Car Dieu veut assurément cette docilité de vous pour un temps, jusqu’à ce qu’Il vous ait entièrement perdu en Lui : alors ce ne sera plus une communication pareille à celle d’une fontaine supérieure, qui se déchargera dans une autre, mais comme deux rivières portées l’une dans l’autre à la mer ne font plus qu’un seul lit égal, qui n’est plus qu’une même eau. Je ne sais si je m’explique bien.

Recevez donc ce pauvre cœur, puisque Dieu le veut de la sorte. Et soyez assez petit pour agréer ce moyen, qui glorifie d’autant plus Dieu qu’il est plus bas et misérable. C’est assurément, oui assurément, dans cette union que Dieu vous donnera ce qui vous sera nécessaire pour tout. Je crois que vous serez assez abandonné pour être content de manquer à tout. Mais vous devez vouloir cela, parce que Dieu le veut. On ne peut être plus unie à vous que je la suis. J’y trouve même assez de correspondance.

Dutoit, t. I, Lettre LV, p. 180-185 - Masson, Lettre I, p. 15-17.

1« Vaugelas [...] signale cet accord [...] comme une faute, que font toutes les femmes « et de Paris et de la Cour », [M] note 2, p.17.

2Mme Guyon. Vie 1.18.1 : « Dieu lui fit tant de grâces par ce misérable canal, qu’il [le P. Lacombe] m’a avoué depuis qu’il s’en alla changé en un autre homme. » ; Vie 3.10.1 : « …et l’on me faisait comprendre en cela que l’on voulait beaucoup l’avancer et qu’il [Fénelon] ne lui serait rien donné que par ce misérable canal. »

3Vie 3.9.10 : « Il me fut demandé un consentement : je le donnai; alors il me parut qu’il se fit de lui à moi comme une filiation spirituelle. J’eus occasion de le voir le lendemain, je sentais intérieurement que cette première entrevue ne le satisfaisait pas, qu’il ne me goûtait point, et j’éprouvai un je ne sais quoi qui me faisait tendre à verser mon cœur dans le sien, mais je ne trouvais pas de correspondance, ce qui me faisait beaucoup souffrir. La nuit, je souffris extrêmement à son occasion. Nous fûmes trois lieues enfermés en carrosse ; le matin, je le vis, nous restâmes quelque temps en silence et le nuage s’éclaircit un peu, mais il n’était pas encore comme je le souhaitais. Je souffris huit jours entiers, après quoi je me trouvai unie à lui sans obstacle ».

. À Fénelon. Octobre – novembre 1688.

Assurance d’une vie profonde orientée vers Dieu.

Outre le goût général que j’ai pour votre âme, qui m’est une certitude continuelle qu’elle est comme Dieu la veut, c’est qu’il est aisé de juger même par vos paroles, que, quoique l’extérieur soit fort éteint chez vous, il y a cependant une vie profonde, et d’autant plus pure que Dieu en est seul le principe et la fin : il y a une activité amoureuse, quoique secrète et cachée ; et la volonté, qui est le siège de la vie intérieure, comme le cœur est celui de la vie animale, a une activité continuelle mais profonde.

Ce qui fait que cette vie est fort cachée, c’est qu’elle est toujours tendante directement à sa fin et que, ne se recourbant point par le propre intérêt, elle est comme une flamme toujours droite, qui ne gauchit point, parce que le propre intérêt est fort amorti quant au fond, quoique non pas quant aux sentiments extérieurs. C’est pourquoi cette même bouche qui dit : « Je ne désire aucune perfection ; je suis indifférent que Dieu verse les grâces dans un autre vase que dans le mien ; je laisse prendre à Dieu ce qu’Il veut, mais je ne Lui donne rien », dit en même temps : « Lorsque Dieu demande un morceau, je donne toute la pièce1. » Cela ne fait-il pas voir un sacrifice réel, un abandon qui se forme dans l’intime de l’âme, sans qu’elle s’en aperçoive, à cause de sa souplesse ? C’est comme celui à qui l’on prend quelque chose de ce qu’il tient, et qui ouvre la main pour laisser prendre tout le reste, parce que son inclination est qu’on le prenne. L’amour est donc vivant dans ce cœur, quoiqu’il soit couvert de la cendre d’un extérieur plus éteint.

D’où vient que l’on paraît plus mort dans l’état où vous êtes, que dans un état plus avancé ? C’est que les sens ne sont pas réveillés, ils sont plus éteints, et que Dieu conduisant l’âme peu à peu, de foi en foi, de mort en mort, il s’agit présentement de mourir à tout désir et à toute tendance quelle qu’elle soit. Or comme une tendance vers un bien, comme serait la perfection, serait une vie propre (puisqu’elle a notre propre satisfaction pour objet, quoique l’on n’y pense pas actuellement), Dieu, qui ne veut que Lui-même, ôte à la volonté toute tendance propriétaire2 par rapport à Lui-mêmea : elle ne songe ni à perfection ni à sainteté, et ne pourrait faire un pas pour toute la sainteté possible, parce qu’elle ne peut rien vouloir pour elle, ni par rapport à elle ; il faut qu’elle demeure comme on la fait être de moment en moment et, comme le désir d’un bien propre serait en effet de l’amour propre, il lui est ôté, car on ne désire un bien pour soi qu’autant que l’on s’aime soi-même.

Il n’en est pas de même des sentiments extérieurs pour les biens extérieurs, honneurs et le reste : ils se réveillent souvent parce que, comme ils n’appartiennent qu’àb la volonté animale, celle-ci semble se fortifier par l’amortissement de la supérieure. On est souvent surpris qu’en perdant toute[s] sorte[s] de bons désirs, il en naît d’imparfaits à sa place : il semble que l’on cesse de vivre dans le bien pour vivre dans le mal. Cela n’est pas pourtant, quoiquec cela paraisse de la sorte. Le plus grand de tous les biens est de n’avoir point d’autre volonté que celle de Dieu, quoiqu’elle semble détruire notre être moral et vertueux, et de n’avoir d’amour que pour Dieu seul.

L’amour pur et direct exclut toute vue de bien propre de la créature, quelque sublime qu’il paraisse, même celui de l’éternité par rapport à nous, mais on accepte en même temps tous les maux par rapport à soi. Et c’est le degré le plus parfait de l’amour, qui semble rendre à l’âme la vie qu’elle avait perdue, et lui donner quelque chose d’actif extérieurement : ceci paraît plus vivant, quoiqu’il procède d’une plus profonde mort et d’un amour plus épuré.

L’état où vous êtes exclut tout désir de bien par rapport à vous, ce qui marque beaucoup de mort et de désintéressement. Cela n’a besoin d’aucune action que de celle de se laisser éteindre tout à fait : c’est pourquoi vous ne trouvez point en vous de vie, ni rien qui vous pousse à vous sacrifier vous-même, parce que l’on ne vous demande rien. On ne vous ôte que l’amour propriétaire qui pourrait tendre à quelque bien par rapport à la foi ; mais on ne vous met pas encore dans le degré du sacrifice, qui, s’immolant soi-même et se voulant toute douleur possible, marque une action qui n’est point vie dans l’âme, mais un mouvement qu’on lui donne. Les uns se laissent ôter la vie, les autres se livrent à la mort : ils suivent en cela le principe différent qui les anime.

L’amour qui se laisse dépouiller est un amour pâtissant, et non-agissant. L’amour qui, après s’être laissé dépouiller, se livre lui-même à la mort, est souffrant et agissant. Or l’état de sacrifice est ce dernier, après que Dieu a pris plaisir d’ôter toute tendance au bien par rapport à la foi. J’entends : bien propre. Je mets au rang des biens propres tout ce qui n’est pas essentiel. Il n’y a d’essentiel à la gloire de Dieu que cette même gloire et Sa propre félicité, qu’Il sait trouver dans notre destruction. Il sera glorieux et content, quand je serais éternellement misérable. Ainsi, je puis non seulement être indifférente sur ma perfection, mais sur ma perte même : je puis et dois m’immoler à cette perte, lorsqu’on l’exige de moi. Et tout cela [n’est que] par rapport au principe du pur amour, qui ne regarde comme bien et comme mal que ce qui peut procurer quelque avantage ou causer quelque perte à la personne aimée : il est certain que, quoi qu’il puisse arriver de moi, Dieu n’en recevra nulle altération dans Sa gloire, ni dans Son plaisir.

Je ne dois donc, quoi qu’il m’arrive, si je n’ai point d’intérêt propre, recevoir nulle altération, quant au fond, d’aucun bien, ni d’aucune peine : je dis, quant au fond, car le sentiment (qui est et sera toujours un [sic] animal) en reçoit souvent, durant que toute l’âme ne plie pas, ni n’a pas la moindre émotion pour les douleurs les plus extrêmes.

Je dis donc qu’après que Dieu a dépouillé l’âme de tout ce qui la faisait subsister dans le bien, Il l’invite souvent au sacrifice. Alors Il lui donne une vigueur pour s’immoler sans cesse. Et, comme Il ne dit jamais : « C’est assez de désintéressement », Il ne dit non plus jamais : « C’est assez de haine de soi-même. » Ce n’est pas assez, ô amant, que tu laisses enlever à l’Amour tout le bien qu’Il t’a fait : il faut que tu t’immoles pour ce même Amour à toutes sortes de rigueurs, et rigueurs d’autant plus cruelles qu’Il ne dit jamais : « C’est assez3 », qu’Il prend au mot de tous les sacrifices qu’Il fait faire, et qu’Il prend d’autant plus qu’on Lui donne davantage. C’est un Amour nu, qui, s’étant une fois emparé d’une âme, fait un effet tout contraire à ce que l’on attribue à l’amour. On dit que l’amour ne se laisse jamais vaincre en bienfaits, mais cet Amour cruel et impitoyable fait tout le contraire : plus on Lui donne, plus Il exige. Plus le sacrifice est pur et désintéressé, plus Il fait perdre à l’homme ce qu’il estime le plus, plus aussi Il découvre de nouvelles matières de sacrifice ; et lorsqu’il semble que tout soit fait, et qu’il n’y ait plus rien à sacrifier, c’est alors qu’Il découvre cent choses qu’Il veut encore qu’on Lui immole. Et comme, lorsqu’Il ne fait que dépouiller l’âme et qu’Il ne lui donne aucune pente pour se sacrifier, Il ne lui donne non plus aucune vue de ce qu’Il veut qu’on Lui sacrifie (du moins en détail), et alorsd il ne s’agit pas de s’immoler par pratique, de même, lorsque Dieu invite au sacrifice, il faut une fidélité inviolable pour se sacrifier.

Au commencement Dieu le veut plus fortement, et comme Il instruit l’âme par son expérience, Il l’exige aussi avec une autorité souveraine. Ensuitee cela se fait plus doucement. Mais enfin plus jaloux, Il veut que le moindre signe de Sa volonté soit un commandement absolu et plus le sacrifice devient fort et terrible, plus Celui qui le commande Se cache : Il ne donne qu’un petit signal et Il est obéi en Souverain d’un cœur qui L’aime souverainement.

Combien au commencement est-Il appelé impitoyable et cruel ? Combien Lui fait-on de requêtes que l’on ne veut pas qu’Il accorde ? Car dans le même temps que l’on voudrait être affranchi de Ses cruautés, on craint plus que la mort d’être épargné par Lui et, se laissant conduire aveuglément par un amour très éclairé, cet amour fait que l’âme s’immole elle-même et n’attend pas un commandement ; mais la moindre vue qui lui est donnée de la volonté de Dieu a plus de force pour se faire obéir que toutes les violences dont Il a usé au commencement. Ô Amour, celui qui ne t’éprouve point ne te saurait connaître ! Car Tu vis si fort déguisé que tous ceux qui ne Te possèdent pas, ne Te pourront jamais reconnaître.

Jésus-Christ, modèle de tous les états, dit de Lui-même par Son prophète : Il est écrit de moi que je ferai votre volonté4 ; c’est le premier état du sacrifice, qui est l’état de pure souffrance, ou l’état passif. Puis parlant de sacrifices et d’immolations libres et volontaires, il ajoute : J’ai dit : me voici, ce qui marque une immolation entière, libre et volontaire, une action très passive, et une passivité très agissante. Il est écrit à la tête du livre. Ceci marque quelque chose de tout passif dans la volonté, qui est toujours soumise au décret éternel et qui se laisse sans vie à ce qu’il ordonne de l’âme ; mais cet endroit, me voici, marque un sacrifice que l’on fait et une immolation volontaire.

L’âme éprouve en même temps deux choses qui paraissent contraires : l’une marque qu’il n’y a point de liberté et l’autre est un argument invincible de cette même liberté. Premièrement l’âme est impuissante de refuser ouf [de] ne pas faire ce que l’on exige d’elle, et dans ce temps elle ne trouve plus de liberté. Je sais que cela est comme je le dis, quoique j’en ignore la cause. Mais lorsqu’il s’agit de souffrir, elle souffre librement ; et si elle ne le fait pas, elle arrête et suspend les desseins de Dieu, de sorte que cette âme reste arrêtée, tant que son refus (qui est souvent très délicat) subsiste. C’est ainsi qu’il y a continuellement en cette âme des choses qu’elle veut très librement, et d’autres où elle est nécessitée sans pouvoir s’en défendre, car la violence qu’on lui fait est telle qu’il est impossible de la concevoir sans expérience.

Quoique ce que je vous écris vous paraisse peut-être peu utile, si vous aviez la bonté de mettre à part cette lettre, vous verriez un jour que je vous ai dit la vérité. Toutes les âmes d’expérience ne peuvent ignorer la conduite de l’Amour pur qui Se montre dans l’immolation avec tous Ses attraits et qui souvent dans l’exécution ne Se montre plus, qui Se cache et disparaît sitôt que l’amante a fait ce que veut l’Amour, de sorte qu’après l’avoir engagée par Ses charmes à lui obéir, Il ne lui laisse pas la douceur de connaître si elle Lui a obéi ni s’Il a agréé son obéissance. Ô Amour, plus doux dans Tes plus étranges rigueurs que Tu n’as été aimable dans Tes douceurs ! Tu possèdes si fort celui duquel Tu t’es rendu maître que plus Tu lui es sévère et impitoyable, plus Tu le tyrannises, plus est-il passionné de Toi ! Ce n’est point ici de ces ardeurs naissantes, qui ont plus de sentiment que d’effet. Celle-ci a tout l’effet sans aucun sentiment, une force infinie sans nulle vie, une ardeur invincible sans nulle chaleur.

Prenez garde que, dans l’état d’amortissement où vous êtes, le fond est même vivant, quoique les sentiments soient morts. Souvent vous éprouverez des sentiments vifs, et un fond mort ; mais ensuite les sentiments sont morts pour certaines choses, et le fond très vif. Dieu seul connaît ce qu’Il me fait vous être.

- Dutoit, t. II, Lettre CXLV, p. 418-429 - Masson, Lettre III, p. 17-23 - A.S.-S. ms. 2057 f°253r° à258v° [259r° à 260v° puis 240r° à 241v° appartiennent à une autre lettre]. Ce ms. très probablement de la main d’une fille de Madame Guyon donne un texte continu à la ponctuation très réduite et sans aucune parenthèse. Nous donnons en notes ses rares variantes par rapport à Masson.

aà elle-même. Elle A.S.-S. ms. 2057 f°254r°.

bcomme il n’appartient qu’à A.S.-S. ms. 2057 f°254r°.

cCela n’est pas quoique A.S.-S. ms. 2057 f°254v°.

d qu’alors D que nous corrigeons.

eAvec autorité de souverain. Ensuite A.S.-S. ms. 2057 f.257r°.

fliberté la première [f.258r°] est impuissance de refuser ou A.S.-S. ms. 2057.

1« Heureux celui qui présente hardiment toute l’étoffe, dès qu’on lui en demande un échantillon ! » Fénelon, Instructions, [G] t.VI, p.124, g. [M].

2« Ce motif d’intérêt spirituel qui reste toujours dans les vertus tandis que l’âme est encore dans l’amour intéressé, est ce que les mystiques ont appelé propriété. » Fénelon, Explication des Maximes des Saints... article XVI, vrai. Fénelon (Le Brun) I, p. 1050.

3« Votre amour est tyrannique ; il ne dit jamais : c’est assez ; plus on lui donne, plus il demande. » Fénelon, Instructions, [G] t.VI, p.109, g. [M].

4Ps. 39, 9-10 : « Vous n’avez voulu ni sacrifice ni oblation, mais vous m’avez donné des oreilles parfaites. - Vous n’avez point demandé d’holocauste ni de sacrifice pour le péché, et j’ai dit alors : Me voici, je viens. » (Sacy).

. À Fénelon. Novembre 1688.

Faut-il brûler ou conserver la rédaction de sa Vie ?

Vous m’avez promis, monsieur, que vous ne me manqueriez pas, surtout lorsqu’il n’y aurait rien à risquer pour le dehors. Trouvez donc bon, s’il vous plaît, que je suive dans ma simplicité le mouvement qui m’est venu de vous consulter sur deux choses. La première, sur cette disposition : elle est ancienne, comme vous voyez. Ne laissez pas, s’il vous plaît, de m’en dire votre sentiment et de me la renvoyer cachetée.

La seconde chose que je vous demande est que l’on me commanda, il y a quelques années, d’écrire ma vie : l’on m’avait ordonné de la poursuivre, et je l’ai fait par pure obéissance1. Je n’ai eu aucune peine d’y écrire et mes misères et les miséricordes de Dieu. Les premières sont ce qui est à moi, et le reste est tellement à Dieu que je n’y ai point de part. À présent que Dieu m’a ôté les personnes auxquelles j’obéissais2 et qu’Il me donne pour vous, monsieur, une entière confiance, étant toujours plus convaincue que vous êtes la personne qui me fut montrée il y a huit ans3, je vous prie, monsieur, de me dire, si je dois conserver ou brûler ce que l’on m’a fait écrire ou continuer ? Cela me serait, que je crois, encore plus pénible que jamais, à cause de l’extrême simplicité de mes dispositions, dont je ne puis plus rien dire : je ne puis parler que des faits particuliers ou de ce qui s’exprime, qui est la moindre partie de l’état que je porte ; et encore j’ai si peu de mémoire que j’oublie ou j’use de redites.

Si vous voulez bien m’honorer d’un petit mot de réponse, je vous prie qu’elle soit cachetée et que l’on ne sache point ce que vous aurez décidé là-dessus. Je vous obéirai aveuglément, n’ayant rien de propre, et je vous promets aussi ou de brûler votre réponse ou de vous la renvoyer, et que le secret sera inviolable. Mes importunités seront rares, quoique mon estime et ma soumission soient continuelles : vous connaissez le caractère. J’ai des excuses à vous faire de vous avoir envoyé des papiers mal copiés et souvent sans sens, pour ne les avoir pas relus.

- Dutoit, t. V, Lettre II, p. 195-197 - Masson, Lettre IV, p. 23-24.

1« Fait ce 21 d’août 1688, âgée de quarante ans, de ma prison, que j’aime et chéris en mon amour. Je ferai des mémoires du reste de ma vie pour obéir et pour achever un jour si l’on le juge à propos. », Vie 3.8.4.

2Le Père Lacombe, en prison.

3« Il me fut donné à connaître que dès 1680 que Dieu me le fit voir en songe, il me le donna et qu’il me donna à lui, mais je ne le connus qu’en 1688 », Vie 3.10.1, passage rétabli à partir du ms. A.S.-S. 2057 (746) et du ms. de Saint-Brieuc (5.257). Le songe du bel oiseau mystérieux, qui se donne tout à fait à Mme Guyon, eut lieu à Turin, peu de temps avant son départ pour Grenoble et Paris. Vie 2.17.5.

. De Fénelon. 2 décembre1688.

« Je m’imagine, sans le savoir, qu’on ne voit plus que Dieu, sans Le voir d’une manière à pouvoir exprimer cette vue… »

L’écrit que vous m’avez envoyé, madame, m’a fait un grand plaisir, et je n’y ai rien trouvé qui ne m’édifie beaucoup. Vous pouvez compter que je parle sans complaisance ou compliments, et que vous pouvez prendre toutes les paroles à la lettre, sans en rien rabattre.

Pour les choses de votre vie qu’on vous a obligée d’écrire, je n’hésite pas à croire que vous ne devez pas les brûler. Elles ont été écrites simplement par obéissance. Dieu en tirera peut-être quelque fruit en son temps et quand Il n’en tirerait jamais d’autre que celui de vous faire renoncer là-dessus à toute réflexion, ce sera assez. La même simplicité qui vous a fait écrire doit supprimer tous les retours par lesquels on serait tenté de brûler ce qui est déjà écrit.

Je raisonnerais autrement pour la suite. Vous ne devez écrire qu’autant que vous vous y sentez poussée. Non seulement vous devez suivre votre grâce, mais encore ceux qui vous donnent leur avis doivent l’observer et la suivre, ce me semble, en tout. Dans l’état où vous êtes, c’est gêner1 l’esprit intérieur que d’entreprendre de soi-même un travail : il faut seulement se prêter à ce que Dieu veut faire. Si donc vous sentez une grande répugnance à écrire, vous devez vous en abstenir, à moins que vous n’ayez un mouvement intérieur qui vous pousse à surmonter cette peine même. De plus, la simplicité et l’uniformité de votre état font qu’il doit être très difficile à représenter. Je m’imagine, sans le savoir, qu’on ne voit plus que Dieu, sans Le voir d’une manière à pouvoir exprimer cette vue. C’est toujours Dieu seul, toujours la même chose qui échappe à tous les termes. Je croirais seulement que vous feriez bien de dire sur cette disposition ce que Dieu vous donnerait d’expliquer, et cela une seule fois. Je suppose en tout ceci que vos dispositions de Dieu à vous ne varient point, parce que je conçois2 que plus on se simplifie, moins il y a de variété.

Pour les dispositions qui vous viennent soit à l’égard des autres personnes, soit à l’égard des dispositions extérieures, je crois que vous feriez bien de les écrire librement, courtement et avec les précautions nécessaires pour la sûreté du secret, ne marquant jamais aucun nom qu’on puisse ni lire ni deviner si vos papiers viennent à être lus3, et laissant néanmoins à quelque personne affidée4 la clef de tous les noms qui seraient en blanc ou en chiffre5. J’ai dit que vous pourriez écrire les choses courtement : ceci n’est pas par rapport à vous, qui avez peu besoin de cette règle, mais par rapport à ceux qui liront peut-être ces choses dans la suite et auxquels il en faut faciliter la lecture. Mais enfin, par préférence à tout le reste, il faut se conduire dans la liberté de l’Esprit de Dieu6. Je suis en Lui, madame, très fort dévoué à votre service.

Quand vous aurez lu cette lettre, je vous supplie de la renvoyer cachetée à M. le duc de Chevreuse7. Pour les vues que Dieu vous donne sur les mystères ou sur les sens des passages de l’Ecriture ou sur les vérités de la religion, je crois que vous n’avez qu’à les écrire selon le mouvement de votre cœur. Ce 2 décembre.

- Dutoit, t. V, II bis, p. 197-200 - Masson, V, p. 24-27 - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 44.

1Soumettre à une contrainte pénible.

2Concevoir, « comprendre », mot plus fréquent qu’aujourd’hui. Mme Guyon répondra : « Mon état est invariable et toujours le même depuis plus de huit ans » (Lettre suivante, 5e à Fénelon). [O].

3« Fénelon reconnaîtra les 16 avril, 12 juin, 11 juillet et 16 octobre 1689 son caractère précautionneux. Cependant son conseil était sage puisque le principal de ces noms n’était autre que celui de l’archevêque de Paris, Harlay. » [O].

4Affidé, « en qui l’on a confiance ».

5Mme Guyon a suivi ces conseils dans les pages de son autobiographie relatives à Fénelon lui-même.

6II Cor., 3, 17 : « Or le Seigneur est Esprit, et où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté » (Amelote).

7« Né le 7 octobre 1646, Charles-Honoré d’Albert fut créé duc de Chevreuse en 1667, année de son mariage avec Jeanne-Marie-Thérèse Colbert (fille aînée du ministre) […] Après avoir fait sa première campagne au Saint-Gothard et avoir été colonel au régiment d’Auvergne, il était capitaine-lieutenant des chevau-légers de la Garde depuis 1670… » [O] consacre la suite de sa note sur le duc de Chevreuse à discuter de l’origine des relations de celui-ci avec Fénelon. Il éclaire aussi le milieu du cercle de Montmartre, dirigé par Monsieur Bertot avant d’être repris par Madame Guyon. Il conclut en accord « avec le témoignage de Cl. Fleury : M. de Chevreuse vit Mme Guyon en passant en 1689 [1688 ou plus tôt] et fit plus grande connaissance avec elle en 1693. Après avoir eu plusieurs conversations et lu ses ouvrages, il en parla à M. de Meaux, le priant de l’examiner. M. de Chevreuse lui donna le Moyen Court et les Torrents. »

. À Fénelon. Décembre 1688.

Son état invariable, simple et nu. Elle confie le sort de ses écrits à Fénelon.

Je vous obéirai, monsieur, en tout ce que vous me dites. Mon état est invariable et toujours le même depuis plus de huit ans. Son étendue est aussi grande que sa simplicité et nudité est pure, ce qui n’empêche pas que Dieu ne donne quelque claire connaissance de Ses opérations en Lui-même et dans Ses créations, et qu’Il ne découvre Ses secrets d’une manière ineffable qu’Il fait exprimer Lui-même comme il Lui plaît. Il y a plus de quatre ans et demi que j’ai fini les écrits sur la Sainte Ecriture1, et ainsi je n’ai plus rien à écrire là-dessus.

Pour les originaux de ma Vie et de mes écrits, j’ai eu la pensée, monsieur, de les remettre entre les mains de M. d[e] C[hevreuse] dans une cassette dont je retiendrai la clef. Je lui ferai même la prière de les remettre entre les vôtres en cas que je vienne à mourir, afin que vous en fissiez ce qu’il vous en plairait et que vous les jetassiez au feu, si vous le jugiez à propos. L’on vous donnerait aussi les copies qui en sont faites.

Il y a six ans que je fis par obéissance un écrit de toute la conduite de Dieu sur l’âme, depuis la conversion jusqu’à la consommation: il n’est pas long et il est plein des vérités que je crois. J’ai eu un fort mouvement de le faire écrire au net et de vous en faire un petit présent. Sitôt qu’il sera achevé, je vous l’enverrai par la même voie : je vous prie, monsieur, de le garder comme un témoignage de l’entière confiance que Notre Seigneur me donne pour vous. Le défaut de secret de ma part ne vous fera jamais de peine.

....a Ce que vous me dites de l’état intérieur est la pure vérité. Il est bon pourtant de vous dire que quoique, dès que l’âme entre dans la simplicité de la foi, elle éprouve quelque chose de semblable à ce que vous dites, cela est cependant bien différent de ce qui est dans la suite, ainsi que vous l’éprouverez aisément lorsque Jésus-Christ, sagesse éternelle, vous sera révélé. Et après l’expérience la plus profonde de votre misère, je suis certaine qu’Il se manifestera à vous et qu’Il vous choisira d’une manière singulière.

- Dutoit, t. V, Lettre III, p. 200-202 - Masson, Lettre VI, p. 27-28.

aPoints de suspension signalant un texte perdu (Dutoit).

1Les livres de l’Ancien Testament avec des explications et réflexions qui regardent la vie intérieure, divisés en douze tomes…, À Cologne chez Jean de la Pierre, 1715 - Le Nouveau Testament de Notre Seigneur Jésus-Christ avec des explicationsDivisé en Huit Tomes. Soit 20 volumes édités par P. Poiret.

2Petit Abrégé de la Voie et de la Réunion de l’âme à Dieu dans Les Opuscules spirituels », p. 317 à 348 de l’édition de 1720. Mme Guyon tiendra sa promesse. Le petit écrit sera envoyé à Fénelon, qui en parlera longuement dans sa lettre du 11 août 1689 : « Je comprends et je goûte, madame, beaucoup de choses dans ce dernier écrit… ».

. À Fénelon. Décembre 1688.

Dieu « fera tout en lui, dans l’oubli où il est de soi-même. »

Comme je ne puis rien vous cacher, il faut que je vous dise qu’hier et cette nuit à plusieurs reprises, je me suis sentie attirée intérieurement avec grand goût pour penser à la personne que vous savez1, et j’ai eu une certitude plus grande des desseins de Dieu sur lui. Il m’a semblé que Dieu le dispense de la manière ordinaire dont Il fait marcher les autres, pour le plus avancer. Il me paraît que l’oraison que Dieu veut de lui est une liberté entière à suivre l’Esprit de Dieu, qui le portera beaucoup plus à se taire et à s’exposer au milieu de ses occupations qu’à prendre des temps réglés. C’est pourquoi il doit tout cesser au moindre signal qu’il en aura. Il doit conserver sa santé, ruinée par le travail de son esprit. Il lui faut peu de remèdes : le repos lui fera plus de bien que tous les remèdes du monde. Il n’a rien du tout à faire de son côté à présent : il est tel que Dieu le veut. Ce sera Lui qui fera tout en lui, dans l’oubli où il est de soi-même. Je ne vous dis pas cela pour le lui dire, à moins que vous n’en ayez un fort mouvement, mais seulement pour ne rien vous cacher, car je vois, je sens, je goûte que cette âme est à Dieu pour Lui-même, et qu’il faudra la bâtir à sa mode.

J’ai oublié de vous dire que la personne dont je viens de vous parler arriverait à la perte des puissances par un certain travail sans travail (je ne puis m’expliquer autrement), qui est une négation de tout, qui le met en nudité et en vide et lui donne ce non-vouloir qu’il a. Cela se fait en lui de cette sorte à cause des grandes lumières acquises qui font qu’il entre aisément dans ce qui est le plus parfait. Il n’en est pas de même en nous autres qui ne savons rien : ni voie, ni moyen de nudité ; Dieu nous a dénués en surmontant notre opération par l’abondance de la Sienne. Il arrivera sans cet ordre ; mais Dieu, avant ce temps, le mettra non dans la nuit active ou de négation, mais dans une nuit passive, qui sera une obscurité grande : jusqu’à présent il a possédé sa voie et son anéantissement, mais alors il sera réduit au néant, et il ne le saura pas2. Encore une fois, il n’y a rien à faire à présent pour lui. Il est bien qu’il suive son chemin jusqu’à ce qu’on le lui bouche de pierres carrées3. Ce que je vous dis ici est la vérité de son état et la conduite de Dieu sur lui, et vous le verrez.

Faites de ceci l’usage que Dieu vous inspirera, car, pour moi, je suis si fort à Dieu que je n’ai rien à ménager, pourvu que je sois fidèle à dire ce qu’Il veut que je dise. Je ne pourrais le faire sans Lui déplaire.

- Dutoit, t. III, Lettre CII, p. 449-452 - Masson, Lettre VII, p. 29-31.

1Fénelon.

2Ps., 72, 21-22 : « …je me suis vu comme réduit au néant, et dans la dernière ignorance - … devenu comme une bête en votre présence… » (Sacy).

3Jer., Lament., 3, 9 : « Il a fermé mon chemin avec des pierres carrées ; il a renversé mes sentiers. » (Sacy).

. À Fénelon. Décembre 1688.

Union des puissances suivi du trépas mystique. Abrégé de la conduite de Dieu à conserver.

La nuit ou mort, opérée par l’activité simple de la créature, se fait de cette sorte : c’est une privation de tout, n’admettant dans l’esprit nulle curiosité, ni dans la volonté nul goût, nulle inclination, nul désir, en sorte que la fidélité de la créature consiste à laisser tomber tout ce qui s’élève. Ceci est très important pour l’âme qui, à force de ne rien admettre, trouve que peu à peu tout désir lui est ôté, et toute envie de désirer : elle n’a de tendance ni de goût pour rien, et elle regarderait même comme imperfection d’en admettre quelqu’un. C’est jusqu’où peut aller la fidélité active, quoique simple, de la créature. Ceci est un amortissement, et non une mort. Cet amortissement fait le même effet que le dégoût de manger : un homme dégoûté n’appète rien, mais il répugne à quantité de choses.

Il n’en est pas de même du mort, qui n’a plus ni appétit ni répugnance : et c’est ce que Dieu fait en opérant la mort, que Lui seul peut causer. La volonté véritablement morte, ou pour mieux dire perdue à l’égard de l’homme qui la possédait, est passée en celle de Dieu, ce qui est le véritable trépas de la volonté. Elle se trouve également impuissante à répugner comme à désirer. Et, lorsqu’elle est réduite à cet état, elle est dans la consommation de l’unité, puisque ce que l’on appelle union plus ou moins parfaite, est le passage plus ou moins parfait de notre volonté en celle de Dieu.

Pour comprendre ce que je veux dire, il faut savoir que Dieu, attirant l’âme à Lui, le fait d’ordinaire par le moyen de la volonté. Cette volonté, se laissant entraîner à un je ne sais quoi qu’elle goûte sans pouvoir ni l’exprimer ni même le comprendre, attire à elle les autres puissances et réduit comme à un seul acte simple et indivisible les opérations des autres puissances, en sorte que toutes ses opérations réduites en un ne font plus qu’un seul et même acte, qui est également lumière et chaleur, connaissance et amour. C’est ce qui s’appelle union des puissances, qui n’exige point la mort ou le trépas dont je viens de parler, puisque ce n’est qu’un acheminement à ce trépas. Il exige cependant le renoncement ou négation de toutes choses, en la manière que je l’ai dit, sans quoi les puissances resteraient toujours multipliées dans leurs opérations et ne seraient jamais réunies.

Sitôt que les puissances sont toutes réunies, Dieu fait une autre opération, qui est de perdre ces puissances en Lui dans la même unité, attirant toute l’âme en Lui qui en est le centre, et la réduisant peu à peu dans Son unité, même en la faisant passer en Lui : ce qui s’appelle trépas. Après quoi, Il la transforme en Lui-même. C’est une véritable extase, mais extase permanente, qui ne cause point d’altération à l’âme qui la souffre, ni dans les sens, parce qu’avant que cette transformation se fasse, il faut que l’âme ait été purifiée de tout ce qu’il y avait en elle de répugnance naturelle ou spirituelle (cause de l’extase d’altération). Et toutes les peines de la vie spirituelle ne sont que pour détruire l’âme dans ses répugnances et contrariétés, pour la détruire, dis-je, foncièrement et non en superficie. Car tel croit n’avoir nulle répugnance, parce qu’il n’est point exercé et que Dieu ne lui demande rien, qui ensuite éprouve le contraire lorsque Dieu commence d’user de Son pouvoir souverain : car alors toutes ses répugnances, qui paraissent mortes, se réveillent de telle sorte qu’elles vont jusqu’à la résistance. Il y a un passage dans le livre des Rois qui dit, que c’est comme le péché d’enchantement de répugner, c’est comme une espèce d’idolâtrie que de ne vouloir pas se soumettre1.

Toutes les opérations de Dieu sur l’âme, les gratifiantes et les crucifiantes, ne sont que pour S’unir l’âme. Les gratifiantes unissent les puissances entre elles, et c’est où il y a plus de douceur que de peine ; les crucifiantes sont pour perdre l’âme en Lui, et elles sonta très pénibles. C’est ici ceb qui s’appelle union immédiate, union essentielle. Et lorsque cette âme est beaucoup passée en Dieu, que la volonté est disparue en ce qu’elle a de désir ou de répugnance, et qu’elle ne se découvre plus, c’est alorsque l’union essentielle est véritable, que l’âme est passée de la mort à la nouvelle vie, que l’on appelle Résurrection. L’âme alors, ne vivant plus en elle-même, étant morte à tout et passée en Dieu, vit de Dieu, et Dieu est sa vie. Plus cette vie nouvelle et divine s’augmente et se perfectionne, plus la volonté se trouve perdue, passée, et transformée en celle de Dieu. C’est alors que toute l’âme, réduite en unité divine, est retournée à son principe dans toute la simplicité et pureté où Dieu la demande.

Toutes les peines spirituelles, qu’on décrit avecc des termes si fort exagérants, ne sont que ce passage de l’âme en Dieu, qui est d’autant plus rude et plus long que l’âme résiste davantage. Ce n’est pas le dessein de Dieu de faire souffrir l’âme : au contraire, Il ne prétend que de la rendre heureuse, comme Il est lui-même infiniment heureux, et comme elle l’est en effet lorsqu’elle est passée en Dieu. Mais comme sa volonté répugne naturellement, même sans Le connaître (c’est ce qui s’appelle propriété), comme, dis-je, elle répugne à perdre tout ce qui est d’elle-même et tout ce qui la fait subsister en quelque chose que ce soit, bonne, juste ou raisonnable (car elle se retranche en tout), il arrive de là que plus la résistance est forte, plus ses peines deviennent violentes, jusqu’à ce que, l’âme étant réduite dans l’impuissance de résister, un plus fort qu’elle l’enlève. Alors elle se rend, non de son plein gré (à moins qu’elle ne soit extrêmement éclairée), mais comme une personne qui, n’ayant plus de force, se laisse entraîner au courant des eaux. Cependant elle fait souvent quelques essais (de résistance)2, sed persuadant qu’elle a encore des forces, mais ses efforts ne servent qu’à lui faire sentir sa faiblesse et son impuissance ; et cela lui arrive tant de fois qu’enfin elle fait volontairement ce qu’elle ne peut point nee pas faire, qui est de céder à Dieu. Et c’est alorsque Dieu la reçoit en Lui-même.

Cette purgation est la même que celle du purgatoire, et elle est passive. Si l’âme ne passe en cette vie dans ce purgatoire, elle y passera en l’autre. Jusqu’alors, quelques grâces, dons et faveurs que l’âme ait reçues, elle a été comme fixée en elle-même. Mais par la voie que l’on vient de marquer, elle passe en Dieu, se perd en Lui, et lui est unie sans milieu. Et ce sont ces âmes qui sont les délices de Dieu et qui font Sa volonté sur la terre comme les bienheureux dans le ciel.

Je n’ai pu me défendre d’écrire ce qui m’est donné. C’est pour la personne que vous savez. J’aime mieux la fatiguer que de déplaire à Dieu. Si elle voulait bien garder cette lettre par petitesse, elle trouverait dans quelques années que je lui ai dit la vérité et que c’est un abrégé de la conduite que Dieu tiendra sur son âme. Si vous voulez cependant la supprimer, vous le pouvez. Pourvu que j’obéisse à Dieu, il ne m’importe ce que les choses deviennent : ni le bon ni le mauvais succès ne me touche plusf.

- Dutoit, t. V, Lettre IV, p. 203-210 - Masson, Lettre VIII, p. 31-35. - A.S.-S. ms. 2057 f°259r° à 260v° puis 240 r° à 241v°. Ce ms. est une copie continue, peu ponctuée, probablement d’une fille de Madame Guyon.

Cette lettre, sauf le dernier paragraphe, se retrouve dans les Discours chrétiens et spirituels, t. II, Discours XXXV, p. 192-196, comme l’indique Dutoit. Masson ajoute : « J’ai suivi le texte des Discours, qui corrige heureusement sur quelques points celui des Lettres. » Nous reprenons ce texte des Discours tout en indiquant les rares variantes du ms. 2057 (en fait le plus sûr ?).  Selon Masson (note 5 p. 35) : « Il est probable que cette lettre de Mme Guyon répond à une lettre perdue de Fénelon, lui demandant des explications sur la fin de la lettre précédente [lettre 6e à Fénelon]. »

aEt celles-là sont A.S.-S. ms. 2057 f°240r°.

bC’est ce A.S.-S. ms. 2057 f°240r°.

cToutes les peines que les personnes spirituelles ont décrites avec A.S.-S. ms. 2057 f°240r°.

dsouvent [f°241r°] des essais se A.S.-S. ms. 2057.

ePeut pas [ne pas add.interl.] faire A.S.-S. ms. 2057 f°241r°.

ftouche pas. A.S.-S. ms. 2057 f°241v°.

1I Rois, 15, 23 : « Car c’est une espèce de magie de ne vouloir pas se soumettre ; et ne se rendre pas à sa volonté, c’est le crime de l’idolâtrie… » (Sacy).

2L’addition entre parenthèse a été probablement ajoutée par Dutoit (v. la variante du ms. 2057). L’édition Poiret-Dutoit ajoute ainsi souvent entre parenthèses une précision qui s’avère parfois inutile ; mais généralement il ne nous a pas été possible de distinguer sûrement entre : texte et parenthèses ajoutées, parenthèses seules ajoutées, parenthèses présentes dans l’original (le plus souvent perdu). Nous nous sommes donc généralement tenu au respect de D.

. À Fénelon. 25 décembre 1688.

Lettre écrite à deux heures après minuit : dévotion au petit Maître et pur amour.

L’on m’a rapporté mon petit-Maître1. Je n’eusse jamais osé espérer un si grand bien, si monsieur notre curé ne me l’était venu offrir. Jugez avec quel plaisir (cette fête étant pour moi ce qu’elle est) mon petit-Maître s’est donné à moi avec un naturel amour. Il n’a2 pas plutôt été dans ma poitrine que j’ai ressenti un renouvellement de candeur, d’innocence et d’enfance que je ne vous puis exprimer. Je lui ai demandé qu’Il vous mît dans l’état où Il vous voulait, et qu’Il vous fît entrer dans Ses desseins, qu’Il fût votre voie et votre conduite, qu’Il vous fît marcher dans Sa volonté, et non selon les idées de perfection et de vertus que vous vous êtes faites. Il me semble que cela sera. Ô, si vous pouviez comprendre ce qui est de l’entière désappropriation de toutes choses, le peu de cas que Dieu fait de la justice de la plupart des hommes, comment Il les examinera même avec rigueur, durant qu’Il prend Ses délices dans une petite âme bien humiliée et bien anéantie par l’expérience de ses misères et qui, n’attendant plus rien d’elle-même, espère tout de son Sauveur !

Qu’est-ce que les anges nous annoncent aujourd’hui qu’Il vient faire sur la terre, ce divin petit-Maître que j’aime infiniment ? Car je L’aime de Son amour même, comme je Le connais par Lui-même. Ô si vous saviez ce que c’est de connaître par le Verbe et aimer par le Saint-Esprit ! Vous l’apprendrez un jour. Qu’est-Il venu faire, dis-je, sur la terre, ce divin Sauveur ? Apporter la paix aux hommes de bonne volonté3 et glorifier son Père. La gloire a été au plus haut des cieux par Son anéantissement, lorsqu’Il a pris la forme du pécheur et qu’Il S’est fait péché pour détruire le péché. La paix est venue en ceux qui sont de bonne volonté. Qu’est-ce que d’avoir une bonne volonté ? C’est l’avoir conforme au vouloir divin, et l’avoir même perdue dans ce divin vouloir. Il est certain que notre volonté propre est une volonté maligne, vide de tout bien et pleine de tout mal. Il faut que notre volonté, pour être bonne, se perde dans le vouloir divin. Et comme Adam ne devint coupable que parce qu’il manqua de soumettre sa volonté à la volonté divine, l’homme redevient innocent par la soumission de sa même volonté à celle de Dieu, qui Se plaît d’exercer cette volonté de l’homme en toute manière, afin de la rendre toujours plus souple : car il n’y a rien dans l’homme d’opposé à Dieu que la volonté propre et la propriété, de manière que la moindre action de propre volonté serait reprochée avec des tourments inconcevables à une âme qui aime purement.

Mais, me direz-vous, comment connaître (en nous) la volonté de Dieu ? À ceci : lorsque Dieu exige quelque chose de Son autorité d’une âme qui Lui est entièrement soumise et qui est accoutumée aux mouvements de tous Ses vouloirs, et qu’elle fait ce que Dieu veut d’elle, son cœur est dilaté et entre dans la paix. Mais lorsqu’elle ne le fait pas, son cœur se rétrécit, se dessèche, et souvent se trouble : c’est que Dieu, qui la purifie, ne lui laisse pas passer la moindre imperfection sans la reprendre, et qu’Il l’éclaire même toujours plus sur la vérité de ce qui Lui déplaît. Quand l’âme est abandonnée à Dieu, elle éprouve, lorsqu’elle veut faire quelque chose que Dieu ne veut pas, cela. Si elle poursuit, elle est troublée dans l’action, et après l’action dans le moment son trouble augmente et continue, ce qui est une marque assurée de la faute. Au lieu que, lorsqu’elle fait quelque chose que Dieu veut d’elle, elle n’a ni aucun trouble dans l’action, ni aucun reproche immédiatement après l’action. Et s’il arrive dans la suite que les réflexions et le trouble n’attaquent que la surface de l’âme, ce trouble alors n’est point un reproche de la faute, ni une douleur intime et foncière, mais un trouble de réflexion, fort superficiel. Ce trouble a un effet qui fait voir qu’il est un trouble de nature et non de grâce : c’est qu’il cause un regret qui est tout mélangé d’amour propre, de vue de soi, de sa perfection, de son déchet, de la pensée des créatures et de leur mépris. On s’occupe de cela et de la faute : enfin tout est intéressé.

La douleur du pur amour n’a nul regard sur soi : c’est pourquoi, n’envisageant que Dieu seul, on serait ravi d’être chargé de toutes les confusions et misères et de les porter en enfer pour procurer à Dieu un instant de gloire ! Le pur amour se hait soi-même : c’est pourquoi il fait son plaisir de sa douleur. Il se voue à la justice parce qu’elle n’a nul regard sur l’homme, mais qu’elle est toute dévouée aux intérêts de Dieu seul. Ô si je pouvais un peu vous inspirer ce pur amour que Jésus-Christ est venu apporter au monde y apportant la vérité et la justice qui en étaient bannies !

Il est dit dans les Psaumes : la justice a regardé du ciel4. Que regardait-elle ? Elle regardait qu’elle ne pouvait venir sur terre que par Jésus-Christ et qu’il fallait que le père éternel, en regardant favorablement les hommes, y envoyât Son Verbe, afin que la justice y fût établie. Cette justice restitue tout à Dieu et tient l’homme dans un dépouillement total de toutes ses usurpations. Ô homme, que tu me plais couvert de boue ! que tu me plais dans le limon dont tu as été pétri ! Non, vous ne serez jamais propre à être fait un homme nouveau que quand vous serez redevenu boue. Aussi l’Église chante-t-elle dans la suite du Gloria in excelsis ces belles paroles : Tu solus sanctus, Tu solus Dominus, Tu solus altissimus6.

Non, il n’y a que Dieu seul de saint, et Il n’est honoré que des petits enfants. Entrez dans une complaisance et une joie de votre humiliation. Dieu ne perd rien de Ses droits. Le soleil ne se salit point lorsqu’il darde ses rayons sur le fumier. Courage ! Vous ne serez jamais heureux que lorsque vous saurez aimer votre boue et votre misère. Soyez ravi que Dieu vous traite comme vous méritez : ne Lui dérobez plus rien ! Que ce petit ver demeure dans sa boue, qu’il rampe sur la terre et qu’il ne soit pas si hardi que d’aller sur les meubles précieux des rois : s’il le fait, il sera immanquablement écrasé.

Ô bonheur infini de l’humiliation et de n’être rien ! Entrez une bonne fois dans les intérêts de Dieu. Aimez la justice qu’Il vous fait, et celle qu’Il Se rend à Lui-même. Je vous proteste dans cette nuit de sa naissance qui m’est si chère que, quand je serais mille fois perdue, j’aurais toujours un plaisir infini de ce qu’Il S’est bien voulu servir de moi pour vous faire entrer dans les voies de l’anéantissement. Entrez donc dans un amour désintéressé, je vous en conjure, pour réciproquer5 l’amour gratuit d’un Dieu, et donnez-vous à Lui en sacrifice, afin qu’Il vous jette jusqu’au plus profond de l’abîme de boue, où Il jeta le roi-prophète7 [et] dont Il ne pouvait plus sortir. Soyez persuadé que vos efforts pour en sortir ne serviront qu’à vous y enfoncer davantage. Et c’est la différence qui se trouve entre l’abîme de boue et l’abîme d’eau que, dans ce dernier, en faisant quelques efforts, on vient sur l’eau et, à force de nager, on peut en sortir. Mais l’abîme de boue est bien différent : plus on se remue, plus on s’enfonce, plus on veut s’aider, plus on se nuit ; il faut, pour n’y être pas suffoqué, demeurer tranquille et sans se remuer : de cette sorte, l’on est supporté de la boue, loin d’en être accablé.

Demeurez donc dans la profondeur d’un cœur humilié, et soyez persuadé avec Job que, quand vos mains (c’est-à-dire vos actions) seraient éclatantes comme le soleil, Dieu les enfoncera dans la boue8 ; et aussi que, quand vos péchés seraient rouges comme l’écarlate, Il les blanchira comme neige9. Ce que Dieu veut de vous à présent est que, désespérant entièrement de vous-même, vous attendiez tout de votre Sauveur, que vous ne vouliez même point d’autre salut que celui qu’Il Lui plaira de vous donner.

Si vous voulez bien lire cette lettre dans l’esprit de foi et la recevoir de la part de Celui qui m’a fait vous l’écrire, vous y découvrirez des caractères de vérité que vous ne sauriez vous dissimuler à vous-même sans vouloir vous tromper.

C’est jour de Noël, à deux heures après minuit.

- Dutoit, t. II, Lettre CLIV, p. 447-455 ; début et dernière phrase, t.V, p. 406 - Masson, Lettre IX, p. 35-38.

1Jésus dans l’Eucharistie, Maître intérieur des âmes.

2Le t. II de Dutoit commençe en résumant l’introduction : « Mon divin Maître s’est donné à moi cette nuit dans la communion avec un nouvel amour. Il n’a pas plutôt… »

3Luc 2, 14.

4Ps. 84, 12 : « La vérité est sortie de la terre, et la justice nous a regardés du haut du ciel. » (Sacy).

5  Réciproquer : « rendre la pareille, le réciproque » (Furetière).

6Vous êtes le seul saint, le seul Seigneur, le seul très-haut. D.

7David : Ps. 68, 2 : « Je suis enfoncé dans une boue profonde, où il n’y a point de fermeté. » (Sacy).

8Job 9, 30-31 : « Quand j’aurais été lavé dans l’eau de neige, et que la pureté de mes mains éclaterait, - Votre lumière, Seigneur, me ferait paraître à moi-même tout couvert d’ordure, et mes vêtements m’auraient en horreur. » (Sacy). Citation souvent reprise par Madame Guyon (4 fois dans ce volume) : elle souligne le travail considérable que la grâce seule peut accomplir avant l’approche du divin.

9Isaïe 1, 18 : « Et après cela venez et soutenez votre cause contre moi, dit le Seigneur. Quand vos péchés seraient comme l'écarlate, ils deviendront blancs comme la neige ; et quand ils seraient rouges comme le vermillon, ils seront blancs comme la laine la plus blanche. » (Sacy). Une des citations citée souvent (3 fois), pour la même raison que la précédente.

. À Fénelon. Janvier 1689 ?

Souplesse parfaite à l’Esprit de Dieu.

Il y a des défauts passagers, et il y a des défauts essentiels. Ceux qui seraient essentiels pour vous, seraient : le défaut de souplesse à l’Esprit de Dieu en chose qui vous paraîtrait même de peu de conséquence, le moindre défaut d’abandon, de petitesse, de docilité à recevoir ce que Dieu vous donne ; le moindre arrêt sur votre raison, les retours, réflexions volontaires et de durée, l’agir propre, se mêler de soi sous bon prétexte. Tout cela sont des défauts essentiels, qui arrêtent l’âme, empêchent sa course, causent des milieux1 entre Dieu et l’âme.

Un agir choquera la raison ; on ne peut s’y rendre, et l’on demande : pourquoi ceci plutôt que cela ? Dieu n’est-Il pas autant dans cette manière que dans l’autre ? Il est vrai qu’Il est tout en tout, mais, outre les moyens généraux pour toutes les âmes de foi, il y a des moyens spécifiques pour chaque âme en particulier. Et c’est ce qui fait voir la magnificence de Dieu et la raison pour laquelle Il nous donne des guides, qui nous seraient peu utiles dans la voie de l’abandon et de la pure foi s’Il n’avait des moyens spécifiques et des volontés particulières sur chaque âme, lesquels moyens Il veut qu’on leur déclare. Chacun a son attrait divin : le vôtre est et sera toujours la docilité et la petitesse, non seulement pour le général, ce qui sera fort aisé, étant disposé comme vous l’êtes, mais pour le particulier, exigeant de vous mille choses et aussitôt ne les exigeant plus, afin de vous rendre souple et que votre raison n’entre point dans la conduite qu’Il tient sur vous. Il exerce chacun selon qu’Il Lui plaît, mais Il veut exercer votre souplesse à l’infini : tout dépend de là, et tout vous sera donné par là.

La souplesse s’exerce en deux manières, du moins celle que Dieu veut très certainement de vous. La première (envers Lui) qui vous fasse toujours marcher par le premier mouvement sans mouvement, en manière qui deviendra toute naturelle, suivant toujours votre chemin et vous rendant au moindre signal, sans que la réflexion ou la raison du meilleur et plus parfait vous arrête : il n’y a de bon pour vous que ce que Dieu veut de vous. L’autre souplesse est un acquiescement non seulement de volonté (qui embrasse, sans vouloir répugner aux choses que l’on vous dit), mais de plus une docilité dans l’usage des choses, les faisant par petitesse, comme on vous les marque, à moins que vous n’eussiez au-dedans un mouvement contraire. Je ne dis pas une raison contraire, mais un mouvement. Comptez donc que l’essentiel de votre état est une souplesse infinie2. Tant que vous ne faillirez pas en cela, vous marcherez sans que rien vous fasse tomber.

Il y a des défauts accidentels et passagers. Ceux-là, quoiqu’ils vous fassent chopper3, ne vous arrêtent pas, parce qu’ils ne sont point subsistants, comme par exemple une parole dite avec précipitation. L’habitude de la raillerie et l’envie de plaire3 vous nuiraient plus. Ce n’est pas pourtant que cette envie, quand elle n’est que dans le sentiment sans que vous fassiez rien pour cela, ne vous soit un exercice, mais elle n’est pas un mal. Je dis donc que les défauts passagers ne vous nuiront pas, pourvu que vous ne vous arrêtiez pas un moment à les regarder et que vous vous serviez d’eux pour courir plus fortement par l’oubli de vous-même et l’extrême souplesse. Il en doit être comme d’une personne, qui court dans un chemin et qui rencontre des petites pierres qui, à la vérité, la font broncher, mais qui n’interrompent point sa course pourvu qu’elle ne s’amuse point à regarder ce qui l’a fait broncher. Rien n’empêche tant que de s’arrêter à voir, à considérer, à douter si l’on est dans le chemin, à entrer dans un autre, parce qu’il paraît plus battu. Celui qui court toujours sans penser à la course arrive enfin heureusement.

Dieu sait à quel point Il me fait être à vous en Lui seul4.

- Dutoit, t. II, Lettre LVI, p. 160-164 - Masson, Lettre X, p. 38-40. [M] place cette lettre dans les premiers mois de la correspondance, invoquant son « caractère didactique ».

1« Le plus grand bien qu’on puisse faire à une âme, c’est de la déprendre de ces lumières et de ces dons, qui peuvent être un piège, et qui tout au moins sont certainement un milieu entre Dieu et elle. » Fénelon, Lettre à une Religieuse..., t. VIII, p.459, d. [M].

2« Cet état passif ne suppose aucune inspiration extraordinaire. Il ne renferme qu’une paix et une souplesse infinie à se laisser mouvoir. » Explication des Maximes, art. XXX, Vrai, Fénelon (Le Brun), I, p.1074.

3Trébucher.

4Masson note « la ressemblance entre les formules d’adieu des lettres de Mme Guyon et celles que Fénelon affectionnera plus tard en écrivant à ses dirigées », donnant pour exemple la Lettre à la comtesse de Montberon du 11 février 1708 : « ...Dieu sait [...] de quel cœur Il me fait être à jamais tout à vous... ». Masson devait en 1907 prouver l’authenticité de la correspondance avec Madame Guyon : nous omettrons par la suite la reprise de nombreuses notes de celui-ci visant un but désormais atteint.

. À Fénelon. Janvier 1689.

Dieu seul.

L’âme arrivée à la parfaite simplicité et qui a outrepassé tout moyen ne trouve que Dieu seul. Tout ce qui n’est point Lui-même, quelque grand et relevé qu’il paraisse, la gêne et l’embarrasse. Tout ce qui se voit, s’entend, se pratique, n’est point ce qu’il lui faut.

Il ne faudrait pour elle que le repos du Seigneur et l’entière cessation de toutes choses. Cette âme vivrait contente quand tout serait détruit. Et quand tout usage de la religion lui serait interdit, elle ne trouverait pas qu’il lui manquât rien. Il paraît à cette âme réduite en unité et dans l’entière simplicité que tout ce qui la concerne, même ses défauts, ne mérite plus son application qui la détournerait de sa dernière fin, dans laquelle elle trouve que toutes actions sont finies et réduites dans leur principe.

Il lui semble même que la purification commune et générale n’est plus pour elle et que Dieu seul peut consumer en elle tout défaut et toute dissemblance, ce qu’Il fait assurément, car Il n’en peut souffrir aucun. Ce qui paraît défaut aux hommes ne l’est pas toujours devant Dieu, au lieu que ce que l’on prend souvent pour justice et perfection est réprouvé de Lui. C’est Lui qui choisit le bien et le mal.

Tout autre moyen de purification ne convient pas à cette âme. Toutes les âmes conduites par les dons surnaturels sont ordinairement éprouvées par les démons. Il n’en est pas de même des âmes conduites en foi : leur épreuve paraît n’avoir rien d’extraordinaire et être toute naturelle, elle fait beaucoup plus mourir que la première épreuve des âmes conduites par les dons, d’autant que l’épreuve des premiers leur sert de soutien. Nous ne pouvons jamais par nos soins, et même par l’assiduité à retrancher tous les mouvements de notre propre vie, nous causer la mort intérieure. Nous pouvons bien amortir l’extérieur, mais l’esprit vivra même de cette application. Il n’y a que la sortie de nous-mêmes qui puisse véritablement porter le nom de mort. Dieu tolère plutôt de gros défauts extérieurs, qu’Il corrige dans la suite par l’activité de Son amour, que la moindre résistance ou le plus petit empêchement à l’étendue de Son domaine dans l’âme. Plus Dieu est libre en nous, plus Il nous donne Son esprit sans mesure.

C’est la gloire qu’Il prétend en nous que de voir tous les ennemis comme les escabeaux de Ses pieds, c’est-à-dire de voir terrasser en nous tout ce qui s’oppose à Son empire. Aussi est-il écrit : Le Seigneur dit à mon Seigneur : asseyez-vous à ma droite1, comme pour nous apprendre que cet Esprit demeure en Lui-même et ne se répand en nous avec plénitude qu’autant que tout Lui est assujetti dans nous. Mais qui est-ce qui assujettit tout au Fils, sinon le père , puisque c’est Lui qui réduit Ses ennemis à être l’escabeau de Ses pieds ?

Je donnerais ma vie afin que la personne que j’ai l’honneur de connaître ne donnât aucune borne à l’esprit de Jésus-Christ. Pour continuer de lui parler dans ma simplicité, Notre Seigneur me paraît lié dans son âme et qu’Il n’est pas libre d’y opérer tout ce qu’Il Lui plaît. Cela me fait souffrir une peine intérieure très forte. Sitôt qu’il donnera tout pouvoir à Dieu en lui, mon âme sera au large et mon cœur content, et certaines répugnances lui seront ôtées.

- Dutoit, t. II, Disc. LIX, p. 336-338 - Masson, Lettre XI, p. 41-43 : « Cette lettre est très importante pour la définition de l’idéal quiétiste... ».

1Ps. 109, 1. L’image de l’escabeau est empruntée à ce même psaume.

. À Fénelon. Janvier 1689 ?

« …mon âme, ainsi que je vous l’ai dit, s’écoule sans cesse dans la sienne… »

N.1 a raison de ne pas craindre ce goût simple de Dieu qui lui est donné parce qu’il est très différent du sensible. Il faut le recevoir et s’en nourrir lorsqu’il est donné, parce que c’est par lui que les puissances sont réduites en unité et [qu’] il est très nécessaire à l’âme. C’est ce principe de vie qui la prépare à la mort et qui lui est d’autant plus utile que Dieu a de plus grands desseins sur lui2. Plus le goût intime et simple de Dieu est fort, vigoureux et de longue durée, plus la mort qui suit est profonde. Il faut donc se laisser à Dieu et se laisser remplir de Son infusion divine avec beaucoup de correspondance et de liberté. J’éprouve que mon âme, ainsi que je vous l’ai dit, s’écoule sans cesse dans la sienne, et Dieu fait cela afin de la réduire où Il le veut. C’est une grâce d’onction, c’est un germe de vie et d’immortalité, qui subsiste dans la mort même, quoique d’une manière entièrement cachée et imperceptible. Qu’il ne lise que le moins qu’il pourra : ce n’en est pas le temps à présent, mais de se taire et se reposer.

Ne vous étonnez pas de la joie et de la paix que vous goûtâtes l’autre jour avec moi. C’est une opération de Dieu, aussi bien que les autres que vous expérimentâtes. Vous en aviez besoin. La joie dilate, et la tristesse resserre le cœur. C’est en quoi on se méprend, surtout dans cette voie, lorsque l’on veut par une composition extérieure retenir certains instincts et mouvements de joie, qui pourtant sont bien éloignés de cette joie sensible et toute naturelle des commençants qu’il est bon de réprimer à cause de son impureté.

Il n’est pas nécessaire que N. s’unisse à moi en distinction3. Il suffit qu’il ne soit point opposé et qu’il se laisse aller à ce je ne sais quoi qu’il doit goûter, pour que mon âme ait toute liberté de se communiquer à la sienne. Dieu l’ayant voulu de la sorte, je m’en trouve bien et en suis soulagée. Ô commerce des cœurs et des esprits sans l’entremise des corps, que vous êtes pur, simple, divin et digne de Dieu ! c’est ce qui rend les vrais enfants de Dieu un en Lui. C’est ce commerce admirable - que Jésus-Christ a apporté sur la terre par son Incarnation -, qui fait que ce divin Verbe, s’écoulant en l’âme, la perd en Lui et la rend une avec autant d’âmes qu’il y en a de disposées à Le recevoir. C’était ce que Jésus-Christ demandait pour ses disciples : Mon père, qu’ils soient un, comme nous sommes un4. C’est ce commerce qui sanctifia saint Jean dans le ventre de sainte Elisabeth. C’est une participation de la hiérarchie céleste, où les esprits bienheureux se répandent ensemble et se pénètrent les uns les autres : c’est la communion des Saints. Ô, si les hommes chrétiens savaient à quoi ils sont appelés ! mais, hélas ! tous sont morts en Adam, et nul ne veut vivre en Jésus-Christ.

Je vous écris, monsieur, avec ma simplicité ordinaire ce que j’ai mouvement d’écrire sur N., laissant à Dieu et à vous d’en faire l’usage qu’il lui plaît. Vous savez que je n’ai rien ni à ménager ni à craindre, n’ayant plus rien ni à perdre ni à gagner. Je ne sais si vous m’entendez, car j’écris aussi cela pour vous. Si vous ne m’entendez pas encore tout à fait, cela viendra un jour. Mais N. surpassera, à cause qu’il doit être une lumière dans l’Église. Je n’entends pas le fond de perfection ni d’anéantissement, mais je dis que la lumière ira plus loin pour le bien des autres. Je vous le dis une fois : vous ne devez avoir aucune jalousie sur l’âme de personne.

- Dutoit, t. II, Lettre CLVIII, p. 466-469 ; dernier paragraphe, t.V, p. 210-211 - Masson, Lettre III, p. 17-23.

1Fénelon lui-même.

2« Notre Seigneur m’a fait comprendre les grands desseins qu’il a sur cette personne », Vie 3.9.10 : il s’agit de Fénelon. De même pour le père Lacombe, Vie 2.17.4.

3« C’est-à-dire, d’une manière explicite, avec l’image particulière et précise de la personne ». Voir Fénelon, Lettre à la comtesse de Montberon du 13 janvier 1708 : « Dieu vous a unie à moi et vous me trouverez en lui sans distinction » [t.VIII, p.690, g]; voir encore Lettres spirituelles, t.VIII, p.548, g : « Soyons donc unis, par n’être rien que dans notre centre commun, où tout est confondu sans ombre de distinction. » [M].

4Jean 17, 21 : « Afin qu’ils soient tous un, ainsi que vous mon Père, êtes en moi, et moi en vous, afin qu’ils soient aussi un en nous, et que le monde croie que vous m’avez envoyé. […] [23] Je suis en eux, et vous êtes en moi, afin qu’ils soient consommés dans l’unité […] » (Amelote).


. De Fénelon. Janvier – février 1689.

Une certaine peine unissante.

Je me trouve sec et distrait dans l’oraison . Cela peut provenir des choses extérieures qui me dissipent, mais ma volonté est, ce me semble, très ferme. Je sens un ennui et un mésaise1 fréquents dans mes occupations extérieures. Mes amis même m’importunent2, et toutes les conversations me paraissent inutiles : il me tarde d’être seul, et dès que je suis seul, le recueillement s’enfuita. Je sens une certaine peine unissante, quand la présence de Dieu m’empêche et que les hommes m’occupent; mais en tout cela il n’y a point d’impatience volontaire. Quelquefois il ne me reste rien dans le cœur pour Dieu tant je me trouve sec, vide et occupé de choses communes. Mais la peine que j’en ressens, et l’abandon que j’aperçois encore, me soutient3. Ayez la bonté de me renvoyer le billet, quand vous l’aurez lu, ou de le garder pour me le rendre.

- Dutoit, t. V, lettre V, p. 211-212 - Masson, XIII, p. 45-46 - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 45. Après Dutoit, Masson intercale ici sept lettres de Mme Guyon pour lesquelles il n’y a pas de réponses de Fénelon.

as’ensuit : erreur probable du copiste, corrigée compte tenu du contexte de sécheresse.


1Mésaise, «malaise, désagrément », mot que Richelet considérait déjà comme vieux.

2Voir [M] p. LXXXII-LXXXVI. Le contexte montre que Fénelon ne voit pas là un fait névrotique, mais une étape de sa vie spirituelle : « Dans ce premier attrait sensible... l’âme se déprend de toutes les consolations extérieures, et celles de l’amitié sont aussi retranchées... Il ne reste plus que les amis auxquels on est lié par conformité de sentiments... tout le reste devient à charge » (Instruction XXIII, t. VI, p. 126).

3« C’est un soutien infini de penser que l’on n’est plus soutenu de rien et qu’on ne cesse point, dans cette épreuve horrible, de s’abandonner fidèlement et sans réserve... Il faut tout perdre, même l’abandon aperçu, par lequel on se voit livré à sa perte » (Instruction XXIII, t. VI, p. 125). M. Masson rapproche aussi les lettres des 11 août 1689 et 12 août 1689, mais les perceptions dont il y est parlé sont plus banales. [O].

. À Fénelon. Février 1689.

« …d’épurer la foi et d’affermir la volonté par le desséchement de l’esprit. »

La personne1 pour laquelle Notre Seigneur me donne toujours plus de correspondance intérieure éprouvera souvent de semblables vicissitudes de sécheresses et de distractions.

Quoique les occupations extérieures y contribuent un peu, ce n’en est pas la première cause, mais bien le dessein de Dieu, qui est d’épurer la foi et d’affermir la volonté par le desséchement de l’esprit. L’ennui et mésaise fréquent que j’en éprouve dans les occupations extérieures, l’approche des amis et des conversations qui paraissent inutiles, viennent d’une bonne et d’une mauvaise cause. La première est que le cœur qui est attiré de Dieu et qui est destiné pour Le posséder lui-même, ne peut trouver hors de Dieu rien qui le contente ; et, passionné qu’il est de son divin objet, il n’a que du dégoût pour tout ce qui interrompt ou empêche sa jouissance. Si cela est un effet de l’amour, c’est en même temps une marque de l’imperfection de l’amour, et que l’âme est encore bien vivante en elle-même. Celui qui aime parfaitement n’aime parfaitement que parce qu’il est entièrement mort à lui-même : étant parfaitement mort, il est passé dans sa fin et, étant dans une union essentielle, il est dans une possession qui ne peut être interrompue par l’embarras des créatures, ni distraite par toutes les affaires possibles, parce que l’âme est au-dessus des moyens et consommée dans sa fin.

Mais comme il ne s’agit pas à présent de cela, je n’en dirai pas davantage. Je dirai seulement que cette personne doit mourir à soi-même sur cet article et recevoir avec égalité et mort toutes les différentes choses qui l’arrachent comme malgré lui à sa chère solitude, ne voulant uniquement pour soi que ce qu’il y a, quel qu’il soit. On croit souvent n’avoir plus de penchants, quoique l’on en soit tout plein. On n’a plus de penchants aperçus lorsque l’on n’est pas contrarié dans ses penchants, mais on en découvre facilement sitôt qu’ils sont contrariés2.

Ce que je viens de dire fait que l’âme tend continuellement au recueillement et à la retraite. Et plus son attrait est violenté, plus il se réveille avec force, Dieu le faisant de la sorte afin que l’âme ne se laisse pas épancher dans les occupations et qu’elle tende toujours à Lui comme à sa fin. Mais sitôt qu’elle peut se recueillir, tout cela s’évanouit, tant parce qu’il n’est plus alors nécessaire et que la foi nue prend la place, que parce que le désir de se recueillir était un effet de la bonne volonté, à laquelle même Dieu veut que cette personne meure. C’est une conduite qu’elle éprouvera encore quantité de fois. La peine cuisante que l’on ressent lorsque l’on perd la présence de Dieu aperçue marque que l’on n’est pas parfaitement indifférent et que l’on tient au don de Dieu, car cette présence aperçue est un don créé.

Que faut-il conclure de là ? qu’il ne faut pas laisser de goûter Dieu en repos, autant qu’Il vous en donne le moyen, qu’il ne faut point se surcharger par soi-même d’occupations contre l’ordre de Dieu. Mais, cela supposé, il faut laisser Dieu aller et venir comme Il Lui plaît, étant égal dans toutes les dispositions, et portant en mort les incommodités quasi continuelles que causent toutes les créatures par leur peu de raison et leur inutilité : ce qui n’est pas une mort médiocre, lorsque l’on y est fidèle, car il y en a des sujets continuels.

J’enverrai le livre, sitôt qu’il sera achevé. L’on soumet tout aux lumières de la personne, à laquelle l’on écrit simplement pour obéir3.

- Dutoit, t. I, Lettre LXXXVII, p. 267-271 - Masson, Lettre XIV, p. 46-48 et Poésie XVII p. 367.

1Fénelon.

2« Chacun tient à une infinité de choses, qu’il ne devinerait jamais. Il ne sent qu’il y est attaché que quand on les lui ôte… » Fénelon, Instructions, XXII, t.VI, p.121, d. [M].

3Cette lettre est suivie d’une poésie, publiée à sa suite par Dutoit :

« Vous m’arrachez ma solitude

M’accablant de soins superflus ;

Mon cœur languissant ne peut plus

Supporter un état et si dur et si rude.

[…] 

Il fera de mon cœur un temple,

Où malgré l’orage et le bruit,

J’aurai le calme de la nuit ;

Et rien n’empêchera que je ne le contemple. »

Nous reproduisons cette poésie en entier en conclusion de notre section : IV, Poésies spirituelles.

. À Fénelon. 21 février 1689.

Madame Guyon instrument de la justice de dépouillement.

Je n’ai jamais ouï dire que l’on juge d’un état dans le temps de la peine, mais bien dans le calme et la bonace1. Je n’ai pas un mot à vous dire pour vous prouver la bonté et réalité de l’état de sacrifice, préférable à tout autre. Nous portons en nous-mêmes un certain caractère foncier de la vérité intime, qui se fait distinguer même au milieu des plus grands troubles. Ce caractère de vérité est accompagné de justice et donne une sainte émulation, qui est une participation de la jalousie de Dieu, qui anime contre la créature une justice impitoyable, afin de lui arracher toutes choses pour donner tout à Dieu.

Cette justice, comme on vous l’a dit tant de fois, étant fille du pur amour, est une justice de dépouillement. Elle a sa violence et sa délicatesse car l’amour jaloux se sert tantôt de l’une et tantôt de l’autre. Il use d’une impétueuse autorité en de certaines âmes, et pour des temps seulement. Souvent il n’use point de violence, et sa délicatesse est infinie. Persuadé qu’il est du mérite infini de Celui qui l’anime, il se rebute du moindre refus. Il n’use plus de violence, mais plein de dépit amoureux, il punit par des froidures et par une cessation de poursuite l’âme à qui il a donné une assez grande connaissance du mérite et de la volonté de Celui qu’elle doit aimer par-dessus toutes choses en L’aimant aux dépens de tout ce qui n’est point Lui sans nulle exception, et auquel elle doit obéir non seulement lorsque le bâton à la main Il fait faire ce qu’Il ordonne, mais d’une obéissance d’amour, qui incline doucement le cœur et qui fait non seulement obéir au moindre signal, mais même prévenir le vouloir de celui que l’on aime.

Il ne vous faut point d’autre maître que l’expérience, et vous en avez assez pour juger de ce que l’on vous dit. N’attendez plus de Dieu de ces violences extrêmes : Il veut à présent de vous des sacrifices plus libres et plus volontaires, vous ayant donné assez de connaissance pour juger lequel des deux est le plus avantageux, de vivre à soi ou hors de soi.

Quel intérêt ai-je à tout cela que l’intérêt de Dieu et votre propre bien ? Cherché-je quelque avantage ? Il n’y en a point d’autre que la peine. Et si je voulais abuser de la facilité des personnes et m’attirer des partisans, je prendrais d’autres routes. Mais il me suffit que Dieu connaisse mon cœur et ce qu’Il me fait souffrir pour des âmes qui, loin d’en avoir de la reconnaissance, n’en ont pas même la connaissance.

Il ne faut chercher que Dieu dans la créature, ou plutôt Dieu en Lui-même, sans vouloir chercher dans cette créature (quoi que ce soit) pour s’appuyer des traces de vertus que Dieu a Lui-même détruites, vertus à notre mode et non à la Sienne. Si nous regardons cela pour nous fixer dans notre état, nous serons toujours trompés ; et Dieu ferait plutôt paraître en cette créature des défauts qui n’y sont pas, ou Il en ferait naître, pour nous tirer de cet appui. Allons, sans regarder le guide que l’on nous donne, ni le chemin2. Suivons Jésus-Christ, qui marche le premier, et la volonté divine qui, quoique cachée en apparence, nous est très manifeste par le caractère3 imprimé dans le plus intime de nous-mêmes.

Tant que nous verrons autre chose que Dieu en Lui-même et la créature en Lui, sans regarder si cette créature est couverte de boue ou de diamants, nous mènerons toujours une vie rampante, quoique flattés d’une bonne et droite volonté. Celui qui se perd autant que Dieu le veut ne sait plus si sa volonté est droite, car il n’en trouve plus. Celui-là ne serait pas perdu qui, se tenant du mieux qu’il peut sur la pointe d’un rocher, dirait incessamment : j’ai la volonté droite de me rouler dans le fond pour m’unir à celui qui a le premier franchi ce danger, mais j’attends une main puissante qui me précipite ; cependant il examine le péril et, se laissant gagner à la raison et aux répugnances naturelles, il s’éloigne insensiblement du lieu où il était posté, au lieu que celui qui est une fois en train de rouler ne connaît plus de volonté et se laisse précipiter sans ordre ni raison jusqu’au lieu où on l’attend.

Pour moi, je ne vous demande rien : mon office est de vous faire voir Jésus-Christ qui, s’étant précipité du haut faîte de la Divinité dans l’abîme du néant pour l’amour qu’Il vous porte, vous invite à Le suivre selon votre portée. Je vous Le montre, et c’est assez pour moi. Je vous dis qu’Il vous appelle, je vous apprends à entendre Sa voix. Pouvez-vous dire en conscience que vous ne Le connaissez pas et qu’Il est trop défiguré de la chute que Son amour lui a fait faire pour vous ? C’est parce qu’Il est si fort défiguré, qu’Il est comme un lépreux, que vous devez plutôt vous unir à Lui, et ne pas conserver une vaine beauté qui ne Lui saurait plaire, si elle vous empêche de vous précipiter pour Le suivre. Vous me direz : « Je ne vois en vous nulle trace de la Divinité.  Vous qui me parlez, vous êtes si fort défigurée4 que je tremble d’être comme vous. » Ma laideur, vous répondrai-je, fait mon plaisir5. Et si j’étais autrement, je voudrais être précipitée de nouveau dans des abîmes plus profonds, afin qu’il ne me restât d’autres traces qu’une personne qui n’a plus de figure humaine et à laquelle il ne reste qu’un effroyable débris de ce qu’elle a été et de ce qu’elle n’est plus.

L’on veut se perdre et se conserver tout entier, [vous voulez] que Dieu aplanisse pour vous les pointes de rocher et les couvre de coton ? Non, non, il faut périr et être véritablement perdu. Vouloir toujours se perdre et vouloir en même temps des signes que l’on n’est pas perdu, c’est se perdre en figure et non en réalité6, c’est se reprendre après s’être livré, quoique l’on ne le croie pas. C’est vouloir allier deux choses inalliables. Il ne se faut point flatter : l’on ne sort de soi qu’en se perdant. Si j’ai véritablement quitté ma maison et que je n’y prenne plus d’intérêt, que m’importe qu’elle soit au pillage, que l’on en arrache toute la beauté, que l’on ne voie plus que des masures ruinées où l’on met encore le feu ? Si je m’en afflige, si je la plains, je ne l’ai point quittée. Si dans l’état effroyable où je suis réduite, j’en ai de la douleur, j’en gémis, je me plains, je suis encore en moi-même, j’ai peine à abandonner une maison que l’on ne détruit de la sorte que pour me faire perdre toute envie d’y retourner.

Dieu sait si j’ai envie que l’on me croie, ni que l’on suive mes avis. Si je pouvais disposer de moi-même, avec quel plaisir me déroberais-je à la vue des hommes ! Mais lorsqu’on me fera parler, je ne dirai jamais que la vérité, mais vérité aussi certaine que la souveraineté de Dieu est infaillible. Je me rapporte à votre expérience.

Je n’ai pu écrire à monsieur votre neveu7 davantage que ce que j’écrivis hier. Je viens de la messe : l’on a dit l’épître du sacrifice d’Abraham8.

- Dutoit, t. III, Lettre XCIII, p. 414-419 - Masson, Lettre XV, p. 48-52.

1Bonace : état d’une mer très tranquille.

2« Conseil que Fénelon reprendra souvent sous une autre forme : « Marcher, comme Abraham, sans savoir où » (Lettre du 17 juillet 1689) ... mais il n’ira pas jusqu’à dire « sans regarder le guide que l’on nous donne ». Voir Lettre du 11 août 1689 : « le chemin m’est obscur, le guide m’est clair. »  [M].

3sans doute le sceau baptismal.

4Par la variole.

5« Allusion probable à une poésie de Mme Guyon ; voir Poésies et cantiques spirituels, éd. de 1790, t.III, n° XIX, p. 29 : Nécessité et sûreté du mépris de soi : Que j’ai horreur de la beauté! / Elle rendrait mon âme vaine : / Ma laideur fait ma sûreté. / Aussi n’en ai-je point de peine. / Je la regarde comme un bien, / Qui me fait cacher en mon Rien. » [M].

6« Fénelon a développé plusieurs fois cette idée avec une éloquence ardente ; voir Instructions, XXII, t.VI, p.125, g : « On dit qu’on ne tient à rien, et on est effrayé des moindres pertes; on veut Vous posséder, mais on ne veut point se perdre, pour être possédé par Vous... » [M].

7Il s’agit sans doute de François de Salignac, marquis de la Mothe-Fénelon, neveu de l’archevêque de Cambrai, et père du marquis de Fénelon.

8Cette épître (Heb. 11, 8-20) était lue dans le diocèse de Paris le lundi de la Quinquagésime. La lettre se trouve ainsi datée du 21 février. [M]. - Heb. 11, 8-9 : « C’est par la foi que celui qui fut appelé Abraham, obéit [au commandement] d’aller au lieu qu’il devait avoir pour héritage ; et qu’il sortit de son pays. - C’est par la foi qu’il demeura comme étranger dans la terre qui lui avait été promise… » (Amelote).

. À Fénelon. Février 1689.

Laisser faire Dieu, vivre dans la foi et non par soi-même.

Dieu a voulu en peu de temps vous faire comprendre par expérience et ce qu’Il peut, est et opère en vous, et ce que vous êtes, et ce que vous pouvez par vous-même.

La disposition de votre retraite est l’état où Dieu vous veut continuellement. Et vous n’aurez jamais la lumière pure et nette sur ce qu’Il veut de vous que vous ne soyez dans cet état de dépendance continuelle à l’Esprit du Verbe qui vous a appelé pour être votre vie. Vous n’avez garde d’avoir goûté jusqu’à présent la délicatesse de Sa pure opération, puisque vous l’avez toujours extrêmement mélangée de la vôtre, ne vous tenant jamais ferme et invariablement attaché au conseil que l’on vous a donné sur cela. Combien de fois avons-nous éclairci cet article, où je vous ai dit que, lorsque Dieu opérait, il fallait quitter tout opérer pour Le laisser faire. Non seulement vous ne mourez pas à cette activité intérieure (ce qui est un effet de votre crainte, et la source du peu de mort extérieure qui est en vous), mais de plus, vous allez chercher des sujets lorsque Dieu vous occupe de Lui-même. La mort est un sujet peu propre à une personne que Dieu attire à sa présence.

Je suis ravie qu’Il vous ait fait connaître que l’oraison de simple exposition1 est celle qui vous convient, car cela est assurément. Mais vous ne vous arrêtez point fixement au conseil, parce que vous vous conduisez non par la foi, mais par le goût, la connaissance et l’assurance : tant que vos lumières et votre goût vous confirment ce que l’on vous dit là-dessus, vous y entrez ; mais, sitôt que la sécheresse s’empare de votre cœur et l’incertitude de votre esprit, vous croyez devoir trouver dans vos efforts les assurances que vous ne trouvez pas dans vos dispositions.

Croyez-moi donc, je vous en conjure, et laissez-vous une bonne fois à cela. Il faut lire pour vous recueillir et non pas pour vous former un sujet2. Et, du reste, exposez-vous simplement devant Dieu, pour y être ou dans l’obscurité ou dans la lumière, ou dans le goût de la présence ou dans la sécheresse. Tout doit être égal à celui qui, ne voulant rien pour lui-même, veut Dieu pour Dieu. Ceci est relevé, mais, quoique cela ne soit pas en vous, vous y êtes appelé. Cessez donc votre activité du côté de Dieu afin de faire place à Son Esprit ; et employez-la contre vous-même, pour mourir efficacement par tous les événements de la divine Providence qui vous fourniront tout ce qui vous est nécessaire pour vous détruire vous-même, qui êtes vivant encore. Mais, si vous ne tenez pas la conduite que je vous marque, tous vos efforts seront employés à empêcher l’étendue de l’Esprit de Dieu en vous, et non pas à vous détruire vous-même. Accoutumez-vous à aller par l’inconnu et par la foi, et non par le sentiment. Et vous irez bien, car c’est le seul moyen de laisser écouler l’Esprit du Verbe dans votre âme.

Je ne m’étonne pas de vos échappées et de votre sensibilité sur les croix3. Cela vient de deux causes : la première, de ce que, marchant trop par le sensible et l’aperçu et ne donnant pas assez de lieu à la mort intérieure, vous êtes vivant en toutes choses ; la seconde est que, comme la mort des sentiments intérieurs est la source de la mort des sentiments extérieurs, votre mort extérieure ne peut point surpasser l’intérieure. Le découragement ne vient que de votre amour propre et du fond que vous faisiez sur vous-même et sur l’acquisition de la vertu : car celui qui ne présume rien de soi, ne se décourage jamais, quoi qu’il arrive, parce que, n’attendant rien de soi mais de Dieu seul, il ne s’étonne point des échappées de la nature, car c’est son propre ; et, étant persuadé que Dieu seul peut le garder et qu’Il n’est nullement obligé de le faire, il Lui a une obligation infinie lorsqu’Il le fait et se supporte en patience lorsqu’Il le laisse à soi-même.

Vous n’êtes point déchu, car le fond que vous éprouvez a toujours été en vous ; et quoique ses productions aient été un peu amorties par l’onction de la grâce, vous étiez toujours le même, et Dieu ne permet ces échappées que pour vous faire voir ce que vous êtes.

Vous ne pouvez être jamais dans l’illusion, tant que vous suivrez avec soumission l’Esprit de Dieu pour le dedans, et tant que vous travaillerez à mourir à vous-même, soit par la fidélité à vous renoncer incessamment vous-même, ou en vous laissant détruire et humilier par les événements de la Providence, par vos défauts, et par le fond de votre naturel qui n’y contribuera pas peu.

Evitez plus que la mort le découragement ; et quand Dieu vous précipiterait dans le plus profond de votre corruption, il faudrait toujours tenir la même conduite à son égard et avoir une patience infinie avec vous-même. Il y a bien d’autres misères à éprouver. C’est pourquoi il faut faire bonne provision de fidélité et de courage. Entrez donc tout de bon en ceci ; sans quoi, vous serez toujours enfoncé en vous-même, vous travaillerez beaucoup et vous avancerez peu4.

- Dutoit, t. II, Lettre LXXX, [jusqu’au paragraphe 8 inclusivement] p. 223-228 - Masson, Lettre XVI, p. 52-55.

1« C’est proprement vous tenir en repos, non en arrêtant votre esprit … mais … le laissant comme il lui plaira. » (réponse à la lettre de Fénelon du 10 octobre 1689).

2« Quand le recueillement nous fait tomber le livre des mains, il n’y a qu’à le laisser tomber sans scrupule ... L’amour, quand il enseigne par son onction, surpasse tous les raisonnements que nous pourrions faire sur les livres… » Explication des Maximes, art. XX, vrai, Fénelon (Le Brun), I, p. 1058.

3« [La croix] me fait frémir, et me donne des convulsions dès qu’elle se fait sentir ; et tout ce que j’ai dit de ses opérations salutaires s’évanouit dans l’agonie, où elle me met le fond du cœur. » Lettres spirituelles, t.VIII, p. 565, d. [M].

4« Cette lettre et la précédente répondent à des lettres de Fénelon perdues. » [M].

. À Fénelon. Février - mars 1689.

Dieu seul.

Je suis toujours plus convaincue des desseins de Dieu sur vous. Vous ne sauriez aller trop simplement avec Lui : c’est ce qu’Il veut de vous. Il ne demande pas vos œuvres mais votre obéissance. Je vous prie en Son nom de ne point examiner trop scrupuleusement vos fautes, mais de vous laisser tel que vous êtes. Dieu ne manquera pas de vous faire sentir ce qui Lui déplaira ; mais ce qu’Il ne vous fera pas voir Lui-même, ne le cherchez pas. Votre volonté est droite et comme Il la désire. Soyez assuré que tout ce qui n’est pas volontaire ou opéré par rapport à nous n’est pas obstacle, quoique ce soit une faiblesse ou imperfection. Ces derniers défauts servent beaucoup plus qu’ils ne nuisent. Des personnes qui paraîtront extérieurement sans défauts, parce que leur prudence ajuste tout, ou même souvent la vue et l’amour de leur perfection, ne seront toujours pas selon le cœur de Dieu. Il veut être votre principe, comme Il est votre fin ; et Il vous veut tellement tout à Lui qu’il n’y ait rien qui vous soit propre, nul intérêt de temps ni d’éternité.

Dieu ne demande rien autre chose de vous ni de toutes les créatures qu’Il veut pour Soi, que cette volonté droite, toujours exposée sans retour à la volonté divine, qui seule peut rendre féconde la volonté de l’homme, comme nous voyons une terre exposée continuellement au soleil recevoir dans son sein les plus riches trésors de la nature, sans qu’elle y contribue autrement que de sa simple exposition au soleil et par sa capacité de devenir féconde. Ô si je pouvais expliquer ce que je conçois là-dessus, et comme tout autre travail pour nous n’est point ce que Dieu veut : qu’Il renversera même avec plaisir les idées de perfection que vous pourriez avoir, parce que l’unique plaisir qu’Il veut prendre en vous est que vous Lui laissiez tout faire ! Il vous salira quelquefois pour avoir le plaisir de vous purifier ; et ce qui vous étonnera le plus (sans vous étonner cependant) est qu’Il ne vous paraîtra pas moins difficile de vous salir que de vous purifier, car il est presque impossible à une âme que Dieu tient fortement en Sa présence de se détourner de Dieu. Tout détour de Dieu est une saleté. Dieu ne nous salit point autrement qu’en nous éclairant, comme le soleil ne salit pas l’air, pour en faire voir les atomes. Souvent le même soleil d’un même rayon purifie sur la terre les endroits bourbeux, et il salit ceux que la glace paraissait avoir rendus nets.

Enfin, sans regarder les choses dans leurs effets, ni autrement que dans leur source, restez abandonné à Dieu, et que votre volonté reste droite envers Lui et souple sous Lui. C’est l’unique chose qu’Il veut de vous.

Ce sera Lui qui comme un Océan divin vous rejettera sur le sable et dans la bourbe ; et de la même vague dont Il vous aura rejeté et sali, Il vous reprendra pour vous perdre en Lui plus fortement. Il ne faut aucun retour, tendresse ni pitié sur soi-même, mais entrant uniquement dans les intérêts de Dieu contre nous, frapper où Il frappera, nous voir avec la même égalité dans la boue que nous nous sommes vus dans Son sein ; et lorsqu’il n’y aura plus pour nous d’intérêt propre, nous aurons autant de plaisir de nous voir de la manière du monde la plus odieuse, que de nous voir revêtus du soleil. Plus d’amour pour la vie, plus d’intérêt pour nous : Dieu seul, Sa seule gloire et Son seul plaisir. Ce qui n’est plus à nous ne nous touche plus. Souvent plus nous sommes arrachés à ce qui est bon, plus nous sommes livrés en apparence à ce qui est mauvais : alors la même égalité, la même situation, et la même indifférence. Le démon ne saura nous nuire que par une chose, qui est de nous faire retourner sur nous-mêmes par crainte, ou par pitié, ou par amour secret de notre propre excellence. Il faut perdre tout le créé, tout appui, tout moyen, pour tomber dans l’incréé.

- Dutoit, t. III, Lettre CIII, p. 452-456 - Masson, Lettre XVII, p. 55-57.

. À Fénelon. Février - mars 1689.

Souplesse à la volonté divine qui se substitue à la nôtre et simplicité d’un enfant.

Deux choses appartiennent à la volonté : la première est la souplesse qui la meut incessamment selon tous les vouloirs divins, la seconde est ce qui l’emplit et lui sert d’aliment.

Il y a des âmes qui ne se laissent jamais assez manier par le divin vouloir. Celles-là sont pour l’ordinaire rétrécies. C’est l’article sur lequel on a plus de peine à se rendre, c’est ce qui arrête presque tous les hommes et les empêche de poursuivre la route qu’ils ont embrassée, surtout lorsque les volontés de Dieu paraissent répugner à leur raison, et combattre des idées qu’ils s’étaient faites de la perfection.

Ce qui les arrête encore est que dans les âmes bien mortes et bien nues, la volonté de Dieu est délicate. Et à moins d’expérience, si ce n’est que la résistance ne mette dans un état violent, elle paraît [être] à l’âme une volonté qui lui est propre en sorte qu’elle se dit souvent que ce n’est point Dieu qui veut en elle ou par elle, que c’est elle-même qui veut et se donne cette volonté ; et c’est pour elle une matière de souffrance, surtout lorsque cette volonté, qui paraît lui appartenir, combat sa raison.

Ceci n’arrive qu’aux âmes très simples, et en qui la volonté de Dieu devient leur volonté propre et naturelle. Car ce n’est plus, à ce qu’il paraît, une volonté supérieure qui meut la leur - ce qui supposerait encore une propre volonté, qui, quoique soumise et très pliable, appartiendrait cependant à l’âme - mais ici il n’en est plus de la sorte. On éprouve que cette volonté, - qui se délaissait avec tant de souplesse à tous les vouloirs divins pour vouloir ou ne vouloir pas qu’autant qu’elle était mue, - se perd, et qu’une volonté, autant divine qu’elle est profonde et délicate, est substituée en la place de la nôtre, mais volonté si propre et si naturelle à l’âme qu’elle ne voit plus que cette seule et unique volonté, qui lui paraît être la sienne, n’en trouvant plus d’autre.

Vous comprendrez aisément qu’il faut que l’âme soit réduite en unité pour être de la sorte, et que, par le baiser ineffable de l’union intime, l’âme soit faite une même chose avec son Dieu pour n’avoir plus d’autre volonté que celle de son Dieu, ou, pour me mieux expliquer, pour avoir la volonté de son Dieu en propre et libre usage. Cependant dans le commencement que l’on est honoré d’un si grand bien, comme il paraît quelque chose de bien différent de la souplesse [face] à une volonté supérieure à laquelle l’âme s’était toujours laissé conduire très sûrement, quoique aveuglément en apparence, et que maintenant il ne paraît plus qu’une volonté seule et unique qui ne se peut distinguer et qui semble être la volonté propre de l’âme, on a peine à se laisser transformer au point qu’il le faut.

Mais pourquoi, me direz-vous, me parler de cela, puisque ce n’est pas mon état présent ? Je n’en sais rien : Dieu le sait. Tout ce que j’en comprends est que c’est ce qui arrivera chez vous, et même plus tôt qu’à bien d’autres ; et cette volonté vous étant donnée en libre et pur usage semblera déranger un peu les choses, quoiqu’elle les établisse admirablement et d’une manière inconnue.

Il y a de plus ce qui nourrit et réveille la volonté, car il y a de la différence entre la souplesse et la nourriture. On dilate une chose pour lui donner une étendue proportionnée à ce qu’on lui veut faire contenir ; mais comme une étendue trop forte romprait tout, on nourrit les endroits qui paraissent plus faibles et, en les nourrissant, on les fortifie.

Dieu fait ces deux sortes d’opérations dans la volonté de l’homme : Il la rend souple et pliable pour l’élargir selon la mesure du don qu’Il lui veut faire de Lui-même. Mais il y a la nourriture de cette volonté, qui est une onction savoureuse, délicate et souvent insensible, qui la fixe dans son souverain objet et la rend plus propre à être étendue selon les desseins de Dieu. C’est à cette sorte d’opération qu’il faut être fidèle autant qu’à l’autre, et ne pas vouloir s’en dénuer par une mort qui, quoique très parfaite en apparence, serait nuisible à l’âme et la dessécherait à un point qu’elle ne serait pas assez propre pour les desseins de Dieu, comme on voit qu’une peau desséchée se déchire plutôt que de s’étendre.

C’est l’onction toute sainte et divine qui donne à cette âme la souplesse pour être étendue, de même que l’on huile la peau que l’on veut étendre : aussi est-il écrit, parlant de Jésus-Christ, qu’il a été consacré par l’onction de la Divinité1. Et pourquoi ? C’est qu’il était écrit à la tête du livre de Sa naissance temporelle qu’Il ferait Votre volonté, Ô mon Dieu2. Puis Il dit : Me voici, ce qui marque ce fameux consentement et cette disposition à toute chose. Et pour nous faire comprendre l’unité de cette volonté, Jésus-Christ dit ailleurs : mon Père et moi ne sommes qu’un3.

Laissez-vous donc consacrer par l’onction de la grâce. Tout ce qui aura de l’onction vous conviendra toujours. Je n’entends jamais que vous vous donniez de la vivacité extérieure, mais aussi ne vous faites pas une vertu de réserve. Que la simplicité vous conduise en toutes choses. Vous avez besoin d’être réveillé quelquefois : égayez vos sens et laissez-vous comme un enfant4. Enfin ne travaillez pas à vous éteindre : ce n’est pas ce qu’il vous faut. Ne raisonnez jamais des autres comme de vous, ni de vous comme des autres, cela étant très différent.

Il y a cette différence entre le voir et le goûter que le premier ne doit jamais être réveillé, mais [que] le second doit être nourri par tout ce qui peut lui servir d’aliment. Lorsque je parle de goûter, je n’entends pas le sensible, mais le plus spirituel et délicat.

- Dutoit, t. II, Disc. XLV, p. 248-251. Masson, Lettre XVIII, p. 57-59.

1Heb. 1, 9 : « Vous avez aimé la justice, et vous avez haï l’injustice : c’est pourquoi, ô Dieu, votre Dieu vous a sacré d’une huile de joie par dessus tous ceux qui participeront à votre gloire. » (Poiret Explic.).

2Heb. 10, 7 : « Alors j’ai dit : Me voici ; je viens, selon ce qui est écrit de moi à la tête du livre, pour faire, mon Dieu, votre volonté. » (Poiret Explic.).

3Jean 10, 30 : « Mon Père et moi nous sommes une même chose. »

4Fénelon recommandera souvent à ses dirigés « d’amuser leurs sens » et de se « délasser l’esprit par de petits intervalles d’amusement innocent et de gaieté ...enfantine »; voir Lettre à Mme de Maintenon de février 1691, Lettre au marquis de Blainville du 7 juin 1689. [M].

. À Fénelon. Mars 1689.

Filiation et union divine.

Il a été certifié d’une manière ineffable la filiation spirituelle1 et comme[nt] ces âmes étaient destinées à être un en Dieu : ô que vos démarches sont belles dans la volonté de Dieu ! Il a été confirmé qu’il y aura de fortes bourrasques de tentations, mais il ne faut ni craindre ni s’étonner : le vaisseau demeurera toujours dans le même équilibre, quoique battu de la tempête ; s’il reste abandonné, le naufrage même le jettera dans un port assuré.

Il a fallu me sacrifier pour souffrir pour vous. L’âme découvre en Dieu même (par rapport à vous) comment Dieu, perdant toujours plus l’âme en Lui, la rendant de plus en plus féconde par un même acte pur, simple et nu, fait que du même lien dont Il s’unit intimement l’âme et la possède, Il la serre étroitement avec votre âme en sorte qu’elle porte ses langueurs. Elle comprend la nature de l’union hypostatique du Verbe avec l’homme, la part qui nous y est donnée d’une manière très sublime. Et elle découvre en même temps une manière très haute par laquelle l’homme est créé à l’image de son Dieu, ce qui la rend participante d’une qualité productrice de fécondité et d’écoulement dans les autres âmes ; et par là elle se les unit du même acte que Dieu S’unit toutes choses en sorte qu’il lui paraît que c’est elle en Dieu, et Dieu en elle comme une cause première, qui attire et pénètre le premier objet qui attire, et par cet objet, ou plutôt par la pénétration dans cet objet, en attire un autre, et ainsi plusieurs de cette sorte2.

Quoique ces rayons attirants pénètrent ce premier objet et semblent s’en servir pour attirer les autres, c’est pourtant Lui qui les attire par Son efficacité. Et Il communique cette efficacité aux sujets qui Lui sont plus proches avec plus de véhémence, en sorte que c’est Lui-même - et c’est aussi ce premier objet -, qui attire les autres par un même et seul acte, sans que ce premier objet (à cause de sa pureté et simplicité) fasse aucun entre-deux, quoiqu’il soit la première cause mue par le souverain Moteur.

Et cela est continuel et de telle sorte qu’il [le premier objet] ne cesse de tirer avec son Moteur, et par le même acte de son Moteur, jusqu’à ce qu’il ait attiré jusqu’à lui l’objet qui lui est le plus proche et qu’il l’ait confondu en lui en unité parfaite, le rendant pur, simple et nu comme lui et propre à recevoir avec lui sans nulle distinction2 les rayons purs et toujours féconds de son Moteur, si bien qu’il devient tellement un avec lui que l’on a peine à discerner le rayon d’avec le corps du soleil, quoiqu’il en soit toujours très différent3.

Je ne me saurais mieux expliquer. Un je ne sais quoi me persuade que vous m’entendrez et que vous suppléerez par votre lumière au défaut de mon expression. Ayez la même simplicité à me dire ce qui vous rebute, que j’ai à vous écrire ce que le Maître veut.

- Dutoit, t. II, Lettre CLIX, p. 469-472 - Masson, Lettre XIX, p. 59-61.

1De Fénelon par rapport à Mme Guyon.

2Comme une pierre d’aimant peut communiquer son pouvoir à plusieurs morceaux de fer qui se tiennent dès lors les uns aux autres.

3De cette union en Dieu « sans distinction », v. la définition dans Explication des Maximes des saints, art. XXVII, vrai, Fénelon (Le Brun), I, p.1067 : « La contemplation pure et directe est négative, en ce qu’elle ne s’occupe volontairement d’aucune image sensible, d’aucune idée distincte et nominable, comme parle saint Denys ; c’est-à-dire, d’aucune idée limitée et particulière sur la Divinité ». V. Mme Guyon, De la Voie et de la Réunion de l’âme à Dieu, II, §I, Opuscules II, p. 337 : « Tout le temps de la voie de la foi, les âmes n’ont rien de distinct ; et cette distinction est entièrement opposée à la foi ; de sorte qu’elles ne peuvent même goûter le distinct, ayant une certaine généralité, qui fait le fondement de toute chose, et par laquelle tout leur est donné ».

. À Fénelon. Mars 1689.

La foi s’élève sur le débris de notre raison.

Je vous plaindrais extrêmement, monsieur, ayant autant d’esprit naturel que vous en avez, si je n’étais persuadée de votre amour pour Dieu et du dessein que vous avez de mourir à tout pour être à Lui sans réserve. C’est un droit qu’Il s’est acquis sur la créature au prix de Son sang, quoiqu’il Lui appartînt déjà, afin que Sa domination (sur l’âme) fût d’autant plus glorieuse qu’elle est plus volontaire et que le pouvoir de gouverner absolument une volonté toute libre est élevé au-dessus de toute autre domination. C’est donc cette volonté de l’homme qui fait toute la jalousie d’un Dieu, et c’est ce qu’Il prétend par toute la conduite de sa Providence sur nous que de voir une volonté toute libre Lui être si fort assujettie qu’elle perde tout pouvoir d’user de sa liberté, sans laisser d’être infiniment libre.

Dieu, pour venir à bout de Son dessein, Se sert des vertus théologales. Il nous en donne le principe et l’habitude dès notre baptême, pour nous faire voir que, sitôt qu’Il se consacre un homme, Il l’attire à la filiation et que le titre de chrétien nous met dans un engagement indispensable d’être assujettis à Jésus-Christ. Cet assujettissement consiste à Le faire régner absolument en nous, et ce règne s’étend sur une volonté libre que l’on assujettit librement et qui s’est rendue plus libre par ce qui paraît la captiver davantage. Et, lorsque notre volonté est si parfaitement assujettie à Dieu qu’elle disparaît absolument et qu’il ne paraît plus chez nous d’autre volonté que celle de Dieu, - qui fait en l’homme sans nulle résistance ni répugnance ce qui Lui plaît -, cela s’appelle être arrivé dans sa fin et au but que Dieu s’est proposé en nous créant et en nous rachetant. C’est donc là le droit du Créateur et du Rédempteur.

Dieu met dans l’homme trois vertus qui lui sont infuses par le baptême. Ces vertus sont communes à tous les chrétiens, mais elles n’ont une activité vraiment efficace pour mettre l’homme dans le dessein de sa création que sur ceux qui savent s’abandonner à Dieu et qui comprennent la nécessité qu’il y a de Lui céder le pouvoir que nous avons sur nous-mêmes, ou plutôt le droit d’user de nous-mêmes.

Tous les hommes chrétiens ont donc les trois vertus théologales en infusion. Elles sont dans la plupart comme mortes et sans action ; mais dans presque tous les hommes vertueux elles ont une habitude qui, quoique accompagnée d’actes distincts, n’a pourtant presque point d’activité, parce qu’il se trouve, soit dans la raison de l’homme, soit dans sa volonté, une opposition presque continuelle qui s’augmente même tous les jours. On n’agit que par la raison et par une bonne volonté propriétaire qui se fortifie d’autant plus que ses productions paraissent meilleures à l’esprit, ce qui, quoique bon en apparence, est cependant opposé au domaine de Jésus-Christ. De sorte qu’il n’y a que les âmes qui sont assez heureuses que de comprendre ce secret, sur lesquelles Jésus-Christ puisse régner absolument. C’est ce qui l’a obligé de se faire homme, puisqu’Il n’est venu que pour être Roi. Nous ne devons pas douter du dessein de Jésus-Christ là-dessus : Il s’en est trop fortement expliqué. Nous ne pouvons pas douter non plus que la perfection de l’homme ne gît en rien de particulier, mais à entrer dans la fin de sa création et de sa rédemption.

Jésus-Christ est toujours assis à la droite de son Père : Il n’exerce point Son empire sur l’homrne que lorsque le père a réduit dans ce même homme tous les ennemis de Jésus-Christ à être l’escabeau de ses pieds. Qui sont ces ennemis ? C’est la raison, et la propre volonté qui doivent être assujetties à Jésus-Christ. Et comment lui sont-elles assujetties ? par les vertus théologales, non seulement comme elles sont dans le commun des chrétiens, mais par une activité d’autant plus forte que l’homme par sa soumission leur donne plus de lieu de faire leur ouvrage, qui n’est autre que de surmonter les puissances de l’âme et de se substituer en la place.

Ce que fait donc la foi est premièrement de s’élever sur le débris de notre raison. Elle combat souvent et très longtemps : quelquefois la raison paraît la surmonter, d’autres fois tout est balancé. Et cela arrive souvent et dure longtemps. La peine alors de l’homme, et de l’homme raisonnable - qui avait ajusté toutes choses dans la même raison, qui s’était conduit longtemps par une raison autant juste qu’éclairée -, est de sentir peu à peu que cette raison claire et ferme le quitte, et ne le quitte pas pour lui donner une lumière de révélation divine, certaine et brillante, mais pour le mettre dans l’obscurité et dans l’incertitude ! Cela est toujours plus de cette sorte, jusqu’à ce que la foi par son obscurité sèche et pénible ait réduit l’âme dans un si grand aveuglement qu’elle ne va plus qu’à tâtons ; et ensuite ne pouvant plus marcher, elle est contrainte de s’abandonner sans réserve à un guide inconnu qui ne lui dit pas où il la mène, mais qui veut qu’elle s’en fie à lui lorsqu’il paraît l’égarer et la mener par des routes entièrement opposées au chemin que la raison lui avait tracé.

L’âme conduite de la sorte voyant que ses soins sont inutiles, que sa raison est sans lumière, qu’elle perd peu à peu tout pouvoir d’user d’elle et que les efforts qu’elle a faits pour s’en servir sont inutiles, est contrainte de s’abandonner sans réserve, de perdre toute voie, et de marcher aveuglément dans un chemin qui lui paraît sans route et où elle ne trouve personne qui l’assure de la bonté de ce chemin : au contraire, l’on n’y parle que de pertes et de précipices autant inévitables qu’ils sont affreux. C’est alors que la foi s’exerce parfaitement et qu’elle fait un trophée à Jésus-Christ de la ruine de la raison. C’est alors que Jésus-Christ devient notre propre conduite et qu’il semble que la foi disparaisse pour donner lieu à Jésus-Christ, sagesse éternelle, de nous conduire Lui-même.

Il est à remarquer qu’à mesure que la foi travaille en la manière que je l’ai dit sur notre raison, la charité, encore plus active que la foi, travaille sur la volonté et fait perdre à l’âme tout goût et tout dégoût, tout vouloir et non vouloir, de sorte qu’à mesure que l’homme perd toute route et tout moyen de se conduire, il perd aussi tout vouloir d’en avoir. Et cela va si loin qu’il perd même à la fin la puissance de vouloir et de raisonner : il demeure assujetti à Jésus-Christ qui veut et ordonne (en lui) tout ce qu’il Lui plaît, et en la manière qu’il Lui plaît.

Quoique la charité travaille en même temps (que la foi), le triomphe de la charité paraît le premier. Il semble à l’âme que la volonté soit bien plutôt détruite que la raison, et qu’elle perde très longtemps le pouvoir de vouloir avant que de perdre celui de raisonner. Cela est de la sorte. Et cependant, dans la fin, on s’aperçoit que la volonté est ce qui se consomme le dernier, et que c’est en elle que la raison se termine, que la charité absorbe la foi, et que tout se trouve réuni dans la pure charité, qui est Dieu même.

Je ne vous parle point de l’espérance, quoiqu’elle soit inséparable des deux autres. C’est elle qui soutient longtemps dans le désespoir même et c’est elle cependant qui se perd la première : car celui qui espère est supposé avoir le désir de ce qu’il espère, car on n’espère pas ce que l’on ne peut vouloir.

Il serait inutile à un homme aussi pénétrant que vous l’êtes d’expliquer les choses plus au long. Il suffit que c’est là votre route sans route, et que c’est où l’on veut vous conduire et où l’on vous conduira sans doute, parce qu’il faut qu’un Autre vous possède. Conduisez-vous par la raison tant que vous vous posséderez vous-même. Mais de quoi vous peut servir votre raison, lorsqu’un plus puissant que vous vous veut conduire par un chemin tout contraire ? Je vous dis comme Jésus-Christ à saint Pierre : Lorsque vous étiez jeune, vous alliez où vous vouliez ; mais, lorsque vous serez devenu vieux, un autre vous ceindra, et vous mènera où vous voudriez ne point aller1.

Ô n’est-il pas trop juste que Jésus-Christ règne ! Qu’Il règne, et que je périsse !

- Dutoit, t. I, Lettre XCIII, p. 283-290 - Masson, Lettre XX, p. 61-63.

1Jean 21, 18. V. lettre de Fénelon à une religieuse qui l’avait félicité de sa nomination à l’archevêché de Cambrai, 17 février 1695, t.VIII, p. 464, g : « Me voilà dans la condition de saint Pierre : Quand vous étiez jeune, lui dit Jésus-Christ , etc. » [M].

.  À Fénelon. Mars 1689.

Dieu purifie les qualités naturelles sans que celui qui les possède se les approprie.

Pour la personne dont vous me parlâtes hier, il doit le plus qu’il pourra demeurer en simplicité, et dans une manière de cessation de toutes choses : ce qui ne s’entend pas seulement des choses extérieures, qui sont les moindres de nos distractions, mais cesser sur toute chose l’action de son esprit, rempli extraordinairement à cause de la grande science, de sorte que l’esprit même agit dans le repos. Il faut laisser tomber toutes choses, qui cependant ne se perdent pas pour cela ; mais elles seront purifiées de leurs espèces1 : la substance des choses restera, et la facilité de s’en servir dans l’occasion, mais l’occupation fréquente, quoique involontaire, tombera.

Outre la cessation de toutes choses, il doit prendre des temps pour se mettre en oraison, c’est-à-dire un temps qu’il destine à une oraison particulière. Cela nourrira et entretiendra un certain germe de vie, ou un principe vivifiant, qui a besoin d’être nourri et entretenu, son intérieur n’étant pas en état de porter un état aussi nu que serait l’exclusion de toute oraison marquée. Il faut faire une provision pour l’hiver2, car, tant qu’il possèdera son âme comme il la possède, il lui paraîtra toujours n’avoir besoin de rien ; mais, lorsqu’il plaira à Notre Seigneur d’y mettre le désordre, d’apporter l’épée et le feu, ce sera alorsque l’on aura plus besoin de ce germe de vie, qui sera pour lors si enterré qu’il ne restera pas même de vestige de ce qu’il a été, quoiqu’il soit vrai que ce sera alors qu’il subsistera même davantage et d’une manière plus profonde3. Il ne restera pierre sur pierre qui ne soit détruite4, mais après ce temple bâti de la main des hommes, Dieu en établira un autre qui ne sera pas bâti de la main des hommes.

Il ne faut pas croire que ce que Dieu fera dans l’intérieur gâte rien pour l’extérieur : non, que cette personne ne le craigne point. Dieu, ayant résolu de se servir de lui (comme je suis assurée qu’il a dessein de s’en servir pour le bien de son Église), loin de renverser son extérieur, Il l’établira toujours plus et même d’une manière propre à satisfaire tout le monde ; et plus il se laissera à la divine Sagesse, plus cette même Sagesse accommodera-t-elle toutes choses selon Ses desseins sur lui. Qu’il ne craigne donc pas de se laisser pleinement à Dieu, car Dieu assurément se contentera d’éprouver le dedans et de le renverser ; mais cela sera d’une manière que nulle créature n’en connaîtra rien. Dieu lui a donné un naturel élevé et un esprit conforme à Ses desseins, car Dieu dispose le naturel conformément à ce qu’Il veut exiger des personnes, et selon ce à quoi Il les destine.

Quoique Dieu fasse des miracles dans la grâce, Il ne violente pas la nature pour la rendre autre qu’Il ne l’a disposée Lui-même. Sa divine sagesse commence par donner les qualités naturelles conformes à Ses desseins ; ensuite de quoi, Il perfectionne et purifie les mêmes qualités qui, étant devenues pures par le soin de Sa sagesse adorable, sont rendues de pures capacités propres à tous les desseins de Dieu, sans que celui qui les possède en abuse, s’y attache, se les approprie, etc. Voilà ma pensée en simplicité sur la personne que vous savez et que j’honore plus que je ne puis dire, parce que je comprends plus que je ne puis l’exprimer les desseins de Dieu sur lui, supposé qu’il soit fidèle non à faire et à agir, mais à se laisser en la main de Dieu.

Car il faut se laisser à Dieu afin qu’Il se serve de nous, non à cause de nous, mais à cause de Lui-même qui ne peut envisager que Sa gloire dans les desseins qu’Il a sur les hommes. Et ainsi c’est Lui dérober la gloire que se soustraire à Son domaine, et c’est une fausse humilité que celle qui ne veut point se laisser conduire aux grandes choses comme aux plus petites. Le vrai humble ne prend rien pour lui dans l’élévation ni dans l’abaissement : il se laisse en la main de Dieu comme un instrument destitué de sa propre vie, quoique la remise qu’il fait à Dieu de lui-même soit l’acte le plus parfait de la vie. Il se laisse, dis-je, à Dieu de cette sorte, content de servir à Ses desseins les plus relevés, comme d’être rendu le plus inutile.

Dieu conserve ces personnes avec tout le soin de sa Providence qui surpasse infiniment toute la prudence. Et comme Dieu bénit toute chose et la manière de vivre en tout état et en tout lieu, Il donne à ces âmes les différentes postures nécessaires pour agir conformément à la capacité des personnes avec lesquelles ils traitent, car le soin de Dieu est infiniment plus grand que le nôtre et nos mesures de prudence sont fort courtes au prix des desseins de sa sage Providence sur une âme qui Lui est consacrée. Et lorsque nous aurons souvent cru le mieux réussir par nos soins, c’est alorsque nous aurons moins de succès, parce que nos vues sont faibles et que nous ne connaissons pas ce qui se passe dans le cœur.

Cette lettre ici est plus pour lui que pour vous. Mille saluts en Notre Seigneur. Vous m’êtes toujours plus cher en Lui, car Il vous aime. Je vous assure que je ne puis aimer que ceux qui sont à Lui, et je les aime d’autant plus qu’ils Lui sont plus chers. La mesure de mon union pour eux est la mesure de l’union qu’ils ont avec Dieu. Et je vous assure que je n’ai ni mère, ni frère, ni soeur, ni enfant, que ceux qui font la volonté de mon Père céleste5 : tout le reste ne m’est rien.

- Dutoit, t. I, Lettre XCIV, p. 291-296 - Masson, Lettre XXI, p. 63-67.

1Représentations imaginatives.

2Fénelon, Lettre à un seigneur de la Cour, t.VIII, p.522, g : « Pendant l’abondance de l’été, il faut faire provision pour les besoins de l’hiver. » [M].

3Le germe de vie subsiste, caché pendant l’hiver.

4Matthieu, 24, 2 ; Luc, 21, 6.

5Reprise de la parole à la foule sur la vraie parenté de Jésus : Matthieu, 12, 46-50 ; Marc, 3, 31-35 ; Luc, 8,19-21.

. À Fénelon. Mars 1689.

Exercer la simplicité.

Il ne faut pas que votre ami vous attire, mais c’est à vous à l’attirer. La conversation nous rend semblables à nos amis et il arrive souvent que celui qui est dans un degré supérieur redevient égal, entrant dans les sentiments et manières qui, quoique très solides et vertueuses, ne sont pas de saison pour nous. Je prie Notre Seigneur de vous éclairer sur ce qu’il me fait vous dire. L’amour est délicat et jaloux. Ô qu’il faut peu, qu’il faut peu pour nous tirer de la simplicité ! Ce n’est souvent qu’une bagatelle qui y est contraire, mais qui à la suite se grossit et devient un obstacle.

Comme l’on devient toujours plus simple par l’exercice de la simplicité, sitôt aussi que l’on s’en éloigne pour entrer dans une prudence vertueuse, on perd insensiblement la trace ; et en se fixant, on fait une perte irréparable et l’on dérobe à Dieu une gloire infinie : car ce n’est que de la bouche des enfants qu’Il reçoit une louange parfaite1. Cette vérité vous est si essentielle et si fort le fondement des desseins de Dieu sur vous que je donnerais mille vies, si je les avais, pour vous y faire entrer au point que Dieu veut ; et depuis hier je suis dans un état de victime auprès de Dieu pour cela.

- Dutoit, t. I, Lettre CI, p. 315-316 - Masson, Lettre XXII p. 67.

1Ps. 8, 3.

. À Fénelon. Mars 1689.

Communication divine des âmes entre elles et de Dieu avec elles et par elles.

Il me semble que mon âme est comme une eau qui se répand dans les cœurs de ceux qui me sont donnés, avec abondance, jusqu’à ce qu’elle les ait rendus égaux à soi en plénitude divine.

Hier le Maître faisait en moi cette demande : « Que t’ont fait tels et tels, et surtout N.? » Notre Seigneur me donne beaucoup pour son âme parce qu’Il le veut beaucoup hâter et avancer. Il connaîtra cela un jour, et ce qui est opéré par ce méchant néant, où Dieu est seul. Sa docilité plaît beaucoup à Dieu et attire Ses complaisances. Il me fut dit dans le langage muet du Verbe, il y a un jour ou deux : C’est mon fils, en qui je me complais2, et à mesure que Dieu prenait des complaisances sur son âme, je voyais comme ce regard de complaisance le purifiait et le rendait encore plus l’objet des complaisances de Dieu, et cela continuellement. Cette complaisance m’était donnée pour son âme, et je voyais que ce n’était qu’une seule et même complaisance que celle que Dieu avait sur cette âme et celle qu’Il donnait à mon âme pour elle : elle se faisait en unité divine très parfaitement. Et ce même regard de Dieu et de mon âme en Dieu sur cette âme fait un écoulement continuel et de grâces et de Dieu sur cette âme, car ce regard est une production continuelle du Verbe dans l’âme. Le Père, en regardant l’âme, y produit Son Verbe et la met par là en silence, paix et tranquillité ; c’est par là qu’Il l’associe au commerce ineffable de la Sainte Trinité et qu’Il lui fait part de Sa fécondité spirituelle, rendant son cœur et son esprit féconds en Lui.

- Dutoit, t. IV, Lettre CXLIII, p. 551-552 - Masson, Lettre XXIII, p. 68-69.

1Fénelon.

2Matth. 12, 49 : « Et étendant la main sur ses disciples : Ce sont là, dit-il, ma mère, et mes frères. « (Amelote) ; Marc 3, 34 ; Luc 8, 21.

. À Fénelon. Mars 1689.

Un regard de complaisance non distinct de Dieu produit grâce et écoulement dans les âmes. Le doute s’oppose à cette communication.

J’ai une disposition continuelle , qui ne me quitte jamais, qui n’est nullement ni dans mon pouvoir, ni dans ma volonté. C’est que mon fond reçoit en Dieu les personnes qui Lui sont conformes et unies en pure charité, en sorte que, plus ces personnes se laissent désapproprier1 et demeurent unies à la volonté de Dieu sans retour et sans réserve, plus mon fond les reçoit et agrée avec une suave et douce complaisance. C’est comme un regard de complaisance non distinct de Dieu, qui produit grâce et écoulement dans ces âmes. Au contraire, celles qui sont propriétaires et qui résistent à Dieu, étant appelées à son union, sont rejetées de ce fond sans que je puisse faire autrement, quelque volonté que j’en eusse, et lorsque je suis appliquée à elles je sens comme un mur entre Dieu et elles.

L’autre jour je ne m’étais pas assez expliquée sur ce que je vous dis de la Trinité, quoique la proposition fût trop vraie, selon l’idée qui m’en fut donnée dans ce moment. Je voyais que le regard du Père était un regard fécond qui engendrait un terme de ce regard, infini comme Lui, que ce regard était de complaisance et d’amour, un regard nécessaire aussi bien que l’amour, et que cet amour produisait un terme infini, que cet acte dans son principe et dans sa fin était pur, simple et indivisible, quoiqu’il fût très distinct dans ses effets personnels, que la simplicité et unité était entière, en sorte qu’il n’y avait ni temps ni instant, ce qui faisait sa perpétuité et son éternité. Je sens bien ce que je veux dire à présent, sans le pouvoir exprimer. Il me paraît que vous me comprendrez.

J’ai hésité de vous dire qu’après que j’ai voulu me persuader qu’il pouvait y avoir de l’imagination à ce que j’éprouvais à votre occasion, je fus quelque temps ôtée de cette expérience, sans que je pusse, même le voulant, me donner la moindre pente ; et, sitôt que je fus rentrée dans ma première croyance que cela est un pur effet de la grâce, mon âme fut aussitôt remise en communication avec la vôtre. Je suis toujours confirmée dans ce que je vous ai mandé pour votre vocation, qui est que vous n’écoutiez ni votre esprit ni la raison de vos amis, mais que vous suiviez sans hésiter la simple et douce inclination que le Seigneur vous donnera.

Je ne vous fait point d’excuse de ma simplicité à vous mander les choses. Je ne le pourrais. J’en userai toujours de même, sans prétendre que vous vous arrêtiez à rien, parce que je ne porte point de jugement de ce que je dis. Mais Notre Seigneur, qui est en vous, saura bien vous faire rejeter le mal et choisir le bien. J’éprouve toujours plus que je n’ai aucun pouvoir sur moi-même et que je ne puis me donner nul mouvement, pour petit qu’il me soit, ni me tourner vers aucun côté, si l’on ne me fait.…2

- Dutoit, t. V, Lettre VI, p. 215-218 - Masson, Lettre XXIV, p. 69-70.

1Fénelon, Explication des Maximes des saints, art. XVI, vrai, Fénelon (Le Brun) I, p. 1050 : « Quand on entend clairement ce que les mystiques entendent par propriété, on ne peut plus avoir de peine à comprendre ce que veut dire désappropriation. C’est l’opération de la grâce qui purifie l’amour et qui le rend désintéressé dans l’exercice de toutes les vertus. C’est par les épreuves que cette désappropriation se fait. »

2La lettre se termine ainsi dans le recueil de Dutoit.

. À Fénelon. Mars 1689.

Union qui vient du centre divin.

Hier, étant au parloir avec M.1, il me vint tout d’un coup, sans que j’y pensasse, une union très intime du côté du centre2 pour M., en sorte que je fus obligée de m’arrêter tout court parce que je sentais qu’il se faisait un écoulement de grâce de mon âme dans la sienne, et je compris que Notre Seigneur avait des desseins sur lui, et qu’Il se l’acquérait d’une manière bien particulière. Je vous prie de le lui dire, car Notre Seigneur veut qu’il le sache. J’étais en peine comment vous le mander. Dieu y a pourvu par celui que vous m’avez envoyé.

- Dutoit, t. V, Lettre VII, p. 218-219 - Masson, Lettre XXV, p. 71.

1Le parloir est sans doute celui des Miramionnes, quai de la Tournelle, où logeait encore Mme Guyon, accueillie à sa sortie de prison par Madame de Miramion.

2Dieu est le centre qui réside au cœur de nous-même. Moyen court, chap. XI : « Outre la vertu attirante du centre, il est donné à toutes les créatures une pente forte de réunion à leur centre ... L’âme, par l’effort qu’elle s’est fait, pour se recueillir au-dedans, étant tournée en pente centrale, sans autre effort que le poids de l’amour, tombe peu à peu dans le centre. » Commentaire de Saint Matthieu, Chap. XXII : « Aimer Dieu de tout l’esprit, c’est que tout l’esprit soit ramassé et tourné vers Dieu, et soumis à son opération. Or rien de tout cela ne peut se faire parfaitement que par l’union centrale, qui est le fruit et la fin de tout le voyage intérieur. ». Fénelon a parlé plusieurs fois de Dieu « centre commun » : v. par exemple, Lettres spirituelles, t.VIII, p. 436, g, 548, g, 648, b. [M].

. À Fénelon. Mars 1689.

Je consumerais ma vie à votre service […] je ne puis que me laisser conduire.

Vous serez sans doute surpris de ce que je vous écris des choses qui paraissent hors de saison et vous convenir si peu. J’en ai été étonnée moi-même et l’on m’a fait connaître que je ne devais point vous celer ce que fait le Tout-Puissant : c’est à moi à obéir sans réplique. L’on m’a fait entendre que lorsque vous seriez dans les états et dans les peines, ce que je vous en dirais serait perte, parce qu’il vous servirait alors d’appui ; que ce que je vous dis à présent fait un fond qui établit, quoique de loin, l’âme dans les dispositions qu’elle doit avoir lorsqu’il en sera temps. Elle s’engraisse1 et se fortifie, comme l’on nourrit une personne destinée à la mort, afin de pouvoir supporter la mort.

L’on m’a dit que je devais vous faire une provision pour l’hiver. Lorsque je dis que l’on me dit, c’est pour m’expliquer. C’est une impression que l’on me met dans l’âme, à laquelle j’obéis sans réplique. Je suis tellement pour vous et Notre Seigneur veut tellement que cela soit de la sorte que, quand je consumerais ma vie à votre service, je la trouverais très bien employée. Je ne puis faire autrement sans que j’en sache la cause, et je puis vous protester devant Dieu, qui assurément me fait vous écrire, qu’il n’y a en cela rien de naturel2 et que, quoique je sois aussi misérable que je la suis, cela est tellement mis en moi par un Autre, que je ne puis que me laisser conduire. Je ne sens pas la moindre inclination qui soit de moi et j’ai été même quelquefois assez infidèle pour avoir un seul désir que cela fût autrement : un reste d’amour propre et de crainte naturelle de vous rebuter. Recevez donc ce qui vous est donné et soyez assuré que, quoique vous ne découvriez peut-être pas la nécessité de ces choses, elles servent de fondement à votre édifice et d’antidote contre les attaques de la nature et de la crainte de se perdre. Quand tout ne servirait de rien, je serais assez récompensée d’avoir obéi à Dieu et de vous avoir donné des preuves de ce qu’Il3 m’a fait vous être avec un amour infini unissant toutes choses.

- Dutoit, t. V, Lettre VIII, p. 219-221; voir plus loin, p. 239-240, la lettre LXXVII qui a des parties presque identiques - Masson, Lettre XXVI, p. 71-73.

1Voir Fénelon, Instructions, t.VI, p.121, d : ‘[les paroles] opèrent secrètement ; l’âme s’en nourrit et en est engraissée’. [M].

2C’est-à-dire rien d’humain, rien qui n’ait été renouvelé par le pur amour.

3Texte de Dutoit : qui.

. À Fénelon. Mars 1689.

Union de filiation ; sur la communion.

Il m’est impossible de résister au mouvement que j’ai de vous écrire, quoi que je fisse hier au matin. J’ai voulu remettre à une autre fois pour raison et crainte d’importunité, mais le Maître est trop maître chez moi pour que je puisse disposer de moi en nulle manière. Car Il use de son autorité souveraine sur moi, qui suis si fort toute à Lui qu’il me semble n’avoir plus rien de propre. L’on veut donc que je prenne confiance en vous et que, comme un enfant, je vous dise sans retour toutes choses. Je le veux de tout mon cœur. L’on vous portera peu à peu tout ce que Notre Seigneur m’a fait écrire, afin que vous en fassiez tout ce qu’il vous plaira avec l’agrément de N.1

L’on veut que je vous dise qu’il y a de vous à moi une union de filiation aussi intime qu’elle est inexplicable, qu’il me semble vous engendrer souvent, pour ne pas dire continuellement, en Jésus-Christ. Cela me presse quelquefois si fort que je suis comme obligée de dire : c’est mon fils bien-aimé auquel je me plais, et cela sert à me soulager. Il me semble que le corps et les sens aient fait bande à part et qu’ils soient comme une machine que quelque autre chose que l’âme anime. Cependant ils ont une simplicité d’enfant, et il semble qu’il n’y a que les enfants qui leur conviennent. Ils ignorent le bien et le mal2, tandis que l’âme habite une région, qui leur est d’autant plus insupportable qu’ils y ont moins d’accès. Je crois que ce peu de correspondance de l’âme avec eux fait leur faiblesse et le peu de vigueur du corps. Je serais soulagée si je vous exprimais quelquefois ce que l’on veut que je ne vous cache pas, c’est-à-dire ce qui se peut écrire de l’état présent.

Il me semble que la sainte communion n’ajoute rien à ce que je possède, et cependant le Maître ne me l’interdit pas. Au contraire, l’on force de manger un pain dont on est déjà rempli en manière substantielle et si propre à l’âme qu’elle ne discerne plus d’autre chose de sa vie que celle-là, si elle la discerne encore. L’on s’est trouvé embarrassé depuis deux jours. L’on avait voulu se dispenser de communier. Cela n’a pas été possible, et le Maître, usant de Son autorité, le voulut si absolument qu’à moins d’entrer dans un enfer, l’on ne pouvait Lui résister davantage.

Que dites-vous à cela ? Si vous agréez d’y répondre un mot, l’on vous le renverra avec une extrême fidélité. Mais puisque Dieu m’adresse à vous, que ce soit Lui seulement qui vous fasse connaître Son pouvoir extrême sur moi, et non votre raison. L’on vous obéira cependant, à moins d’impossibilité pour l’avenir. On ne sait pourquoi on veut que je vous dise cela, puisque l’on ne pouvait résister sans sortir de Dieu et être rejetée de Lui, et que l’exécution de cette volonté cause une paix, un contentement et une largeur infinie.

- Dutoit, t. V, Lettre XI, p. 225-227 - Masson, Lettre XXVII, p. 73-75.

1Très vraisemblablement le duc de Chevreuse.

2Voir Masson, « III Poésies spirituelles », n° XVI, attribuée à Fénelon, dont nous citons un des quatrains : «Je suis comme un enfant qui ne discerne rien, / Qui vit dans la simple innocence. / Je ne vois plus ni mal ni bien ; / Je ne sais si c’est ignorance. »

. À Fénelon. Mars 1689.

Que voulez-vous donc que je fasse de cette Vie.


J’entre très fort dans toutes vos raisons1 et je serais très fâchée de vous causer la moindre peine. Je mettrai le tout chez M.2 Si vous voulez lire ce que l’on vous apporte, vous le lirez ; et à la première visite que vous ferez à M. de Chevreuse3, vous le lui remettrez pour me le rendre. Il me suffit qu’en cas de mort vous vouliez vous en charger pour en faire ce qu’il vous plaira, et brûler ces écrits si vous le voulez.

Je ne crois pas que Dieu demande autre chose de vous que l’état où Il vous tient. Pour moi Il tient mon âme dans un état continuel, je pensais dire, de prier pour vous, mais j’aperçois que c’est tout autre chose que cela : c’est un amen, qui opère tout ce qu’Il pourrait demander. Soyez persuadé qu’Il me donne pour vous une confiance unique et entière. Elle ne vous sera jamais à charge. Cependant que voulez-vous donc que je fasse de cette Vie que vous m’avez fait garder ? La mettrai-je avec les écrits4, ou vous la donnerai-je pour la brûler, si vous le jugez à propos.…5

La raison pour laquelle on a usé de cette autorité sur moi à l’égard de la communion, c’est, selon que je l’ai compris ce matin, parce qu’ayant à cause de la fièvre besoin de cure, je m’en abstenais ou me privais de communier. Le Père de famille a fait comprendre qu’Il en usait avec Ses enfants avec une familiarité et une liberté infinie ; et comme il ne donne pas de bornes à Son amitié, Il n’en donne point à la liberté6. Si vous improuvez cela et que vous m’ordonniez autre chose, j’espère que je pourrai peut-être vous obéir. Il me serait difficile de vous faire comprendre ce que votre âme m’est en Notre Seigneur et à quel point elle m’est donnée. Je vous parle simplement, sans pouvoir m’en défendre.

- Dutoit, t. V, Lettre IX, p. 221-223 - Masson, Lettre XXVIII, p. 75-76.

1Dans une lettre perdue, Fénelon exposait sans doute les ‘raisons’ de prudence qui lui faisaient préférer ne pas garder chez lui les manuscrits de Mme Guyon. [M].

2Il s’agit d’une femme, comme l’indique la première phrase de la lettre suivante.

3En toutes lettres dans Dutoit !

4Les écrits qu’elle fera déposer chez M.

5Points de suspension dans Dutoit.

6Sur cette sainte liberté des enfants de Dieu, dont Fénelon a déjà parlé, v. aussi les Commentaires par Mme Guyon de la IIe épitre aux Corinthiens III, 9-12 et de celle aux Hébreux II, 15. [M].

. À Fénelon. Mars 1689.

Cassette des écrits. Marque où il reconnaîtra ce qu’elle a écrit pour lui.

Je n’ai aucune raison pour ne point donner la copie des écrits à M.1, puisque je n’ai point de secrets pour elle. Je n’en avais qu’une seule et unique qui est que je sens toujours plus que Dieu veut que je vous confie toutes choses. Ainsi il me suffit, pour Lui obéir, de les mettre en lieu de votre connaissance et que vous en disposiez aussi absolument que s’ils étaient chez vous. Les originaux resteront chez M. [de Chevreuse]2, dans la même cassette où je les ai mis avec quelques lettres qui ne seront pas inutiles à garder. Si je meurs, les uns et les autres vous laisseront disposer de tout, soit pour les garder ou les supprimer. Je ne crois pas cependant mourir sitôt ; et vous êtes bien éloigné d’avoir rempli tous les desseins de Dieu sur vous, car ils sont grands.

Je consens d’être une victime éternelle, qui brûle sans cesse pour vous devant Lui et j’espère que vous connaîtrez un jour, soit dans le temps, soit dans l’éternité, ce que Dieu fait de moi pour vous : vous verriez un ordre de grâce et d’amour qui vous ravira. Comme je craindrais de vous importuner et que je ne serai peut-être pas la maîtresse de ne pas écrire ce qu’Il me donnera pour vous, je l’écrirai et le mettrai dans mes originaux avec un L. et un F.3, et ce qui sera de cette sorte vous sera un témoignage un jour qu’ils étaient pour vous. À Dieu, en Dieu même, dans le sein duquel vous me trouverez toujours, comme je vous trouve sans cesse.

- Dutoit, t. V, Lettre X, p. 223-224 - Masson, Lettre XXIX, p. 76-77.

1Peut-être Mme de Maintenon, à qui Madame Guyon aurait confié précédemment des écrits.

2N. dans le texte de Dutoit ; on a vu plus haut que Mme Guyon avait mis ses originaux dans une cassette chez le duc de Chevreuse.

3Ce sont peut-être les initiales de Lamothe-Fénelon.

. De Fénelon. 12 Mars 1689

Réception du Pentateuque. Chimères d’ambition.

Je reçois dans ce moment le billet où vous me promettez de ne pas mourir si tôt. Vous me faites un très grand plaisir, je garderai le Pentateuque pour le lire, si M. de Chevreuse me le permet, et je ne le lui rendrai que par vos ordres. Encore une fois ne vous gênez pas sur les choses que Dieu vous donnera pour m’en faire part, et ne craignez pas de m’en importuner. Quand vous me trouverez trop sage, mandez-le moi tout simplement. Ayez soin de votre santé. Certaines chimères d’ambition me viennent tracasser la tête1, mais je suis en paix et me moque de ces folies. Dieu soit loué de ce qu’Il vous donne pour moi. Ce 12 mars.

- Dutoit, t. V, lettre XIV, p. 232 - Masson, XXX, p. 77-78 - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 45.

1« On verra le 28 mars ces « chimères d’ambition » prendre une forme plus nette. Dans la lettre précédente Mme Guyon prédisait : « Vous êtes bien éloigné d’avoir rempli tous les desseins de Dieu sur vous, car ils sont grands » [...] À la lecture de celle-ci, elle renchérira : « Je voyais qu’il [Dieu] vous destinait pour être une lampe ardente et luisante pour éclairer son Église » ... L’image (voir Jean 5, 35) était traditionnelle pour désigner les évêques et Mme Guyon la reprendra littéralement le 23 septembre 1689. » [O].

. À Fénelon. Mars 1689.

Dieu me tient incessamment devant lui pour vous

Vous êtes le maître de garder le Pentateuque, monsieur. Je ne sais pas le besoin que vous en avez, mais je sais que Dieu me tient incessamment devant Lui pour vous, comme une lampe qui se consume sans relâche. Je ne puis Lui résister ni faire autrement que d’être unie à vous de la manière du monde la plus intime et la plus pure. Dieu seul sait tout et opère tout, et je Le laisse faire ; et Il me tient dans une telle disposition que, si j’avais mille vies, je les donnerais pour votre âme. Cela consume le corps abattu de faiblesse. Et il me paraissait tantôt que je n’étais que comme un canal de communication, sans rien prendre, et que la raison pourquoi Dieu en usait de cette sorte était Ses desseins particuliers sur vous, car je voyais qu’Il vous destinait pour être une lampe ardente et luisante, pour éclairer son Église. Bien plus, je sens qu’Il veut que je vous [le] dise et que vous le receviez avec une extrême simplicité, sans vouloir ni le rejeter par humilité ni vous en donner des vues. Mais soyez persuadé en même temps que les hommes n’y auront point de part, non plus que vos soins : Dieu seul le fera par des moyens qu’Il choisit Lui-même.

Ô qu’Il est honoré d’un parfait abandon ! Il ne peut l’être véritablement que par là. Je vous obéirai pour tout le reste. Il est vrai que Dieu ne laisse aucun doute à mon âme de Sa sainte volonté à mon égard, et elle ne peut que la suivre aveuglément sans raison ni retour. Ô que cet état cause de paix, mais paix qui surpasse tout ce qui peut s’en dire ! Je préférerais tous les enfers possibles à la moindre résistance aux volontés de mon Dieu. Qu’Il fasse donc de moi pour vous tout ce qu’Il Lui plaira. J’avais eu ce matin la pensée de vous prier de vous tenir uni à moi pour me soulager un peu, car Notre Seigneur a les mains pleines.

- Dutoit, t. V, Lettre XV, p. 233-234 - Masson, Lettre XXXI, p. 78-79.

. À Fénelon. Mars 1689.

Attendre le temps de Dieu pour écrire : « Il est temps de se remplir sans se vider ».

L’on m’a fait entendre que l’on m’avait fait écrire de cette sorte sur l’Ecriture Sainteaparce que personne n’écrit de même1. Dieu s’est servi de la lecture de l’Ecriture pour me faire écrire ce qu’Il voulait. Il y aura une infinité de gens savants et éloquents qui écriront et qui ont écrit sur les autres sens. Il n’est pas temps pour monsieur [de] L[angeron]2 d’écrire : au nom de Dieu, qu’il meure à cela ! Il viendra un temps où il lui sera donné des déluges ; tout coulera de source, et Dieu se servira de lui bien singulièrement. Mais il faut que tout ce qu’il a à présent de naturel, d’acquis et d’infus demeure dans la mort, afin de produire un germe de vie éternelle. Il est temps de se remplir sans se vider. Il viendra un autre temps où il sera d’autant plus plein qu’il se videra davantage. J’ai un grand désir de manger la Pâque avec lui3. Ô qu’il me tarde que cela n’arrive ! J’aime tendrement N.4 et vous sans distinction. Quand serons-nous, non seulement unis, mais un en Jésus-Christ !

- Dutoit, t. V, Lettre XIII, p. 230-231 - Masson, Lettre XXXII, p. 79-80.

aNous reprenons les italiques de l’édition Dutoit.

1Fénelon avait sans doute demandé à Mme Guyon dans une lettre perdue, pourquoi elle ne donnait à l’Ecriture qu’un commentaire mystique (il ne s’agit pas d’allégorie, terme utilisé par Masson ; v. la Lettre du 27 juillet 1689 : « Je vous donnerai pourtant un jour [le commentaire de] Job. […] étant mystique de lui-même, l’allégorie lui est inutile. »).

2François Andrault de Langeron, né le 20 juin 1658, avait accompagné Fénelon dans sa mission du Poitou en 1686. Depuis lors, ils habitaient ensemble et étaient devenus de très intimes amis. Quand Fénelon sera nommé précepteur du duc de Bourgogne, il fera venir à la Cour l’abbé de Langeron, comme lecteur des princes. [M]. V. Fénelon (Orcibal), tome III p. 32 : note 1 à la lettre 7. Il ne faut pas le confondre avec Charles Andrault de Langeron, cousin issu de germain du père de l’abbé. Ce dernier fut très attaché également à Fénelon, v. t. III p. 313 : note 2 à la lettre 163.

3Le « désir de manger la Pâque » place cette lettre dans le carême de 1689, c’est-à-dire en mars.

4Très probablement le duc de Chevreuse.

. À Fénelon. Mars 1689.

Union et vocation de Fénelon. Inclination à prier en silence.

J’ai été éveillée longtemps avant quatre heures avec une douce et suave occupation de vous en Dieu. Il me semble que l’on ne peut être uni plus intimement, selon l’état présent, que mon âme [ne] l’est à la vôtre. Demeurez fort tranquille sur votre état. Je crois qu’il faut ôter vocation, qui désigne trop, et y substituer étata. Dieu a de vous un soin très particulier. N* * *1 sera le lieu de vos conquêtes. Dieu seul sait les moyens dont Il veut Se servir pour cela : ils sont à Lui. Sitôt que nous nous mêlons de quelque chose, nous gâtons tout. Dieu n’établit les choses qu’en faisant semblant de les détruire. Je vais après Pâques à la campagne chez M. de N.2 pour un ou deux mois. Je sens quelque secrète inclination de rester avec vous une demi-heure en silence3. Je ne sais si cela arrivera. Si Dieu vous en donne la pensée, cela sera ; sinon, quelque éloignée que je sois, Dieu saura bien faire Sa volonté. Je n’aurais pu sans infidélité ne vous le pas dire. J’ai de temps en temps des renouvellements de certitude, que vous êtes celui que j’ai vu en songe4. Dieu veut que je vous dise simplement les choses. Mars 1689.

- Dutoit, t. V, Lettre XXV, p. 256-257 - Masson, Lettre XXXIII, p. 80-82.

aDutoit par erreur imprime : « y substituer vocation état  ».

1Probablement Saint-Cyr.

2« M. de N. » semble avoir été une amie de Mme Guyon autre que la duchesse de Charost et ayant sa maison de campagne non loin de Beynes. [M].

3Madame Guyon dans sa lettre du 5 ou 6 avril :  « J’ai toujours le même penchant du silence auprès de vous. ». Fénelon dans sa lettre du 25 mai 1690 : « Je sens un très grand goût à me taire et à causer (intérieurement !) avec Ma. [de la Marvalière]. Il me semble que son âme entre dans la mienne et que nous ne sommes tous deux qu’un avec vous en Dieu. Nous sommes assez souvent le soir comme de petits enfants ensemble, et vous y êtes aussi, quoique vous soyez loin de nous ». Référence donnée par Masson : Manuel de piété, t.VI, p. 8, g : « ...on se tait ; mais dans ce silence, on s’entend ; on sait qu’on est d’accord en tout, et que les deux cœurs n’en font qu’un ; l’un se verse sans cesse dans l’autre. ».

4Voir le Fragment d’autobiographie retiré de Vie 3.10.1 (ms. A.S.-S., f.° 746): « Il me fut donné à connaître dès 1680 que Dieu me le fit voir en songe… » : songe éprouvé à Turin du « bel oiseau » qui « se donne » à Madame Guyon, Vie 2.17.5.

.  De Fénelon. Mars ? 1689.

Tentative de définir l’abandon, la passiveté et le repos de l’âme.

J’ai reçu l’Explication des épitres1  : je vous en remercie et j’en profiterai selon l’arrangement que vous me marquez.

Pour N., qui ne veut pas que l’âme passe en Dieu et qu’elle s’y repose, je m’imagine qu’il a entendu ces expressions dans un sens où il aurait raison de les condamner2. Il est vrai qu’en cette vie l’on ne passe jamais en Dieu, en sorte qu’on soit compréhenseur3 et qu’on cesse d’être voyageur : l’union commencée avec Dieu est encore imparfaite, en ce qu’on ne voit point clairement l’essence divine et qu’on n’est jamais impeccable ; on peut jusqu’au demier soupir perdre la grâce : ainsi l’union est imparfaite et fragile4.

Pour le repos en Dieu, il serait une oisiveté et une illusion si on cessait d’être fidèle à l’accomplissement de l’Évangile et aux devoirs de providence5 pour le dehors et pour le dedans, en se conformant à toute volonté de Dieu. L’abandon bien entendu est un exercice continuel de notre liberté, pour la délaisser à tous les mouvements du Saint-Esprit : ainsi, ce qu’on appelle passiveté6 n’est jamais une absolue cessation d’action, mais c’est un usage très libre de notre volonté, pour la laisser conduire par celle de Dieu. Un homme qui se laisse faire par un chirurgien une incision profonde et douloureuse, fait sans doute une action très libre et courageuse, en ne se remuant pas, pour laisser faire le chirurgien. Quand les choses sont expliquées, on n’a pas de peine à entendre que l’oisiveté est mauvaise et que le repos, où l’âme se laisse librement à Dieu pour être agie et mue par son esprit, est excellent : c’est le sabbat éternel réservé aux enfants de Dieu.

En ce sens, non seulement on passe en Dieu, mais on y demeure : Mon Père et moi nous demeurerons en lui... Celui qui demeure en moi porte beaucoup de fruit... Il demeure en moi et je demeure en lui7. Si vous ne demeurez en moi... Nous savons que nous sommes en Lui... Celui qui demeure dans l’amour, demeure en Dieu... Nul homicide n’a la vie éternelle demeurante en soi...8. Le terme de demeure, bien entendu, signifie un état fixe et paisible. C’est cette paix, qui est le fruit du St-Esprit, qui surpasse tout sentiment humain et qui garde en Jésus-Christ nos cœurs et nos intelligences9. L’âme se repose, quand elle ne veut plus rien par aucun propre mouvement, qu’elle n’est plus agitée par aucun désir, et qu’elle se délaisse au mouvement divin. Celui qui est dans un vaisseau au milieu des vents et des vagues, se repose parce qu’il ne se donne par lui-même aucun propre mouvement : c’est ainsi que je conçois le repos.

Pour la jouissance de Dieu, elle est aussi commencée dès cette vie, car nous sommes déjà un commencement de l’être nouveau et de la délectation en Dieu marquée dans les Psaumes10. La joie du Saint-Esprit, dont parle si souvent saint Paul11, la paix, la consolation, tous ces sentiments sont une jouissance commencée et imparfaite. Cette joie, ce rassasiement du cœur ne vient point des créatures : il vient donc de Dieu qu’on goûte, c’est donc une jouissance commencée. Le royaume de Dieu se forme et croît au-dedans de nous12, de façon qu’au jour de Jésus-Christ cette gloire n’aura pas besoin d’être approchée de nous ni nous d’elle, mais elle sera déjà en nous, sans avoir été aperçue, et Dieu ne fera que la dévoiler, suivant le langage de saint Paul18.

- Dutoit, Premier paragraphe t. V, p. 258-259 ; le reste de la lettre, t.III, Lettre à l’auteur, p. 466-469 - Masson, XXXIV, p. 82-85 - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 45.

1Partie des Explications du Nouveau Testament par Mme Guyon.

2Les idées attribuées à N. étaient celles des anti-quiétistes, dont Nicole était en France le représentant le plus connu. Les exposés théologiques qui vont suivre annoncent les Maximes des Saints, tant sur la question de la passivité que sur le caractère de l’union à Dieu ici-bas et sa différence avec l’état de gloire. [O].

3Compréhenseur : transposition du mot latin par lequel les théologiens désignent la vue parfaite de Dieu qui caractérise les élus.

4« L’état passif … n’est pas entièrement invariable. Car outre que l’âme en peut déchoir absolument, de plus elle y commet des fautes vénielles. » Explication des maximes des Saints, art. XXX, Vrai, Fénelon (Le Brun), I p. 1074.

5[O] définit le devoir de providence comme une tâche assignée par la Providence. Selon [M] le mot providence, encore très voisin ici de son sens étymologique, ne diffère guère de prudence et de prévoyance. C’est [M] qui a raison.

6Passiveté : forme constamment employée par Fénelon comme par beaucoup d’autres mystiques. « Passif a aussi produit passivité (1760), réfection [sic] de passiveté (1697), d’abord comme terme religieux désignant l’état de l’âme demeurant passive pour se soumettre à l’action de Dieu. » (Rey). Passiveté est ainsi considéré comme synonyme de Passivité et de même pour Littré. Mais les deux termes doivent être disjoints pour tenir compte d’un sens moderne amoindri. Il s’agit dans la passiveté de subir l’action de Dieu comme « le  fer traité par l’acide nitrique concentré », deuxième sens donné par Littré (on parle en chimie d’un fer « passivé »). On retrouve un déplacement de sens analogue pour le terme très important d’inaction, qui de in-action, action de Dieu passant par l’intérieur, prend le sens moderne d’absence de toute action…

7Jean, 14, 23 et 15, 5.

8I Jean, 2, 5 ; 4, 16 ; 3, 15.

9Philippiens, 4, 7 : « Et que la paix de Dieu qui passe tout entendement, garde vos cœurs et vos pensées en Jésus-Christ. » (Amelote).

10Ps., 103, 34 : « Je chanterai les louanges du Seigneur tant que je vivrai ; je les chanterai sur l’intrument à dix cordes tant que je subsisterai. » (Sacy).

11I Thess., 1, 6 : « …recevant la parole avec la joie du S. Esprit parmi de grandes afflictions. » (Amelote) ; Rom. 14, 17.

12Luc, 17, 21 : « On ne dira point : Il est ici, ou il est là; car sachez que le Royaume de Dieu est au dedans de vous. » (Amelote).

13II Cor., 3, 16 : « Mais lorsqu’ils se seront convertis au Seigneur, le voile leur sera ôté. » (Amelote).

.  À Fénelon. Mars 1689.

Repos en Dieu par le don de sa liberté, sûreté de la voie de foi nue, abandon total.

N. ….1 veut que je fasse des actes distincts d’amour de Dieu et de contrition, ne comprenant rien autre chose que l’activité intérieure. Il prétend que lorsque l’exercice formel des actes manque, tout manque, et que l’âme demeure oisive.

Je n’entends les choses que comme vous les entendez2. Ce qui me paraît différent, et que je soumets avec une entière sincérité à vos lumières, c’est que je ne trouve plus ma première liberté, ni nul pouvoir de donner cette liberté à Dieu. Il me paraît qu’à force de la Lui avoir donnée librement, Il s’en est si fort emparé qu’Il me fait faire sans répugnance tout ce qu’il Lui plaît et que, lorsque je me veux chercher, je ne trouve rien qui subsiste. J’ai quelquefois fait effort pour tâcher de vouloir, sans en pouvoir venir à bout ; et lorsque Dieu a voulu quelque chose de moi et que j’ai voulu y résister le moins du monde, c’est-à-dire retarder, différer, hésiter, me défendre, j’ai souffert ce que je ne puis dire et il m’a été fait une contrainte absolue, en sorte que je ne pouvais faire autrement que d’obéir à un plus puissant que moi. J’étais rejetée comme dans un enfer ; et sitôt que j’acquiesçais, je rentrais dans une paix et un large de paradis.

Je sais, j’ai senti, j’ai éprouvé longtemps ma liberté et combien elle m’a été funeste ; mais j’ai éprouvé que quelquefois Dieu veut bien reprendre une liberté qu’on Lui remet librement et Il n’en laisse plus d’usage à l’âme, devenant Lui-même sa vie et le principe de tous ses mouvements.

Je crois qu’une telle âme pourrait peut-être, par effort, et après avoir bien souffert, se reprendre, mais que cela est difficile et comme il est rare que l’âme en vienne jusqu’ici ! Il est difficile, lorsque l’on y est, de vouloir se retirer de la domination si douce d’un Souverain qui Se fait aimer avec d’autant plus de douceur qu’Il Se fait obéir avec plus de force ; et l’amour est si fort que l’âme ne se trouve que souffrante et aimante, sans pouvoir vouloir autre chose. Cette action est pleine de vie du côté de l’âme, quoiqu’il ne paraisse point d’action, car il n’y a rien de plus efficace et de plus agissant que l’amour. Tant que nous sommes en cette vie nous pouvons déchoir , mais qu’il est rare que Dieu rejette une âme qui Lui est si chère et qu’Il possède parfaitement, quoique sous le voile de la foi !

Sitôt que l’âme, par la mort d’elle-même, perd tout pour entrer dans la fin, elle y passe très véritablement et réellement. Non qu’elle perde pour cela la qualité du voyageur, si vous prenez cette qualité comme on la prend généralement, pour ce qui fait la différence de l’autre vie à celle-ci ; mais elle cesse de marcher pour peu que ce soit par ses propres pas, quelque simples qu’ils parussent auparavant, pour entrer dans la fin qui n’est autre que le repos du Seigneur et le sabbat commencé dans le temps d’une manière imparfaite par rapport à l’éternité.

Il est certain que l’âme, arrivée en Dieu par la perte actuelle de toutes les dissemblances qui l’empêchaient auparavant de passer dans son être original, y étant ainsi passée, y demeure, mais par la pure miséricorde de Dieu : car la créature ne se peut rien attribuer de cela, puisque à quelque degré qu’elle puisse être arrivée en cette vie, si Dieu la laissait un moment à elle-même, elle deviendrait un démon. Elle est donc par sa nature [corrompue] démon et péché ; mais Dieu par une miséricorde infinie voulant la tirer de ce fond horrible de corruption, la sépare d’elle-même par la mort et mille rigueurs qui se peuvent mieux éprouver que dire, et lorsqu’Il l’a purifiée et tirée de la malignité, Il la prend, la reçoit dans Son unité et Il l’y conserve avec une miséricorde infinie.

Alors, loin que cette âme s’en attribue la moindre chose, elle ne peut pas se regarder elle-même et, si elle pouvait le faire, elle se haïrait plus que la mort. Elle est alors si éloignée de penser à elle, de songer à elle, que Dieu mettrait ce qui est d’elle dans le fond de l’enfer qu’elle ne pourrait ni Lui dire : « Pourquoi le faites-vous ? », ni y prendre part. Ô si je pouvais faire comprendre ce que je ne puis dire et la bonté de mon Dieu pour conserver ce qui est Sien, et comme Il en est jaloux ! Mais je ne puis rien dire. Comme vous en éprouverez plus que je ne vous en dis, je me tais, pour vous dire que nous ne sommes par nous-mêmes qu’exécration et péché, que si Dieu nous laissait un moment, nous serions pires que les diables. Mais je ne saurais craindre que mon Dieu me laisse, ni même penser ou souhaiter qu’Il ne me laisse pas. Et si je pouvais me souhaiter quelque bien, il faudrait que cela me fût arraché.

Je n’ai point de science. Je conçois ce que vous me dites, je le goûte, et il me semble que j’aime l’Église à un point que je donnerais mille vies pour Elle. Pour ce qui regarde les sentiments, il n’y en a aucun, quels qu’ils soient, que je ne soumette avec la plus grande docilité, non seulement à l’Église, mais à vous, monsieur. Je ne sais rien, je ne connais rien, je ne vois rien. Je ne sais pourquoi je parle, ni ce que je dis. Mais il me semble que Dieu est tellement tout en toutes choses3 que je ne vois, n’aime et ne goûte que Lui ou ce qu’Il me fait voir, aimer et goûter en Lui. Si j’osais, je dirais avec saint Paul : Qui nous séparera de la charité de Jésus-Christ4 ? et, comme il est dit dans le Cantique, que la multitude des eaux ne peut éteindre la charité5. Je ne vous demande que ce qui me vient dans l’esprit : si cela n’est pas selon Dieu, condamnez-le. Je ne suis capable de rien que d’aimer et de me soumettre. Je crois tout aveuglément, sans savoir à qui je crois et pourquoi je le crois : Dieu est, et cela me suffit.

Je vous prie que rien ne vous fasse douter de la voie qui est pure, nette, dégagée, où, tout étant arraché à la créature, tout reste pour Dieu. Lorsque vos lumières s’accorderont admirablement avec ce que vous posséderez, vous concilierez fort bien toutes choses. J’ai peur, sans peur, de vous tromper, car je ne trouve en moi nulle puissance de me soumettre ou de ne pas me soumettre. Je suis un enfant à qui l’on dit : cela est, qui dit de même : cela est, et le croit dans le moment ; ensuite il ne sait plus ce qu’on lui a dit et n’y peut plus penser. Je suis dans un oubli total de toutes ces choses, sans que je puisse faire autrement ; et je suis tellement abandonnée à mon Dieu que je ne puis même entrer en défiance de Sa conduite sur moi, ni penser à cela. Ô Dieu, pourrais-je avoir un intérêt ! et où le prendre ? qui suis-je, et où suis-je ? Cela est étrange, et je me perds.

- Dutoit, t. III, Lettre CVI, p. 470-476 - Masson, Lettre XXXV, p. 85-88.

1Lacune indiquée par des points de suspension dans Dutoit.

2Dans la lettre précédente, à laquelle celle-ci répond.

3V. Lettre X.

4Rom., 8, 35.

5Cant., 8, 7.

.  De Fénelon. 28 mars 1689.

Sécheresse et paix. Faut-il accepter un évêché ?

Il me semble que notre union va toujours croissant1. Je me suis uni à vous non seulement en disant la messe les jours de Joseph et de l’Annonciation2, mais encore les autres jours. Je veux tout en rien3. Vous m’entendez. Il m’arrive tous les jours beaucoup de petites choses que je ne saurais dire dès qu’elles sont passées, mais qui contribuent dans le moment à me faire mourir peu à peu, soit par leur désagrément, soit par les mouvements trop naturels et le fond de propriété qu’elles me font remarquer en moi. Mais je ne m’arrête pas à tout cela volontairement. Je continue à sentir tout ensemble de la sécheresse et de la distraction avec beaucoup de paix dans l’oraison. J’ai une présence de Dieu plus douce et plus facile ailleurs.

Vous fermerez vos lettres et je fermerai les miennes sans aucune peine, puisque vous l’aimez mieux4. Je lis moins lentement votre Pentateuque.

Je suis persuadé, comme vous le dites, que les personnes entièrement unies à Dieu Le connaissent et L’aiment par un acte très simple, mais j’aurais besoin d’une ample explication.

Le chrétien qui s’abandonne sans réserve, peut bien consentir à être éternellement puni et malheureux, si c’est la volonté de Dieu; mais il me semble qu’il ne peut jamais consentir à haïr Dieu dans l’enfer : autrement il arriverait que, par conformité à la volonté de Dieu, il voudrait être contraire à cette même volonté, ce qui ferait une contradiction5.

Si on me nommait à un évêché6, ne pourrais-je pas, sans blesser l’abandon, le refuser, supposé que je sois manifestement attaché ici à un travail actuel pour des choses plus importantes que toutes celles que je pourrais faire dans un diocèse ? Pensez-y devant Dieu et ne me répondez, s’il vous plaît, qu’après avoir attendu deux ou trois jours ce qu’Il vous mettra au cœur sur cette matière.

Quand vous m’écrirez des lettres cachetées, ne pourrai-je point en faire part à M. de Chevreuse? Mandez-moi ce que j’en dois faire. Ce 28 mars 1689.

- Dutoit, t. V, Lettre XVI, p. 235-237 - Masson, XXXVI, p. 88-91 - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 49.

1Expression reprise au début du second paragraphe de la lettre du 8 avril.

219 et 25 mars.

3Forme condensée d’une maxime que Fénelon a empruntée au Via compendii ad Deum du cardinal Bona (Lyon, 1678, ch. 19, p. 286) et dont il fait souvent la devise de la sainte indifférence. [M], p. 89 n.

4Fénelon s’apercevra que cette solution peut le gêner par rapport au duc de Chevreuse et il le signalera à sa correspondante en terminant sa lettre.

5Le problème de la renonciation au salut sera le plus discuté dans la querelle des Maximes des Saints.

6« Eventualité en effet probable du moment que la faveur des Colbert l’emportait sur celle de l’archevêque Harlay. » [O].

.  À Fénelon. Mars 1689.

Conseils portant sur l’oraison ; Dieu vous conduira en enfant.

Il est bon de laisser passer toute chose en faisant dans le moment usage de mort, parce que le souvenir des choses ferait des espèces1 et salirait en quelque manière la pure, simple et nue disposition que Dieu veut de vous. Tout servira à votre mort : la fidélité actuelle, et même les petites échappées ; ou plutôt, ce qu’il y a de trop vif ne vous sera pas moins utile pour vous éclairer et vous faire mourir. Dieu Se servira également de tout dans le dessein qu’Il a sur vous. Je suis persuadée que vous ne vous arrêtez à rien volontairement, car dans la situation où est votre cœur, cela vous serait très difficile.

La distraction et la sécheresse s’accordent très bien avec la paix dans l’oraison : bien plus, la distraction et la sécheresse purifient l’oraison, empêchant l’esprit de juger de l’occupation de la volonté. Car c’est une chose étrange que l’attention de l’esprit pour ce que goûte la volonté (nous) cause une certaine impureté assez délicate que la seule expérience peut faire éprouver, (qui est comme une assurance que l’on est bien), et même (qu’elle cause) des réflexions involontaires sur ce qui se passe, lesquelles distraient plus l’esprit que les distractions vagues des choses inutiles. C’est pourquoi Dieu tient cette conduite sur toutes les âmes qu’il veut introduire dans la foi nue. Et l’on éprouve à la fin que ces distractions involontaires, et qui n’ont rien d’arrêté, purifient l’esprit et le rendent propre à un autre état (qui est encore fort loin) qui est d’une pureté admirable sans nulle distraction, ce qui n’arrive que lorsque tout est réduit en unité parfaite : l’esprit et le cœur n’ont alors plus qu’une seule et même application ; l’esprit ne s’amuse plus à voir ce que fait la volonté, puisqu’il ne se trouve plus distinct d’elle et qu’il n’a avec elle qu’une pure, nue et simple application.

Ce qui fait que vous avez une présence de Dieu plus aisée et plus douce hors de l’oraison qu’à l’oraison est premièrement que Dieu veut être le principe de votre oraison et vous la donner, non quand vous pensez la faire, mais lorsqu’Il le veut Lui-même. Cela vient aussi de ce qu’étant partagé par d’autres occupations, il y a moins à craindre que votre esprit ne s’amuse à ce que goûte votre cœur.

Vous ne devez pas vous gêner pour lire2 : Dieu vous donnera par Lui-même la manne cachée et il me semble que mon âme vous en dit plus que tous les écrits. Ne vous gênez point et ne lisez jamais lorsque votre fond y répugne, car Dieu veut de vous une liberté entière et infinie.

Il est impossible que l’âme abandonnée à Dieu puisse vouloir haïr Dieu : elle consent à sa perte par le plus grand excès d’amour qui fut jamais, et cet acte d’amour, le plus héroïque de tous, exclut absolument la haine de Dieu. Mais c’est que, lorsque Dieu prive l’âme de tous les soutiens et qu’Il la jette dans un enfer temporel, elle n’est nullement en état de faire ces discernements : elle ne trouve en soi que la privation de tous les biens et l’assemblage de tous les maux, qui lui font voir sa perte inévitable. Alors, par une grâce autant forte que cachée, renonçant à tout intérêt quel qu’il soit, sans nulle réflexion (dont elle n’est alors nullement capable), elle consent, adore, se soumet et aime le décret éternel de Dieu sur elle, se contentant d’être éternellement la victime de la justice de Celui qu’elle aime au-dessus de tout intérêt. Cet acte est le plus héroïque qui se puisse faire ; et non seulement il exclut absolument la haine, mais même toute dissemblance ou répugnance de ce que Dieu veut de nous et pour nous. L’enfer n’est pas fait pour de telles âmes : elles en feraient fuir les démons ! Mais, comme je dis, Dieu, qui exige d’elles cet acte d’amour parfait, ne leur permet pas de raisonner là-dessus3 : c’est comme un homme qui par un excès se précipite dans la mer, sans raisonner sur ce qu’il fait.

Vous êtes si fort à Dieu et Il a un soin si particulier de vous que je suis assurée sans nul doute que, lorsqu’Il vous fera proposer quelque chose, Il vous donnera dans le moment un mouvement très fort de le refuser ou de l’accepter, selon ce qu’Il voudra de vous ; et Il vous donnera là-dessus une idée fixe qui ne vacillera point4. Soyez assuré que Dieu ne veut point que vous alliez contre vos répugnances, mais qu’Il vous mettra infailliblement au cœur ce qu’Il veut de vous. Tenez-vous ferme à ce que je vous dis, qui est de Dieu : au nom de Dieu, n’hésitez point et ne consultez personne. Unissez-vous à ce pauvre cœur et Dieu vous donnera toutes choses, non en certitude de lumière, connaissance, etc., - cela n’est pas pour vous, - mais par une simple inclination de votre cœur pour la chose : votre cœur entrera doucement et suavement en ce que Dieu voudra de vous, ou rejettera ce qui ne sera pas la volonté de Dieu sur vous. Si vous êtes fidèle à suivre cette conduite douce et suave de Dieu sur vous en foi, vous ne vous méprendrez point : les hommes raisonneront en hommes, mais Dieu vous conduira en enfant ; et c’est la conduite la plus sûre : toutes les autres, même celles des lumières, peuvent être sujettes à la tromperie. Dieu écartera Lui-même ce que l’on voudrait vous présenter, si vous restez simple et abandonné, comme vous l’êtes.

- Dutoit, t. II, Lettre CXL, p. 396-401 - Masson, Lettre XXXVII, p. 91-94.

1Représentations imaginatives.

2Le Pentateuque et les autres écrits de Mme Guyon.

3Sur tout ce développement, voir Explication des maximes, Fénelon (Gosselin), I, art. X, Vrai, p. 1035 & 1036 : ‘Ce sacrifice [de son éternité] ne peut être absolu dans l’état ordinaire. Il n’y a que le cas des dernières épreuves, où ce sacrifice devient en quelque manière absolu. […] Dans cette impression involontaire de désespoir, elle [l’âme] fait le sacrifice absolu de son intérêt propre pour l’éternité, parce que le cas impossible lui paraît possible et actuellement réel, dans le trouble et l’obscurcisssement où elle se trouve. Encore une fois, il n’est pas question de raisonner avec elle, car elle est incapable de tout raisonnement. » [M].

4Réponse à la question posée par Fénelon sur le refus ou l’acceptation d’un évêché.

.  À Fénelon. 5 ou 6 avril 1689.

Union en Dieu, promesse de fécondité.

Il n’y a personne sur terre pour qui je sente une union plus intime, plus continuelle ; et je n’y trouve aucun obstacle ni entre-deux, en sorte que c’est quelque chose autant doux que fort. Il me semble quelquefois que l’on ne veut faire qu’une seule et même âme de la vôtre avec la mienne et je trouve un rapport général en toutes choses et une correspondance assez douce de votre part. Eprouvez-vous quelque chose de cela ? Il me paraît que les unions que Dieu fait de cette sorte, sont infiniment plus fortes et suaves que toutes celles de la nature et même de l’inclination et de l’amitié naturelle. Qu’en croyez-vous ? Cela me donne une confiance sans retour et sans réserve, en sorte que l’on ne pourrait pas vouloir rien cacher non plus qu’à soi-même.

Je vous prie de lire le 54e chapitre d’Isaïe1. Il m’est venu plus de trois fois par providence lorsque j’avais mouvement de lire dans la Bible ; et il m’est venu plusieurs fois dans l’esprit de vous prier de le lire, Notre Seigneur me l’attribuant pour ce qui me peut convenir, en me le faisant lire. Voudriez-vous bien m’en dire votre pensée après l’avoir lu ? J’ai toujours le même penchant du silence auprès de vous. Quand cela se pourra-t-il ? Je vous souhaite les bonnes fêtes2.

- Dutoit, t. V, Lettre XVIII, p. 241-242 - Masson, Lettre XL, p. 106-107. Pour cette lettre XL chez [M] nous suivons l’ordre proposé par Orcibal.

1Titre de ce chapitre chez Sacy : « Fécondité de l’épouse stérile. Alliance du Seigneur avec elle. Vains efforts de ses ennemis. »

2Les fêtes de Pâques. La lettre doit être du 5 ou 6 avril.

.  À Fénelon. 8 ou 9 avril 1689.

Comment n’auriez-vous pas de doute sur moi ?  Charité infinie de Dieu, qui est comme un torrent.

Vous avez expliqué1 en peu de mots la nature de l’union2 simple, générale, qui ne forme nulle espèce parce qu’elle subsiste en Dieu. Je vous trouve en Dieu, et Dieu en vous. Plus je suis unie à Dieu, plus je vous trouve en Lui. Ce qui me paraît plus marqué est que quelquefois il se fait en moi un réveil, comme si mon âme se répandait plus abondamment dans la vôtre et comme si elle tirait la vôtre à une parfaite unité, et cela d’une manière aussi pure que nue.

Comment n’auriez-vous pas de doute sur moi, qui en aurais infiniment moi-même si je pouvais réfléchir ? Lorsqu’il m’en est venu, ils se sont évanouis quelquefois par une lumière qui me faisait comprendre que Dieu prenait plaisir de Se glorifier dans les sujets les plus faibles et les plus défectueux, afin que la force n’en fût pas attribuée à l’homme, mais à Lui seul. Mais le plus souvent tout se perd dans une entière indifférence de tout ce qui me regarde. Je suis contente de servir aux desseins de Dieu en Sa manière. Après quoi Il fera de moi ce qu’il Lui plaira : ce n’est plus mon affaire.

Hier il me vint quelque pensée sur ce que je me trouve dans la disposition que je vous ai marquée, si je ne me la procurais peut-être pas. Cela me paraissait impossible, sans savoir pourquoi. J’eus la pensée que, si c’était l’Esprit de Dieu qui produisait cela en moi, une personne qui est bien à Dieu et qui était présente en ressentît les effets, sans rien marquer de ce que je pensais. Aussitôt cette personne entra dans une profonde paix et me dit, sans savoir ce que j’avais pensé, qu’elle goûtait auprès de moi quelque chose de divin. Je ne vous mande ces choses que par fidélité, sans prétendre que vous vous arrêtiez à rien, car Notre Seigneur me fait cette miséricorde que je ne juge de rien de tout ce qui me regarde. Mais je fais aveuglément ce que je crois Sa volonté, et je suis toute prête de me démettre de mes pensées, si vous, monsieur, pour qui Notre Seigneur me donne une confiance entière, me le disiez. Ne m’épargnez pas, lorsque vous verrez du défaut ou de la méprise : pour de la droiture, il me semble que Notre Seigneur m’en a donné beaucoup et une extrême simplicité, qui exclut également le retour et le propre intérêt du temps et de l’éternité.

J’eus hier une forte impression de croix : j’étais au lit (car mon accès a été de 26 heures, et j’en suis fort faible). Tout ce que je pus faire fut de dire avec Jésus-Christ : Me voici prête à toutes vos volontés, ne m’épargnez pas ! Il se fit en moi une nouvelle alliance avec la croix avec l’impression de ces paroles : Sponsabo te in fide et in aeternum3.

Je ne saurais m’empêcher de vous écrire avec la simplicité d’un enfant. Lorsque vous serez importuné de moi, dites-le moi avec une extrême simplicité. Je crois comme vous qu’il ne serait pas à propos que j’eusse la consolation de vous voir souvent et je vois que Notre Seigneur supplée de loin à tout. Lorsque je vous l’ai mandé, je ne croyais pas même que cela fût faisable par rapport à vous : je le fais par fidélité et je reste morte, ou plutôt très indifférente au succès. C’est à moi à vous exposer les choses dans ma simplicité, et à vous à agir selon vos vues et suivre ce je ne sais quoi, qui vous fait embrasser les choses ou les rejeter. Pour moi, je ne suis capable que d’obéir à ce certain inconnu qui veut aussi que je vous obéisse en mille choses. En vous écrivant même je trouve à présent ce je ne sais quoi aussi pur qu’intime qui m’unit à vous, et qui me convainc que l’éloignement des lieux n’empêche nullement la communication des purs esprits. Usez-en en simplicité, et contentons-nous de nous voir en Dieu. Et je prierai Notre Seigneur qu’Il supplée à tout. C’est en Lui que je vous suis ce que Lui-même a fait pour sa gloire : vous le verrez un jour.

Il y a deux jours qu’il m’était montré par une expérience secrète la charitéde Dieu pour les hommes et comment cette charité Le faisait, pour ainsi dire, sortir de Lui-même pour Se répandre dans les cœurs disposés à Le recevoir, comment tout l’amour des hommes n’est qu’un point auprès de cette charité infinie de Dieu, qui est comme un torrent qui descend avec impétuosité mais remonte difficilement. J’éprouvais cela en quelque sorte à votre égard et à celui de quelqu’autre différemment. Il y a huit ou dix jours qu’il me fut imprimé : « Mes brebis entendent Ma voix4 », et ce que c’était que cette voix pleine de silence5, qui s’entend de toutes les brebis du troupeau de Jésus-Christ.

- Dutoit, t. V, Lettre XX, p. 245-249; déjà publiée au tome I, Lettre CCXXVI, p. 639-643 - Masson, Lettre XLIII, p. 115-118.

1Lettre du 28 mars.

2« Spirituelle des âmes unies en Dieu. » (Poiret).

3Osée, 2, 19-20 : « Je vous rendrai mon épouse pour jamais… - Je vous rendrai mon épouse par une inviolable fidélité… » (Sacy).

4Jean, 10, 27.

5I Rois, 19, 12. Fénelon, Lettre à la comtesse de Montberon du 23 septembre 1707 : « Je souhaite de tout mon cœur que Dieu seul parle en vous. Sa parole est silencieuse. » [M].

.  À Fénelon. 9 avril 1689.

Je me trouvais avant-hier si mal et encore hier au matin, que malgré un sentiment intérieur que j’ai depuis si longtemps que je ne mourrai pas si tôt, je croyais mourir. Je pensai hier prendre du quinquina, mais il me semblait que quelque chose en moi ne le voulût pas. J’ai voulu passer outre pour vous obéir, mais Dieu permit qu’il ne se trouvât pas prêt. Sur le soir, j’eus une certitude intérieure que j’étais guérie, et en même temps je me sentis de l’appétit et une dilatation de cœur : et je l’ai été en effet, mais de telle manière que je me suis sentie toute forte. J’aurai quelque confusion de cela, à cause du lieu où je suis1. Je me trouve toujours unie à vous intimement. Le samedi saint [9 avril] 1689.

- Dutoit, t. V, Lettre XXI, p. 250 - Masson, Lettre XLIV, p. 118-119.

1La communauté de Mme de Miramion  ?

.  À Fénelon. Avril 1689.

Mort de toute volonté propre.

J’ai eu une forte pensée de vous écrire, et je m’en suis sentie pressée premièrement pour vous dire que, lorsque vous lirez les écrits de M. N., vous vous nourrissiez simplement de ce qui regarde la pure foi. Tout ce qui est de la mort active1, ou pratique des vertus, quoique écrit en apparence pour des personnes plus avancées que vous, ne vous convient nullement, car il ne faut pas regarder votre âme, ni du côté du temps qu’il y a qu’elle est à Dieu, ni sur le travail et la pratique des vertus, sur certains degrés qui ne sont point pour vous, mais sur l’amortissement de votre volonté.

Je dis amortissement, parce que ce n’est pas encore une mort, ainsi que vous l’éprouverez un jour2. Dieu vous conduit Lui-même et Il ne prétend de votre part nul autre travail que celui de Le laisser tout faire et de mourir simplement de moment en moment par tous les événements de la vie et à toutes vos répugnances, vous laissant dévorer par elles, quelles qu’elles soient. Dieu trouvera chez vous de quoi vous faire mourir : Il prépare présentement votre âme par le repos, l’amortissement, et la cessation de tout. Il travaille chez vous comme le soleil dans la terre : il fait germer toutes les plantes, sans qu’il soit possible de découvrir son travail que lorsqu’il se produit au-dehors. Il en est de même chez vous. Mais soyez assuré que vous n’aurez jamais la possession d’aucune chose. Vous n’aurez les vertus qu’en les perdant. Ce que je dis des vertus, je le dis de tout le reste3.

Tant que le chemin de la foi dure, l’âme ne voit rien, ne distingue rien, ne tient (ce semble) à rien : c’est comme une personne qui, marchant en pays uni, marche insensiblement, sans crainte et sans appui ; mais sitôt que, sans y penser, elle trouverait le penchant d’un précipice et qu’elle se sentirait tomber, elle entrerait naturellement dans la crainte, elle se tiendrait à tout ce qu’elle rencontrerait de propre à la soutenir et se soutiendrait en effet si ces mêmes choses, auxquelles elle tâche de se prendre, ne lui étaient arrachées ou ne rompaient entre ses mains ; elle se tient alors pour l’ordinaire à de petits buissons d’épines, qui n’ayant pas la force de la soutenir, ne servent qu’à la déchirer et à lui faire sentir leurs pointes, à lui persuader même qu’elle ne tombe que parce qu’elle n’a pas eu assez de force pour souffrir leurs piqûres et pour s’y tenir attachée malgré l’extrême douleur qu’elle ressentait. C’est dans ce temps-là que cette volonté amortie se réveille, non point par un choix qui lui soit propre de craindre ou de désirer, mais par sa pente naturelle qui ne se perd que par sa mort. Et sa mort exclut également toutes répugnances et tous désirs, non seulement dans l’état pur, simple et nu de la foi, mais dans l’état le plus périlleux en apparence. Car il y a bien de la différence de perdre tous désirs et toutes répugnances dans l’état simple et général que vous portez, ou de [ne] les [point] conserver dans la perte la plus affreuse et la plus désespérée. C’est pourtant cet état d’involonté et d’exclusion de toutes répugnances qui fera toujours votre fond. Car votre appel n’est à aucun don, pratique, ni sainteté particulière, pas même de suivre pas à pas la Providence, ce qui est un effet de votre état et non pas l’essentiel de votre état. L’essentiel de votre état est la perte entière de toute volonté, non seulement quant à son sentiment, mais réellement.

C’est ce qui fera que Dieu aura sur vous une conduite singulière et rapportante à vous seul, propre à ce qu’Il a mis en vous. Car, outre Sa conduite générale pour toutes les âmes qui sont conduites en foi, Il a une conduite de mort singulière et qui est appropriée à l’état, à la qualité et à la constitution d’un chacun. Ce qui ferait mourir les autres ne ferait qu’effleurer votre peau à cause du fond ferme et solide que Dieu a mis en vous. Vous êtes un homme non point pour être saint ni vertueux, mais pour être selon le cœur de Dieu  c’est proprement pour être fait volonté de Dieu. Oui, c’est l’unique chose que Dieu veut de vous : Sa volonté sera votre vie, votre règle, votre loi. C’est une volonté essentielle, qui est particulière pour chacun de nous, et qui n’a nul rapport à cette volonté générale, déclarée et connue de tous ; aussi n’est-elle que pour les âmes à qui elle se découvre un peu au travers de la plus extrême obscurité.

Cette volonté essentielle, tant qu’elle conduit l’âme dans sa perte et qu’elle ne l’a pas encore introduite dans son premier principe et dans l’unité consommée, - quoiqu’elle soit très certaine et infaillible en elle-même, - laisse cependant mille incertitudes à l’âme qui la possède : la certitude lui serait un appui et empêcherait sa perte totale, elle ne trouve son assurance que dans son désespoir absolu4. Il est aisé de ne rien espérer lorsqu’il n’y a rien à craindre et à éprouver ; mais cela n’est pas de la sorte, à moins d’un courage et d’une fidélité au-delà de l’imagination, pour n’avoir nul retour sur soi, nul intérêt de l’éternité dans la perte assurée (ce semble) de cette même éternité.

Vous croyez avoir des répugnances, et ce que vous avez n’est point cela. Nous ne devons envisager pour répugnances que celles qui regardent la conduite de Dieu sur nous, qui nous font appréhender un état plutôt qu’un autre, et qui enfin sont en nous des marques de vie. Ces répugnances ne peuvent point (encore) être en vous, parce qu’elles sont incompatibles avec votre état (présent) d’amortissement, et parce que Dieu n’exige (encore) rien de vous qui puisse vous faire craindre. Si cela était, vous verriez revivre les craintes, les frayeurs, et les désirs secrets qui sont l’apanage de la volonté vivante : car votre volonté ne mourra jamais que par l’expérience de ces réveils et de ce qu’elle a de vivant. Le mort se laisse jeter dans la boue, se mettre sur le trône, avec la même égalité, parce qu’il ne sent plus, ne vivant plus. Il n’en est pas de même de celui qui vit et voit ce qu’on lui fait : quoiqu’il soit souple à laisser faire ce que l’on fait de lui, la crainte naturelle le saisit. Ce que vous avez ne peut point proprement s’appeler répugnances de la volonté, puisque ce sont des choses extérieures et hors de vous : ce sont de simples répugnances naturelles des choses qui ne vous conviennent pas, par lesquelles on meurt à ces mêmes choses.

Quoique ce que je vous écris paraisse peut-être ne vous convenir pas tout à fait à présent, où votre volonté, ayant la pâture qui lui est nécessaire, est rendue comme sans appétit (ce qui fait que chez vous rien n’embrasse ni ne désire une perfection supérieure à ce que vous avez, et qui est une très bonne disposition), cependant ceci vous sera très utile. Vous connaîtrez un jour que je vous ai dit la vérité ; et tout ce que vous lisez et qui vous plaît à présent, vous paraîtra un jour fort différent. Vous goûterez les choses et les comprendrez selon l’état qui vous sera présent : vous le voyez maintenant d’une manière et vous les verrez alors d’une autre, en sorte qu’elles seront ajustées à toute votre vie. L’écrit des Torrents vous fera voir votre état dans tous les états de votre vie. Je vous dis ceci assurément et vous prie de ne point détruire votre santé : elle sera un jour utile à vous et à plusieurs.

Outre le goût général et continuel que j’ai de votre âme, où je ne trouve ni entre-deux ni milieu, et une certaine pénétration par laquelle il me semble que j’atteins de l’un à l’autre bout, Dieu me donne une connaissance du particulier de votre état, de votre disposition et de ce qui en fait le fond et l’essentiel. Et il me paraît que c’est une conduite de Dieu rapetissante et humiliante pour vous qu’Il veuille me donner ce qui vous est propre. Cependant cela est, et cela sera, parce qu’Il l’a ainsi voulu, sans avoir égard ni à ce que vous êtes, ni à ce que je suis. Cela sera même plus dans la suite, lorsque la déroute intérieure commencera. Outre le goût général que Dieu me donne des âmes, [goût] qui les admet ou les rejette selon que Dieu le fait Lui-même, Dieu me donne la connaissance et la facilité pour toutes les âmes particulières, en sorte que, quoiqu’il y ait une conduite générale pour tous, je n’en ai jamais trouvé deux qui se ressemblaient et à qui les avis fussent pareils. Ces diversités, qui ne font qu’un tout indivisible, sont dignes de la majesté de Dieu.

Je vous prie de laisser toutes les histoires du Pentateuque et de lire simplement ce qui est du passage des enfants d’Israël depuis la Mer Rouge jusqu’à la possession de la Terre Promise : ceci ne sera pas si étrange. Je suppose cependant que vous n’ayez point de répugnance de le faire. Il me paraît qu’il est nécessaire que vous découvriez en vous (et vous le ferez d’abord) la différence des répugnances seulement extérieures et de la nature, à celles du fond. Car, comme votre état principal est et sera toujours de céder à Dieu et d’être sous Sa main comme une plume5 sans résistance (puisque c’est ce qui est votre attrait particulier), il est donc d’une extrême conséquence pour vous de savoir discerner que tout ce qui répugne simplement à votre extérieur et à la nature (qui admet ce qui l’accommode et rejette ce qui l’incommode, par où je n’entends pas ce qui regarde votre corps, mais l’importunité des créatures et des événements de la vie), que, dis-je, toutes ces choses qui vous répugnent extérieurement doivent être portées en mort6, s’y laissant comme une petite barque exposée sans pilote à la merci des vents et qui se laisse à ce qui l’entraîne, sans aucun choix7. Mais, pour les répugnances du fond, loin de les combattre, il faut les suivre, parce que c’est Dieu en vous qui admettra ou rejettera, et il faut s’y laisser conduire.

À cela vous me répondrez : mais comment pourrai-je faire attention sur moi pour suivre ou rejeter les choses ? Cela serait contraire à ma voie nue qui n’admet rien. Ce que vous dites est vrai, si cela se faisait par attention. Mais, de même que l’état demeure le même et que nous suivons notre train, sans y penser, lorsque nous ne trouvons point d’obstacle, de même nous marchons toujours à la faveur de la lumière ténébreuse de la foi, tant que rien ne fait résistance et que rien ne répugne. Or la résistance et la répugnance se fait connaître elle-même dans le moment qu’elle se rencontre, sans que l’âme reste en attention pour cela, comme un aveugle marche toujours jusqu’à ce que, trouvant une muraille qui le borne, il comprend qu’il faut aller par un autre endroit sans pour cela qu’il fasse nul raisonnement. Cédez toujours à Dieu en quelque état que vous soyez et quoi qu’Il puisse exiger de vous : vous serez toujours en paix. Résistez-Lui le moins du monde : voulant même Lui plaire, vous perdez aussitôt le centre, et il se fait des rides sur cette belle et tranquille mer8 qui se convertit même en orage et tempête, lorsque la simple répugnance à la volonté de Dieu devient une résistance : Qui a pu résister à Dieu et vivre en paix ?9 Je ne saurais vous le dire trop, car cela sera la conduite de Dieu toute votre vie.

Ce qui fait les peines des âmes non éclairées, c’est la résistance, qu’elles ne connaissent souvent pas. Comme la délicatesse de Dieu est infinie et qu’Il ne fait souvent que présenter à l’âme ce qu’Il veut d’elle, elle, qui n’est pas accoutumée à la délicatesse de l’esprit, se sert de sa raison pour échapper à ce qui lui est proposé, parce qu’elle craint même de se tromper. Et alors elle entre dans l’obscurité et dans le trouble, et peu à peu elle s’égare et se brouille, parce qu’elle perd même l’idée de ce que Dieu a voulu d’elle. Le trouble s’empare peu à peu de cette âme, qui cependant en fait usage en manière vertueuse : elle porte ce trouble comme les autres peines, du moins elle tâche de le faire. Mais tout cela ne la remet point en la situation ordinaire, jusqu’à ce que Dieu par une lumière supérieure, ou par quelque personne fort éclairée, lui fasse comprendre sa résistance et la fasse entrer dans l’acquiescement, non d’acte mais d’effet.

Vous voyez donc bien, monsieur, que ce que je vous ai dit est très variable, qu’il faut être arrivé à la parfaite indifférence pour recevoir la pure lumière et suivre Dieu, car souvent Il Se cache si bien qu’Il Se fait méconnaître : Il Se déguise avec tant d’adresse qu’il semble que ce ne soit point Lui, mais une chose toute contraire. Comment faire alors ? Il faut Le suivre cependant à l’aveugle. Celui qui est dans la parfaite indifférence, laquelle est comme le parfait équilibre, est balancé par le moindre mouvement et un grain de sable lui donnera un poids ; mais sans cela, il ne sera jamais propre à la souplesse qu’il faut avoir pour toutes les volontés de Dieu.

La communication que Dieu fait par Lui-même et par Ses créatures est toujours conforme et entre elles et à l’état de l’âme : si c’est une personne qui ait besoin de sensible, cela se fait avec goût et sensibilité ; si elle n’a besoin que de souplesse dans la main de Dieu, son âme par là est rendue plus souple ; si elle est en état de mort, cela lui cause la mort ; si elle a besoin de courage, cela lui en communique un imperceptible. Ainsi donc, il ne faut pas juger de l’utilité que nous recevons des communications par ce que nous ressentons ou goûtons sensiblement, mais par la suite et parce que l’on nous donne toujours ce qui nous est propre dans la volonté de Dieu, et selon Son dessein éternel sur nous.

La personne dont vous me parlâtes hier porte en soi la source de son exercice et la cause de sa mort. Ne craignez pas pour lui, il vous tient par un lien : si on s’échappe, on reviendra. Cultivez sur toute chose son germe d’intérieur, je vous en prie, et ne craignez point de l’aider selon vos lumières. Il a besoin singulièrement que le germe de l’intérieur soit cultivé en lui et nourri par la lecture et le silence. Il faut des livres qui aient le germe de la vie. Mais ne l’épargnez pas : si vous vous reteniez en la moindre chose à son égard, cela ferait un entre-deux et une barrière entre vous qui, malgré l’amitié naturelle, empêcherait la correspondance du cœur ; et comme Dieu Se servira de vous pour l’aider, Il S’en servira aussi pour l’exercer. Il vous servira aussi d’exercice, mais la fidélité à votre égard doit être entière.

Je n’ai pu me défendre de vous écrire ceci malgré ma fièvre : je me dois à Dieu et à vous. Si je vous importune, défendez- moi d’écrire, et j’espère que j’obéirai !

- Dutoit, t. I, Lettre CII, p. 316-330 - Masson, Lettre XXXVIII, p. 94-102.

1Sur la nuit ou mort active, voir Lettre D3.102.

2Voir Lettres D2.145, D5.4, D5.17, D1.103.

3Fénelon, Lettre à Mme de Maintenon, t. VIII, p. 501, d : « On ne trouve Dieu seul purement que dans cette perte de tous ses dons. »

4« Ou, dans la perte entière de l’espérance perceptible. Voyez Job 7, 16 » (Dutoit).

5Explication des Maximes, art. XXX, Vrai, LB I, p. 1074 : « Une plume bien sèche et bien légère, comme dit Cassien, est emportée sans résistance par le moindre souffle de vent ».

6Voir Lettre D1.87.

7« C’est-à-dire : Quand les choses extérieures causent des répugnances, il ne faut point donner lieu à ces répugnances. Mais quand le fond en cause ou en donne, il faut leur donner lieu. » (Dutoit).

8Explication des Maximes, art. XXX, Vrai, LB I, p. 1075 : « Une eau tranquille devient comme la glace pure d’un miroir. Elle reçoit sans altération toutes les images des divers objets, et elle n’en garde aucune. L’âme pure et paisible est de même ».

9Voir Lettre D5.4 - Job 9, 4. Même citation lettre D1.103. Fénelon se l’est appropriée ; voir Explication des Maximes, art. XVII, vrai [M].

.  De Fénelon. 16 avril 1689.

Pour de la droiture, il me semble que Notre Seigneur m’en a donnée. Votre dernière lettre m’a fait encore plus d’impression que toutes les autres, madame. Tout m’y accommode parfaitement. Pour les répugnances, je crois n’en avoir aucune dans la volonté, il y a déjà assez longtemps. Ce que j’appelle donc répugnance, c’est de goût, c’est opposition involontaire. Ce que je craindrais serait de suivre trop ces répugnances dans certains cas où la volonté de Dieu est obscure et délicate à se faire sentir, et où les mouvements naturels sont très forts pour repousser ce qui me choque. J’espère néanmoins que leur force sera ce qui me le fera mieux apercevoir, pour ne les poursuivre et ne pas m’opposer à ce que Dieu veut faire.

Pour les répugnances du fond, auxquelles vous dites qu’il faut céder, j’avoue que je ne suis pas assez simple et assez souple pour les discerner. Je suis trop accoutumé à me servir de ma raison et à repenser souvent à une chose avant que de m’y fixer, excepté certaines choses dans lesquelles il se représente d’abord à mon esprit une pensée si claire et si démêlée qu’elle m’arrête absolument. Dois-je me contenter de m’arrêter dans le moment, dès que je m’aperçois que le mouvement de propriété me conduit, et puis me laisser comme un enfant à mes premières pensées ? Je crains que cela n’aille trop loin et ne m’engage à abandonner la prudence, qui est recommandée dans l’Évangile1. D’un autre côté, j’ai aussi à craindre d’être trop sage, trop attentif sur moi-même et trop jaloux de mes petits arrangements. Mon penchant est de trop retoucher ce que je fais et de m’y complaire. La règle de marcher comme un aveugle, jusqu’à ce que la muraille arrête, et qui se tourne d’abord du côté où il trouve l’espace libre, me plaît beaucoup. Mais dois-je espérer que Dieu me fermera aussi tous les côtés où je ne dois pas aller ? Et dois-je marcher hardiment tandis qu’Il2 ne mettra point le mur devant moi pour m’arrêter ? Je ne crois pas avoir à craindre de me mêler de trop de choses : au contraire je suis naturellement serré et précautionné. De plus mon attrait présent fait que l’extérieur m’importune et que je serais ravi d’avoir peu d’action au-dehors, quoique je fusse peut-être contristé, si certaines personnes considérables, qui me traitent bien, cessaient de me rechercher3.

J’ai dit aujourd’hui quelques paroles fort contraires à la charité par une plaisanterie qui m’a entraîné, malgré un sentiment intérieur, qui m’avertissait de me retenir : une personne m’a paru en être mal édifiée. À l’instant, j’ai senti une douleur amère en présence de Dieu. Sans me décourager, ni m’occuper volontairement de ma faute, je me suis recueilli. Cette douleur m’a percé au vif.

Le terme d’involonté dont vous vous servez exprime très bien mon état4. Je ne saurais trouver en moi de vraie volonté que pour la volonté de Dieu. Encore même il me semble que je voudrais ne vouloir plus, et que Dieu seul voulût en moi par acquiescement ce qu’Il veut en Lui-même par Providence. Cependant je fais tous les jours des fautes, qui marquent de la volonté très propre et très vive, mais c’est par entraînement passager, et sans interrompre ma disposition fixe. Si c’était à moi de juger, je croirais que je n’ai aucune propriété volontaire et délibérée. Je sens néanmoins souvent des mouvements si naturels et si malins qui m’échappent, que je conclus que le venin est au-dedans : je comprends qu’il n’en peut sortir que par une opération plus violente5. Ce que je souhaite le plus est de savoir à quoi me tenir pour bannir les réflexions et pour me laisser aller à l’Esprit de Dieu. Ferai-je comme l’aveugle qui tâtonne et qui marche sans hésiter tant qu’il trouve un espace ouvert ? Ne sera-ce point une simplicité trop hardie ? Je la goûte, quoique la pratique doive en être rude à mon esprit circonspect.

J’ai soin de ma santé ; ménagez, s’il vous plaît, la vôtre. Prenez du quinquina6, ne faites jamais maigre7. Je lirai ce que vous me mandez dans le Pentateuque. Marquez la différence précise entre mort et amortissement8. Dieu tout, nous rien9. 16 d’avril.

- Dutoit, t. V, Lettre XVII, p. 237-241 - Masson, XXXIX, p. 102-105 - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 51.

1Matth, 10, 16 :  « Je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. Soyez donc prudents comme des serpents et simples comme des colombes. » (Amelote).

2Tandis que a encore une valeur simplement temporelle et ne marque pas d’opposition. Nous dirions tant que.

3Ses relations avec les Colbert.

4Tout en reprenant le terme d’ « involonté», Fénelon distingue celle-ci de la « non-volonté » qu’il blâme (Maximes des Saints, art. V, Vrai, consacré à l’indifférence).

5À l’image du venin, Mme Guyon en substituera une autre, plus belle, dans la lettre suivante : « Comme par la destruction de la volonté de l’homme, celle (de la chair) est sapée par la racine, elle jette toute sa force au-dehors, comme une branche qui reverdit séparée de son tronc..., mais ce dernier effort, qui semble la rendre plus verte, ne sert qu’à lui arracher le peu de vie qui lui restait. » [O].

6Le quinquina était alors dans toute sa nouveauté : introduit en Europe vers 1639, l’usage ne commença à s’en répandre que quelque quarante ans plus tard, après les cures célèbres opérées à Paris par l’Anglais Talbor ou Tabor. C’était le médicament à la mode. Voir Lettre à la comtesse de Gramont du 12 juin [1689] : « Ma santé va bien, Dieu merci, Madame; elle est en état de justifier le quinquina et de faire taire tous ses ennemis ». [M].

7Voir supra, lettre du 8 avril, et infra, le début de celle du 22 avril.

8Voir lettres D5.4, D1.102, D1.103 : c’est un des thèmes essentiels de la direction guyonienne.

9Orcibal, pensant au nada de Jean de la Croix, renvoie aux textes groupés par [M], p. 105, n. 4 : « Voir Instructions, XI, t. VI, p. 90, g : « Il n’y a que deux vérités au monde, celle du tout de Dieu et du rien de la créature » ; Lettre au duc de Beauvillier du 27 janvier 1703 : « Je ne veux rien voir que Dieu qui est tout et les hommes rien ». - Voir encore Poésies de Mme Guyon, édit. de 1790, t.I, § II, p. 2-3 : « le Tout de Dieu et le Rien de l’homme » et t. II, § CXXIV, p. 150 : « Deux vérités dans le monde : / Ce sont le Tout et le Rien. » 

.  À Fénelon. 19( ?) Avril 1689.

Destruction des répugnances. Être aveugle et confiant. « Ne résistez jamais, vous ne souffrirez jamais. »

Il est vrai, monsieur, que vous n’avez point de répugnances actuelles dans votre volonté : il n’y en a que d’habituelles, qui sont présentement absorbées et cachées sous la douceur de la grâce et qui ne se découvriront que lorsque Dieu, qui vous tient dans un tranquille général, viendra à toucher leur corde. Si vous étiez quitte de ces répugnances, vous le seriez de la propriété. Il ne s’agit pas à présent de cela. C’est un mal que Dieu seul peut guérir et auquel l’homme ne peut donner d’autre remède qu’en souffrant nûment, et souvent malgré lui, la terrible opération de Dieu ; de quoi aussi il ne s’agit pas encore. Vos répugnances sont, comme vous le dites fort bien, de la pure nature. C’est plutôt un dégoût qu’une répugnance.

Car vous savez qu’il y a en vous deux volontés, la supérieure et l’inférieure : j’appelle volonté supérieure, la volonté de l’homme, et l’inférieure, la volonté de la chair. Il faut qu’elles soient détruites toutes deux, afin que la volonté de Dieu prenne la place. Ô qu’il y aurait des choses à dire là-dessus pour faire voir qu’il n’appartient à Dieu chez nous que ce qui n’est point né de la volonté de la chair ni de la volonté de l’homme, mais de la volonté de Dieu1; et comment la volonté de la chair, ou l’animale, s’élève souvent sur le débris de la volonté de l’homme ! Or c’est ce qui fait la peine, parce que à mesure que l’une (celle de l’homme) se détruit, l’autre (celle de la chair) se fortifie ; mais elle ne se réveille de la sorte que pour contribuer à la mort de la première, sans quoi cette première (de l’homme) ne mourrait jamais. Mais comme par la destruction de la volonté de l’homme, celle (de la chair) est sapée par la racine, elle jette toute sa force au-dehors, comme une branche qui reverdit séparée de son tronc et dont toute la sève se jette en superficie ; mais ce dernier effort qui semble la rendre plus verte, ne sert qu’à lui arracher le peu de vie qui lui restait. Ce sera une expérience qui vous coûtera infiniment à faire.

Il faut une fidélité détruisante2 pour aller contre les répugnances de la nature, mais il faut une fidélité et une souplesse infinie pour suivre [l’inclination] de la grâce. Sans cette extrême souplesse, vous resterez toujours dans la volonté humaine, quelque amortie qu’elle vous paraisse ; vous serez toujours conduit par l’homme raisonnable, et jamais de Dieu seul. C’est de ceci que dépend tout, mais je dis tout le fond et le succès de votre état. Vous ne pouvez discerner les répugnances qu’en vous laissant conduire à Dieu purement. Vous trouverez par votre expérience une règle infaillible qui est que : « lorsque nous sommes encore beaucoup naturels, les premiers mouvements sont de la nature et, dans les choses qui choquent cette même nature, c’est toujours (je dis toujours) elle qui se présente la première ; ainsi, les premiers mouvements sont à éviter ». Il n’en est pas de même de ceux de la grâce, ou plutôt, il en est de même: « Tout ce qui regarde le choix et la délibération dans une personne déjà bien à Dieu, qui est ou bien morte ou bien éteinte, c’est toujours Dieu qui paraît ; et la première pensée, ou plutôt un simple penchant, un instinct d’une chose, est de Lui. » Il conduit avec autant d’amour que de sagesse l’homme qui veut bien s’en fier à Lui.

Vous voyez bien qu’afin que Dieu agisse puissamment et que l’âme se laisse conduire nûment, il faut une extrême souplesse pour perdre toute conduite de la raison. Comptez donc, s’il vous plaît, qu’il faut vous accoutumer à marcher, non par la conduite de votre esprit ni de la raison, mais par la volonté de Dieu qui doit donner la pente à tout. Chez vous, c’est la volonté et non l’esprit qui doit faire le choix. Or, votre volonté étant aveugle, une volonté clairvoyante (qui est celle de Dieu) doit donner tout le branle à la vôtre (tant pour l’extérieur que pour l’intérieur) : car il faut savoir que la conduite extérieure doit être conforme à l’intérieure ; sans quoi, nous serions comme ces animaux amphibies, tantôt dans l’eau pure de l’opération divine, tantôt sur la terre de notre raisonnement.

Toutes les personnes qui sont conduites par les lumières et illustrations4, où toutes les opérations se font dans l’esprit et où les brillants, le distinct et l’assuré sont la conduite principale, vont comme vous dites que vous faites à présent. Quand leur esprit n’est pas éclairé tout à coup d’une lumière de possession où ils voient à découvert le résultat de leur pensée, ils se servent de leur raison ; et ils font fort bien car, l’un leur manquant, ils doivent recourir à l’autre. Il n’en est pas de même de vous, monsieur, qui êtes conduit en foi et en obscurité, et dont le principe de tout ce qui vous doit mouvoir est dans la volonté : il faut marcher par l’aveuglement de l’esprit pour être conduit par la très pure et sûre lumière de la foi. Les premiers possèdent leur voie et la discernent, ce qui pourtant ne leur en fait pas toujours éviter les mauvais pas : c’est pourquoi leur voie est la moins sûre, quoiqu’elle paraisse l’être davantage parce qu’ils voient leur chemin. Mais l’aveugle dont nous parlons, sans examiner ni route, ni sentier, est conduit (quoique sans nulle certitude apparente) très infailliblement, parce que le Tout-puissant le conduit Lui-même et souvent le porte entre les bras.

De là, il vous sera aisé de conclure que vous devez être cet aveugle et marcher avec autant de liberté que de confiance, persuadé que votre guide, autant charitable qu’il est infini, vous fera éviter les écueils et posera des pierres carrées pour vous faire marcher [sur] le chemin qu’il veut que vous teniez. Il ne sera peut-être pas toujours conforme à vos vues et à vos inclinations, et peut-être vous plaindrez-vous quelquefois, avec le Prophète5, qu’il environne votre chemin d’épines, qu’il en bouche les avenues. Mais, si vous êtes fidèle à ce que je vous dis, qui est d’une extrême étendue et d’une très grande pureté, aussi bien que d’une délicatesse d’amour très particulière, vous ne vous tromperez point, car les murailles ne seront posées que dans les lieux où l’on ne veut point que vous alliez. Cédez donc à la résistance, et cessez de vous conduire par la raison et même par la raison éclairée, et vous irez bien. Quelque sage que vous soyez, Dieu est plus sage que vous. Son amour pour vous est égal à Son pouvoir. Il ne vous laissera point faire de fausses démarches. Si vous en faites dans la suite, c’est que vous aurez douté et hésité avec saint Pierre6, et que vous aurez voulu suivre une autre conduite, car il faut bien du temps pour être affermi dans celle-ci. Qu’il vous en coûtera, et que souvent vous retomberez dans votre première manière d’agir !

Dieu a fait tout ce qu’il fallait pour vous bien faire mourir, qui est de vous conduire par la voie de la foi, car, ayant l’esprit si délicat et la raison bien plus éclairée qu’un autre, il y aura bien à mourir. Il ne vous sera pas si difficile de le faire tant que vous serez conduit par une foi savoureuse, mais ce sera lorsque la nudité sera plus forte. Cependant, si vous vous accoutumez de bonne heure à suivre cette route, elle vous sera d’une extrême consolation lorsque chez vous tout sera dans de plus épaisses ténèbres, parce qu’elle vous ôtera les doutes et les hésitations et vous fera aller au-dessus de toutes les incertitudes et des dangers mêmes.

Sitôt que vous vous apercevez de quelque mouvement de propriété, il faut laisser tomber les choses, et vous laisser conduire en enfant, car c’est à ceux qui ne se conduisent ni par la volonté de la chair, ni par la volonté de l’homme, mais par la volonté de Dieu, qu’il est donné d’être enfants de Dieu7. Oui, Dieu veut que vous soyez enfant8, et des plus petits enfants : c’est comme Il vous veut, c’est où Il vous aime, et où vous ferez les délices de Son cœur. Il ne demande que cela de vous, pour retour à tant d’infinies miséricordes qu’Il vous fait ; et c’est la seule disposition où Il vous veut pour faire en vous et de vous tout ce qu’Il Lui plaira.

Si vous vous accoutumez de bonne heure à cette souplesse, vous ne souffrirez guère, car le dessein de Dieu n’est pas de nous faire souffrir. Rien ne souffre chez nous que la résistance : qui a pu résister à Dieu, et vivre en paix ?9 Ne résistez jamais, vous ne souffrirez jamais. Je ne m’étonne pas des fautes actuelles et passagères : cela tombera et servira à vous faire mourir. Souvent la vive douleur d’une faute vient beaucoup de la nature qui ne la peut souffrir et qui a encore plus de peine, lorsque les fautes ont paru et mal édifié, quoiqu’elle ne voie dans le moment aucun de ces motifs dans sa douleur, mais seulement la peine d’avoir offensé Dieu. Il faut porter cette peine nûment, sans vouloir par une activité naturelle accommoder les choses, soit du côté de Dieu, soit du côté des créatures : ceci est très fort, et l’on y manque souvent, même par bon prétexte. Ceci emporte dans la suite une mort fort étendue.

Quoique les fautes que vous faites vous paraissent n’être que passagères et purement naturelles (et cela est vrai), elles viennent pourtant d’un principe habituel qui marque que la volonté est amortie, et non pas morte. Quand la volonté est parfaitement morte, il n’y a plus ni résistance, ni répugnance ; et l’on ne peut jamais connaître si une âme répugne ou résiste, qu’elle n’ait été dans le creuset et à l’épreuve. Jusqu’à ce temps ce n’est qu’amortissement, causé par l’onction de la grâce et la docilité de l’âme, ce qui la prépare et dispose beaucoup à la mort10. Il est vrai que vous n’avez aucune propriété volontaire et délibérée., et je sens, avec un plaisir aussi grand que ce que Notre Seigneur me donne pour vous est intime, la souplesse de votre âme. Mais il y a une propriété naturelle et habituelle qui subsiste, quoiqu’elle ne vous paraisse pas actuellement pour les raisons que je vous ai dites.

Ma santé se détruit et ma faiblesse est augmentée par l’étendue de ma fièvre. Dieu sait ce qu’Il veut faire de ce néant qui est tout à Lui, et en Lui tout pour vous.

Oserais-je vous prier de garder ces lettres ? Parce qu’il viendra un temps où vous les comprendrez encore d’une autre sorte, et vous trouverez vos dispositions, quoique changées, conformes à ceci. Car les lumières générales, quelque propres et utiles qu’elles vous paraissent, ne le sont jamais autant que celles qui nous sont données pour nous-mêmes.

- Dutoit, t. I, Lettre CIII, p. 330-340 - Masson, Lettre XLI, p. 107-113

1Jean, 1, 12 : « Mais Il a donné le pouvoir à tous ceux qui L’ont reçu, de devenir enfants de Dieu, à tous ceux qui croient en Son nom. »

2Voir Fénelon, Lettres à la comtesse de Montberon du 1er janvier 1706 et du 7 juin 1709 : « L’opération détruisante » de Dieu.

3« Il n’en est pas de même » : Les premiers mouvements de la grâce ne sont pas à éviter ; « …il en est de même » : les premiers mouvements viennent de la grâce comme ils venaient de la nature. La présence de guillemets dans D indique-t-elle des citations ou l’insistance sur des définitions ?

4Visions intellectuelles.

5Jer 12 : Le prophète se plaint de la prospérité des méchants ; Dieu lui montre qu’elle sera bientôt renversée.

6Allusion à la marche sur les eaux.

7Jean 1, 12-13.

8D’abord parole du Christ, Mt 19, 14 : « Jésus leur dit : Laissez ces enfants en paix, et ne les empêchez pas de venir à moi ; car le Royaume du ciel est pour ceux qui leur ressemblent. » (Amelote) ; Fénelon, Lettres spirituelles, t. VIII, p. 528, g : « Soyez enfant... cédez à tout... »

9Job 9, 4.

10C’est la réponse à la demande « Marquez la différence précise entre mort et anéantissement », lettre D 5.17.

.  De Fénelon. 22 Avril 1689.

« Je me sens assez souvent irrésolu… »

Je me réjouis de la guérison ; mais, suivant le cours ordinaire, il ne faut pas compter qu’elle puisse d’abord être parfaite, et il est nécessaire de la ménager. Le moyen qui me paraît le meilleur1, pour tout ajuster2 et pour éviter le scandale, est de parler de ses infirmités et de prendre une bonne fois des mesures3 avec elles sur la décision du médecin. Je me sens assez souvent irrésolu entre deux choses : ou entre faire et ne pas faire. Je vois des raisons des deux côtés. Et je ne sens aucun goût distinct. Alors que faut-il faire ? Faut-il prendre le parti qui gêne la nature? L’expérience de certains premiers mouvements que j’ai suivis, et où j’ai reconnu après beaucoup de propriété et de naturel, me fait craindre d’agir sans raisonner. Puis mon raisonnement me met en incertitude. Dieu m’humilie. Ce 22 d’avril.

- Dutoit, t. V, Lettre XXII, p. 251 - Masson, XLV, p. 119 – Fénelon (Orcibal) , tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 52.

1Il semble que Mme Guyon ait craint de scandaliser son entourage en ne jeûnant pas.

2Ajuster : « accommoder, arranger ».

3Mesures : « dispositions ».


.  À Fénelon. Entre le 25 et le 30 Avril 1689.

Il faut perdre les décisions de la raison.

Je crois, monsieur, que dans les choses qui sont indifférentes, vous ne devez pas attendre une pente marquée, mais faire bonnement sans beaucoup raisonner ce que vous aurez à faire. Il y a certaines choses dans le train ordinaire où il ne faut qu’aller tout uniment ; il y en a de plus de conséquence et je ne doute point que dans celles-ci Dieu ne vous y conduise. Je persiste à croire que vous devez tenir cette conduite de pur abandon et ne vous point étonner si la nature et la propriété s’y glissent : cela se purifiera à la suite et, en agissant simplement et sortant un peu de vous-même, vous éprouverez peu à peu que la grâce prendra la place de la nature. Mais si vous continuez d’agir par la seule raison, Dieu voulant vous faire perdre cette voie, vous resterez toujours de plus en plus flottant. Il faut remarquer que souvent la nature et la propriété ne prennent leur part de la chose que lorsqu’on l’exécute ou après que la chose est faite : c’est une misère qui dure autant que notre propre vie.

Il vous sera très difficile de ne pas prendre le parti que je vous dis parce que, Dieu ayant sur vous un dessein particulier et voulant être votre principe universel, Il vous fera peu à peu perdre les décisions de la raison. Et vous verrez que Dieu ne vous a fait si clairvoyant que pour vous rendre plus aveugle, mais d’un aveuglement qui vous paraîtra d’autant plus étrange que vous ne pourrez l’éviter. Dieu se fait un jeu de détruire dans les plus grands hommes ce qu’Il paraissait leur avoir donné avec plus de profusion, afin qu’ils se laissent conduire comme des enfants. Lorsqu’Il instruit Nicodème, ce docteur fameux, Il ne lui dit que des choses rebutantes et propres à le dégoûter d’une doctrine qui paraît si contraire au bon sens ; et, quand Il instruit la Samaritaine, Il ne lui parle que de ce qui est le plus élevé.

Vous raisonnez assurément trop sur les choses :[à votre place] j’irais mon train le plus simplement que je pourrais, à moins que je n’éprouvasse une opposition visible, car de la plupart des choses les providences journalières en décident, et des autres, un pur et nu abandon. Quand on est embarqué dans cette route, on va souvent à tâtons. Cependant on ne se méprend guère quand on s’abandonne beaucoup à Dieu. Je vous plains, par ce que je conçois de la conduite de Dieu sur vous. Mais vous êtes à Lui, il ne faut pas reculer.

- Dutoit, t. I, Lettre CXLIX, p. 446-448 - Masson, Lettre XLVI, p. 120-121.

.  De Fénelon. 30 Avril 1689.

L’abîme obscur de l’abandon. « Mon union avec vous augmente » - mais Fénelon est troublé à propos de sa nomination.

Je me sens la tête un peu brouillée sur la place1 dont vous parlez dans vos anagrammes2. Ce n’est pas que je trouve en moi aucun vrai désir d’y arriver. À Dieu ne plaise ! Mais plusieurs choses que j’ai ouïes dire ces jours passés sur d’autres personnes qu’on croyait en état d’y prétendre, et peut-être même ce que vous m’avez mandé m’ont excité l’imagination. Tout ce que j’y fais, c’est de n’y rien faire et de laisser tout tomber. Je sens que Dieu se sert de toutes ces petites choses, en attendant les grandes, pour me faire mourir peu à peu. Je disais en moi-même : pourquoi Dieu, dont la conduite est de me tenir dans la plus obscure foi, a-t-il permis qu’elle m’ait dit une telle chose ? Est-ce afin que je m’y prépare, ou bien est-ce pour me certifier par cette prédiction la solidité de la voie par où Il me mène ? Mais n’importe ! Je ne veux non plus3 voir la raison pour laquelle Dieu a permis que vous avez fait cette prédiction, que les choses mêmes que vous avez marquées. Allons toujours par le non-voir, comme le dit le bienheureux Jean de la Croix: il suffit qu’une certaine sensibilité réveille sur cette matière5, m’humilie et me donne un certain travail intérieur, dont il me semble que je ne me soucie point, car je ne veux ni y adhérer6 ni le faire cesser.

Souvent mon esprit chercherait à se prendre à quelque chose pour se soutenir : tantôt une espérance de succès, tantôt des moyens humains pour assurer et faciliter l’affaire, tantôt des réflexions pour me condamner moi-même dans ces mouvements, pour renoncer à ces avantages temporels et pour les fuir. Mais je sens la main de Dieu qui me repousse, qui rompt toutes les branches sur lesquelles mon esprit cherche à se raccrocher, et qui me replonge dans l’abîme obscur du pur abandon. Il ne me reste qu’à demeurer immobile au milieu des vagues et à me laisser au gré de la tempête. L’incertitude, que j’ai tant goûtée, me paraît pénible et il me vient cent raisons de nécessité apparente pour savoir à quoi m’en tenir, pour prendre des mesures et pour éviter certains embarras ; mais toutes mes visions sont folles. Il n’y a qu’à ne rien voir, qu’à demeurer en suspens, comme si j’étais en l’air, et qu’à ne me mettre non plus en peine de ce qui se passe au-dedans que de ce qui arrivera au-dehors.

Au reste ne croyez pas que ce soit une grande agitation : non, je suis paisible et peu occupé de tout cela. C’est seulement, comme je vous l’ai dit, un certain travail intérieur, qui ne me distrait point ni de mes occupations, ni de mon recueillement, mais qui me mine secrètement et profondément, lors même que je vaque à toute autre chose et que je suis le plus gai. Au surplus, je ne voudrais pas me faire pape, ne fallût-il, pour l’être, que le vouloir sans que personne en sût jamais rien. Quelquefois même je suis tout honteux de craindre si peu l’élévation et de me sentir de la peine, lorsque je suis dans l’incertitude d’y parvenir. Mais je laisse cette mauvaise honte avec tout le reste, comme elle le mérite. Enfin, malgré cette démangeaison intérieure, je suis en paix et je n’ai besoin de rien.

Mon union avec vous augmente et, quoique je fasse des fautes chaque jour et dans chaque action, et qu’elles me reviennent en foule après coup, je trouve que Dieu me domine en tout. Je lirai avec grand plaisir les explications des épitres de saint Paul7, mais lentement. Ayez soin de votre santé à la campagne8. Votre enflure me fait peur9. Nous saurons de vos nouvelles par les bons amis. Ce 30 avril.

- Dutoit, t. V, Lettre XXIII, p. 252-255 - Masson, XLVII, p. 121-125 - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 53.

1Cette place est celle de précepteur du Dauphin, Vie 3.10.1 : « Je connus que M.L. serait précepteur de M. le Duc de Bourgogne et je le lui ai mandé [en] mai 89 ». Voir Orcibal, Correspondance…, Tome I, Chap. VII, « La nomination de Fénelon au préceptorat ».

2Dans ces anagrammes, adressées à un ami commun (voir le début de la lettre D3.58), Mme Guyon prédisait à Fénelon qu’il serait précepteur de duc de Bourgogne. [M].

3Non plus que :  pas plus que.

4« Toutes ces connaissances, soit de Dieu ou non, ne peuvent servir que très peu au progrès de l’âme vers Dieu […] si elle n’était soigneuse de les rejeter […] elles lui feraient grand tort et la feraient grandement errer. » (chapitre XXVI du livre II de la Montée du Carmel, v. Œuvres … par le R.P. Cyprien de la Nativité …, rééd. 1959, p.278.) Une note de [M] établit que Fénelon ne se servait pas de la trad. du P. Cyprien.

5Sur la nomination au préceptorat.

6Adhérer : « m’y complaire ».

7Commentaire de Mme Guyon.

8Mme Guyon avait annoncé dès le mois de mars : « Je vais après Pâques à la campagne chez M. de N, pour un ou deux mois. » Elle avait dû y arriver entre le 22 et le 30 avril. D’après les lettres des 6, 8 mai, 15 et 16 juin, il ne semble pas que ce fût chez la duchesse de Charost. [O].

9On notera le contraste avec le début de la lettre précédente : Fénelon avait dans l’intervalle reçu directement ou indirectement des nouvelles inquiétantes. D’ailleurs sa correspondante lui écrira le 1er mai : « Je suis si fort enflée que N. m’a parlé aujourd’hui de testament. » [O].

.  À Fénelon. 1er Mai 1689.

Je ne mourrai pas que je crois si tôt1, quoique je sois si fort enflée que N.2 m’a parlé aujourd’hui de testament. J’en userai avec ma simplicité ordinaire pour vous écrire, lorsque j’en aurai le mouvement. On ne peut être plus que je [le] suis en Notre Seigneur tout ce qu’Il a fait3. Ce 1 mai 16894.

- Dutoit, t. V, Lettre XXIV, p. 255 - Masson, Lettre XLVIII, p. 125

1Voir Lettres D5.21, D5.10.

2Peut-être l’amie chez qui elle est. [M].

3Phrase incomplète.

4Dutoit indique la lettre suivante par « Vol. III Lettres 58-60. ». 

.  À Fénelon. Début mai 1689.

« Peut-être irez-vous au but par des chemins écartés … Il n’y a rien à faire, que d’attendre en patience. »

Ce que je vous ai écrit, ou plutôt à N., s’est fait sans y penser et par divertissement1. Peut-être Dieu a-t-Il permis cela pour vous causer cet exercice. Quoi qu’il en soit, Il sait ce à quoi Il vous destine, et Il se servira de vous assurément. Peut-être irez-vous au but par des chemins écartés.

Le parti que vous prenez est le [plus] sûr de laisser les choses telles qu’elles sont, souffrant l’importunité des pensées et des réflexions qui se battent les unes les autres. Il n’est pas nécessaire que vous me disiez que vous êtes en paix : je le sais, parce que tout le tracas ne se fait que dans la tête, mais le cœur est entièrement libre puisque la volonté est entièrement exempte de désirs.

Tout le défaut que vous feriez en cela serait de rejeter les choses par humilité, comme voulant vous rabaisser, et combattre ce qui vous paraîtrait humain, ce qui n’est plus de saison et qui vous ferait plus de tort que tous les bruits de votre imagination ne vous en peuvent faire, parce que c’est une action propre qui veut rejeter ou accepter. Que votre imagination soit remplie de cela ou d’autre chose (qu’importe) ! Dieu, voulant vous faire marcher par la foi la plus obscure, vous fera souvent souffrir de ce côté-là, et souvent sur des bagatelles qui, n’étant pas de cette conséquence, vous humilieront bien davantage.

Il ne faut pas même faire d’effort pour entrer dans votre non-voir2, ni pour faire tomber les choses3. Laissez-vous piquer de ces mouches. Il n’y a rien à faire que d’attendre en patience que Dieu, qui vous aime avec une tendresse de père, fasse de vous ce qu’Il a destiné. Dieu vous conduit avec une bonté qui me charme. Je Le vois appliqué à vous avec un amour infini, content de votre délaissement en Ses mains.

Ne vous étonnez pas que Dieu, qui vous conduit par la plus pure foi, permette certaines choses qui paraissent hors de la foi, quoiqu’elles n’en soient pas, étant toutes simples et naturelles, sans nulle affectation. Il le fait pour augmenter votre foi et votre abandon, et c’est ce que fait ce réveil que vous a causé ce que j’ai fait sans y penser. C’est assez la conduite de Dieu sur les âmes qu’Il choisit aussi singulièrement qu’Il a fait la vôtre, que de les laisser en l’air, sans appui, parce que rien ne décide chez elles que le moment de la Providence, exécutrice des volontés de Dieu.

Il n’en est pas de même des âmes de lumière : elles voient de loin ce que Dieu veut d’elles, puis elles travaillent et bâtissent sur la certitude qu’elles ont, pour réussir dans ce qu’elles croient que Dieu veut d’elles. Il en est autrement de vous. Dieu vous cache Ses desseins pour vous ôter le soin et l’occupation d’une chose à laquelle vous ne pouvez contribuer qu’en mourant incessamment.

Vous éprouvez les commencements des ruses de la nature pour se soutenir en toutes choses. Vous en verrez bien d’autres à la suite ! Mais elle ne gagnera guère avec vous si vous laissez tout arracher à Dieu et si vous demeurez délaissé comme vous faites, sans soin ni souci de vous-même. Dieu est plus glorifié d’un renoncement égal à celui-là que de tous les miracles possibles et de toutes les actions les plus éclatantes.

Je goûte votre cœur d’une manière que je ne vous puis exprimer et j’y trouve une convenance entière. Ô que vous êtes bien, et que le bras qui vous porte est puissant ! Il faut laisser tomber vos défauts lorsque l’on vous les montre, sans sortir de votre immobilité foncière, pas même par un désaveu. Ce que je dis est hardi : cependant c’est votre état. Dieu ne vous montre jamais une faute passée pour vous porter à y remédier, mais Il le fait comme un jardinier habile qui montre à son enfant les mauvaises herbes, sans lui permettre de les arracher : Il le veut faire lui-même. Et, ce qui vous surprendra dans la suite, c’est que, lorsque Dieu vous fera voir des défauts plus intérieurs, Il ne vous les fera voir, aussi bien que les appuis de la nature, qu’en les arrachant. Vous êtes le jardin de l’Epoux, dont Il est infiniment jaloux, et si jaloux qu’Il ne voudrait pas que vous missiez la main à l’œuvre. Tout ce qu’Il vous permet, c’est de voir avec une complaisance d’amour qu’Il le regarde seul, et le plaisir qu’Il prend, sans penser à vous ni à votre avantage. Vous pouvez prétendre à tout, sans prétendre à rien. Celui qui vous défraie est plus que suffisant pour tout. Dans l’état où vous êtes, tout sert à vous détruire et à vous faire mourir.

- Dutoit, t. III, Lettre LVIII, p. 247-252 - Masson, Lettre XLIX, p. 125-128.

1Les anagrammes, dont il est parlé au début de la lettre du 30 avril.

2Voir Lettre D5.23.

3Voir Lettre D5.4.

.  À Fénelon. début mai 1689.

« Plus ce qui est de vous chez vous sera détruit, plus il vous possèdera. »

J’ai manqué de simplicité, ne vous ayant pas mandé positivement que mon enflure n’était nullement à craindre. Je suis tellement à notre Seigneur malgré toutes mes misères et Il prend un soin si particulier de moi que, si je pouvais prendre quelque intérêt à ce qui me touche, je mourrais de reconnaissance ; et il me semble que Dieu est tellement l’âme de mon âme et la vie de ma vie que je n’ai plus d’autre âme que Lui. Il me paraît qu’Il vous destine à la même chose et, comme il y a peu de personnes qui en viennent ici, il n’y en aura point qu’Il consomme dans une plus étroite unité. Il ne veut faire qu’un seul et unique tout de vous et de Lui : aussi n’ai-je jamais trouvé avec personne une si entière correspondance, et je suis certaine que la conduite intérieure de Dieu sur vous sera la même qu’Il a tenue sur moi, quoique l’extérieur soit infiniment différent. Notre Seigneur veut que j’aie une confiance en vous sans réserve.

La grâce intérieure pour les âmes augmente toujours, de sorte qu’il est surprenant de voir les effets que cela opère sur les âmes qui sont disposées. Il semble que ce soit un aimant qui les attire pour les perdre en Dieu ; et j’ai dans cette communauté1 deux ou trois filles qui, surprises de ce qu’elles éprouvent, disent que Dieu ne m’a amenée que pour elles. À cela je n’ai mis ni mouvement ni vie, et je ne trouve de correspondance parfaite qu’avec vous. Notre Seigneur ne me laisse rien ignorer à présent de ce qu’Il fait, quoiqu’Il m’ait conduit par la plus étrange ignorance ; et à tout cela je n’ai ni être ni vie, et je trouve qu’Il vit seul et qu’Il y prend tout ce qu’Il y met.

Il m’a fallu vous écrire tout ceci et vous certifier de votre appel pour la foi, la simplicité et l’enfance spirituelle, qui n’est autre que la divine sagesse. Il y a des âmes que Dieu aime et d’autres qui sont Ses délices : vous êtes du nombre de ces dernières. Laissez-vous donc conduire par Celui qui vous aime avec tendresse. Plus ce qui est de vous chez vous sera détruit, plus Il vous possèdera. Ce n’est pas vous qui Le détruirez mais, en demeurant fidèle dans la privation de toutes les vies dont Il n’est pas l’unique principe, Il fera en vous tout cet ouvrage. Je ne vous dis pas : à Dieu2, puisque vous m’êtes aussi intime que moi-même. Et il semble que Dieu ne descende avec impétuosité dans ce cœur que pour Se reposer dans le vôtre, sans que je vous trouve un instant hors de Lui, ce qui me serait impossible3.

- Dutoit, t. V, Lettre XII, p. 228-230 - Masson, Lettre L, p. 128-130.

1« Il est vraisemblablement ici question de Saint-Cyr » note Dutoit. [M] pense plutôt à la communauté de Mme de Miramion où résidait Madame Guyon, mais ajoute « qu’il se peut aussi qu’il s’agisse de Saint-Cyr », « où Mme Guyon se trouvait souvent ; Mme de Maintenon l’avait tellement goûtée qu’un jour, se trouvant dans une profonde tristesse à Saint-Cyr, elle l’envoya quérir à Paris, n’espérant trouver de la joie et de la consolation que dans la douceur de son entretien » (Phelippeaux, Relation, t. I, p. 43).

2Texte de Dutoit : et Dieu ; mais voir Lettre D5.10. [M].

3« Si comme je le crois, cette lettre répond à une lettre perdue de Fénelon - répondant elle-même à celle du 1er mai - elle doit être postérieure d’un jour ou deux à la lettre précédente (du 4 au 6 mai). » [M].

.  De Fénelon. 6 mai 1689.

Je ne veux plus avoir rien, ni m’avoir moi-même.

Je recevrai, madame, avec un grand plaisir la Vie que vous me promettez1, puisque vous êtes persuadée que cette lecture m’est plus convenable que nulle autre. À votre retour2, vous me l’enverrez. Cependant, je lirai ce que j’ai3.

Il me semble que je suis le quatrième à B[eynes]4. Il n’y a point de distance en Dieu, tout ce qui est un en Lui se touche. Il me semble que je me trouve en Lui bien près de ces trois personnes. Tout ce que vous me mandez m’entre jusqu’au fond du cœur. Pour ce qui est de réserve, j’en ai horreur, et je suis sur une pente si raide qu’il n’y a qu’à tomber jusqu’au plus bas. Je ne veux plus avoir rien, ni m’avoir moi-même. Pour la science, je la compte pour rien. Mais j’ai un peu plus de peine à me défaire de la sagesse. Elle est pure folie, et je crois que Dieu me l’ôtera, après m’avoir fait éprouver qu’Il confond tout ce qu’elle arrange. Encore un coup, j’aimerais mieux souffrir toutes les peines que d’avoir un seul instant de réserve volontaire. Je n’ai rien de nouveau, sinon que je crois que ma bonne volonté augmente, sans que mes fautes diminuent; mais vous savez ce que je dois penser là-dessus. Vous savez avec quelle reconnaissance je suis à vous en Notre Seigneur. Ce 6 mai.

- Dutoit, t. V, XXVI, p. 257 sq. - Masson, LI, p. 130 sq. - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 54.

1Dans une lettre perdue.

2Voir supra, lettre précédente.

3Le Pentateuque et les épîtres.

4 Sans doute la duchesse de Charost, Mme Guyon et la duchesse de Chevreuse avec qui il se sent en union spirituelle bien qu’étant au loin.

.  À Fénelon. 7 mai 1689.

« …la distinction des lieux n’empêche pas qu’on ne se communique… Il faudra bientôt tout déranger chez vous, avant de vous en chasser »

J’éprouve bien que rien ne peut séparer ce que Dieu tient uni en Lui, puisque la distinction des lieux n’empêche pas qu’on ne se communique. Il y a des moments que votre âme m’est montrée si proche de la mienne que je ne trouve nul entre-deux. Je dis nul. Tout ce que je fais alors est de me laisser écouler à mesure qu’on me remplit d’une manière ineffable, car Dieu Se communique à moi avec d’autant plus d’abondance qu’Il Se lie plus fortement à vous. C’est une chose à laquelle je ne puis contribuer, ni me la donner. Je me laisse en proie à l’Amour, qui consume1 tout en Lui-même. Cela me prend quelquefois avec autant de promptitude qu’un coup de foudre et je ne puis alors parler, de sorte que vos amis me font la guerre, mais je ne puis ni me contraindre, ni dissimuler. Je me trouve si éloignée de moi-même et de toute ma vie propre que je ne puis que me laisser posséder, agir et mourir par Celui qui, m’ayant entièrement chassée de moi, S’en est entièrement emparé. Ce sera donc de cette sorte que je serai toujours proche.

Je ne m’étonne point qu’étant destiné comme vous êtes au plus pur amour et à la plus étrange perte, vous ayez tant d’horreur des réserves. C’est la seule chose qui vous peut nuire, vos fautes vous seront toujours utiles, étant disposé comme vous l’êtes.

J’ai prié que l’on vous fît voir une lettre, afin que vous en jugeassiez2. Je ne connais plus ni péché ni justice. Il me semble qu’il y a un temps où les péchés sont pardonnés, et c’est celui d’après la pénitence, un autre où les péchés sont couverts, et c’est celui de grâce sensible, de lumière et d’amour. Mais il y en a un où les péchés ne sont pas même imputés, et c’est celui que je porte, qui ne suppose pas une personne impeccable, mais un Dieu aimant et aimé, qui n’impute aucune faute, parce que Son amour les consomme toujours et le[s] convertit en bien. Ceux à qui on n’impute point le péché ont une justice imputée et non acquise. C’est l’amour fort et ce sera assurément le vôtre : oui, assurément. Mais il faut perdre pour cela tout acquis et toute possession de vous-même, pour vous laisser posséder de Dieu : c’est à quoi Il travaille. Comptez pour rien tout le reste et tout ce que vous faites. Il faudra bientôt tout déranger chez vous, avant de vous en chasser. Ce 7 mai 1689.

- Dutoit, t. V, Lettre XXVII, p. 259-261 - Masson, Lettre LII, p. 131-133.

1« ou consomme », note Dutoit.

2Sans doute une lettre sur la disposition des âmes peinées, dont il sera parlé plus loin. Voir Lettres D3.99 et D3 « Lettre à l’auteur », p.434.

.  À Fénelon. 8 mai 1689.

La science des saints et celle des hommes ; il faut perdre l’une et 1’autre, pour n’avoir que la science de Dieu.

Le jour que je devais aller à N.1 je fus très unie à vous et, dès le matin, il me vint une pensée que vous viendriez là et j’en eus de la joie : j’en étais même certaine lorsque N.2 me contremanda. Cela me parut une raison encore humaine ; et je fus mise en plus étroite union avec vous,[union] qui dura tout le jour, comme si Notre Seigneur eût voulu réparer ce que l’on ôtait.

Hé bien, je ne puis sur des choses de cette nature user de retour, voir si les choses sont ou ne sont pas, avoir nulle pensée que celle que l’on me fait avoir, parce que mon âme est vide non seulement des mouvements propres, mais de plus des pensées et réflexions ; car elle ne pense rien du tout, et dit les choses comme un enfant, sans savoir ce qu’elle dit, ni même souvent sans s’apercevoir qu’elle le dit, de sorte que, lorsqu’on lui demande la raison de ce qu’elle a dit, elle reste surprise, et comme étonnée sans le comprendre, s’il ne lui en est donné l’intelligence dans le moment, en faveur de ceux qui le demandent ; ou bien, si j’y pense, c’est que l’on m’y fait penser.

C’est cela qui fait la vérité de la pensée qui ne vient [pas] par lumière ni illustration que l’on puisse remarquer pour l’ordinaire. Et, quand on demande : mais de quelle manière avez-vous pensé cela ? est-ce que vous avez eu un mouvement particulier de dire ces choses ? Tout cela n’est point pour moi : je pense et parle naturellement, et sans retours, comme ces têtes de machines qui articulent ce qu’on leur fait dire.

Il n’en est de cela que pour les choses qui regardent Dieu ou le prochain car, pour l’ordinaire, je parle des choses indifférentes selon la portée d’un chacun. Je m’aperçois quelquefois que j’ai un extérieur de caméléon et une conversation qui change selon les personnes, sans que j’y fasse attention, contant des contes à ceux qui ne peuvent être entretenus que de cela!

Il n’y a rien à faire pour vous qu’à rester comme vous êtes, perdant toujours de plus en plus tout ce que vous avez de propre. Car c’est à quoi vous êtes appelé et c’est l’unique travail que Dieu veut de vous. Ô qu’Il vous aime et qu’Il est vrai qu’Il vous a vraiment choisi pour être votre seul principe et votre unique vie ! Mais soyez certain que vous n’y arriverez que par la perte de toutes choses, sans nulle exception. Il y a la science des saints et celle des hommes, et elles sont très différentes l’une de l’autre ; mais il faut perdre l’une et 1’autre pour n’avoir que la science de Dieu, car il n’y a que l’Esprit de Dieu qui connaisse ce qui se passe dans le cœur de Dieu4.

J’avais écrit cette lettre fort à la hâte à Paris5 pour vous l’envoyer, croyant que cela se pourrait. Je pensais n’être ici6 que pour deux jours, mais l’on m’y retient pour plus de temps. Je n’en suis nullement fâchée, quelque amitié que j’aie pour N.7, mais il s’en faut que ce ne soit comme... où il ne me manque ici que vous, monsieur, si l’on peut dire que vous manquez dans un lieu où vous êtes si présent. Mon cœur est toujours plus lié au vôtre, ce qui n’empêche pas que l’approche soit toujours utile. L’ami qui s’est chargé de vous envoyer celle-ci et sa compagne8, que j’ai voulu transcrire de peur que vous ne la puissiez lire, l’ami, dis-je, vous en dira des nouvelles. Ce 8 mai 1689.

- Dutoit, t. III, Lettre CVIII, p. 483-486 - Masson, Lettre LIII, p. 133-135.

1Peut-être Versailles ou Saint-Cyr.

2Il s’agirait alors de Mme de Maintenon.

3C’est ce que Fénelon appellera en s’inspirant de saint Paul : « se faire tout à tous, pour les gagner tous ». (Lettre au duc de Bourgogne, t.VII, p.235, g). [M].

4I Cor., 2, 11 : « Car qui est l’homme qui sache ce qui se passe dans le cœur d’un homme ? Son esprit seul qui est en lui [le sait.] Aussi ce qui se passe dans le cœur de Dieu, n’est connu que de l’Esprit de Dieu. » (Amelote).

5Avant de partir à la campagne.

6Probablement Beynes.

7Sans doute la duchesse de Charost.

8Probablement la lettre précédente.

.  De Fénelon. 11 mai 1689.

« Rien ne m’entre si avant dans le cœur que la pensée d’être uni en vous à Dieu. »

Je suis très persuadé que le pur amour, quand il a détruit toute propriété, fait éprouver des choses que le seul pur amour est capable d’entendre. Nul ne connaît les profondeurs de l’Esprit de Dieu, si ce n’est l’Esprit de Dieu même1. Celui qui est au-dessous de cet état n’en peut juger qu’imparfaitement et selon sa mesure bornée ; c’est pourquoi je me tais et je me contente d’attendre ce qu’il plaira à Dieu de m’expliquer par l’onction.

Je comprends [cela] par l’état où saint Paul se dépeint : un état de mort, où ce n’est plus l’homme qui vit, mais Jésus-Christ en lui2, où l’on est crucifié pour le monde, c’est-à-dire pour tout ce qui n’est pas Dieu, où l’on ne se sent coupable de rien, sans néanmoins se justifier, où l’on ne se glorifie plus qu’au Seigneur, où l’on parle de soi comme d’un autre3, et où l’on ne craint point de dire de soi des choses sublimes, parce qu’on est hors de soi et sans aucun propre intérêt. Voilà ce que saint Paul me fait voir dans un état qui n’est pourtant pas celui des bienheureux. Je crois qu’alors la mort est consommée, mais que la vie ne l’est pas. Je dis que la mort est consommée, parce que toute vie propre est détruite et anéantie, mais j’ajoute que la vie divine n’est pas consommée, parce qu’elle croît tous les jours et qu’elle ne sera en son comble qu’au moment où elle entrera dans l’éternité.

En cet état, la justice n’est pas seulement imputée, mais elle est donnée réellement à l’âme: ce n’est pas que l’âme la possède en esprit de propriété, ce qui est contraire à la perfection, mais c’est qu’elle est réellement dans l’âme par l’infusion du Saint-Esprit et par le délaissement total de l’âme à son opération, sans qu’elle prenne rien pour elle et qu’elle fasse autre chose que recevoir5. Pour les fautes ou purement extérieures ou même intérieures, qui ne sont pas volontaires, elles ne sont pas des péchés ; que si, en cet état, on commettait des fautes volontaires, je crois qu’elles seraient grandes et qu’elles ressembleraient beaucoup à la faute d’Adam dans le paradis terrestre : il résista à l’Esprit de Dieu dans un état où il ne vivait que de la vie de la grâce et où le principe de la propriété maligne que nous portons n’était pas en lui. Cet exemple d’Adam qui pèche, quoiqu’il soit dans l’état de vie, de droiture parfaite, où ses enfants ne peuvent plus parvenir que par la mort totale, me fait croire que les personnes les plus mortes peuvent encore tomber, non en perdant la possession de Dieu, qu’elles n’ont plus par manière de possession actuelle, mais en résistant à l’opération divine, comme Adam y résista. Mais peut-être que vous trouverez absolument impossible ce qui n’est que d’une extraordinaire difficulté. Je comprends que l’âme en cet état ne peut presque se représenter cette résistance, qui troublerait sa passiveté, tant cela est éloigné de son état. Voilà ce que je m’imagine sur un état que je n’ai point éprouvé, mais il me paraît clair qu’on n’est point impeccable, quoiqu’on soit mort à toute vie propre et maligne d’Adam, et qu’on peut croître en mérite, autant qu’on a encore la liberté de résister à Dieu et qu’on ne le fait pas.

Je fis hier une faute d’indifférence et de dureté pour un homme malheureux que je dois considérer6, je la fis plusieurs fois et en présence de plusieurs personnes qui en durent être mal édifiées : je me trouvais dans une telle sécheresse et un tel dégoût pour cette personne que rien ne put me vaincre, et que Dieu même, dont la présence m’est ordinaire, ne me fit presque rien sentir dans ce moment. Je ne puis pourtant dire que j’aie résisté volontairement à Dieu. Cette faute m’humilie, mais elle ne me trouble pas. Je vais ce matin faire vers7 cette personne ce que je lui dois.

Je me sens si sec et languissant que je suis comme un bateau qui n’a ni rames et voiles8 et qu’il me faut toujours tirer à la corde et à la sueur de mon visage : non que je fasse des efforts intérieurs, mais parce que la plupart des choses extérieures me sont pénibles, que Dieu me poursuit, ne laissant rien au mouvement naturel dont Il ne me reprenne, et que le goût de paix dans l’oraison diminue. Quelquefois j’amuse un peu mes sens pour pouvoir me tenir dans un certain recueillement simple et facile et, bien loin d’être troublé par cet amusement des sens, il est au contraire plus paisible par là. C’est un enfant à qui on donne un jouet, pour l’empêcher de courir et pour laisser dîner et reposer la nourrice. Rien ne m’entre si avant dans le cœur que la pensée d’être uni en vous à Dieu. Cela s’approfondit tous les jours. Ce 11 mai.

- Dutoit, t. V, XXIX, p. 262-267 - Masson, LIV, p. 135-139 - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 55.

1Reprise de I Cor., 2, 11.

2Gal., 2, 20 : Et je vis, mais non plus moi-même : c’est Jésus-Christ qui vit en moi : et en ce que je vis maintenant dans la chair, je vis dans la foi du Fils de Dieu, qui m’a aimé, et qui s’est livré lui-même pour moi. » (Amelote). - « Ce paragraphe paraît amené par une phrase de la lettre du 7 mai : « Je me trouve si éloignée de moi-même et de toute ma vie propre que je ne puis que me laisser posséder, agir et mourir par Celui qui, m’ayant entièrement chassée de moi, S’en est entièrement emparé », qui a paru excessive à Fénelon, en raison surtout du contexte. » [O].

3Formule reprise dans l’Instruction XXVI, Fénelon (Gosselin), t. VI, p. 129 : « Ne penser jamais à soi-même, ou du moins n’y penser que comme on penserait à un autre. » [M].

4« Dans [le dernier paragraphe de] sa lettre du 7 mai Mme Guyon essayait de justifier le paradoxe : « Je ne connais plus ni péché ni justice » (déjà condamné au début du XIVe siècle dans le Miroir des simples âmes de Marguerite Porete) par la distinction encore plus compromettante de trois étapes de la vie spirituelle : « Il me semble qu’il y a un temps où les péchés sont pardonnés […] » […] On s’explique que le guyonisme ait pu aisément agir sur le piétisme luthérien. » [O].

5Rappel de la théorie de la justice inhérente adoptée par le concile de Trente dans ses canons De justificatione.

6Dans une lettre à Chevreuse du 23 juin 1695 Mme Guyon reconnaîtra que Fénelon est « quelquefois rude à pauvres gens. »

7Vers, « à l’égard de ». « Et vers l’un ou vers l’autre il faut être perfide » Cinna, v. 818.

8Ni et et pouvaient être corrélatifs, voir Bajazet, v. 1554 : « Ni de mon amour même et de mon injustice ».

.  À Fénelon. Mai 1689.

« Il vous arrivera aussi de perdre souvent la trace de la conduite de Dieu sur vous… »

On voulait seulement savoir, monsieur, si le péché mortel est incompatible en même temps avec les effets du pur amour dont il est parlé dans la lettre1, car pour être impeccable, nul ne présume de l’être. Tout ce que vous dites est très clair. Par nous-mêmes nous pouvons toujours déchoir, mais il est très rare que Dieu abandonne une âme qu’Il s’est acquise avec tant de soin et d’amour. Ceci est une thèse générale qui ne fait pas qu’aucune personne particulière présume d’être dans cet état, puisque, si une personne y était, elle n’y penserait pas et ne pourrait, comme vous dites fort bien, s’en rien attribuer. On veut seulement savoir si Jésus-Christ et Bélial2 peuvent subsister ensemble, le péché avec l’amour, tel que nous l’avons décrit.

L’abandon le plus fort et l’état le plus perdu (la mort étant consommée en cette vie) est proprement la vie divine, qui n’est communiquée que par la perte de la vie d’Adam (que l’on appelle mort). Mais cette vie divine, commencée en cette vie, ne peut jamais être consommée que dans la gloire. C’est ce qui m’a fait écrire que l’amour consomme le cœur, ou plutôt la vie de l’âme, mais que ce même amour consommant ne sera consommé en lui-même que dans la gloire.

Vous éprouverez sans doute combien Dieu a réservé de biens à ceux qui L’aiment, et vous serez contraint de dire avec le Roi Prophète que la part qui vous est échue est excellente3. Je crois ce que vous croyez et je m’en rapporte à vos lumières, en attendant une plus entière expérience.

Vos fautes ne m’étonnent pas, quoique celles de sécheresse soient celles auxquelles il ne faut plus travailler en votre manière : Dieu détruira toutes choses. Dieu ne Se fait pas toujours sentir et, vous aimant au point qu’Il sait, la foi aura souvent le dessus, je veux dire la foi nue et insensible.

Dieu n’est pas moins dans votre cœur quoiqu’Il Se cache. Il Le faut laisser aller et venir comme Il Lui plaît, ainsi que vous faites. Plût à Dieu que vous fussiez si bien comme un bateau sans voile ni rames, que vous ne pussiez faire autre chose que de vous laisser emporter à la merci des flots, qui se feraient souvent un plaisir de vous ballotter de telle sorte que tout vous paraîtrait perdu ! Mais, comme vous ne prétendez autre chose que de l’être, vous aurez alors de quoi vous réjouir.

Que j’ai de joie de la poursuite continuelle que Dieu vous fait, et qu’il est un admirable conducteur, un charmant Maître ! Que ceux qui se laissent enseigner de Lui sont heureux ! Que j’ai de joie de ce que vous en usez avec petitesse pour récréer vos sens. Vous ne sauriez croire combien cela est nécessaire pour votre âme et pour votre santé, et combien cela plaît à Notre Seigneur. Comme Il vous conduit par la main, je ne vous dirai pas qu’il faut toujours aller contre le fil de l’eau, ni par la violence : cela ne doit être que dans les choses que la Providence de Dieu nous fournit ou qui sont d’ordre de Dieu dans notre état. Autrement vous iriez souvent contre des répugnances que Dieu vous enverrait Lui-même peut-être pour vous défaire de certaines choses où Il ne vous veut pas. Mais, comme Il vous éclaire et vous conduit, Il vous fera démêler cela.

Vous aurez à souffrir sur une chose qui est que vos répugnances augmenteront et en même temps l’impuissance de les surmonter. Il vous arrivera aussi de perdre souvent la trace de la conduite de Dieu sur vous, ce qui sera accompagné de dégoût et de sécheresse. Vous serez souvent comme un oiseau qui voltige sans trouver où poser son pied, mais tout cela ne servira qu’à vous faire comprendre l’extrême dépendance où vous êtes de Dieu et la différence qu’il y a de vous à bien d’autres. Vous serez comme l’oiseau du soleil, qui est plein de vigueur et de force lorsque ce bel astre darde ses rayons sur lui, mais qui tombe dans une défaillance de mort sitôt que le soleil se cache, puis reprend une nouvelle vie sitôt qu’il paraît. Soyez cependant persuadé que ce sera le temps où la protection de Dieu sur vous sera plus forte, quoique moins sensible. Si vous saviez combien Il aime votre âme, vous en mourriez de reconnaissance. Je le vois, et j’en ai toute celle dont je suis capable.

- Dutoit, t. III, Lettre XCIX, p. 430-434 - Masson, Lettre LV, p. 139-142.

1Lettre perdue.

2Bélial : le malin esprit, le démon.

3Ps. 15, 6 : « Le sort m’est échu d’une manière très avantageuse ; car mon héritage est excellent. »(Sacy).

.  De Fénelon vers le 15 mai 1689.

« …qui marche par le chemin de la foi toute nue et tout obscure, ne trouvera que Dieu… »

La disposition représentée1 est sans doute incompatible avec le péché mortel : rien n’est si pur ni si parfait. L’unique chose qui pourrait mettre en doute, serait les circonstances d’une conduite qui ne paraîtraient pas proportionnées à des dispositions si pures et qui feraient craindre qu’elles ne fussent pas sincères ; mais il faudrait des circonstances prodigieusement fortes, et même manifestement mauvaises, pour rendre suspectes des dispositions si parfaites et si éloignées de tout mal. Il peut y avoir des âmes éprouvées par la tentation, qui se croient criminelles en cet état, et cette persuasion qu’elles sont criminelles est la plus rigoureuse épreuve, par où Dieu veut les purifier : voilà ce que je croirais facilement, parce que les personnes qui aiment Dieu d’un amour si pur, et qu’Il aime à proportion, doivent passer par le creuset et mourir à elles-mêmes. Pour l’illusion, qui peut sans doute se mêler jusque dans les choses les plus parfaites, je crois qu’on en verra toujours les marques; mais une personne qui la craint, qui se défie d’elle-même, qui a le témoignage d’une intention droite, pure et simple, qui marche par le chemin de la foi toute nue et tout obscure, ne trouvera que Dieu, parce qu’elle outrepasse tout autre objet distinct2. Voilà ce que je crois qu’il faut faire entendre à ces âmes peinées.

Doivent-elles être surprises de leur doute sur leur état, puisqu’elles savent depuis si longtemps que c’est par l’épreuve de ces doutes si douloureux que leur état même se doit consommer ? Je sais bien que, quand on n’est pas dans la peine, il est aisé d’exhorter les autres à la surmonter; mais Dieu fera tout. Celui qui me donne cette bonne pensée, donnera aussi facilement l’exécution à l’âme fidèle. Vous, qui avez passé par le creuset, vous pouvez sur votre expérience parler plus efficacement que tout autre à ces personnes qui y sont et ont besoin d’être consolées.

J’éprouve d’un jour à l’autre une inégalité3 prodigieuse dans l’intérieur. J’ai quelquefois des distractions inconcevables, mais elles me fatiguent sans me décourager. Il me semble que mon discernement pour distinguer dans mes fautes ce qui est volontaire d’avec ce qui ne l’est pas, augmente beaucoup. Souvent une action qui paraîtrait irrégulière, me paraît innocente dans sa source. Souvent je m’aperçois d’un mouvement naturel et d’une certaine propriété maligne dans des actions qu’on croirait bonnes, mais tout cela se voit sans s’arrêter.

- Dutoit, t. III, Lettres à l’auteur, p. 434-436 - Masson, LVI, p. 142 sq. - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 56.

1Mme Guyon avait affirmé dans la lettre précédente qu’ « on voulait seulement savoir si le péché mortel est incompatible en même temps avec les effets du pur amour ». La condamnation de Molinos rendait le problème brûlant.

2« Les Maximes des Saints reprennent l’idée sous une forme un peu moins générale : « Il ne faut point s’arrêter à ces lumières extraordinaires, mais les outrepasser, comme dit le bienheureux Jean de la Croix, et demeurer dans la foi la plus nue et la plus obscure » (art. VIII, Vrai, p. 65). Masson fournit plusieurs références à la traduction du P. Cyprien (en particulier à la Montée, II, 17)…» [O].

3Inégalité : « inconstance, versatilité ».

.  À Fénelon. Milieu mai 1689.

« Le temps de l’obscurité est long et ennuyeux … Dieu arrache tout l’acquis »

Plus vous avancerez dans l’intérieur, plus vous éprouverez de vicissitudes, et c’est par ce continuel changement de disposition que la foi croît et s’établit dans l’âme. Les plantes croissent et ne fructifient sur la terre que par la différence et le changement des saisons. C’est à la faveur de l’obscurité, des distractions de l’esprit, des sécheresses, etc., que la foi croît et se purifie. Le temps de l’obscurité est long et ennuyeux ; il ne le sera pas présentement autant que dans la suite, à cause de la diversité des dispositions, et que l’une soutient par son onction la sécheresse de l’autre, comme nous voyons une pluie nourrir et rafraîchir une terre aride.

Il n’y a rien du tout à faire pour vous procurer une disposition plutôt qu’une autre, ni pour arrêter les distractions, car il n’y a que Dieu même qui puisse fixer notre imagination. Mais Il ne le fait durant le chemin de la foi, si ce n’est par intervalles, parce que les distractions servant à Ses desseins, elles nous sont fort utiles. Et vous éprouverez dans la suite une chose qui est que, lorsque vous êtes sans distractions fatigantes et dans un repos goûté, lorsqu’il n’y a rien à l’extérieur qui fasse diversion, l’on connaît son repos et l’on s’en occupe, ce qui est impur, quoique l’on ne puisse, ce me semble, rien faire pour s’en désoccuper : ce qui n’arrive point lorsque les distractions nous dérobent la vue de ce que Dieu fait en nous.

La lumière que vous avez est autant solide qu’elle est utile, car il est certain que bien des fautes qui paraissent telles devant les hommes, ne le sont pas devant Dieu, au lieu que des actions, regardées des hommes avec admiration, sont en horreur aux yeux de Dieu à cause de la propriété dont elles sont corrompues. C’est pourquoi Dieu arrache tout l’acquis, et même l’infus, pour bannir de chez nous la propriété. Comptez, monsieur, que, quelque droite intention que l’on ait, il n’y a de pur que ce que Dieu dérobe à notre vue, soit par les sécheresses et distractions, soit par des épreuves plus fortes, qui sont la réelle expérience de nos misères. La lumière de la foi n’arrête point l’âme : vous connaîtrez même plus par l’expérience que par la lumière.

- Dutoit, t. III, Lettre C, p. 437-439 - Masson, Lettre LVII, p. 144-145.

.  À Fénelon. 18 mai 1689.

« … je vous rendais toujours plus simple et plus enfant… »

J’ai songé à vous cette nuit bien singulièrement. Cela ne m’était point encore arrivé, depuis que j’ai l’honneur de vous connaître. Ce songe, qui m’a paru être de Dieu, m’a donné de la joie parce qu’il m’a fait connaître tant la pureté, candeur, innocence et simplicité à laquelle vous êtes appelé et où vous arriverez sans doute, que l’intime et étroite union de votre âme avec la mienne, qui m’a paru le moyen dont Dieu veut Se servir pour vous réduire à cette parfaite simplicité et innocence qu’Il vous prépare. Aussi cette prière se faisait-elle en moi sans que j’y pensasse : « Mon Père, qu’il soit un avec moi, comme je suis un avec Vous1, et que tout se consomme dans l’unité parfaite ». Dès hier, tout le jour, j’eus un renouvellement d’union avec vous, ce qui ne se fait jamais que je n’éprouve une plus abondante grâce intérieure : c’est comme si Dieu me serrait plus étroitement des bras de Son amour et que de ces mêmes bras Il vous serrât aussi, et j’ai compris que la raison pour laquelle Il vous choisit par-dessus une infinité d’autres est la docilité qu’Il a donnée à votre cœur, qui ne peut être assez souple sous la main de l’amour qui saura le plier à sa [son] mode.

Dieu veut de vous, à proportion de la raison et de l’esprit qu’Il a mis en vous, quelque chose de simple et d’enfantin qui réduit l’âme à la candeur et à l’innocence première, que la seule expérience peut faire comprendre. En même temps que je vous voyais et moi aussi, comme des enfants simples qui jouions, et qu’en vous serrant contre mon cœur, je vous rendais toujours plus simple et plus enfant, plus pur et plus innocent, je voyais en même temps des gens pleins d’artifice et fausse sagesse qui faisaient tous leurs efforts pour vous retirer de votre simplicité. Vous admiriez le contentement intérieur que vous causait cet état d’enfance, et comme il vous affranchissait insensiblement peu à peu de vous-même et de la nature corrompue. Il me semble que ce sera par là que vous arriverez dans la chambre que je vis une fois et où presque personne n’arrive pour ne vouloir pas devenir enfant.

Quoique je sois ici avec une amie qui a pour moi toute la tendresse possible et qui est de la grâce, tout ne s’opère que par la parole, de sorte que mon cœur ne peut se bien décharger ; mais je vous trouve si présent qu’il se vide facilement dans le vôtre sans nul obstacle. Je vous assure que je ne trouve cela en personne, et que même les âmes les plus avancées bâtissent souvent des murailles entre Dieu et elles, et entre elles et moi, par leur résistance. Cela ne dure pas à la vérité longtemps, mais tout le temps que cela dure, j’en souffre beaucoup. J’avoue que Dieu les pousse d’une manière plus étrange ; mais cependant, lorsqu’on entre de bonne heure dans la petitesse et la souplesse, l’on s’épargne bien de la peine. Ce qui me fait le plus souffrir est que la conduite de Dieu ne paraît pas toujours telle à la raison. Mais comment Dieu ferait-Il mourir cette raison, s’Il n’avait une conduite intérieure propre à lui faire perdre toute trace et à la renverser ? Ma santé est mauvaise, mais je n’en fais pas de compte, car Dieu est maître. Ce 18 mai 1689.

- Dutoit, t. V, Lettre XXVIII, p. 267-270 - Masson, Lettre LVIII, p. 145-147.

1Jean, 17, 21.

.  De Fénelon. 25 mai 1689.

« …une volonté sèche, languissante et faible contre mes inclinations. »

Je me trouve toujours voulant tout et ne voulant rien, et il me semble que ma volonté est fixée en cet état ; mais, autant que ma volonté s’éteint, je sens mes inclinations et répugnances involontaires, qui poussent de tous côtés, comme les feuilles des arbres au printemps. C’est dans le fond une volonté sèche, languissante et faible contre mes inclinations. C’est comme une place de guerre dont les murailles seraient tombées et qui demeurent ouvertes de toutes parts. Ma sécheresse contre tout ce qui me déplaît augmente, et je ne puis m’empêcher de laisser voir dans mon visage et dans mes tons je ne sais quoi de dédaigneux pour les moindres contre-temps, même à mes meilleurs amisa. Je me sens un amollissement à faire frayeur pour toutes les passions. Ce n’est pas que j’aie des tentations violentes : c’est moi qui suis faible, sans que la tentation soit forte.

J’ai de la répugnance à me mettre en oraison : quand j’y suis, les tentations sont grandes et la sécheresse presque continuelle, en sorte qu’il me semble que je ne fais rien ; mais, dans le fond, je vois bien que j’y goûte un certain repos secret. Dans la journée, la présence de Dieu m’est moins facile: je serais tenté de vouloir courir pour la rattraper, mais je me contente de laisser, à chaque moment où je m’en aperçois, tomber toutes les distractions. Je suis persuadé, par la seule expérience présente, que le goût du repos, et l’occupation que l’âme en a, est un retour de propriété très dangereux. L’âme se retarde elle-même par tous les moyens dans lesquels elle s’appuie. Je comprends que, pour être fidèle, il ne faut prendre les moyens que comme des épreuves de notre fidélité et comme des assujettissements, par lesquels il faut passer, pour suivre l’ordre de Dieu, mais point comme de vrais appuis. Le goût du repos est un des moyens dont Dieu devient jaloux, après S’en être servi pour nous attirer. Malheur à qui s’amuse dans les dons et qui fait des dons de la grâce ce que les grands pécheurs font des dons de la nature, La sagesse trop humaine me devient un embarras : je ne puis ni y trouver la paix, ni m’en dépouiller ; elle est comme des entraves à mes pieds. Ce 25 mai.

- Dutoit, t. V, XXIX, p. 271-273 - Masson, LIX, p. 147 sq. - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 57.

a rectification en suivant D du texte de 1972.

.  À Fénelon. 26 mai 1689.

« …votre état de dénuement qui vous sera toujours très avantageux… »

Comptez que Dieu ne vous a rendu fort que pour vous rendre faible, et que les endroits où vous êtes le plus soutenu, ce seront ceux où vous serez le plus affaibli. Notre Seigneur dit que le Saint-Esprit convaincra le monde de justice, parce qu’Il S’en va à Son Père1, voulant par là nous enseigner que toute la justice consiste à tout renvoyer à Dieu.

J’étais actuellement occupée de vous, monsieur, lorsque j’ai eu de vos nouvelles2 et j’éprouvais, ce me semble, votre état de dénuement, qui vous sera toujours très avantageux, le don de la foi vous ayant été donné d’une manière très éminente. Unissez-vous quelquefois à un cœur que Notre Seigneur vous a donné pour vos besoins : vous le connaîtrez un jour, et je vous le dis simplement. Ce 26 mai 1689.

- Dutoit, t. III, Lettre LV, p. 245; le dernier paragraphe, t.V, p.273 - Masson, Lettre LX, p. 149-150.

1Jean, 16, 8-10.

2Par la lettre précédente à laquelle celle-ci répond.

.  À Fénelon. 28 mai 1689.

Rêve de la vallée.

J’ai fait cette nuit un songe qui m’a bien consolée. Il vous donne de quoi rire de ma simplicité à dire des choses, mais qu’importe ! il faut que vous deveniez un jour aussi simple que moi : plus vous êtes sage, plus vous serez simple et petit, supposé la fidélité à cesser d’être grand homme pour devenir petit enfant. Il m’a semblé qu’il y avait une vallée d’une profondeur extraordinaire. Vous étiez presque sur le haut. Vous veniez du haut en bas. Il y avait quelques personnes, mais un petit nombre, qui montaient avec bien de la peine la montagne que nous descendions. Pour nous, nous étions assis et nous ne faisions rien autre chose que de nous laisser couler en bas. Je vous tenais fortement, ayant passé ma main gauche derrière vous, d’une manière que je vous embrassais ; et je sentais même en dormant que mon cœur penchait vers le vôtre et semblait vouloir attirer le vôtre à soi. Vous me disiez que vous éprouviez une douce correspondance. Vous me disiez même d’une manière très contente : il n’y a rien de plus doux au monde.

Ce qui était extraordinaire à cette vallée est qu’elle était faite en sillons comme par degrés : cela facilitait ceux qui montaient. Cela devait, ce me semble, nous arrêter, puisque nous ne faisions d’autres mouvements que de nous laisser couler en bas, étant assis, comme je vous l’ai dit, d’une manière presque imperceptible. Ce qui faisait que les sillons ou degrés ne nous arrêtaient point et ne faisaient nulle violence à la douce pente qui nous entraînait en bas, c’est que cette vallée était flexible et qu’elle prenait elle-même le mouvement qui était nécessaire pour faciliter notre descente et se baissait par endroit, comme les ondes de la mer ; et cela nous faisait couler toujours plus dans le fond.

Une des personnes qui montaient la montagne (c’était une femme) vint vous parler, et elle vous arrêta et empêcha de descendre tout le temps qu’elle vous parla, empêchant même le mouvement de la vallée. Et je fus aussi arrêtée avec vous, et il me fut donné à entendre que, comme je ne descendais que pour vous, je serais arrêtée tout autant de temps que vous le seriez ; que c’était la différence, quand je l’avais passée pour moi, que ma seule infidélité m’arrêtait, mais qu’en la passant pour la faire passer aux autres, je ne pouvais avoir d’autres mouvements que les leurs, et c’est de cette sorte que nous arrêtions le mouvement de Dieu en nous. Cela me faisait étrangement souffrir. Lorsque cette femme se fut retirée, je vous serrai plus fortement et nous retrouvâmes notre pente. Je vous dis : Ô mon enfant, (ce sont les termes) que vous m’avez fait souffrir tout le temps que vous avez été arrêté avec cette femme ! Vous me répondiez : J’ai aussi beaucoup souffert, car j’étais déplacé et hors de pente, mais je suis éclairé par là, comme je ne dois m’arrêter à chose au monde et que je ne souffrirai rien qu’en m’arrêtanta.

Nous coulâmes ensuite avec beaucoup de vitesse et avec une paix, un contentement et une union la plus intime et la plus étroite du monde. Nous nous trouvâmes insensiblement dans une chambre, qui était au bas de la montagne, où je fus introduite au mont Liban1. Il y avait un peu plus de gens, quoique bien peu ; l’on y était dans une grande souplesse et innocence, mais elle n’approchait point encore de celle que je trouvais sur la montagne, dont je vous ai parlé. Je vivais avec vous avec une grande liberté et simplicité, et je vous disais : La liberté que vous me donnez de vous appeler mon enfant me contente et m’ôte une gêne que j’avais encore avec vousa. Vous demandâtes à manger, car il y avait, disiez-vous, longtemps que vous n’aviez pris de nourriture et, durant que vous en fûtes guéri [sic], nous jouions ensemble comme de petits enfants. Cette simplicité vous donnait beaucoup de contentement, et à moi une extrême joie. À mon réveil, je me trouvais unie à vous d’une manière bien intime. Et l’intelligence m’a été découverte : je vous la laisse pénétrer à fond.

J’irai plutôt à P[aris] que je ne pensais, à cause de quelques affaires survenues à M. Ce sera dans la semaine qui vient, à moins que les choses ne changent. J’espère que je vous reverrai encore. Je ne sais pourquoi je m’y attends. Ce 28 mai 1689.

- Dutoit, t. V, Lettre XXX, p. 274-278 - Masson, Lettre LXI, p. 150-152.

aNous reproduisons les italiques de l’édition Dutoit.

1Liban pour Ciban, dû à la graphie particulière de Dupuy, dont la copie a probablement servi de base au premier éditeur Poiret. Il s’agit de la chambre à deux lits du fameux rêve sur le Mont Liban raconté en Vie 2.16.7.

.  De Fénelon. 3 juin 1689.

« Je ne m’ouvre à personne qu’à nous deux... »

J’ai lu l’écrit qui est pour mademoiselle votre fille : il me paraît fort bien. Un endroit m’a paru avoir besoin d’explication : vous lui dites que ce n’est pas à l’église où elle doit faire la grande dame. Elle ne doit la faire en aucun endroit, car en quelque place que la Providence la mette, non seulement la modération et l’humilité chrétienne, mais encore la politesse du monde suffit pour l’empêcher de s’abandonner au faste. Vous lui donnez pour règle de communier tous les dimanches. C’est à vous à savoir si cette règle convient aux dispositions de mademoiselle votre fille ; mais si vous n’en êtes pas bien sûre, craignez de la gêner. Du reste cet écrit me paraît excellent. Je l’ai laissé à madame de Chevreuse, parce que vous lui avez mandé qu’elle pouvait le lire. Pour moi je l’ai lu avec le plaisir que je ressens pour tout ce qui vient de vous.

Gardez-vous bien de vous gêner pour tous les noms que vous vous trouverez portée à me donner. Suivez librement la pente que Dieu donne à votre cœur, et soyez persuadée que j’en serai très édifié. Je ressens là-dessus par avance une reconnaissance cordiale2. Je consens que vous usiez de réserve sur les choses qui sont des degrés au-dessus du mien, mais, pour celles qui ne demandent que la droiture et la simplicité de mon degré présent, je vous conjure de vous ouvrir à cet égard sans aucune réserve et de m’aider par là à entrer dans la simplicité enfantine. Dieu vous a donné l’intelligence de votre songe, mais, pour moi, elle ne m’est pas donnée, du moins entièrement. Je vois bien que la sagesse mondaine peut m’arrêter sur le penchant; mais je ne connais aucune femme, ni à qui je me confie, ni qui soit à portée de m’arrêter par les conseils. Est-ce quelque chose de passé ou de présent ? Je ne m’ouvre à personne qu’à nous deux...3 Suis-je maintenant dans cet état où vous m’avez vu arrêté? Pour moi, je ne sens rien qui me retienne, ni à quoi je veuille m’arrêter librement .

Cette chambre du bas de la montagne où nous nous arrêtâmes, et qui était bien plus serrée que celle du haut, dont vous aviez eu un autre songe4, n’est-ce pas quelque état de réserve ou de propriété, où vous croyez que je me bornerai ? Mandez-moi simplement ce que vous en pensez, si néanmoins vous jugez à propos de le faire. Pour moi, je ne veux point juger de moi-même ; mais il me semblerait que je suis prêt à tout sans réserve, et que j’aimerais mieux que Dieu m’anéantît ou me rendît éternellement malheureux que s’il me laissait dans la moindre réserve contre Ses desseins.

Je sens beaucoup de joie de votre prompt retour. Rien au monde ne vous est plus dévoué que moi en Notre-S[eigneur]. Ce 3 juin.

- Dutoit, t. V, XXXI, p. 278-281 - Masson, LXII, p. 152-155 - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 59.

1« L’Instruction chrétienne d’une mère à sa fille » publié dans Les Opuscules Spirituels, 1720 (rééd. Olms, 1978), p. 414.

2Reconnaissance du cœur – selon le latin cordialis « relatif au cœur ».

3Nous reproduisons ici des fragments substantiels de la note d’Orcibal qui tente de cerner le mystère du songe rapporté dans la lettre qui précède celle-ci : « Une des personnes qui montaient la montagne (c’était une femme) vint vous parler […] » À la question que Fénelon semble bien poser de bonne foi, Mme Guyon répondra le surlendemain : « Rien ne vous arrête à présent, et ce que j’ai vu est un état à venir... » [...] Sans être fausse (il est de la nature du symbolisme de superposer plusieurs intentions), cette réponse est visiblement incomplète, d’autant qu’en racontant un premier songe, Mme Guyon avait le 18 mai dénoncé « des gens pleins d’artifice et fausse sagesse qui faisaient tous leurs efforts pour vous retirer de votre simplicité ». Qui était à ses yeux l’incarnation la plus dangereuse de cette fausse sagesse ? Plus tard ce sera évidemment Mme de Maintenon, « bonne comédienne, tigresse affamée » […] mais il ne peut être question d’elle à une date où l’épouse du Roi était plus guyonienne que Fénelon lui-même […] En revanche, les rares mentions que fait Mme Guyon de la plus ancienne des dirigées de Fénelon, Mme de Beauvillier, dans ses lettres postérieures, rappellent étrangement l’inconnue de la lettre du 28 mai : […] au duc de Chevreuse : « Pour M. de B., ne vous ouvrez point à elle, je vous prie. L’amour propre a sa vertu extérieure ; elle ne pouvait souffrir sans révolte le retardement d’une réponse, et vous la trouverez très résignée pour ne me jamais voir ni n’entendre parler de moi, pourvu que je n’aie aucun commerce avec S. B. [Fénelon], le b. [le duc de Beauvillier] et Mad. de M[aintenon], surtout les deux premiers. Elle est plus vertueuse que moi, c’est pourquoi je n’ai rien à dire sur elle » (lettre du 22 septembre 1693 ou environ, A.A.-S., n° 7202). « Je prie Dieu de vous faire connaître pourquoi je ne vous répond pas sur Ma. de B. » (6 octobre 1693, A.A.-S., n° 7200) - « Je suis bien aise que vous deviniez une petite partie de la vérité sur M. de B. » (12 octobre 1693, A.A.-S., n° 7198) […] »[O]. – En clair Orcibal voit plutôt un conflit entre femmes comme source du mystère, il évoque « les lignes malveillantes » de Madame Guyon.

4Rêve dont il a lu le récit dans la lettre de Mme Guyon du 18 mai : « Je vous voyais et moi aussi comme des enfants simples qui jouions [...] Il me semble que c’est par là que vous arriverez à la chambre que je vis une fois, et où presque personne n’arrive, pour ne vouloir pas devenir enfant ».

.  À Fénelon. 5 juin 1689.

« Rien ne vous arrête à présent… »

Je vous suis très obligée, monsieur, pour l’avis que vous me donnez pour ma fille. Ce que je voulais dire est que je ne veux jamais qu’elle se fasse porter la robe dans l’église : je ne l’ai jamais ni fait ni souffert. Je n’ai jamais prétendu qu’elle fasse la grande dame. Mais je m’explique mal : vous ne sauriez croire le plaisir que vous me faites en me corrigeant1. Vous le devez à ma confiance, et parce que Dieu le veut. Pour la communion, elle s’y porte de tout son cœur, et je le lui mettrai comme un libre conseil.

J’avoue que mon cœur a quelque chose pour le vôtre que je puis dire de maternel et qu’il vous serait assez difficile de comprendre à moins d’expérience. Mais cela est si réel que je suis quelquefois obligée de dire à Notre Seigneur pour vous et pour vos amis : ai-je porté ce peuple dans mon sein ? Oui, je vous y porte, et d’une manière que Celui qui l’a fait connaît. Vous le connaîtrez un jour.

Rien ne vous arrête à présent1, et ce que j’ai vu est un état à venir. Ce qui vous arrêtait était au milieu de la descente, et il me paraissait que vous ne faisiez que commencer à la descendre. Pour ce qui regarde la chambre, il m’a été mis dans l’esprit ces paroles : Nul n’est monté que celui qui est premièrement descendu. Et il m’a été donné l’intelligence que ce n’était point que vous fussiez rétréci et resserré, mais que le bas de la vallée n’était que la moitié du chemin ; après quoi, il faudrait monter d’autant plus haut que vous seriez descendu plus bas. Je n’ai point d’intelligence claire de la femme : je crois que ce pourrait bien être la sagesse humaine, mais celui qui vous a donné cette intelligence vous aidera à la détruire.

Je vois qu’insensiblement vous vous apprivoisez avec ma simplicité, et cela me donne d’autant plus de joie que vous m’êtes plus cher en Notre Seigneur. Je suis si certaine que Dieu vous veut petit et simple que je n’en puis douter. La sagesse humaine est le Goliath que le simple David doit détruire, non avec les fortes armes de la nature, mais avec la fronde de l’abandon et de la simplicité de Jésus-Christ, représentée par ces cinq pierres très claires du torrent. Vous ne sauriez vous imaginer, mon enfant (je me sens pressée dans le plus intime de mon cœur de vous donner ce nom et de franchir les obstacles de ma raison), vous ne sauriez, dis-je, vous imaginer combien j’ai de joie de voir que vous ne voulez être arrêté ni rétréci par quoi que ce soit. Non, vous ne le serez pas : c’est Dieu qui vous donne l’instinct d’être à Lui sans réserve. Oui, vous y serez, mais il vous en coûtera, et encore plus à moi qu’à vous. Dieu sait que, s’il y avait quelque chose de plus rude à souffrir que l’enfer, je m’offrirais à le souffrir afin que les desseins en vous ne soient point bornés par votre faute. Mais souvenez-vous de l’épitre d’aujourd’hui : O altitudo divitiarum2. Toute la vie intérieure est renfermée dans cette épître.

- Dutoit, t. V, Lettre XXXII, p. 281-284 - Masson, Lettre LXIII, p. 155-156.

aitaliques de D

1« …il me semblerait que je suis prêt à tout sans réserve… », lettre précédente.

2Rom. 11, 33-36 : « O abîme des richesses de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses jugements sont incompréhensibles, et que ses voies sont inaccessibles ! – Car qui a connu la pensée du Seigneur, ou qui est entré dans ses conseils ? – Ou qui lui a donné le premier, pour en être récompensé ? – Puisque c’est de lui, et par lui, et en lui que sont toutes choses. Que la gloire lui en soit rendue durant tous les siècles. Amen. » (Amelote). - C’est l’épître du jour de la Trinité, qui enferme bien toute la vie intérieure, ce qui pour 1689, date la lettre du 5 juin.

.  À Fénelon. 7 juin 1689.

« Dieu veut renverser chez vous tout ce que vous avez édifié. »

Je me sens entièrement pressée à votre égard, sans que j’en puisse discerner la cause, autrement que, Dieu ayant de grands desseins sur vous, Il hâte son ouvrage. Et c’est la différence de ceux que Dieu veut rendre propres pour aider au prochain d’avec ceux qu’Il ne destine point à cet emploi, que les premiers sont poussés et comme précipités, et les autres vont plus doucement. L’on me fait tout porter, tout souffrir et tout soutenir pour vous. L’on me réveille quelquefois avec tant de violence que j’en suis surprise. Je vous assure que je ne suis nullement maîtresse de ma conduite à votre égard. Supportez-moi pour l’amour de Dieu. Ce matin j’ai été pressée pour vous d’une manière autant forte que pleine d’onction. Vous m’étiez présent d’une manière si fort intime que je ne saurais vous l’exprimer. Je me suis offerte à tous les desseins de Dieu. Je ne voulais point vous écrire. J’ai été mise en souffrance pour vous. Plus je me laisse écouler en vous, pour ainsi dire, plus ma peine diminue et je trouve qu’en vous écrivant, elle était beaucoup soulagée. Je vous dirais volontiers avec saint Paul : Supportez ma folie1. Je crois que lorsque ce grand saint désirait d’être anathème2 pour ses frères, il n’éprouvait pas autre chose que ce que j’éprouve.

C’est la volonté de Dieu que vous correspondiez2 sans hésiter. Je n’ai jamais été poussée à l’égard de qui que ce soit, comme je le suis pour vous. Que Dieu ne m’épargne pas, j’en suis contente, pourvu qu’Il achève Son œuvre en vous. Je ne m’étonne pas si l’amour qu’Il a pour l’homme L’a porté à Se faire homme et à souffrir une mort infâme sur un gibet. Car je vous assure que, dans ce qu’Il me fait expérimenter, il me paraît qu’Il en aurait fait infiniment davantage pour vous seul, s’il eût été nécessaire. Oui, je sens que la charité de Jésus-Christ me presse3 et me dévore d’une manière que je ne saurais dire, et qui est cependant telle que la mort me serait douce, quelque rigoureuse que l’on me la fît souffrir, si elle vous procurait le moindre avantage spirituel. Ceci n’est point imaginaire, mais très réel : il se passe dans le plus intime de mon âme, dans cette noble portion où Dieu habite seul et où rien n’est reçu que ce qu’Il porte en Lui. C’est cette même partie de l’âme qui n’a plus nul pouvoir de s’appliquer ou de ne s’appliquer pas, qui ne peut se pencher vers aucun côté que l’on la met. Plus ces choses sont fortes en moi, plus je suis impuissante de me les donner ou de me les ôter.

Dieu veut renverser chez vous tout ce que vous avez édifié : il ne restera pierre sur pierre qui ne soit détruite. Si cela était autrement, je vous plaindrais et je souffrirais une peine plus dure que la mort, car ce serait une marque que vous ne seriez pas assez souple en la main de Dieu. Sagesse, sagesse, il faut que tu deviennes l’enfance même et la petite enfance4. C’est ce qui vous communiquera Dieu même en plénitude. Dieu n’établit les choses que par leur contraire, Il ne les fonde que sur leur destruction5. C’est pourquoi Il Se sert du sujet le plus faible et le plus misérable pour détruire et confondre par là toute force et toute sagesse. Que j’ai de plaisir, mon Dieu, que Vous Vous serviez de la créature la plus vile qui fût jamais pour les grands desseins que Vous avez sur une personne à laquelle Vous avez donné tant de dons naturels, pour répondre à ces mêmes desseins ! Mais ce qui me comble de joie, c’est que Vous ne Vous établissez Vous-même que sur des débris. La sécheresse que vous avez en rendra plus pure la jouissance que vous avez à présent ou que vous devez avoir bientôt.

J’ai eu envie d’écrire ce que l’on m’a [ap]pris des juges. Voyez si vous le voulez. Ce 7 juin 1689.

- Dutoit, t. V, Lettre LXXII, p. 406-410 - Masson, Lettre LXIV, p. 157-159.

1II Cor., 11, 1.

2Rom., 9, 3 : « Car je désirais d’être moi-même anathème, [et séparé] de Jésus-Christ pour mes frères, avec qui je suis uni par le sang. » (Amelote).

2Correspondre : être en rapport de conformité avec. (Rey).

3Lettre de Fénelon du 6 mai : « Il n’y a point de distance en Dieu, tout ce qui est un en Lui me touche. »

4Fénelon, Manuel de Piété, Sermon pour le jour de Noël, t.VI, p.55, g : « Il ne me faut plus que des enfants de la sainte enfance [...] et moi je me piquerais d’être sage ! » [M].

5Ibid. Sermon pour le jour de Saint Thomas, t.VI, p.54, g : « C’est ainsi, Esprit destructeur [...] que vous ne voulez fonder [votre ouvrage] que sur le néant, etc. »; tout le sermon est à rapprocher de la lettre. [M].

.  De Fénelon. 9 juin 1689.

« …dans la voie commune des gens tièdes… ». Sur l’abbé de Langeron.

J’ai lu, pour me conformer à votre désir, vos explications sur l’épître de saint Jacques1 pour continuer les autres épitres canoniques avant que d’entrer dans celles de saint Paul, mais en vérité, je n’y trouve pas ce qu’il me faut. Ce sont des remarques très utiles sur les pratiques des vertus, mais vous savez que je tiens à quelque chose de plus intérieur que cette pratique: je voudrais donc voir les endroits où saint Paul parle des opérations intérieures. Mais avant que de le faire, je verrai les explications de saint Pierre et de saint Jean. Après quoi, si vous me le permettez, je lirai saint Paul3, sur ce que vous m’aviez mandé touchant l’épitre de la Trinité: je cherche dans vos explications le onzième chapitre de l’épitre aux Romains, mais il n’y est pas5. Si Dieu vous donne là-dessus quelque chose pour moi, mandez-le moi simplement.

J’ai peine à me mettre à l’oraison et quelquefois, quand j’y suis, il me tarde d’en sortir: je n’y fais, ce me semble, presque rien. Je me trouve même dans une certaine tiédeur et une lâcheté pour toutes sortes de biens. Je n’ai aucune peine considérable, ni dans mon intérieur, ni dans mon extérieur : ainsi je ne saurais dire que je passe par aucune épreuve7. Il me semble que c’est un songe8, ou que je me moque, quand je cherche mon état, tant je me trouve hors de tout état spirituel, dans la voie commune des gens tièdes qui vivent à leur aise. Cependant cette langueur universelle, jointe à l’abandon, qui me fait accepter tout et qui m’empêche de rien rechercher, ne laisse pas de m’abattre, et je sens que j’ai quelquefois besoin de donner à mes sens quelque amusement pour m’égayer. Aussi le fais-je simplement, mais bien mieux quand je suis seul que quand je suis avec mes meilleurs amis: quand je suis seul, je joue quelquefois comme un petit enfant ; même en faisant oraison, il m’arrive quelquefois de sauter et de rire tout seul, comme un fou dans ma chambre10.

Avant-hier, étant dans la sacristie et répondant à une personne qui me questionnait, pour ne la point scandaliser sur la question, je m’embarrassai, et je fis une espèce de mensonge : cela me donna quelque répugnance à dire la messe, mais je ne laissai pas de la dire.

L’abbé de L[angeron], qui demeure avec moi et dont je vous ai parlé11, me paraît avoir un bon commencement pour l’intérieur. Il a lu et relu vingt fois avec un goût extraordinaire le Moyen court et f[acile]12. Son oraison est simple, les vues d’abandon augmentent et, quoique son naturel l’attache au sensible, il me semble qu’il entre bien avant dans les vues de pure foi. Peut-être faudrait-il pour lui plus d’expérience que je n’en ai. Mais je me contente d’être attentif à la lumière que Dieu me donne, et de lui parler fort simplement suivant son ouverture et suivant ce qui me vient dans le moment où je lui parle. S’il vous est donné quelque chose là-dessus, mandez-le moi. Je ne lui parle jamais le premier sur cette matière13.

Je ne sens rien pour vous et je ne tiens à personne au monde autant qu’à vous.

Ce 9 juin.

- Dutoit, t. V, LXXIII, p. 410.413 - Masson, LXV, p. 159-162. - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 62.

1Au t. VII du Nouveau Testament de Mme Guyon, p. 3-91.

2Ce commentaire traite en effet surtout des défauts du « commun des chrétiens » : jugements téméraires, disputes, avarice...

3Mme Guyon l’y invitera à la lettre suivante.

4Elle lui avait en effet écrit le 5 juin : « Souvenez-vous de l’épitre d’aujourd’hui... Toute la vie intérieure est renfermée dans cette épitre ». Elle commente ensuite le O altitudo, auquel elle consacrera de nouveau un paragraphe le 15 juin. En effet l’épitre de la Trinité ne contient que les quatre derniers versets (33-36) du chapitre XI de l’épitre aux Romains, dont c’est l’idée maîtresse.

5L’épitre aux Romains se trouvait dans l’Explication du Nouveau Testament, t. V, p. 201-210, et Fénelon n’en avait que l’équivalent du t. VI (consacré aux autres épitres de saint Paul).

6Mme Guyon le réconfortera à la lettre suivante.

7Fénelon recevra une réponse rassurante.

8Image dominante chez Fénelon, mais aussi pour beaucoup d’écrivains et de poètes de l’âge baroque.

9Fénelon le répétera à la fin de sa lettre du 26 juillet 1689 : « Quand je suis seul, je ne suis jamais ni sec, ni triste, ni ennuyé ».

10Un rapprochement peut être fait avec la lettre du même jour adressée au chevalier Colbert (CF, t. II, lettre 61) : « …Soyez gai comme un homme qui a trouvé le vrai trésor, et qui n’a plus besoin de rien. […] Parlez avec Dieu familièrement : soyez avec Lui simple comme un petit enfant… »

11L’abbé de Langeron vivait en effet avec Fénelon dans la maison de la rue du Petit-Bourbon.

12Moyen court et très facile de faire oraison, que tous peuvent pratiquer très aisément et arriver par là dans peu de temps à une haute perfection, la plus populaire des œuvres de Mme Guyon.

13Réponse apportée à la fin de la lettre suivante. Puis dans sa lettre du 25 juin, Mme Guyon prédira : « Il n’en sera pas de L[angeron], qui demeure avec vous, comme de vous. Dieu le traitera bien différemment ». Au moment où l’abbé suivit Fénelon à Versailles, elle assurait au précepteur : « Dieu vous l’a donné, ayez-en soin ; Il l’aime, quoiqu’Il n’ait pas dessein de le conduire jusqu’à la consommation ». Nous croyons enfin devoir reconnaître Langeron dans N. dont il est question dans la lettre écrite par Fénelon à Noël 1689. » [O].

.  À Fénelon. 10 ou 11 juin 1689.

« Dieu vous choisira toujours des moyens de salut tout opposés à la science et à la sagesse humaine. »

Sitôt qu’une lecture ne vous convient pas, quittez-la. L’on m’avait fait entendre que les explications trop intérieures ne vous agréaient pas tant …1, parce qu’elles vous paraissent s’écarter plus de leur texte. Demandez à monsieur de C[hevreuse] le premier tome2 des épitres de sa int Paul, que je lui laissai à B[eynes]. Lisez, si vous voulez, celle aux Ephésiens que vous avez, et tout ce que Notre Seigneur vous inspirera. Tenez-vous très libre au nom de Dieu : nulle gêne ni contrainte. L’épître aux Romains est ce qu’il vous faut.

La profondeur de la science et de la sagesse de Dieu est incompréhensible à la science et à la sagesse humaine. C’est pourquoi Dieu vous choisira toujours des moyens de salut tout opposés à la science et à la sagesse humaine. Soyez persuadé que, quelque profondeur qu’ait l’esprit humain, il ne peut jamais atteindre à connaître les routes incompréhensibles de Dieu, et que les sentiers par lesquels Il conduit Ses serviteurs les plus chéris ne tombent point sous la connaissance de l’homme, qui ne pourra jamais les pénétrer avec tous les efforts des raisonnements humains3. Et ce qui est surprenant est que presque tous les hommes s’ingèrent de juger des serviteurs de Dieu ! Et qui peut Lui dire : Pourquoi conduisez-vous de la sorte ? Ô profondeur des secrets d’un Dieu ! vous enlevez ceux à qui il Vous plaît de les manifester, qui sont ordinairement les plus petits et les plus méprisés des hommes.

Ne vous violentez pas pour prendre un temps d’oraison : n’y allez point, si le Maître ne vous y convie. Ce n’est point à vous à prendre de ces temps : cela appartient aux hommes qui se conduisent eux-mêmes, mais non aux petits enfants qui ne savent pas ce qu’on leur fait faire.

Il n’est pas le temps des épreuves. Soyez persuadé que vous n’en aurez qu’autant que vous serez homme fort. Les enfants qui cèdent et se laissent mener sans raisonnement comme l’on veut et qui ne font nulle attention à ce qu’on leur fait faire, n’ont point toutes les peines qui arrivent dans les voies de l’esprit, qui ne viennent que de propriété, de résistance, ou faute de gens qui, ayant marché les premiers par les routes impénétrables des volontés de Dieu, aident à y passer. Souvent croyant bien faire, l’on se nuit beaucoup.

Que j’ai de joie de votre simplicité ! Continuez d’en user comme vous faites, mais, au nom de Dieu, ne vous gênez point pour faire oraison ! Donnez à votre corps ses besoins, car vous ne sauriez vous imaginer combien le corps a besoin de force pour porter les états par où Dieu veut le faire passer, ce qui le mine insensiblement et détruit plus que les grands coups.

Ne vous étonnez pas pour de certains mensonges qui échappent parce que la langue prévient l’esprit, - cela n’étant pas volontaire -, ni de ce que même l’on se trouve embarrassé pour sauver la charité sans trahir la vérité. Ce sont de ces fautes dont Dieu ne Se tient guère offensé. Je vous prie que dans l’état où vous êtes, rien ne vous arrête de dire la messe , parce que je suis sûre que chez vous il n’y aura rien de volontaire (en matière de fautes). Allez à Dieu avec un cœur large, car Il ne veut pas que rien le rétrécisse.

J’aime [l’abbé de L[angeron] dont vous me parlez, sans le connaître, et je crois que tout ira bien. Lorsque les personnes de bon naturel entrent tout de bon, elles font bien. Vous ne sauriez mieux faire pour lui que d’en user comme vous faites. Il faut insensiblement l’entraîner avec vous dans la pure foi. Voilà un écrit de la foi, qui lui sera, je crois, utile. S’il vous convient, monsieur de C[hevreuse] le fera copier pour le lui donner. Vous pouvez lui donner des écrits ce qui vous plaira. Celui du ….4 l’instruira et le conduira insensiblement dans la foi. Je ne crois pas que ce soit par politique5 que vous ne parlez pas le premier de ces matières à M. de [Langeron6. je crois qu’il faut plus de simplicité avec lui, car assurément il sera bien à Dieu. Il y a une union de vous à moi, qui s’est liée dans le ciel, pour s’y consommer éternellement. Elle n’est pas moins utile pour n’être pas sensible.

- Dutoit, Premier et dernier paragraphes, t. V, Lettre LXXIV, p.413-415; le reste de la lettre, t. III, Lettre XCVIII, p.427-429 - Masson, Lettre LXVI, p. 162-164.

1Points de suspension chez Dutoit.

2Où se trouve le commentaire de Madame Guyon sur l’épitre aux Romains (v. la fin du paragraphe).

3Souvenir de l’épître de la Trinité. Mme Guyon résume ici le commentaire qu’elle en a fait plus haut : lettre LXIII, p.156.

4Points de suspension de Dutoit. S’agit-il du Purgatoire ? (« Traité du Purgatoire » de Madame Guyon édité dans Les Opuscules spirituels, 1720, p. 283).

5Habileté.

6Texte de Dutoit : M.D.Z. Mais il s’agit certainement de l’abbé de Langeron ; voir en effet ce que dit Fénelon de son ami à la fin de la lettre précédente : « Je ne lui parle jamais le premier sur cette matière ».

.  De Fénelon. 12 juin 1689.

« Je suis tout persuadé qu’il faut que la sagesse meure, mais ce n’est pas à moi à lui donner le coup de mort. »

Je rends grâces à Dieu et à vous, madame, de la dernière lettre que vous m’avez écrite, Si vous connaissez quelque chose à quoi je manque et qui arrête les desseins de Dieu sur moi, je vous conjure de me le dire sans me ménager, car je ne veux rien que la volonté de Dieu ; et tout le reste ne m’est rien.

Je suis tout persuadé qu’il faut que la sagesse meure, mais ce n’est pas à moi à lui donner le coup de mort. C’est la main de Dieu qui doit l’égorger, et à moi à me tenir immobile sous la main1. J’aimerais mieux souffrir éternellement que de retarder un seul moment le bon plaisir de Dieu en Ses moindres circonstances. J’accepte tout sans réserve, je laisse tout tomber, que puis-je faire autre chose ? Faites le reste auprès de Dieu pour moi. Je veux aller aussi lentement et aussi vite qu’Il le voudra. S’Il veut que j’aille vite et que par là il m’en coûte davantage, je compte pour rien tout ce qu’il y aura à souffrir et toutes les répugnances que je sentirai dans ce temps. À chaque jour suffit son mal, et chaque jour aura soin de soi-même. Celui qui donne le mal sait le changer en bien. D’ailleurs il n’est plus question de mon bien, car je n’en veux plus connaître d’autre que celui de me perdre pour accomplir ce qui plaira à Dieu. En vérité, je ne veux point vous faire souffrir par ma résistance ; et si je le fais sans le savoir, ne m’épargnez pas.

Je suis languissant d’esprit et de corps, comme je vous l’ai déjà mandé ; mais je suis tranquille dans ma langueur, quoiqu’elle me cause une certaine impuissance et une certaine lenteur pour les choses extérieures. Je ménage ma tête, j’amuse mes sens, mon oraison va fort irrégulièrement ; et, quand j’y suis, je ne fais presque que rêver. Je n’ai le goût d’aucune lecture, si ce n’est de vos lettres lorsqu’elles arrivent. Enfin je deviens un pauvre homme, et je le veux bien. Pour la sagesse, vous savez qu’il n’est pas aisé de s’en défaire : elle n’est pas comme la chair, qui fait horreur. La raison a toujours de beaux prétextes. Mes premiers mouvements ne sont point de grâce : ils sont de prudence mondaine ou d’orgueil. Les secondes vues sont des retours sur moi-même2 : je laisse tomber volontiers tout cela. Mais quand il faut se déterminer à agir, cette multitude de vues embrouille, et on ne sait ce que Dieu veut. Souvent je prends le parti qui me paraît le plus raisonnable en esprit d’abandon, afin que, si ce n’est pas celui que Dieu veut, Il m’en punisse et me confonde tant qu’Il voudra pour Sa gloire. Ce 12 juin.

- Dutoit, t. V, XXIII, p. 284-287 - Masson, LXVII, p. 164-167. - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 63.

1Lettre à la comtesse de Montberon du 1er janvier 1706, t. VIII, p.672, g-d : “Le grand point est de ne se remuer pas sous la main de Dieu... Il faut demeurer immobile sous le couteau” ; voir encore id., p.566, g. [M].

2Voir sa lettre du 16 avril 1689. Masson invite à relire la longue lettre spirituelle : « J’agis beaucoup par prudence naturelle et par un arrangement humain » (Fénelon (Gosselin), t. VIII, p. 589), qui est probablement adressée à Mme Guyon elle-même selon Masson approuvé par Orcibal. Voici cette lettre :

.  De Fénelon.

Je ne veux jamais flatter qui que ce soit, et même dès le moment que j'aperçois, dans ce que je dis ou dans ce que je fais, quelque recherche de moi-même, je cesse d'agir ou de parler ainsi. Mais je suis tout pétri de boue, et j'éprouve que je fais à tout moment des fautes, pour n’agir point par grâce. Je me retranche à m’apetisser1 à la vue de ma hauteur. Je tiens à tout d'une certaine façon, et cela est incroyable ; mais, d'une autre façon, j'y tiens peu, car je me laisse assez facilement détacher de la plupart des choses qui peuvent me flatter. Je n'en sens pas moins l'attachement foncier à moi-même. Au reste, je ne puis expliquer mon fond. Il m’échappe, il me paraît changer à toute heure. Je ne saurais guère rien dire qui ne me paraisse faux à un moment après. Le défaut subsistant et facile à dire, c’est que je tiens à moi, et que l'amour-propre me décide souvent. J'agis même beaucoup par prudence naturelle et par un arrangement humain. Mon naturel est précisément opposé au vôtre. Vous n'avez point l'esprit complaisant et flatteur, comme je l'ai, quand rien ne me fatigue ni ne m’impatiente dans le commerce. Alors vous êtes bien plus sèche que moi ; vous trouvez que je vais alors jusqu'à gâter les gens, et cela est vrai. Mais quand on veut de moi certaines attentions suivies qui me dérangent, je suis sec et tranchant, non par indifférence ou dureté, mais par impatience et par vivacité de tempérament. Au surplus, je crois presque tout ce que vous me dites : et pour le peu que je ne trouve pas en moi conforme à vos remarques, outre que j'y acquiesce de tout mon cœur, sans le connaître, en attendant que Dieu me le montre ; d'ailleurs je crois voir en moi infiniment pis, par une conduite de naturel, et de naturel très mauvais. Ce que je serais tenté de ne croire pas sur vos remarques, c'est que j'ai eu autrefois une petitesse que je n'ai plus. Je manque beaucoup de petitesse, il est vrai ; mais je doute que j'en aie moins manqué autrefois. Cependant je puis facilement m'y tromper. Vous ne me mandez point si vous avez reçu des nouvelles de N... Si vous en avez, pourquoi ne m'en faites-vous point quelque petite part ?

Fénelon (Gosselin), t. VIII, p. 589, lettre qui est probablement adressée à Mme Guyon elle-même selon Masson approuvé par Orcibal et nous-mêmes.

1Rendre plus petit.

.  À Fénelon. 13 ou 14 juin 1689.

« Dieu opérera Lui-même en vous ce qu’Il me fait vous dire.»

Lorsque je vous mande les choses, je ne prétends pas qu’il [n’] y ait pour vous aucun travail. Je vous écris ce qu’on me fait vous écrire sans hésiter : recevez-le comme Balaam reçut ce que Dieu lui fit dire par la bouche de l’ânesse1. Ce qu’il faut donc que vous sachiez, c’est qu’il n’y a rien à faire pour vous que d’acquiescer à ce que l’on vous dit ; et Dieu opérera Lui-même en vous ce qu’Il me fait vous dire, sans que vous examiniez si vous pouvez et voulez cela. Dieu me fait dire les choses afin que vous les sachiez et connaissiez, et non afin que vous y travailliez : c’est Son ouvrage, où vous ne devez pas mettre la main. Je ne connais pas que vous résistiez à Dieu en nulle manière ; au contraire votre souplesse me plaît infiniment. N’allez pas me dire que vous ne vouliez pas me faire souffrir, car ce n’est pas vous, c’est Dieu, qui a ménagé les choses de manière qu’il n’y a rien au monde que je ne fusse prête de souffrir pour vous. Il faut tout laisser faire à l’amour. Ma grande lettre2 vous a suffisamment répondu, sans savoir ce que vous me manderiez.

- Dutoit, t. V, Lettre XXXIV, p. 287-288 - Masson, Lettre LXVIII, p.167

1Nombres, 22, 28 et sv.

2Perdue, à ce qu’il semble.

.  De Fénelon. 14 juin 1689.

Sur l’éducation des filles. Sécheresse tranquille.

Je ne vois rien à ajouter à votre mémoire pour mademoiselle votre fille, puisqu’elle est disposée comme vous la représentez. Elle aura peut-être dans la suite des peines qu’elle ne sent pas encore. Et, si le goût du monde la prenait, il faudrait qu’elle s’attendît de trouver en vous une mère qui ne serait pas surprise de sa faiblesse et qui y compatirait, sans la flatter pour son naturel indolent : il pourra par la grâce se tourner en paix et recueillement. Mais il faut craindre la mollesse et l’oisiveté si dangereuse aux femmes. Il faut même l’accoutumer à une action réglée et vigoureuse pour la conduite de toute une maison, dont elle sera chargée1. Continuez à vous faire aimer d’elle, en sorte que, si elle avait une faiblesse à découvrir, vous fussiez la personne à qui elle aimât mieux en faire la confidence.

Quand revenez-vous donc ? Je vois bien que ce n’est pas sitôt, je n’ai rien de nouveau à vous dire sur moi. Je sens seulement que mon cœur se dessèche, comme on voit certains malades de langueur, dont la maigreur augmente ; mais je ne souffre rien que la sécheresse, et mon état est assez tranquille. Votre lettre sur le songe me réjouit. Pourvu que la volonté de Dieu se fasse, c’est assez. Je ne suis pas d’un degré à être pour vous comme vous êtes pour moi, mais je ne sens rien en moi qui ne soit uni à vous sans réserve, et je ne l’ai jamais été tant à rien en ce monde depuis que j’y suis. Ce 14 juin.

- Dutoit, t. V, LXXV, p. 415-416 - Masson, LXIX, p. 168 sq. - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 64.

1Jeanne-Marie Guyon n’était guère qu’une enfant, puisqu’elle était née le 4 juin 1676. Dans sa lettre du 15 juin sa mère rectifiera l’idée qu’elle avait elle-même donnée de son caractère.

.  À Fénelon. 15 juin 1689.

« …il me semble que, si je pouvais être une heure auprès de vous en silence, que votre cœur s’en trouverait bien. »

L’indolence, dont je vous ai parlé, de ma fille n’empêche ni sa pénétration, ni qu’elle ne veuille être toujours occupée, mais elle craint ce qui gêne. Elle me disait il y a deux jours, qu’en disant ses prières vocales, que ses yeux se fermaient, et qu’elle a peine à poursuivre et qu’elle se sent recueillie. Elle persiste toujours à me prier de ne la point engager si jeune1. Je prendrai toujours vos avis sur ce qui la regarde, comme sur tout le reste.

Je n’ose vous dire qu’il me semble que, si je pouvais être une heure auprès de vous en silence, que votre cœur s’en trouverait bien. Je le souhaite, et il y a même quelques jours que j’ai pour cela une tendance assez forte. Vous en connaîtrez les effets. Mandez-moi si j’ose espérer ce bien. En ce cas, je me servirai de la Providence qui oblige M. de N. d’aller à Paris pour des procès, et je n’attendrai point le voyage de B[eynes. Mandez-moi votre pensée sans regard [sic] et avec autant de simplicité que je vous écris. Je sens à l’heure que je vous parle, qu’il faut que je vous voie encore, que Dieu le veut, et que vous en avez besoin. Ordinairement je ne sens rien pour vous quoique je sache que vous m’êtes plus que nul autre, mais Dieu m’éveille quelquefois très fort et avec une tendance [sic] de toute l’âme que je ne saurais vous exprimer. C’est alors que sans savoir ce que je dis, je m’écrie : Ô mon fils ! Que Dieu me consume tout entière !

Je vous assure que la volonté de Dieu s’accomplira dans toute son étendue. Je Le sens et je Le connais, et les desseins qu’Il a sur votre âme. Il me faisait même comprendre qu’Il voulait que je vous dise toute chose, afin que cela vous servît un jour de témoignage pour Lui-même. Et sur ce qu’il m’était venu une pensée sur ce que Notre Seigneur m’obligeait à vous dire toutes choses dans ma simplicité, puisqu’Il vous conduisait par la foi la plus nue, deux choses m’ont été mises dans l’esprit : la première, que Dieu voulait que cela fût dans la suite un signe pour confirmer votre expérience, - et ce passage me frappa que les enfants d’Israël, qui avaient connu les merveilles du Seigneur, persévérèrent jusqu’à la fin2, - et [la seconde] que Dieu vous destinait pour Lui conduire un peuple tout singulier.

Mais quoique vous êtes destiné à la mort, et que la mort doit venir, votre sécheresse n’est pas mortelle. Elle vient d’une autre cause. L’on ne peut être plus à vous que j’y suis, d’un cœur vraiment maternel. La charité de Jésus-Christ me presse. Ce 15 juin 1689.

- Dutoit, t. V, lettre LXXVI, p. 417 - Masson, Lettre LXX, p.169.

1Il s’agissait déjà du mariage avec le comtede Vaux ; Jeanne-Marie Guyon avait alors treize ans.

2Allusion au séjour de quarante années dans le désert.

.  À Fénelon. 15 juin 1689.

De la véritable purification de l’âme. Raison de la destruction totale et ce qu’elle recouvre.

Dieu seul veut tout opérer chez vous et, quoiqu’Il veuille bien Se servir de Sa créature pour vous montrer la voie par laquelle Il veut que vous marchiez, je puis vous assurer que c’est cependant Lui seul. Il a si fort détruit cette créature qu’Il vit, agit et opère seul en elle et qu’elle aimerait mieux mourir mille fois que de se mêler de l’ouvrage qu’Il fait par elle, Lui cédant si absolument toutes choses qu’il me semble qu’Il peut et veut seul en moi. Tout mon soin, sans soin, c’est de Lui obéir aveuglément dans tout ce qu’Il exige de moi. J’espère qu’Il ne permettra pas que je gâte Son ouvrage et que je barbouille avec un misérable pinceau l’excellent tableau qu’Il veut faire en vous, qui n’est autre que l’image de Jésus-Christ dans toute sa beauté.

Dieu vous a créé à Son image, c’est-à-dire que le Verbe, qui est l’image de Son Père, était représenté en vous au naturel ; mais le péché avant votre naissance avait tellement effacé cette belle image et l’avait si fort imprimée de ses caractères qu’elle ne paraissait plus. Quoiqu’elle fût effacée de la sorte, il restait cependant dans le plus intime de l’âme un caractère de la Divinité qui, étant dans l’essence de l’âme, ne peut jamais être détruit à moins que cette créature ne rentrât dans son premier néant, ce qui est absolument impossible parce qu’il faut que, dans tous les lieux où ce caractère de ressemblance a été une fois imprimé, il y subsiste, portant avec lui cette qualité de rendre l’âme immortelle. Mais comme pour réparer une image défigurée, il faut effacer les malheureux caractères qui l’ont couverte et rendre tous les traits à celle qui était effacée, il a fallu que Jésus-Christ Lui-même soit venu sur la terre Se faire homme afin de réimprimer tout de nouveau en l’âme les caractères effacés par le démon.

Cela a donc été l’ouvrage de Jésus-Christ sur terre. Le Verbe ne pouvait voir en l’homme Son image détruite, parce qu’Il ne pouvait vouloir cela par rapport à Lui-même. C’est ce qui Lui a donné cet extrême empressement de Se faire homme et cette action, quoique toute libre en Dieu, Lui est devenue comme nécessaire, parce que, ayant imprimé Son image dans l’homme, Il ne pouvait vouloir que cette image fût pour jamais perdue. C’est ce qui a porté le Verbe à nous aimer avec tant d’excès, et c’est ce qui fait Son extrême douleur sur la perte des hommes. Un père qui se serait reproduit dans un fils qui serait sa vive image, l’aimerait plus que tout autre : aussi le Verbe a-t-Il été si passionné de la nature humaine, parce qu’Il s’aime nécessairement Soi-même, que Son amour a été jusqu’à cet excès de Se faire homme pour le rendre Dieu. Il a voulu épouser cette nature humaine afin qu’elle Lui fût unie d’une manière si étroite qu’étant devenue, en Lui, une même personne avec le Verbe, elle ne pût jamais perdre les caractères de ce Verbe confondu avec elle dans une unité parfaite.

Or comme tous les hommes portent en eux ce caractère du Verbe, caractère ineffable de la Divinité, et qu’il a fallu que le Verbe, image du Père dont l’homme est fait aussi l’image, soit venu Lui-même, comme on vient de le dire, - vu que c’était à Lui de droit de racheter l’homme et après le paiement de sa rançon de le rendre vraiment homme, c’est-à-dire caractérisé du Verbe -, aussi tout ce que prétend le plus Jésus-Christ est de s’exprimer en nous et de faire en nous une copie vivante de Lui-même. Voilà ce qui Le passionne le plus, et c’est l’ouvrage qu’Il prétend faire en nous, comme Il a seul le droit de le faire.

Mais de quelle manière ? C’est en S’imprimant Lui-même dans l’homme. Comme une personne qui s’imprimerait dans la cire ferait une figure plus parfaite de soi que tous les peintres de l’univers, et que s’il pouvait animer cette cire, chacun prendrait la copie pour l’original, de même si nous étions bien animés de Jésus-Christ, on nous prendrait pour des Jésus-Christ mêmes. La raison, selon quelques-uns, pour laquelle Notre Seigneur étant sur la terre n’a point permis que l’on fît Son portrait, était pour nous apprendre par là qu’il Le fallait chercher dans l’homme chrétien, que c’était là où Il voulait qu’on Le trouvât peint au naturel, et qu’il fallait que le chrétien fût comme une toile d’attente sur laquelle Il Se pût imprimer.

De là il vous est aisé de conclure que ce n’est point votre ouvrage, mais l’ouvrage de Dieu qui se doit faire en vous, et que vous ne pouvez contribuer à cet ouvrage qu’en demeurant ferme et immobile entre les mains de Dieu, mais pourtant assez flexible pour vous laisser tourner, baisser et hausser comme il Lui plaît. Car si vous vouliez mettre la main à l’œuvre, vous feriez comme un enfant mal instruit qui, voulant travailler à l’ouvrage d’un excellent peintre, ne servirait qu’à le gâter, ou qui même, se contentant de pousser seulement la main du peintre, ne lui ferait faire que de faux traits.

Ceci est la source du peu de perfection qu’il y a dans le christianisme. Tous les hommes, entêtés de l’amour d’eux-mêmes, se sont faussement persuadés que la multitude de leurs œuvres opérait leur salut : c’est pourquoi ils se fatiguent tous dans la multiplicité de leurs voies, sans jamais dire : demeurons en repos1. Dieu leur en fait Lui-même le reproche. Il n’en serait pas de la sorte s’ils pouvaient bien comprendre que tout leur travail doit être de laisser faire Dieu2 et d’arrêter les saillies présomptueuses d’une nature précipitée pour, par un amortissement continuel, donner lieu au Dieu-Verbe de Se retracer en nous et de S’y imprimer de nouveau : ce qu’Il ne fera point d’une autre manière qu’en S’y imprimant et S’y exprimant Lui-même. Et c’est en faisant cela qu’Il nous donne la vie.

Il me semble qu’Elisée couché sur le corps de l’enfant mort et raccourci sur cet enfant3, est une belle figure de ce que Notre Seigneur me fait vous dire. Sitôt que l’image de Jésus-Christ est retracée au naturel, c’est alors que cette image est rendue vivante d’une vie immortelle.

Vous voyez donc que l’ouvrage de notre salut n’est autre que la formation de Jésus-Christ, et qu’elle se doit faire par Lui-même. Or afin de le faire par Lui-même et pour le faire avec plus de promptitude et de facilité, Il envoie Son Esprit qui est un feu. Le pur Esprit est feu : c’est pour fondre cette image, afin que Jésus-Christ la réimprime de nouveau de Ses caractères et qu’Il les rende ineffaçables. Vous voyez que l’âme ne contribue à l’un et à l’autre de ces ouvrages qu’en laissant faire, et qu’ainsi elle ne peut être trop convaincue de la nécessité de laisser opérer Dieu en elle en pure et nue souffrance, sans se mêler de rien.

Mais comme il y a en cette réparation deux choses, l’une de détruire dans l’homme le caractère du démon, buriné si avant par le péché qu’il est presque entièrement ineffaçable parce qu’il est comme identifié avec la nature, et l’autre de graver ou imprimer de nouveau l’image de la Divinité, il est aisé de concevoir qu’il doit y avoir deux sortes d’opérations pour achever cet excellent ouvrage, qui est le plus grand que Dieu puisse jamais faire hors de Lui : l’une destructrice, et l’autre réparatrice.Dieu commence par détruire, puis Il s’établit Lui-même sur les ruines de la propriété et de la nature corrompue.

Mais de quelle manière le fait-Il ? Rien n’est plus admirable que l’économie de Sa Sagesse : Il fait d’abord un échantillon ou un modèle de ce qu’Il veut faire afin que l’homme, frappé de la beauté de Son dessein par l’avant-goût qu’Il lui en donne, le laisse faire et apprenne qu’Il ne peut contribuer à un ouvrage tout divin qu’en se taisant et cessant tout travail. Lorsque l’homme est assez heureux pour comprendre cela, c’est alorsque Dieu ravi le caresse et le comble de biens, car Il trouve si peu d’hommes assez souples et assez petits pour Le laisser faire que, fatigué de voir Son ouvrage plutôt effacé par la précipitation d’une créature trop active qu’il n’est commencé, Il se contente d’écarter le démon et d’empêcher par Sa grâce que cette créature ne se perde tout à fait, réservant dans l’autre vie un feu propre à faire sur ces créatures, qui ne pourront plus agir, ce qu’elles n’ont pas voulu laisser faire lorsqu’elles étaient sur la terre. Ô homme présomptueux et insensé ! Que ne te reposes-tu d’un travail si infructueux ? Et que ne cèdes-tu à ton Dieu tous les droits que tu as sur toi-même ? Et tu trouverais en cela ton bonheur et ton salut ?

L’économie de la Sagesse dans l’œuvre que Dieu veut faire est telle : Il commence par donner à l’âme un avant-goût de ce qu’Il veut faire. Et comment en use-t-Il ? Il fait comme un essai : Il purifie l’âme de ce qu’elle a d’entièrement opposé à Lui, qui est le péché mortel ; ensuite Il S’approche d’elle, et c’est par Sa présence qu’Il lui donne cet échantillon comme un gage de ce qu’Il veut faire. Comme une personne qui voudrait se représenter au naturel et se peindre soi-même, ne ferait autre chose qu’en s’approchant d’un miroir s’y représenter au naturel, de même Jésus-Christ, Verbe divin, par une bonté infinie ne fait autre chose que Se rendre présent à l’âme, déjà purifiée de ce qu’il y a d’opposé à Dieu, je veux dire du péché mortel.

C’est alors que l’âme commence à goûter au-dedans d’elle-même la présence de son Dieu qu’elle n’avait point encore comprise. Et ravie qu’elle est d’une si agréable surprise, elle s’écrie avec saint Augustin : « Ô mon Amour, je vous croyais si loin, et vous étiez si proche4 ! ». C’est dans le goût de cette divine présence qu’il lui est enseigné dans le secret et sans bruit de parole, qu’il faut modérer son activité.

Dieu Se sert de cette douce et suave présence pour modérer son action et pour l’endormir peu à peu à toute activité, comme s’Il voulait l’imprimer de Lui-même dans ce sommeil et qu’il fallût pour en venir à bout lui ôter par ce moyen son activité : Il l’endort par ce breuvage délicieux et l’enivre, mais d’une ivresse délicieuse qui pourtant n’est point encore le vin mixtionné5 de myrrhe. Et comme une personne ivre demeure interdite à toute action, aussi une âme qui, comme l’Epouse, est entrée dans les divins celliers, demeure interdite et étonnée, impuissante de parler et d’opérer6. Ceci est fort délicieux, parce que Dieu veut par là S’attirer l’âme, la prendre et l’engager si fort par les divins attraits qu’elle ne puisse plus reculer. Il ne fait donc autre chose que de Se rendre présent à cette âme comme devant une glace.

Mais comme lorsque la personne qui se représente dans un miroir se retire, il n’en reste rien, de même lorsque Dieu Se cache, il ne reste plus de trace à l’âme de cette divine présence. Cependant comme cette présence est pleine de suavité, il en reste à la volonté, qui est comme la bouche de l’âme, une certaine saveur qu’elle tâche de savourer encore : c’est comme un petit enfant, qui après avoir tété, suce ses petites lèvres et les presse ; mais après peu de temps, voyant que plus il suce, plus il perd ce reste de saveur, il s’attriste et s’afflige, il cherche partout cette nourriture délicieuse qui lui convient uniquement, il est même tout languissant si on ne la lui donne pas bientôt. Cet enfant s’afflige, il est vrai, de la perte de cette nourriture ; cependant il n’en peut prendre d’autre : l’âme aussi éprouve la même chose. Tous les efforts faibles et languissants de sa volonté ne lui rendent pas cette nourriture (autant délicieuse que délicate) que lui donne cette divine présence, qui est pour elle un lait bien savoureux. Elle cherche si quelque autre nourriture lui pourra convenir, mais sa recherche est inutile : tout lui est rendu insipide. Elle comprend qu’il n’y a plus d’autre nourriture pour elle que ce lait, qu’elle ne peut rien faire pour l’avoir et qu’elle ne peut que le recevoir lors qu’on le lui donne. Cela fait qu’elle commence à devenir patiente ou passive, et qu’elle suit ce conseil du Sage : qu’elle souffre les suspensions et les retardements des consolations, et par là sa vie croît et se renouvelle7.

Vous voyez donc bien que tout s’opère dans les commencements par le goût et l’expérience de la présence de Dieu, et que même, dès ce temps, rien ne s’opère que par cette patience ou cessation d’opération. Jésus-Christ ne dit-Il pas : Vous possèderez vos âmes par la patience7a ? Cette patience ne s’entend pas seulement ici de la souffrance, mais cette patience est proprement la passiveté qui fait posséder son âme dans la paix. Car de même qu’une glace mouvante ne reçoit point au naturel l’image qui lui est présentée, et que l’eau agitée ne prend point l’image du soleil, de même aussi l’âme pleine de sa propre action, loin de s’aider, ne fait que se nuire dans l’ouvrage de sa perfection.

Nous disons donc que, dans le commencement, rien ne s’opère pendant longtemps dans l’âme que par la présence de Dieu en foi savoureuse. Je l’appelle de cette sorte pour la distinguer d’un état qui suit, que l’on appelle celui de foi obscure et nue8, et aussi d’un autre état, qui ne fait rien à mon sujet, puisqu’il n’est point pour vous ni pour toutes les âmes que Dieu veut beaucoup avancer et perdre sans aucune réserve, qui est un état lumineux en espèces, visions, représentations, extases, etc.

Cette âme est donc conduite par une présence délicatement savoureuse, car dans l’âme dont je parle, c’est moins par une saveur beaucoup sensible qu’elle est conduite, que par une douceur délicate, paisible et tranquille. Dieu attire l’âme par là ; et l’ayant instruite et rendue passive et assez forte pour porter les autres opérations, Il Se retire peu à peu, Il Se cache et la laisse toute languissante, sans envie cependant de se remuer, ni même de chercher de la force et de la vigueur. Sa volonté accoutumée à un mets si délicat, ne peut trouver de nourriture ailleurs et n’en peut même vouloir. Elle ne peut désirer (d’un désir efficace) cette nourriture qu’elle sent bien lui manquer : il ne lui reste qu’une tendance langoureuse pour ce qui lui convient. Et ce n’est point une volonté, mais un besoin de ce sans quoi l’âme se trouve sèche et aride, comme l’éprouvait David : c’est comme une terre sans eau qui se dessèche insensiblement9.

Cet état instruit l’âme. Et comment l’instruit-il ? C’est que la vie lui est rendue par le retour de cette présence délicate : alors elle est instruite et du moyen dont Dieu veut Se servir pour la communiquer, et de l’état de l’âme privée de sa seule subsistance. Cela lui fait connaître aussi que tous autres moyens sont consommés pour elle. Dieu revient, et Il Se retire. Et par ces alternatives Il sèvre cette âme et la fortifie en secret, l’affaiblissant cependant au-dehors, pour porter son opération de destruction.

Il vous est facile, en suivant ce que je vous ai dit, de voir que tout le premier état de la foi que j’appelle savoureuse, s’opère par cette présence délicate et paisible, et que ce même degré ou état se consomme par les alternatives de goût et de privation. C’est ce dont Dieu Se sert pour apprivoiser l’homme, le rendre souple et pliable sous Sa main. Et comme Il lui donne par cette présence savoureuse un avant-goût de Sa possession réelle et permanente, Il lui donne en même temps par cette privation un échantillon de ce qu’Il opère par la destruction.

Dans le second état de la foi, elle s’appelle nue et ténébreuse parce que la demeure du Seigneur est toute environnée de ténèbres et que Son trône est inaccessible10. Celui qui portait l’âme avec un amour infini, ne Se laisse plus toucher. Pourquoi ? Parce qu’il veut dénuer l’âme de tout soutien et de tout appui pour la détruire, et que, ce soutien étant le plus fort quoique le plus délicat, s’il restait, l’homme ne serait jamais détruit.

Mais pourquoi détruire cet homme ? N’est-ce pas assez de le rendre heureux par le goût de cette divine présence ? Et puisque le dessein de Dieu n’est que de retracer en l’homme Son image, S’y représentant comme dans un miroir, n’est-ce point assez de cela ? Pourquoi toutes ces destructions et ces renversements qui semblent détruire ce que Dieu avait fait dans ces commencements ? En voici tout le secret. Cette âme avait bien été lavée et purifiée de ce qu’il y avait en elle de l’image du démon ; et Dieu, - qui ne désire autre chose que de S’y retracer, n’attendant pas qu’elle soit toute pure pour venir Se présenter à elle et l’engager par Ses charmes à Le laisser faire en elle ce qu’il Lui plaît, - était venu, à la vérité, lui communiquer un échantillon de Sa gloire ; mais c’est une gloire vacillante, c’est plutôt une image de l’image que l’image même. Jésus-Christ veut être tout vivant en cette âme : Il ne Se contente point de Se peindre de loin et en superficie, Il veut que cette âme devienne un autre Lui-même et, afin que cette copie soit sans défaut et qu’elle ne puisse plus être défigurée par le démon, Il veut la changer en Lui-même. Or comme nous avons dit qu’il restait dans cette image lavée et purifiée un caractère de l’image du démon, un reste, dis-je, de cette image, qui est comme identifié avec elle et que nul ne peut ôter que Jésus-Christ même, il faut donc que ce soit Lui qui l’ôte ; et c’est pour l’ôter qu’Il rompt et brise cette image là où il restait encore ces vestiges de l’image du démon. Ces vestiges sont la propriété.

Mais, ô Amour, vous brisez aussi ce qui était de Vous et ce qui restait de Vos linéaments ! Oui, dit l’Amour, il faut que Je brise, que Je détruise dans cette image Mes propres caractères, parce qu’ils sont mêlés avec ceux du démon : après que J’aurai tout détruit, Je ferai une nouvelle créature qui ne portera plus d’autres caractères que les Miens. Ce sont les âmes qui seront marquées Tau11, durant que tout le reste des hommes porte les caractères de la Bête, de cette Bête qui a les cornes de l’Agneau, mais qui parle comme le Dragon : elle a quelque ressemblance de Jésus-Christ, mais comme elle n’est pas caractérisée de Lui, elle parle, comme le Dragon, vanité et mensonge12.

Jésus-Christ commence donc par Sa force et Sa puissance de renverser toute la beauté de cette âme, comme dit si bien le Prophète : Il m’a ôté toute ma beauté13. Ensuite Il la noircit et la décolore : decoloravit me Sol14. Puis Il la brise car Il commence à lui ôter toute facilité et toute force pour le bien, toute envie même de le pratiquer. Et il faut qu’elle soit fidèle à se laisser tout ôter. Après Il la noircit et la salit. C’est alors qu’elle doit dire : Ne me considérez point pour ma noirceur15. Il ne faut pas juger d’elle par l’apparence, mais il en faut laisser le jugement à Dieu. Il ne faut pas alors juger de soi-même, ni se regarder, ni vouloir mettre la main pour se purifier, ce qui est ici d’une extrême conséquence et sur quoi l’on a peine à se résoudre : voulant toujours se purifier, on ne fait que se salir davantage. Mais je suis noire ; pourquoi ne pas contribuer à me blanchir ? Vous êtes noire, mais vous êtes belle16, puisque vous êtes comme Dieu veut que vous soyez. Toute autre blancheur serait un fard qui ne plairait point à votre Epoux. Vous voyez qu’il faut alors changer de batterie pour la purification et ne plus rien faire de ce que l’on a accoutumé de faire jusqu’alors. Laissez-vous noircir : le fer se noircit et rougit au feu lorsqu’on veut le nettoyer ; sans cela il ne serait jamais feu et ne perdrait jamais sa rouille. C’est un secret connu de Dieu seul et qu’Il faut que vous appreniez que celui de vous laisser salir lorsque Dieu, pour Son plaisir et pour vous faire devenir en Lui une nouvelle créature, en usera de la sorte.

Après cela, Il brise, Il fond, Il détruit tout : il ne reste pas le moindre caractère de modèle de la Divinité. Ce n’est toutefois que le modèle qui est détruit, et non l’ouvrage de la réparation, qui ne se fait que par la destruction du modèle.

Mais si tous ces divins traits semblent brisés par la main de l’excellent Ouvrier, il y a en cela plusieurs avantages, puisqu’Il ne le fait que pour Son plaisir, que pour vous rendre une nouvelle créature en Lui, et que par cette destruction tous les caractères du démon sont effacés et détruits pour jamais. Pour être fait une nouvelle créature en Jésus-Christ il faut que tout ce qui est de l’ancienne soit détruit, et que tout soit rendu nouveau17. Mais comme l’on ne peut détruire ce qui est mauvais sans ôter ce qui est bon, à cause du mélange qui s’est fait de l’un et de l’autre, il faut nécessairement que la destruction soit totale, sans quoi, nous serions toujours caractérisés du démon, et toujours soumis à sa puissance, parce que le caractère de la principauté est l’image gravée du prince : partout où le démon trouve ses caractères, il y a droit. Jésus-Christ n’est absolument souverain que sur l’homme qui ne porte plus aucun trait du démon : c’est pourquoi il est écrit qu’il [l’homme] porte sur son épaule la marque de la principauté18 : cela veut dire qu’ayant mérité par la mort de la croix le salut des hommes et de retracer en eux Son image, Il a obtenu d’imprimer sur ces mêmes hommes les caractères de Sa principauté, Se les assujettissant. C’est en ce sens qu’Il est venu pour être Roi19 et qu’Il a dit que le prince du monde était détruit20 : Il ne peut régner que sur la destruction.

C’est là toute l’économie de la grâce ; et quiconque s’imagine cent sortes d’inventions et de pratiques de dévotion pour se sanctifier, quelque savant qu’il soit, il ignore la science des saints et les principes fondamentaux de la religion. Vous êtes à couvert de cela, vous à qui Dieu a donné les prémices de Son Esprit, vous qu’Il a rendu docile, en qui Il a mis les marques de la filiation divine et qu’Il a appelé à l’adoption des enfants. Mais je vous conjure d’être encore plus persuadé qu’il faut que la destruction soit totale et sans nulle exception : je dis nulle, parce qu’elle ne sera pas selon vos idées et qu’elle les trompera toujours, ne pouvant pénétrer autrement que par votre expérience la profondeur des secrets de Dieu, et combien ses routes sont inaccessibles à l’esprit humain : O altitudo, etc.21

Quoiqu’il y ait bien des choses impénétrables et qu’il faille que tous les hommes soient détruits, chacun pourtant a son moyen particulier. Je comprend le vôtre, par la miséricorde de Dieu ; cependant il m’est imposé silence là-dessus parce que Dieu est jaloux, quoiqu’Il veuille et ordonne que je vous dise une infinité de choses. S’Il ne veut pas que je vous dise celle-là, Il veut que je vous aide à y marcher, que je vous porte même sur mes bras et dans mon cœur, que je me charge de vos langueurs et que j’en porte la plus forte charge. Je le veux : j’aime mon joug avec une tendresse infiniment plus grande qu’une mère ne porte son enfant dans son sein. Je puis vous dire que Dieu m’a associée à votre égard à Sa paternité divine, de laquelle toutes les autres paternités dérivent. Je vous aime du même amour qu’Il vous porte : c’est pourquoi je ne fais nulle difficulté de vous le dire. Je ne trouve plus chez moi d’autre cœur pour vous que le cœur de Dieu, et il me semble que c’est ce cœur de Dieu en moi qui doit vous communiquer tout bien et porter tous vos maux. Oui, cela est de la sorte, et l’on veut que je vous le dise.

Ce que l’on veut aussi que je vous déclare, c’est que vous ne serez point conduit par les fortes croix22, par les peines violentes, mais par les faiblesses des enfants. C’est cet état d’enfance qui doit être votre propre caractère : c’est lui qui vous donnera toutes grâces. Vous ne sauriez être trop petit, ni trop enfant : c’est pourquoi Dieu vous a choisi un enfant pour vous tenir compagnie et vous apprendre la route des enfants23. Soyez donc petit et docile comme un enfant : ne cherchez point d’autre disposition que celle-là, vous n’avez rien à faire ni à chercher hors de là, tout s’opère chez vous par là. Si vous ne devenez point comme un enfant, vous n’entrerez pas au royaume des cieux24. Ce qui sanctifie les autres ne vous sanctifie pas : il n’y a que le moyen particulier qui le puisse faire dans l’ordre divin, car encore un coup, soyez assuré qu’outre la conduite générale de destruction, il y a la conduite particulière pour chaque âme.

Oubliez donc, je vous en conjure, tout ce qui est de l’homme fait pour devenir un enfant nouvellement né, car c’est uniquement ce que mon Maître veut de vous. Et, comme le petit enfant ne prend aucun soin ni souci de soi-même, il faut que vous vous oubliiez entièrement et que vous perdiez même un je ne sais quoi dans les choses, lorsqu’on vous le dit, qui est : je ne veux que la volonté de Dieu. Un enfant ne sait pas s’il ne veut que cela : il laisse faire de lui tout ce que l’on veut, il ne sait pas même raisonner sur ce que l’on veut et que l’on fait de lui. Si cet enfant tombe, il ne se relève que lorsqu’on le lève ; s’il est sale, il ne peut se nettoyer lui-même ; il n’a plus d’yeux pour pouvoir discerner ; il n’a nulle crainte, ni aucune peine. C’est donc là ce que Dieu veut à présent de vous.

Et, pour revenir à ce que j’ai quitté, je dis que, lorsque Dieu renouvelle en nous Son image, Il fond25 cette âme, pour ainsi parler, afin de la faire changer de forme et la mouler sur Lui-même. Il la change et la transforme en Lui : alors elle ne vit plus, mais Il vit en elle. Cette opération de détruire et de former Jésus-Christ est attribuée au Saint-Esprit. C’est pourquoi il est écrit : Il enverra le feu devant Sa face26, c’est-à-dire Il enverra son Esprit devant Son Verbe afin que l’Esprit brûle et détruise tout et que, par cette fonte, Il forme en nous Jésus-Christ, et que Jésus-Christ nous change en Lui-même d’une manière ineffable. Cet Esprit saint est donc l’Esprit destructeur, et Jésus-Christ est le réparateur ; mais Il ne répare que ce qui a été détruit. Cet Esprit est le consommateur de toutes choses27 : c’est pourquoi il est dit que Jésus-Christ rendit l’esprit en disant : tout est consommé, pour nous apprendre que cet Esprit consomme tout. Dieu est un feu dévorant.

Je ne vous parle point de cette nouvelle vie de Jésus-Christ : cela serait d’une étendue infinie. Il suffira que, lorsque vous en vivrez, vous connaîtrez toutes choses. Mais, avant ce temps, bien que cet Esprit destructeur vous doive enseigner toute vérité, Il ne vous l’enseignera que [par] la destruction de tout nous-mêmes, qui est de détruire le mensonge et la vanité, puisque tout homme vivant est un abîme de vanité.

Que cette vie, qui ne s’acquiert que par la mort, est heureuse ! C’est où je vous invite : ce sera là où vous me connaîtrez comme je vous connais ; en un mot, ce sera là où tout sera consommé dans une unité parfaite.

Il y a plus de huit ans qu’après vous avoir vu en songe28, je vous cherchais dans toutes les personnes que je voyais, je ne vous trouvais point : vous ayant trouvé, j’ai été remplie de joie, parce que je vois que les yeux et le cœur de Dieu sont tout appliqués sur vous, et Son Verbe et Son Esprit. Je ne vous fais point d’excuse, car il faut que j’obéisse sans réplique à mon Maître : Il me donne bien de l’envie de vous voir, Il a du dessein en cela. L’après-dîner, je me suis sentie tout à coup saisie d’un je sais quoi de très fort : il m’a fallu retirer à part, quoique assez proche du repas, pour donner essor à mon cœur qui crevait. Il me semblait que ce qui m’était donné pour vous dans ce moment, ne trouvant pas assez d’issue, était comme une eau qui tourne et qui enfin redonde29 sur elle-même, en sorte que le cœur ne peut tout porter : il désire toujours plus s’écouler dans le vôtre. Ce 15 juin 1689.

- Dutoit, t. II, Disc. XVIII intitulé « De la véritable purification de l’âme », p. 114-128 ; les six avant-derniers paragraphes, Lettres chrétiennes et spirituelles. Nouvelle édition [par J.-Ph.Dutoit-Mambrini], Londres [Lyon], 1768, t. III, Lettre LXXXII, p.345-349 - Masson, Lettre LXXI, p. 171-176

1Isaïe, 57, 10.

2Ps., 37, 5.

3IV Rois, 4, 34-35 : « …il monta sur le lit et se coucha sur l’enfant. Il mit sa bouche sur sa bouche […] et il se courba sur l’enfant, et la chair de l’enfant fut échauffée. - […] alors l’enfant bâilla sept fois, et ouvrit les yeux. » (Sacy).

4Confessions, VI, 1.

5Mêlé de : Dénominatif rare (v. tr. 1530). (Rey).

6Voir Cant., 2, 4.

7Ecclésiaste, 2, 3 .

7aLuc, 21, 19.

8« La foi nue est une foi sans nul témoignage ni appui pour la raison et pour l’esprit » (Mme Guyon, Commentaire de l’Exode, II, 23-25, Ancien Testament, op. cit. t. I, p. 239).

9Ps., 143, 6.

10Ps., 17, 12-13 : « …il s’et envolé… - Il a choisi sa retraite dans les ténèbres… » (Sacy). Souvent cité (4 fois).

11Ezéchiel, 9, 4. « …marquez un thau sur le front des hommes qui gémissent, et qui sont dans la douleur de voir toutes les abominations qui se font au milieu d'elle. - Et j'entendis ce qu'il disait aux autres : Suivez-le et passez au travers de la ville, et frappez indifféremment [...] - mais ne tuez aucun de ceux sur le front desquels vous verrez le thau écrit…» (Sacy).

12Apoc., 13, 11.

13Job, 19, 9.

14Cant.,1, 5.

15Cant., 1, 4.

16Cant., 1, 4.

17II Cor., 5, 17.

18Isaïe, 9, 6 : « Car un petit Enfant nous est né, et un fils nous a été donné. Il portera sur son épaule la marque de sa principauté, et il sera appelé l’Admirable, le Conseiller, Dieu, le Fort, le Père du siècle futur, le Prince de la Paix. » (Sacy).

19Jean, 18, 37.

20Jean, 12, 3.

21Rom.,11, 33 : « O altitudo divitiarum sapientiae et scientiae Dei… » « Ô profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu ! […] » (Sacy). Commencement de l’épître pour la fête de la Trinité. V. lettre 145 : « Toute la vie intérieure est renfermée dans cette épître. »

22Vie 3.10.1 : « aussi vois-je clairement qu’il ne sera point exercé par les fortes croix, son état étant uni et non sujet aux alternatives de douleurs et de joie. / Il faut donc détruire sa propre sagesse dans tous les endroits où elle se retranche… »

23« ...un cousin ou un petit neveu de Fénelon ? Il en sera d’ailleurs parlé par Fénelon lui-même dans la lettre du 5 juillet suivant : “Il y a céans un enfant de deux ans et demi, avec lequel je joue quelquefois un moment ». [M].

24Matthieu, 18, 3.

25Fénelon, parlant de ce renouvellement de l’âme à la comtesse de Montberon [Lettre du 30 juillet 1703, t.VIII, p.663, g] l’appelle « une espèce de fonte du cœur ». Il dit ailleurs (Instructions, XXI, t.VI, p.118, g) : « Il faut qu’il se fasse comme une fonte universelle du cœur » ; voir encore plus loin, lettre du 26 juillet 1689 : « j’ai besoin que Dieu me refonde et rejette en moule. » [M].

26Joël, 2, 3 : « Il est précédé d’un feu dévorant, et suivi d’une flamme qui brûle tout. La campagne qu’il a trouvée comme un jardin de délices n’est après lui qu’un désert affreux, et nul n’échappe à sa violence. » (Sacy).

27« Ô Esprit consommateur de toutes choses, réduisez tout en un ! Mais avant que cela soit, vous serez un esprit destructeur. » Vie 3.7.12.

28« Il me fût donné à connaître que dès 1680 que Dieu me le fit voir en songe, Il me le donna et qu’Il me donna à lui, mais je ne le connus qu’en 1688. » Vie 3.10.1.

29Simple transposition en français du latin redundare (déborder, rejaillir), qui se rencontre plusieurs fois chez les prophètes, dans la traduction de la Vulgate [...] dans saint François de Sales, Traité de l’amour de Dieu, I, XV : « Vos mamelles sont encore meilleures [...] poussant leur lait qui redonde, comme requérant d’être déchargées… ».

.  De Fénelon. 16 juin 1689.

À vous parler ingénuement, madame, j’aime mieux que vous veniez à P[aris] qu’à B[eynes]. À P[aris] nous ferons très facilement ce que vous me proposez. Pour B[eynes], il m’est impossible d’y aller maintenant. Je meurs d’envie de vous voir, et je crois vous devoir dire que vous devez agir avec moi sans hésiter et avec moins de précaution. Quand vous serez à P[aris], vous n’aurez qu’à m’avertir. La chapelle de M. de G[aumont ?] à Saint-Jacques1 est faite exprès pour vous recevoir au confessionnal l’après-midi.

Vous pourrez aussi voir ce que M. F[oucquet ?]2 vous veut montrer. Mais je crois qu’après avoir vu tout ce qu’il voudra vous faire voir, il faudra écouter aussi M. de V[aux]3 et voir tout ce qu’il aura à vous montrer. Peut-être tirerez-vous de ces deux examens rassemblés quelques bons éclaircissements4. Peut-être que M. de V[aux] sait mieux que M. F[oucquet], ou qu’elles5 sont changées en mieux depuis que M. F[oucquet] ne les voit plus. Je dis peut-être, et je n’ai garde d’en dire davantage ; mais la chose mérite d’écouter sans prévention les deux côtés. M. de V[aux] prétend vous parler avec une ingénuité dont vous ne pourrez douter : il ne sera pas mauvais que vous soyez prémunie des mémoires contraires, quand vous écouterez ce qu’il aura à dire. Ainsi il vaut mieux commencer par M. F[oucquet].

Je ne vous dirai rien aujourd’hui sur moi, parce que je remets tout à la prochaine entrevue. Cependant je fais ce que vous m’avez mandé. Je suis à vous avec une reconnaissance proportionnée à ce que je vous dois. C’est tout dire, Madame. Ce 16 juin.

- Dutoit, t. V, p. 419-421 - Masson, LXXII, p. 176-178.- Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 65.

Nous ne pouvons reproduire le contenu (citant en particulier les précieuses sources) des notes remarquables mais longues apportées à cette lettre, où Orcibal informe : sur l’abbé de Gaumont, sur la fille de Madame Guyon (portant le même prénom : Jeanne-Marie), sur Gilles Fouquet (frère du surintendant et confident de Madame Guyon) et sur Louis-Nicolas Fouquet (fils du surintendant qui va épouser la fille de Madame Guyon).

1« M. Masson a cru qu’il s’agissait de Saint-Jacques du Haut-Pas où Fénelon avait prêché en 1685 : mais on voit mal Mme Guyon dans une église dont le curé, Louis Marcel, très lié aux port-royalistes, prendra avec éclat parti contre elle. D’ailleurs nous n’y connaissons aucune chapelle de M. de G. ».[O]. [serait-ce saint Jacques de la Boucherie, pas loin des Quinze-vingt ?] « Il doit s’agir ici de Gabriel de Gaumont, prêtre, sieur de Chevannes, qui publia de 1673 à 1679 cinq opuscules sur Saint Denys l’Aréopagite, évêque de Paris, où il s’efforce d’identifier le disciple de saint Paul et le martyr de Montmartre. […] Marie Le Doux, maîtresse d’école de la paroisse Saint-Sulpice, assura en 1695 qu’ « elle était autrefois de la communauté des Quinze-Vingt qu’avait établie M. de Gaumont, prêtre, sous la conduite de M. Bertaut Bertot. Depuis il donna à ces filles le P. de Lacombe pour supérieur et voulait que Mme Guyon fût supérieure. » [O] - Sur l’appréciation de Madame Guyon, v. Vie 3.2.4 : « M. l’abbé de Gaumont, homme d’une pureté admirable… ».

2« Comme Masson l’a indiqué, F. désigne le dernier frère du surintendant Gilles Foucquet (11 mars 1637-9 décembre 1694), titré aussi seigneur de Mézières. […] Il avait épousé en mai 1660 Anne, fille du marquis d’Aumont, gouverneur de Touraine et nièce du maréchal, dont il n’eut point d’enfants…» [O] – Voir en particulier Vie 3.15 :  « …quoique je perdisse le meilleur ami que j’eusse au monde et qui pouvait m’être utile dans la tempête dont j’étais menacée… ».

3« Fils aîné du surintendant, Louis-Nicolas Foucquet, baptisé le 18 janvier 1654, portait le titre de comte de Vaux […] « …fort honnête homme et brave homme, qui a servi volontaire, à qui le Roi permettait d’aller à la Cour, mais qui n’a jamais pu être admis à aucune sorte d’emploi. Je l’ai vu estimé et considéré dans le monde » (Boislisle, t. XVI des Mémoires de Saint-Simon, p. 436, t. XXIX, p. 144). Il mourut à Paris le 31 mai 1705 (voir le Mercure de juin, p. 238-242). » [O].

4Il s’agit du projet d’union du comte de Vaux et de sa fille Jeanne-Marie Guyon, née le 4 juin 1676 […] Devenue veuve, la fille de Mme Guyon se remaria secrètement au chevalier de Sully, «  qui l’épousa par amour et ne déclara son mariage que fort tard […] à cause de sa tante la duchesse de Lude, outrée principalement parce que » Mme de Vaux « n’était pas en état d’avoir des enfants. Elle était fort belle, vertueuse et avait beaucoup d’esprit et d’amis » […] Voltaire, qui l’a connue, parle d’elle dans son Siècle de Louis XIV. Elle mourut le 31 octobre 1736… [O].

5Elles, les affaires, expression peut-être omise un peu plus haut par le copiste. La conclusion d’un mariage était alors normalement précédée de l’évaluation de la fortune de chaque partie sur le mémoire que celle-ci avait fourni.

.  À Fénelon. 16 juin 1689.

Vous ne sauriez croire la joie que vous me donnez de vouloir bien que je vous voie où vous me marquez. Il me semble que Dieu le veut et que votre âme en recevra des forces toutes nouvelles. C’est tout mon penchant que d’agir avec vous comme vous me marquez. Il me semble que Dieu le veut, mais j’attendais qu’Il vous donnât la disposition de correspondre à mon attrait, qui augmente chaque jour, loin de diminuer. Je vous écris une très grande lettre1, sans pouvoir y résister. Il semble que je ne sois au monde que pour vous, tant Dieu m’y a appliquée fortement. Je serai samedi au soir2 à Paris. Je vous verrai lundi, si vous le voulez bien. Je ne manquerai pas de me rendre où vous me dites. J’irai vous voir dès le dimanche, mais je crains de vous incommoder. Si le jour vous agrée, un petit mot me fera courir pour vous assurer de ce que je vous suis en Notre Seigneur. Ce 16 juin1689.

- Dutoit, t. V, Lettre LXXVIII, p.421-422 - Masson, Lettre LXXIII, p.178-179.

1Probablement la lettre datée de la veille.

218 juin.

.  À Fénelon. 21 juin ? 1689.

« Je vous demande donc audience » en silence : « c’est la communication des saints véritable et réelle. ».

Je ne pusa point vous parler hier, et tout ce que je disais n’était que par violence et sans nulle correspondance intérieure, à la réserve de ce qui me regardait moi-même, que j’avais facilité de dire et que j’eusse poussé plus loin si on l’avait exigé de moi : la raison de cela était que les choses que je disais de moi étaient une démonstration des mêmes choses que vous savez. Mais, comme il ne s’agit pas de convaincre ni d’éclairer votre esprit très convaincu et plus que suffisamment éclairé, je compris et sentis d’abord que ce n’était pas la manière dont Dieu voulait que je vous parlasse. Je n’avais d’inclination que pour le silence ; mais comme je ne trouvais pas de votre côté ni toute l’attention du cœur, ni tout le silence de l’esprit, cela n’avait pas l’effet que Dieu en prétendait.

Il a permis que je m’en allasse avec vous, pour vous apprendre qu’il y a un autre langage, lequel Lui seul peut apprendre et opérer, [où] Il n’emplit le cœur de l’onction pure de la grâce que pour vider l’esprit, et Il ne donne que pour ôter : c’est une expérience qui demeure, lorsque la conviction de l’esprit est ôtée. Je vous demande donc audience de cette sorte, de vouloir bien cesser toute autre action et même autre prière que celle du silence. Lorsque l’on a une fois appris ce langage (plus propre aux enfants qu’aux hommes, qui l’ignorent d’ordinaire), on apprend à être uni en tout lieu sans espèces et sans impureté, non seulement avec Dieu dans le profond et toujours éloquent silence du Verbe dans l’âme, mais même avec ceux qui sont consommés en Lui : c’est la communication des saints véritable et réelle. C’est la prière de Jésus-Christ : qu’ils soient un comme nous sommes un1. Plusieurs disent cela sans l’entendre, mais il y a encore moins qui fassent expérience de cette vérité, si pure et si simple. C’est à quoi cependant vous êtes appelé. Tout autre langage vous paraîtra impur et superflu, lorsque vous aurez appris celui-là. Mais que l’on l’apprend tard !

- Dutoit, t. II, Lettre CXCII, p.588-590 - Masson, Lettre LXXIV, p. 179-180.

« Il est possible que cette lettre ait été écrite après l’entrevue dont il est parlé dans la lettre précédente, et qui devait avoir lieu le 19 ou 20 juin. Dans ce cas cette lettre serait du 21. » [M].

aTexte de Dutoit : puis.

1Jean, 17, 22.

.  À Fénelon. 25 juin 1689.

Dilatation plutôt que mort, acquiescement dans la plénitude de la volonté.

Je me sentis hier au soir fort pleine de Dieu en sorte que tout chez moi regorgeait. Il me semblait que Dieu distribuait de cette plénitude à mes enfants : madame N. et vous fûtes les deux qui y eûtes le plus de part. Vous m’étiez même plus aperçu qu’elle.

Je compris que votre naturel froid et réservé était la cause pour laquelle Dieu me pressait si fort à votre égard. Je voyais que vos défauts auraient été de grandes vertus dans une autre personne1, et ce qui faisait une mort et un état parfait dans un autre empêchait en vous l’entière largeur et étendue que Dieu veut qui y soit. La pratique de tout laisser tomber est admirable, mais c’est cependant une action qui, quoique très simple et quasi indistinguable, - qui est si utile à tous et à laquelle je tâche de faire tendre tout le monde, - est quelque chose pour vous, qui êtes appelé à un large infini, parce que Dieu veut être votre portion très abondante. Laissez donc tout entrer sans distinction. Lorsque l’on veut remplir quelque chose, l’on remplit pour le dilater, et alors cette simple action de tout laisser tomber n’est plus de saison. Je ne sais si vous me comprendrez. Ne croyez pas que je vous demande pour cela aucun travail : non, mais un simple acquiescement, sans ce je ne sais quoi de dire : je ne veux rien. Acquiescez simplement, car il y a des temps que Dieu veut cet acquiescement. Et c’est la seule et unique activité, si l’on peut appeler de cette sorte une chose si simple, que Dieu veut de vous.

Il me paraît que les lectures générales ne vous conviennent point, que Dieu vous fournira pour vous seul ce qu’il vous faudra. L’amour veut dilater infiniment votre cœur. Acquiescez par petitesse à ce que je vous dis, quand même vous ne connaîtriez pas encore que je vous dis la vérité. Si vous pouviez lire quelque chose des Béatitudes2 ! Renvoyez les livres qui vous incommodent à M. [de Chevreuse. Gardez l’Évangile de saint Matthieu, si vous voulez, afin que, s’il vous venait quelque forte envie de l’ouvrir, vous le fissiez. Il m’est venu plusieurs fois de vous dire que ce que vous avez lu dans le B[ienheureux] Jean de la Croix de « la nuit de la volonté3 » n’est pas pour vous : il faut que chez vous la plénitude de la volonté fasse la nuit de l’esprit, et même celle de la volonté, non en la privant, mais en la noyant. Dieu Se sert des choses opposées au naturel et au tempérament. Il n’en sera pas de [l’abbé de L[angeron], qui demeure avec vous, comme de vous : Dieu le traitera bien différemment.

L’on ne peut être plus à vous en Notre Seigneur. Ce 25 juin 1689.

- Dutoit, t. V, Lettre XXXV, p.288-291. - Masson, Lettre LXXV, p. 180-182.

1« Ses défauts [de Fénelon] seraient peu de chose pour un autre » (Lettre de Mme Guyon au duc de Chevreuse au 17 octobre 1693).

2Matthieu, 5.

3Montée du Mont-Carmel, livre III, chap. XV : « Où il commence à traiter de la nuit obscure de la volonté » (Édit. de 1665).

.  De Fénelon. 26 juin 1689.

« …aimer autant à vouloir qu’à ne vouloir pas. »

Je ne sais pas, madame, si je m’explique mal ou si je ne vous entends pas assez bien. Mais il me semble que j’entends ce que vous voulez, qui est que, nonobstant cette involonté1 générale pour tout ce qui est distinct et particulier, je dois vouloir par petitesse tout ce qui m’est donné et déclaré par vous. Je suis persuadé qu’autant qu’on serait rétréci par la propriété de la volonté si on voulait par soi-même quelque chose au préjudice de l’abandon sans réserve, autant se rétrécirait-on si, par pratique et par crainte, on refusait de se laisser à l’Esprit de Dieu, pour vouloir tout ce qu’Il veut qu’on veuille. Se délaisser ainsi aux volontés particulières n’est pas une activité, mais un état très parfait. Ce qui fait l’entière passiveté de la volonté et qui la rend souple2 à l’infini, c’est d’être aussi simple et aussi prompte à vouloir, quand Dieu veut qu’elle veuille, que d’être incapable de vouloir rien par elle-même. Dès qu’on est attaché à sa pure passiveté et à son pur vouloir ou à son pur avoir en sorte qu’on craint de le perdre, on s’en fait une propriété qui rétrécit l’âme et qui la raidit contre l’impulsion divine. Il faut donc être également souple en tout sens, et aimer autant à vouloir qu’à ne vouloir pas. Sitôt que Dieu imprime quelque volonté particulière, il faut la suivre sans mesure et sans réflexion : par là, on s’élargit en se remplissant, c’est-à-dire que la volonté se dilate à l’infini, se remplissant sans mesure et sans réserve de tout ce que Dieu lui donne et lui fait vouloir. Voilà ce que je comprends, et voilà aussi l’état où il me semble que je suis. Quand je dis que je veux tout et que je ne veux rien3, je ne dis rien de contraire à tout ceci, car je veux tout ce qui est donné, rien que je me donne par mon propre désir.

Comptez donc que j’acquiesce toujours sans hésiter. Mais, comme mon acquiescement est simple, sans goût, sentiment, et tout concentré dans la pure volonté au fond de l’âme, il paraît froid et sec au-dehors, quoique au-dedans il soit plein, en sorte qu’il faudrait que je me gênasse et que je sortisse de mon attrait pour le rendre plus vif. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble qu’il est plus pur qu’il ne serait s’il avait plus de vivacité extérieure. Je suis néanmoins tout prêt à cette vivacité extérieure, quand Dieu voudra me la donner : alors elle serait le meilleur état et je n’aurais garde de la retenir.

Mille fois tout à vous en Notre Seigneur. Ce 26 juin.

- Dutoit, t. V, LXXX, p. 424-426 - Masson, LXXVI, p. 182-184. - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 67.

1Voir sur involonté, supra, lettre du 16 avril 1689.

2Par deux fois Masson corrige en souple le simple donné par Dutoit.

3Voir supra : lettre du 28 mars 1689.

.  À Fénelon. 27 juin 1689.

Oui, monsieur, c’est ce que je voulais dire et, puisque vous en usez de la sorte, cela me suffit. Je ne prétends pas que vous vous donniez une vivacité extérieure qui, en vous gênant beaucoup, contrarierait votre attrait. Mais je ne voudrais pas aussi que, pour être plus dénué, vous ne reçussiez pas ce qui vous est communiqué tel1 qu’il soit : cela vous ferait tort. Il y a des âmes naturellement affectives, auxquelles on recommande sur toutes choses d’éteindre un feu qui vient2 plus de leur tempérament que de Dieu ; mais cela n’est pas pour vous. Il faut vous laisser dilater en toutes manières. Vous ne sauriez croire combien votre lettre me contente, parce qu’elle exprime nettement et naturellement l’état où Dieu veut votre âme : si je pouvais vouloir quelque chose, je la garderais!

Lorsque je suis auprès de vous, je m’y trouve bien, ce qui me fait comprendre qu’il n’y a chez vous nulle résistance. Mais, comme je craignais que la lumière que vous avez de la mort ne vous portât à une nudité un peu active et qui vous serait préjudiciable autant qu’elle serait utile à un autre, c’est ce qui m’a portée à vous écrire cela tout simplement. Une chose que l’on voudrait dilater avec effort en recevrait du dommage. Il ne faut que laisser faire Celui qui vous aime et qui prend en vous Ses délices : cela se fera peu à peu, mais infiniment. Je ne prétends pas que vous soyez dans le sensible, cela est trop éloigné de vous, mais que vous receviez ce qui vous emplit, sans se faire une vertu de mort et de renoncement.

Il pourra venir un temps où Dieu ferait rejaillir de votre fond quelque chose sur les sens, pour les purifier et rehausser leur capacité : cela étant de Dieu ne serait pas impur et devrait être reçu comme le reste. Dieu met quelquefois tout en acte dans une simplicité divine, sans que cette action trouble le repos parfait. C’est le repos en Dieu même, où l’âme est rendue active et multipliée, sans être moins simple et nue, et cela en participation de la divinité : Dieu est simple, et multiplié. Quoique ceci ne soit pas à présent de saison, il ne vous sera pas inutile, car cela étonne quelquefois et fait que l’âme ne se laisse pas assez tôt à ce que Dieu veut, faute de lumière. Je vous écris bonnement mes pensées et, quand Dieu n’en tirerait point d’autre effet que celui d’une aussi extrême petitesse que celle que vous marquez, ce serait beaucoup. Je suis en Lui pour vous tout ce qu’Il sait. Je vous prie que je sois de la conversation : je vous assure que je serai unie à vous.

Si vous y êtes encore, lorsque je ferai réponse sur l’entretien de M.4, vous en saurez le résultat. Je vous prie de recommander tout au Seigneur. Ce 27 juin 1689.

Dutoit, t. V, Lettre LXXXI, p. 421-429. - Masson, Lettre LXXVII, p. 184-186.

1Ou quel ?

2Texte de Dutoit : nuit ( “coquille” ).

3C’est donc qu’ordinairement elle renvoyait à Fénelon ses lettres.

4Il s’agit probablement d’un entretien relatif au mariage de sa fille.

.  De Fénelon. 4 juillet 1689.

« …vous devriez être plus simple et plus hardie pour toutes les choses qui sont de mon degré. »

Je voudrais bien, madame, pouvoir deviner ce qu’il faut faire pour vaincre votre timidité à mon égard. Je serai parfaitement à mon aise à votre égard: vous êtes gênée avec moi. Si vous sentez en moi quelque disposition d’esprit qui cause votre crainte et votre resserrement, écrivez-le-moi : vous aurez peut-être moins de peine à écrire qu’à parler. Vous craignez toujours sans fondement, ce me semble, ou de me gêner ou de me scandaliser. Madame de C[hevreuse] ne vous inspire-t-elle pas quelque chose de sa sagesse excessive ? Je crois vous devoir dire que j’ai souvent remarqué que, bien loin d’être surpris des choses auxquelles on me prépare, il arrive d’ordinaire que je les ai dans l’esprit avant qu’on me les dise. Cela fait que j’y parais peu sensible quand on me les explique. Je ne puis même m’empêcher de croire que je vois clairement les principes de bien des choses que vous ne me direz qu’après longtemps. Mais n’importe, je ne veux rien prématurer2, et je ne dis tout ceci que pour vous montrer que vous devriez être plus simple et plus hardie pour toutes les choses qui sont de mon degré. Vous me mandez que c’est à moi de commander. Hé bien, je le veux, et je commande de tout mon cœur que vous soyez plus libre ! Si vous ne le faites, vous manquerez et à Dieu et à moi, et vous me nuirez.

Pour M. de B[eauvillier]3, je lirai et relirai ce que vous me mandez, quoique je l’aie déjà lu et compris, ce me semble ; après quoi, je profiterai de la première ouverture de lui parler plus hardiment que vous ne faites avec moi. Mais, pour le faire, il faut que j’attende une occasion de le voir. Quelle apparence d’aller contre ma coutume à V[ersailles]4 dans un temps où une affaire est dans sa crise et où beaucoup de gens s’imaginent que j’ai des prétentions5. M. de B[eauvillier] même n’en serait pas édifié et en aurait de la peine. D’ailleurs quand je le vois, c’est pour un moment, et il est toujours pressé de me parler d’autres affaires qu’il croit importantes à son extérieur. N’importe, je romprai simplement à la première occasion.

De plus en plus tout à vous sans réserve en Notre Seigneur, et avec une reconnaissance que Lui seul connaît. Ce 4 juillet.

- Dutoit, t. V, LXXXII, p. 429-431 - Masson, LXXVIII, p. 186-188 - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 69.

1Réponse à une lettre de Mme Guyon, perdue mais dont on peut deviner le contenu d’après le fragment d’autobiographie relatif à Fénelon :  « Je n’osais m’expliquer [ms. Saint-Brieuc, 5.256] de tout cela; cependant j’étais quelquefois si fort poussée que, pour ne pas résister, ne le pouvant plus malgré mes répugnances naturelles, je passais outre et j’en écrivais… » [Vie 3.10] et d’après le début de celle qu’elle dut lui écrire le 21 juin : « Je ne pus point vous parler hier… » Fénelon va s’efforcer de montrer que tel est aussi le cas pour ce qu’on n’ose lui dire. Il essayait déjà de vaincre la timidité de sa correspondante dans sa lettre du 3 juin. Mêmes recommandations dans des lettres ultérieures de Fénelon à la comtesse de Gramont… [O & M].

2Prématurer, néologisme.

3« Malgré certaines apparences contraires (voir supra, lettre du 2 décembre 1688), Beauvillier n’était donc pas en rapport direct avec Mme Guyon. […] « Moi-même je ne connaissais pas Mme Guyon lorsque le Roi me fit l’honneur de m’attacher à la personne » du duc de Bourgogne. « Je la connaissais quand j’ai proposé ceux qui sont auprès des [...] ducs d’Anjou et de Berry et il n’y a pas un seul d’eux tous qui ait jamais eu le moindre commerce avec elle » [O]. « Paul de Beauvillier, comte de Saint-Aignan, né en octobre 1648, destiné d’abord à l’église, puis, après la mort du son frère aîné, pourvu de la charge de premier gentilhomme de la chambre, était devenu duc et pair en 1679 par la démission de son père, qui lui laissa son titre de duc de Saint-Aignan ; mais il ne prit que celui de duc de Beauvillier. On sait que c’est lui qui fut nommé gouverneur du duc de Bourgogne. » [M].

4Ramsay affirme qu’après avoir salué le Roi à son retour de La Rochelle, Fénelon ne revint pas à la Cour les deux années suivantes (Vie, La Haye, 1723, p. 1l). Faudrait-il distinguer « la Cour » et Versailles ?

5Le choix d’un précepteur pour le duc de Bourgogne.

.  À Fénelon. 5 juillet 1689.

« L’on m’a fait entendre que ce que je vous écris à présent fait un fond qui établit l’âme… »

Il me semble que toute crainte me fut levée lundi à la messe et que je n’en puis plus avoir avec vous. Je ne prétends pas, monsieur, que vous fassiez un pas exprès pour aller trouver M. de B[eauvillier], mais que vous vous serviez de la première occasion, que Dieu ne manquera pas de vous fournir. Je ne croyais pas vous avoir mandé qu’il fallait y aller exprès. Du moins je ne l’ai pas prétendu, car cela n’aurait plus le même effet. Je vous prie seulement de rompre la glace avec lui.

Non assurément, je ne serai plus gênée avec vous. Je ne trouve rien en vous qui me gêne, et la gêne est en ma timidité. Je suis persuadée que Dieu vous en fera plus connaître que je ne vous en puis dire, et je suis très résolue d’aller avec vous, comme un enfant, quoiqu’il m’en puisse coûter. La résolution que j’en ai faite m’a rendu la liberté et la vie. Mon union pour vous est encore augmentée, et il me semble que le Seigneur l’a fait de Son autorité.

Je vous ai écrit bien des choses, qui paraissent hors de saison, mais on me le fait faire et je n’ai qu’à obéir. L’on m’a fait concevoir que je ne vous devais point celer ce que fait le Tout-puissant. L’on m’a fait entendre que ce que je vous écris à présent fait un fond qui établit l’âme (quoique de loin) dans la disposition qu’elle doit avoir lorsqu’il en sera temps. Elle se nourrit de la viande qui lui doit être naturelle afin de pouvoir supporter la mort. J’ai compris qu’il fallait vous faire une provision pour l’hiver. Notre Seigneur veut que je sois telle pour vous que, quand je consumerais ma vie à votre service, je la trouverais très bien employée. Je ne puis faire autrement, sans que j’en pénètre la cause, et puis vous protester qu’il n’y a en cela rien de naturel, et quoique je sois aussi misérable que je la suis, cela est tellement mis en moi par un Autre que je ne puis que me laisser conduire. Recevez donc ce qui vous est donné, et soyez persuadé que, quoique vous ne découvriez pas la nécessité de ces choses, elles serviront de fond à votre édifice spirituel et d’antidote contre les craintes de se perdre. Et quand tout ne servirait de rien, je serais trop bien payée de vous avoir donné des preuves de ce que je vous suis et d’avoir obéi.

Renvoyez-moi les livres qui vous sont inutiles. Je ne me suis jamais trouvée à l’égard de personne comme je me trouve au vôtre. Jamais je n’ai goûté un cœur comme je goûte le vôtre. Qu’il est propre pour Dieu ! Ce 5 juillet 1689.

- Dutoit, t. V, Lettre LXXXIII, p.432-434 - Masson, Lettre LXXIX, p.188-190.

.  De Fénelon. 5 juillet 1689.

« Si je raisonnais sur cet état de langueur et d’impuissance, je ne me croirais propre à rien. »

Je n’ai rien senti, madame, depuis deux jours, que la paix sèche dans l’âme, et dans le corps une langueur qui me tient comme anéanti1. En cet état je ne fais rien que porter le fardeau de moi-même  ; même m’échappe-t-il des airs, des regards et des tons si secs et si dédaigneux que je m’étonne qu’on puisse me souffrir. Je ne fais aucune oraison suivie. Mais il me semble que ma réalité est plus abandonnée qu’elle ne l’a été jusqu’à présent, quoique la présence de Dieu soit moins facile et moins goûtée. Il n’y a guère d’amis dont la conversation ne me fatigue. Tout m’est difficile et dégoûtant au-dehors, et je ne trouve rien au-dedans, pas même la liberté d’esprit, pour m’occuper de Dieu. Malgré cette sécheresse, cette langueur et cette distraction, la solitude et le silence me soulagent. Je suis content, pourvu que je sois seul dans ma chambre, à m’amuser à des riens, comme un enfant. Il y a céans un enfant de deux ans et demi, avec lequel je joue quelquefois un moment2 ; mais pour les grandes personnes, elles m’incommodent : je ne sais que leur dire, leurs discours me déplaisent. Je trouve néanmoins que, quand il faut que j’aille en certains lieux et que je parle pour le besoin, je me ranime3. Si je raisonnais sur cet état de langueur et d’impuissance, je ne me croirais propre à rien. Il me semble que Dieu veut m’atterrer et me faire invalide, avant que de me mettre en œuvre. J’ai sur tous les desseins connus et inconnus de Dieu un certain amen continuel au fond du cœur pendant tout mon silence.

Pour l’union avec vous, elle est intime et, quoique je ne puisse dans mon degré correspondre avec tout ce que Dieu vous donne pour moi, j’ose me rendre ce témoignage que je fais à proportion autant que vous.

J’attends votre réponse sur les choses que je vous ai mandées, touchant M. de B[eauvillier]. Ne ménagez rien et dites-moi ce que vous croyez que je doive faire. Je vais pour deux jours à la campagne avec M. de P.4 Ce 5 juillet.

- Dutoit, t. V, LXXXIV, p. 435-437 - Masson, LXXX, p. 190 sqq. - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 70.

1Notation fréquente sous la plume de Fénelon. Mme Guyon expliquera dans la lettre suivante : « Cette sourde, mais continuelle opération, est ce qui vous rend tout languissant » et, dans un second billet : « Je suis convaincue que tout se fera chez vous en langueur et en faiblesse ».

2Le petit Guy-André de Laval, fils de sa cousine germaine. [O].

3Mme Guyon se sert dans sa lettre du 7 ou 8 juillet de l’heureuse image : « Ce qui n’empêche pas que Dieu ne jette quelquefois pour peu de temps l’huile de son onction sur le feu caché qui vous brûle, ce qui en donne en ce temps une douce et claire manifestation. »

4« …on pourrait penser à Dupuy, le bon « Put », qui sera mis auprès du duc de Bourgogne et écrira le 8 février 1733 : « Je commençai à connaître Mme Guyon en ce temps-là (1687-1688) » (Fénelon (Gosselin), t. X, p. 60). »[O].

.  À Fénelon. 7 ou 8 juillet 1689.

Présence cachée de Dieu. Union en Dieu.

Peut-être m’attendrez-vous ou m’auriez-vous cherchée : c’est pourquoi j’ai cru devoir vous avertir que, quelque besoin que j’aie de vous parler, je ne le pourrais devant lundi. Car j’ai été trente heures aussi mal que l’on puisse d’une fièvre violente avec des redoublements et des douleurs d’entrailles étranges. Les douleurs m’ont quittée de hier au soir. Du moins elles sont légères et rares. La fièvre n’est presque plus rien. Le matin il ne me reste que la faiblesse. Je me trouvais déjà si mal mercredi que je ne pus qu’à peine vous répondre, quoique je ne vous témoignasse rien.

Mon cœur a été si uni au vôtre durant toutes mes douleurs qu’elles n’ont servi qu’à nous serrer plus en Dieu, qui me semble être d’autant plus la vie de l’âme, - non sensiblement, mais très intimement, - que le corps est accablé.

Il y a en vous un feu secret, qui brûle continuellement, quoiqu’insensiblement. Il n’est jamais un moment sans exercer sur vous son activité secrète. Et, quoique sa flamme ne fasse aucun éclat, il ne laisse jamais un moment son sujet, et il le consume peu à peu, et le transforme insensiblement en lui-même. Cette sourde, mais continuelle opération, est ce qui vous rend tout languissant ; et elle consume l’âme aussi vite que des opérations plus sensibles et plus violentes, parce que cette première opération est continuelle et qu’elle a un degré de chaleur assez fort pour détruire son sujet sans nulle relâche, et que les autres au contraire ont beaucoup d’inégalités. C’est là et ce sera, autant que je le comprends, votre plus ordinaire état, ce qui n’empêchera pas que Dieu ne jette quelquefois, pour peu de temps, l’huile de son onction sur le feu caché qui vous brûle : ce qui en donne dans ce temps une douce et claire manifestation.

Lorsque vous dites que la présence de Dieu vous est moins facile, vous vous trompez : car, quoique vous l’aperceviez moins, elle est bien plus continuelle, son opération sur votre âme n’est jamais interrompue. Deux choses vous feront remarquer cette présence cachée et desséchante : la première, cette inclination secrète pour la solitude, qui marque une opération secrète, quoique dérobée aux sentiments de l’âme ; et ces opérations abattent plus le corps que celles qui sont sensibles, car les premières semblent tout dessécher et les secondes fortifient. L’autre preuve de l’opération continuelle qui se fait en vous sans que vous la connaissiez, est cet amen continuel pour toutes choses, cet abandon, cette simplicité et petitesse, que je vois s’accroître chaque jour et qui me sont des preuves évidentes (quand je ne le connaîtrais pas par le sentiment intérieur que j’en ai) que le Maître vous rend tous les jours plus conforme à Lui et perd chaque jour votre volonté en la Sienne. Cet amour continuel ne se peut jamais faire sans un très grand amour de la volonté de Dieu, quoique l’état de foi et de généralité où est l’âme ne lui laisse pas penser à cette volonté. Il y a même dans cet amour un goût caché que vous n’apercevez peut-être pas à cause de sa délicatesse, et qui est un très grand réveil pour la volonté : ce qui me fait voir qu’elle n’est pas si sèche que vous dites, quoique la nudité vous la fasse paraître telle.

Il y a peu de personnes que Dieu Se prépare comme vous, pour en faire ce qui Lui plaît et pour vous manier à Son gré. Il affaiblit chaque jour vos résistances et vos forces. Dieu tient continuellement votre cœur auprès du mien et me fait connaître et goûter les opérations toutes d’amour sur vous, à mesure qu’Il vous les cache à vous-même par un effet de ce même amour ; et, en vous les cachant et me les découvrant, Il veut que je vous les dise. De sorte que j’ai un goût et une manifestation continuelle de votre cœur, sans que je puisse m’en divertir un moment non plus que de Dieu, qui n’est jamais séparé de vous ni de moi, et qui se manifeste d’autant plus à moi qu’Il vous y manifeste davantage. Si bien que, comme je trouve Dieu incessamment dès que j’entre dans mon fond, je vous y trouve d’une manière qui m’est très nouvelle et fort intime, car quoique je vous fasse paraître beaucoup d’amitié, j’en ai encore plus. Et cependant je ne puis donner ce nom à ce que j’éprouve pour vous à cause que cela n’est nullement sensible ni dans ma volonté, mais c’est une chose qui est mise en moi avec agrément et d’une manière si intime et spirituelle qu’il est impossible de le comprendre sans expérience. Cela est cependant si fort qu’il me paraît que je serais plutôt divisée de moi-même que de vous, et en même temps si profond dans l’intime de l’âme qu’il me paraît qu’en mourant, je ne changerais point de disposition et que je vous emporterais de cette sorte dans le ciel, où vous me seriez en Dieu là-haut ce que [vous]a m’êtes ici en Dieu, et où je ferais incessamment auprès de Lui ce qu’il m’y faut faire ici. Je vois que tout ce que l’on me fait faire et souffrir à présent n’est que pour vous, non que vous m’ayez nulle obligation pour cela puisque cela est en moi sans choix ni élection, quoique plein d’agrément, parce qu’une volonté souveraine s’est faite ma volonté, après m’avoir enlevé la mienne. Je crois que je vous écrirais sans peine en mourant. Si vous êtes importuné, ne vous en prenez qu’à Dieu.

- Dutoit, Premier paragraphe, t. V, p.214-215 ; le reste de la lettre, t.I, Lettre CXCIX, p. 567-571 - Masson, Lettre LXXXI, p. 192-195.

Comme on l’a vu par la reprise de certains détails, cette lettre est la réponse à la précédente. Madame Guyon y avait déjà répondu, déjà très souffrante, le mercredi 6, par un petit billet perdu. Celle-ci a été écrite après la crise de 30 heures, le 7 ou le 8 juillet.

aCrochets de Dutoit.

.  À Fénelon. 8 ou 9 juillet 1689.

« …tout vous sera donné dans l’occasion… »

Je vous ai fait réponse que je n’avais jamais prétendu que vous fussiez exprès pour parler à M. de B[eauvillier], mais que vous n’en perdissiez pas l’occasion. J’attendrai à vendredi : les choses ne changeront pas de face jusqu’à ce temps.

Ne vous étonnez pas de votre sécheresse. Tous vos efforts là-dessus ne feraient que l’augmenter. Ce n’est point une longue oraison qui vous doit appliquer présentement, mais un abandon souple et continuel. Plus vous avancerez dans la foi, plus vous perdrez toute saveur. Ne vous contraignez point, je vous prie. Soignez votre corps. Quoique vous vous trouviez si mort et si différent de vous-mêmes, tout vous sera donné dans l’occasion, selon votre besoin, pourvu que vous ne vous donniez rien par vous-même, vous efforçant de surmonter votre état pour parler et pour agir. Vous avez raison de croire que Dieu vous anéantira avant de se servir de vous : vous ne seriez pas sans cela propre à ses desseins. Je vous ai écrit un papier, que j’ai fait transcrire et que M. de C[hevreuse] vous doit donner. Je suis convaincue que tout se fera chez vous en langueur et en faiblesse. Ainsi, plus vous serez languissant et faible en vous-même, plus Dieu saura tirer la vie de la mort. Pour les desseins, Dieu a mis en vous un fond incomparable pour l’abandon, et c’est tout ce qu’il faut. Ce n’est ni une disposition, ni une autre qui fait l’état, mais cette soumission continuelle plus aux volontés cachées qu’aux connues. Ce seront ces volontés cachées qui feront dans la suite votre supplice, car elles sont si cachées qu’elles ne se manifestent qu’après leur accomplissement.

Je vous souhaite un bon voyage1. De la gaieté, au nom de Dieu ! Tâchez d’amuser votre langueur et de soutenir votre corps par la joie. Les uns meurent par le glaive, et vous mourrez par la défaillance. L’enfance sera votre partage et succédera à la sagesse.

- Dutoit, t. V, Lettre LXXXV, p.437-439 - Masson, Lettre LXXXII, p.195-196.

1À la campagne, avec M. de P. (le bon « Put » ?).

.  De Fénelon. 9 ou 10 juillet 1689.

Sur les tentations. Inutilité d’écrire sur les purifications passives.

Pour les âmes qui sont dans les tentations d’impureté, de désespoir et de blasphème, je comprends que ces tentations peuvent être si fortes et l’opération de grâce si cachée dans l’âme qu’alors l’âme n’aperçoit plus que la seule volonté de la chair, qui est la concupiscence, et qu’elle appelle péché ce qui n’est que la suite involontaire en nous du péché volontaire d’Adam1. Je comprends même que dans la faiblesse où Dieu permet que l’âme se trouve, il peut y avoir dans le corps de certains mouvements qui paraîtraient de vrais péchés mais qui sont involontaires, ou par l’impulsion du démon ou par le ressort naturel des passions même. C’est ainsi que Jérémie et Job ont proféré des paroles qui, prises à la rigueur, seraient de véritables blasphèmes, quoique en effet ils n’aient point péché de leurs lèvres, ainsi que l’Ecriture le dit du dernier2. C’est pourquoi Jésus-Christ, qui a daigné nous donner un modèle pour toutes sortes de tentations, nous dit au jardin des paroles pour demander ce qu’Il savait bien qui était formellement contre la volonté de son Père3 : c’était pour exprimer la répugnance et le soulèvement involontaire de la nature, à qui il échappe quelquefois des paroles et mouvements involontaires, quoique le fond de la volonté demeure invariablement soumis.

Mais, quand Dieu met Lui-même une âme dans cette affreuse épreuve et qu’elle ne s’y met point elle-même par témérité ou par illusions4, alors on y voit les circonstances suivantes : 1° une simplicité enfantine pour découvrir ses misères si honteuses à un directeur pur et expérimenté ; 2° une docilité sans réserve pour toutes les choses à l’égard desquelles il lui reste quelque force, et un aveu humble de son impuissance sur le reste, après l’avoir souvent expérimentée ; 3° une amertume et un accablement involontaire sur ces tentations : je dis involontaire, parce que, sans s’exciter à la douleur, elle en sent involontairement une très vive, et qu’il faut la consoler pour l’empêcher de tomber dans le désespoir ; 4° une fidélité parfaite pour éviter tout ce que le directeur croit capable de réveiller la tentation, en sorte qu’on voie une âme droite et simple qui ne tienne à rien et qui n’ait en elle aucune cause volontaire, mais éloignée de la tentation qu’elle souffre ; 5° la disposition continuelle à se confesser de tout ce qui est douteux ou qui lui paraît tel, en sorte qu’elle ne s’en dispense que quand le directeur savant et expérimenté5 connaît certainement qu’il n’y a point de péché en ce qu’elle a fait, que par conséquent le ministère des clefs n’y a pas de lieu et que l’âme n’y aurait recours que pour nourrir son scrupule ou le soulager contre l’intention de Dieu, qui veut qu’elle soit sans ressource et qu’elle achève de mourir dans cet abîme d’iniquité apparente ; 6° le sage directeur observera encore toute la conduite passée, tous les divers degrés d’oraison où l’âme aura été, comment ensuite elle aura été dépouillée de tous les dons aperçus, et enfin toutes les circonstances de son intérieur et de son extérieur présent, pour mieux juger par toutes choses ramassées6 de sa bonne foi et de la réalité de l’opération de Dieu en elle7.

Mais comme ces choses sont rares, qu’elles peuvent être imaginaires et contrefaites, qu’enfin en les publiant8 il y a plus de danger à causer à la multitude des hommes faciles à scandaliser ou à jeter dans l’illusion, que de bien à faire à ceux qui en ont besoin véritablement, je crois qu’il est hors de propos d’écrire sur ces purifications passives, et qu’on doit se contenter d’en laisser instruire le petit nombre des âmes éprouvées par les entretiens secrets d’un sage directeur, à mesure que les besoins pressent.

- Dutoit, t. V, LXIV, p. 393-396 - Masson, LXXXIII, p. 196-199 - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 71.

La lettre de Fénelon du 11 prouve qu’il manque à celle-ci une première partie : il y rapportait des propos de « M. de M. » de nature à amener sa correspondante à se défier « de la discrétion des personnes auxquelles elle parlait avec confiance ». Ces « personnes » pouvaient bien être « les filles du P. Vautier » [M], p. 202, et leurs théories scandaleuses concernaient sans doute les « purifications passives » dont traite le fragment publié de cette lettre.

1La stricte orthodoxie catholique de Fénelon s’opposerait selon Masson à des tendances de Mme Guyon presque luthériennes. Elle expliquera « qu’il y a quelquefois des personnes qui n’éprouvent en elles nulles tentations violentes, mais de simples faiblesses, qui les affligent d’autant plus qu’elles en pénètrent moins la cause : c’est le fond de péché pris en Adam. »

2Job 1, 22 : « En tout cela Job ne pécha point par ses lèvres, et ne dit rien contre Dieu qui fût indiscret. » (Sacy) ; Job 2, 10.

3Matthieu 26, 39 : « Et s’étant un peu avancé, il se prosterna le visage contre terre, priant et disant : Mon Père, s’il est possible, que ce calice soit détourné de moi. Toutefois que ma volonté ne se fasse pas, mais la vôtre. » (Amelote).

4Restriction prudente à laquelle Mme Guyon répliquera, non sans force : « Il serait bien difficile de se mettre de soi dans ces épreuves. » (v. lettre 166).

5Dans les Lettres spirituelles (Fénelon (Gosselin), t. VI, p. 123, t. VIII, p. 504), Fénelon met, au contraire de sainte Thérèse, l’expérience bien au-dessus de la science […] car « il y a beaucoup de directeurs savants et pieux, sans expérience [...] qui n’ont jamais senti l’amour pur et désintéressé » (Lettres spirituelles, t.VIII, p.504, g = t.VI, p.123, g). [M].

6Ramassées : « réunies ».

7Mme Guyon réagira ici plus fortement dans sa réponse : v. lettre 166.

8Mme Guyon ne relève pas le mot « publiant » et offre dans la lettre suivante de brûler l’écrit qu’elle a envoyé à Fénelon sur les purifications passives.

.  À Fénelon. 10 ou 11 juillet 1689.

Sur les tourments des purifications passives.

Il en est de ces tentations comme vous le dites, ,,mais c’est qu’il y a quelquefois des personnes qui n’éprouvent en elles nulles tentations violentes, mais de simples faiblesses qui les affligent d’autant plus qu’elles en pénètrent moins la cause : c’est le fond de péché pris en Adam.

Mais il y en a d’autres qui se trouvent dans des épreuves qui font mourir de douleur ceux qui les souffrent malgré eux. Il serait très difficile de se mettre de soi dans ces épreuves : il peut bien y avoir de l’illusion dans le désir des choses sublimes et en se figurant des lumières qui souvent viennent plus de la débilité du cerveau que de Dieu ; mais qui serait assez ennemi de soi-même pour se livrer à des tourments intolérables, où il n’y a pour la nature que rage et fureur de n’avoir qu’une peine sans nul plaisir, et pour l’esprit un désespoir entier, se voyant, ce semble, plongé dans le désir d’une chose qu’il ne peut avoir ?

La simplicité est le propre et le principal caractère de ces âmes (qui y sont véritablement). Défiez-vous toujours d’une personne qui manque de simplicité. Loin que ces personnes (les simples) cachent leurs misères, elles en sont si pénétrées qu’elles les publieraient aux carrefours si on le leur permettait, et elles en sont si fort humiliées qu’elles se regardent comme l’opprobre des hommes. Il est vrai que lorsqu’elles sont prêtes de sortir de ce misérable état, elles changent de disposition, demeurant contentes, abandonnées et résignées entre les mains de Dieu, de telle sorte qu’elles ne peuvent plus s’affliger de leur mal ; mais, entrant dans les intérêts de Dieu, tournées qu’elles sont contre elles-mêmes, elles acceptent en paix le décret éternel qu’il leur paraît que Dieu a prononcé contre elles ; et, acceptant volontairement un malheur nécessaire et inévitable (à ce qui leur paraît), elles demeurent mortes sous le couteau de la divine Justice, qu’elles aiment même dans la punition qu’Elle semble leur préparer. Loin de cacher leur mal, elles l’exagèrent même d’une manière étrange, à moins que l’on n’y prenne garde. Leur obéissance est parfaite, à moins que Dieu quelquefois, pour expérimenter le directeur même, ne les mette dans l’impuissance absolue d’obéir. Il est si aisé de connaître une âme de cette sorte que, si une telle âme tombait entre les mains des gens même prévenus, sa docilité et sa candeur les convaincraient.

Comme l’on n’a en cet état nulle peine à faire connaître ses misères bien différentes des états qui l’ont précédé, qu’au contraire la plus grande peine est de s’empêcher de les publier et de les dire à d’autres qu’au directeur, que, les disant, même lorsqu’on n’en reçoit pas l’absolution, il est aisé de voir que si l’on ne se confesse pas, c’est parce que l’on veut obéir puisque l’on subit par là ce qu’on appelle la peine de la confession pour d’autres âmes, qui est la déclaration, et l’on est privé du soutien qui est l’absolution1 .

Quoique la soumission que j’ai pour tout ce que vous me dites me fait croire que j’ai mal fait de vous avoir écrit sur les purifications passives2, je ne saurais m’en repentir puisque, si je m’étais méprise, j’ai un extrême plaisir que vous le connaissiez, n’ayant dessein de tromper personne, surtout vous, monsieur, que j’honore au point que Dieu sait. Si j’ai dit vrai, l’expérience que vous ferez peut-être un jour de ces choses, vous rendra la connaissance que vous en avez utile. Je vous prie de le brûler3, promettant de brûler l’original que j’écrivis dernièrement. Vous m’obligerez sensiblement d’en faire de même de tout ce qui vous paraîtrait trop poussé, vous assurant que vous me ferez toujours une très grande grâce de me faire connaître mon erreur. Vous le devez, ce me semble, à ma bonne intention et à la confiance que Dieu me donne en vous.

Je n’ai prétendu appuyer ni autoriser le moins du monde certaines créatures, qui rôdent partout pour tendre des pièges, qui sont des suppôts de Satan, qui n’ont que la malignité, la fourberie, la dissimulation, et qui se servent du masque de la piété pour commettre toutes sortes de crimes4. Celles-là je les abhorre plus que l’enfer, et plût à Dieu (dussé-je être confondue avec les coupables) qu’elles fussent bannies de dessus la terre ! On a une douleur d’autant plus juste à leur occasion qu’elles corrompent par leur malignité ce qu’il y a de plus saint, afin de rendre la sainteté abominable et de décrier par là les vrais serviteurs du Seigneur, qui, L’aimant de tout leur cœur, sont avec plaisir ballottés par Sa Providence dans les misères et les humiliations les plus étranges.

Il y a deux manières de juger des âmes : la première, et la plus commune, est celle que vous dites, par ce qu’elles ont été et par la conduite de leur vie ; la seconde, par un goût intérieur qui vous rend un assuré témoignage de Dieu en l’âme : celle-ci est la plus sûre marque. L’envie que j’ai que vous me connaissiez à fond, me donne toujours plus de désir que vous voyiez ma Vie. Mais, comme elle serait trop longue, je la mettrai en abrégé et je ne mettrai que l’intérieur avec la conduite extérieure indispensablement nécessaire à se faire connaître : car, quoique je ne puisse me défier de mon Dieu et que je sois aussi contente d’être trompée que de ne l’être pas, je crois que je dois soumettre toutes choses à votre jugement, et je vous prierai de la lire par charité, afin que vous jugiez de tout.

Quoi qu’il en soit de moi, quand je serais un démon, je ne saurais m’empêcher de vous prier au nom de Dieu de n’entrer jamais en défiance de votre grâce ni du don de Dieu, et de marcher le sentier qu’Il vous a tracé Lui-même, car, quoique ce soit le chemin de la mort, c’est la source de la vie. Quand il me faudrait mourir comme une infâme, je me trouverais trop bien payée d’avoir pu vous dire ce que je ne doute point que Dieu ne veuille de vous. Je vous dirais volontiers que Satan a demandé de vous cribler5, mais que votre foi ne défaudra pas. Et, comme Dieu vous conduit par la plus pure foi, Il a voulu Se servir d’un sujet si vil qu’il ne pût jamais vous servir d’appui.

Ne jugez pas, monsieur, les choses que j’ai eues pour vous ; je vous assure que vous êtes l’unique, et tout le monde se plaint de mon silence6.

- Dutoit. Les différents morceaux de cette lettre se trouvent : t.II, Lettre CV, p.296-300 et t.V, Lettre LXV, p.397-399. Mais les indications de Dutoit sont cette fois trop imprécises pour permettre une reconstitution certaine. Je donne ici celle qui m’a paru le mieux respecter la suite des idées - Masson, Lettre LXXXIV, p.200-204.

1Sic : la phrase reste inachevée, négligence de Mme Guyon, faute du copiste ou de l’éditeur.

2Ce sont ces épreuves et tentations, dont Fénelon a parlé dans la lettre précédente.

3L’opuscule sur les “purifications passives”.

4Ceci est sans doute une allusion aux “filles du P. Vautier”, dévotes plus que suspectes, qui essayaient de compromettre Mme Guyon.

5Mme Guyon fait sienne la parole du Christ à Pierre après la Cène ; voir Luc, 22, 31.

6Cette lettre doit être du 10 ou 11 juillet. Elle semble d’ailleurs incomplète, comme le montre le début de la lettre suivante.

.  De Fénelon. 11 juillet 1689.

Prudence !

Vous avez pris, madame, trop fortement deux choses : l’une qu’il y a peut-être des gens qui parlent trop ; l’autre qu’il ne faut point écrire sur les purifications passives. Pour le premier article, c’est une chose que M. de M.1 m’a dite et que je vous ai racontée simplement. Il est vrai qu’en vous la racontant, j’ai eu la vue de vous rendre compte de la peine que cela m’a fait pendant une nuit, et en même temps de vous avertir, afin que vous prissiez garde à vous assurer de la discrétion des personnes auxquelles vous parlez avec confiance. Il est vrai que pendant une nuit j’ai eu sur tout cela je ne sais combien de réflexions qui venaient en foule me mettre dans une amertume insupportable. Tout se montrait à moi par le plus affreux et le plus humiliant côté. Je ne pouvais non plus dissiper ces pensées et la douleur qui en était la suite, que je [ne] pourrais maintenant voler au milieu de l’air. Mais, comme je ne faisais que souffrir et me tenir à Dieu, sans pouvoir rien juger de vous ni en bien ni en mal, je ne crois pas avoir commis d’infidélité. Et il me semble que Dieu m’en fait tirer le profit d’avoir acquiescé sans aucune réserve aperçue pendant cette épreuve à tout ce qui peut crucifier ma vanité, mon ambition et ma fausse sagesse, Maintenant, je suis dans le calme depuis plusieurs jours, et vous pouvez me croire quand je vous assure que je n’ai jamais été si intimement uni à vous que je l’ai été ce matin.

Pour les purifications passives, je crois qu’il n’en faut pas écrire, c’est-à-dire n’en rien faire imprimer. La raison que j’en ai dite montre assez que je n’ai voulu parler que de l’impression par rapport au public, car j’ai dit qu’on scandalisait bien plus les âmes faibles qu’on n’édifiait le petit nombre des âmes éprouvées. Je persiste dans ce sentiment que je crois très conforme au vôtre. Mais je n’ai jamais voulu dire qu’il ne fallait pas en écrire en secret, comme vous m’en avez écrit : l’éclaircissement de ces choses, bien loin de me scandaliser, m’affermit et m’était tout à fait nécessaire. Je suis très persuadé qu’il s’en faut beaucoup que je n’entende beaucoup de choses très délicates et très profondes, dont l’expérience seule peut donner la vraie lumière. Mais, pour les principaux états de la voie, il me semble que je les comprends sur vos écrits d’un bout à l’autre, du moins en gros et d’une vue générale, en sorte que je les réduis sans peine aux vrais principes de la plus saine théologie2 : ainsi rien ne peut me scandaliser à cet égard-là.

Ma tentation de scandale3 se tournerait vers votre état, où vous suivez sans examen votre goût intérieur avec tant de vivacité, ou, pour mieux dire, avec une force qui vous entraîne si rapidement ! Je craindrais ces sorties, d’ailleurs si opposées à celles de mon état, toujours délibérant et précautionneux. Je craindrais même horriblement d’être entraîné, comme vous, dans une conduite qui démonterait ma sagesse aux yeux de tout le monde, et aux dépens de toute réputation, ce qui ferait que la nature jetterait les hauts cris dès les premières alarmes. Mais il est bon de voir toute sa faiblesse et d’avoir peur d’une servante, comme saint Pierre qui avait fait tant le brave! Peut-être que ces accès me reviendront : j’aurais grand tort de répondre de moi. Mais, depuis plusieurs jours, mon union avec vous va toujours croissant, et je suis persuadé qu’elle n’a pas cessé de croître au milieu de ma peine.

Pour votre Vie, donnez-la-moi comme vous voudrez, mais n’allez pas vous tuer à en faire un abrégé. Si vous ne voulez pas que je lise tout, à cause que j’ai en effet peu de loisir et peu de goût pour la lecture, marquez-moi les endroits que je devrai lire. Je serai ravi de vous revoir le jour de la Magdeleine7, mais ne vous incommodez pas. Je ne m’amuse point de vous parler de ma reconnaissance pour toutes vos bontés : il me semble que la nature du lien qui nous unit doit bannir toute espèce de compliments, quoique d’ailleurs je vous en dusse de très grands et de très sincères. Ce 11 juillet.

- Dutoit, t. V, XXXVIII, p. 291-295 - Masson, LXXXV, p. 204 - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 72.

1Malgré la conjecture de Masson, pour Orcibal M. de M. ne paraît pas désigner Mme de Maintenon. Il trouve l’initiale « trop commune pour que nous proposions aucun nom, pas même celui de Mme de Mortemart. »

2C’est cette « réduction » que tenteront les Maximes des Saints. Dans sa lettre du 8 décembre 1697 à Chantérac l’archevêque avoue « aller même jusqu’à croire qu’on peut excuser Mme Guyon par rapport à tout ce qui est dans ses livres » (Fénelon (Gosselin), t. IX, p. 264).

3Scandale : beaucoup plus fort que les « petits mouvements de doute et de tentation » que Fénelon mentionne dans sa lettre du 8 avril . Voir aussi infra, sa lettre du 16 octobre.

4Masson rapproche avec raison : « Je dis tout bien à mon aise, moi qui cherche le repos et la consolation, moi qui crains la peine et la douleur, moi qui crie les hauts cris, dès que Dieu coupe dans le vif » (Lettres spirituelles, Fénelon (Gosselin), t. VIII, p. 569).

5L’aventure de saint Pierre avec la servante est citée par Mme Guyon dans son Petit abrégé de la voie et de la réunion de l’âme à Dieu (Opuscules, op. cit., t, II, p. 320) et par Fénelon à plusieurs reprises : voir Manuel de Piété, t. VI, p.64, g, Instructions, p.145, g, Lettres spirituelles, t. VIII, p. 562, g et 639, g. Dans ces deux derniers passages, l’histoire est accompagnée des commentaires suivants : « On finit par avoir peur d’une servante... Ô qu’on est faible ! Mais autant que notre faiblesse est déplorable, autant l’expérience nous en est-elle utile » (p. 562), « Voilà l’homme, voilà ce qu’il donne, dès qu’il donne du sien et qu’il promet quelque force de soi » (p. 639). [M].

7Le 22 juillet.

.  À Fénelon. 12 juillet 1689.

« …je suis aveuglément … quelque chose de très intime et de très fort. »

Je sais bien que je prends quelquefois les choses trop fortement, soit avec vous, soit avec bien d’autres. Mais, pour vous parler sans me justifier avec ma simplicité ordinaire, je vous dirai que je ne m’en suis pas aperçue cette fois : c’est que je porte un fond de démission telle que, sans pouvoir faire autrement, dès que vous improuveriez une chose, je trouverais sans raisonnement que vous auriez raison, et, si vous me le disiez, je brûlerais le tout sans hésiter ni réfléchir1. Cela vient de l’estime foncière que j’ai pour vous et de la confiance sincère, et aussi du peu de cas que je fais de ce qui vient de moi. Je vous prie, afin que vous suppléiez à ma nouvelle expression, d’être persuadé que, lorsque je m’offre de brûler quelque chose et que je vous en prie, je le dis comme je le pense, croyant qu’il le faut faire et qu’il n’y a rien au monde que je ne condamnasse au feu de ce qui m’appartient, sitôt que vous me le diriez. Cela supposé, usez-en donc à l’avenir avec autant de liberté que je vous en prie. Je ne pourrais jamais le trouver mauvais, à moins que Dieu me changeât.

Pour ce qui m’a porté à vous envoyer la liste des gens que je vois, c’est qu’il me souvinta, en m’en retournant, que M. B[oileau]2 dit une fois à M. de C[hevreuse] et à M. de B[eauvillier] qu’il croyait devoir à leur confiance de ne voir que des personnes qu’elles agréeraient. Il me semble que je vous dis la même chose, et encore plus, vous protestant que je ne ferai rien sur cet article que de concert avec vous et avec M. de C[hevreuse].

Pour votre peine, elle ne m’en fait aucune. J’en ai écouté le récit, comme d’une chose qui vous arriverait bien d’autres fois et dont je ne suis nullement surprise, étant rompue à ces sortes de choses. Je vous demande seulement, par grâce, de me les dire par petitesse : je crois que Dieu veut de vous cette fidélité, quand bien même Il permettrait que je fusse assez ridicule pour le prendre mal, ce que je ne crois pas ; et cela, bien loin de vous faire du tort, ni même diminuer notre union, ne servira qu’à l’augmenter par la contrariété. Je ne crois pas que vous ayez commis une imperfection dans toute cette peine : au contraire, je crois que cela vous a fait faire d’excellents sacrifices et a beaucoup purifié votre âme. Je ne doute pas que vous n’ayez quelquefois de ces attaques, mais elles purifieront votre foi et vous affermiront dans l’abandon. J’ai connu dès le commencement que c’était le dessein de Dieu en se servant d’un sujet si destitué de toutes les qualités conformes à ce que vous êtes3 : cela fait bien plus mourir la nature, qui veut prendre sa part presque en toutes choses.

Je n’ai pas la pensée de rien faire imprimer, et surtout sur ces matières de purification passive. Comptez, monsieur, que je vous obéirai toujours en enfant, et que, lorsque je fais des fautes à votre égard, c’est par confiance, soumission aveugle et simplicité et une mauvaise manière de m’expliquer. Suppléez à mon défaut par la solidité de votre esprit et croyez que, si vous êtes assez petit pour vouloir bien écouter ce que je vous dis, je suis assez grande et assez sage pour vous croire en toutes choses sans exception ! Et, comme je puis aisément me tromper, je vous prie et je l’espère de votre charité que vous me redresserez.

Il est vrai que je suis aveuglément non un goût, car ce n’est pas par là que Dieu me conduit, mais quelque chose de très intime et de très fort : je n’ai garde de l’examiner, parce que je ne saurais y résister sans souffrir un tourment intolérable. Ce que je goûte, ce sont les âmes des autres. Mais pour ce je ne sais quoi auquel j’obéis, il est plus fort que moi, et j’avoue simplement que je m’y abandonne sans nulle raison. Cependant j’ai cette confiance en Dieu que, si vous me disiez de ne suivre pas cela et de ne pas faire une chose ou une autre, Il me ferait vous obéir sans peine. Vous pouvez en faire l’essai car, de même que je n’ai pas un retour lorsqu’il s’agit d’obéir intérieurement à ce que je crois être la volonté de Dieu, je n’ai pas aussi la moindre raison lorsqu’il s’agit d’obéir extérieurement aux personnes auxquelles je crois que Dieu veut que j’obéisse, comme à vous. Si vous croyez que je doive changer en cela de conduite, dites-le moi simplement, et je me mettrai sitôt en devoir de vous obéir.

Il n’y a pas lieu de craindre pour vous que Dieu vous conduise d’une manière qui soit tant soit peu irrégulière, car, quoiqu’il soit très bon que vous soyez aussi abandonné que vous l’êtes à Ses volontés, je vous assure de Sa part qu’Il ne vous fera pas faire de fausses démarches. Si j’en ai fait quelques-unes, c’est par le défaut de mon naturel, c’est pour n’avoir pas assez suivi Dieu, quoiqu’il soit vrai que l’on m’en ait beaucoup attribué[es] que je n’ai point faites. Vous verrez bien dans la suite que, si Dieu renverse quelquefois la fausse sagesse, Il ne trompera point votre simplicité et votre abandon, et qu’Il sera Lui-même votre sagesse. Je crois que vous ne risquerez rien à vous laisser emporter avec rapidité et, quoique vous le craigniez, ce sera votre voie : non une rapidité vive, mais une chose toute simple et naturelle. Vous êtes à couvert par votre bon esprit et sagesse naturelle, et l’expérience que vous avez des imprudences que le manquement qui est en moi de toutes ces choses me pourrait faire faire.

Croyez-moi en Notre Seigneur à vous d’une manière que Lui seul connaît. Ce serait bien à moi de vous faire excuse de vous tant importuner et à vous remercier de votre charité, mais je ne crois pas que cela fût bien : c’est trop l’air du monde. Ce 12 juillet 1689.

- Dutoit, t. V, Lettre XXXIX, p.295-300 - Masson, Lettre LXXXVI, p.208-211.

aSouvient D.

1Voir Vie 3.10.1 : « J’ai compris que Dieu voulait que j’eusse une entière confiance en lui, que je suivisse ses conseils et lui demandasse les choses ; qu’il fût l’héritier de ce que Dieu m’a fait écrire, qu’il le corrigeât et brûlât même, ce que je ne crois pas qu’il fasse, enfin que je [le] lui laissasse absolument. »

2Cette initiale semble désigner ici l’abbé J.-J. Boileau, né à Agen en 1649, docteur en théologie et ancien précepteur de messieurs de Luynes, le comteet le chevalier, frères du duc de Chevreuse. Lié alors avec Fénelon - ils venaient de prêcher ensemble le dernier Avent chez les religieuses de la Magdeleine (voir la Liste des Prédicateurs de Paris, B. N. Réserve L7K 6743) - il deviendra en 1695 le secrétaire intime et le meilleur auxiliaire du cardinal de Noailles. On l’appellera Boileau de l’Archevêché, et il sera un des adversaires les plus tenaces du “guyonisme”. V. Notes sur la vie et les ouvrages de l’abbé Jean-Jacques Boileau, publiées avec divers documents inédits par M. Philippe Tamizey de Larroque, Paris-Bordeaux, 1877, in-8. [M].

3Voir Vie 3.10.1 :  « Dieu voulait l’anéantir par là, se servant pour l’homme le plus sage du sujet le plus faible. ».

.  De Fénelon. 17 juillet 1689.

« Je veux aller sans savoir où, partout où Dieu me mènera, pourvu que ce soit Lui. »

Je reviens de la campagne, où j’ai demeuré cinq jours1 et où je me suis trouvé fort tranquille, quoique j’aie ressenti quelque petit mouvement de peine à votre égard et quelque goût pour des choses mondaines, avec une distraction et une séchesse continuelle. Mais j’ai été d’ordinaire dans un état fixe, et même dans les petits intervalles de tentation que je viens de vous dire, je demeurais sans peine uni à Dieu par le fond de la volonté.

Votre lettre2, que je viens de recevoir, me donne une vraie joie, et je crois avoir grand besoin, contre ma propre sagesse, des choses que vous y marquez. Mais, quoique je sois encore de beaucoup trop sage, je crois néanmoins qu’il y a des choses sur lesquelles je me laisse aller sans m’écouter moi-même. On est plus embarrassé sur cet article que sur tout autre, car on sait certainement par l’Évangile qu’il y a une vraie sagesse qu’on ne se doit jamais dispenser de suivre : on craint de manquer la vraie sagesse en évitant la fausse et dès qu’on veut discerner, on s’embrouille. Cependant je trouve dans la pratique que Dieu m’épargne assez souvent cet embarras : je suis sans beaucoup raisonner les vues qui me viennent avant l’action. Quand l’action est faite, je ne me mets point en peine des fautes que j’ai commises : tout au plus, si j’en aperçois quelqu’une qui tire visiblement à conséquence, j’attends en paix que Dieu m’offre quelque ouverture naturelle pour la réparer. D’ailleurs, je croirais manquer à l’abandon si je voulais me marquer la voie et la régler, en sorte que je me bornasse à ne passer point par certaines épreuves ou par certaine humiliation, sans savoir quelles. Je veux aller sans savoir où, partout où Dieu me mènera, pourvu que ce soit Lui3. Mais je ne voudrais pas me dépouiller de ma propre sagesse pour marcher à l’aveugle, sans savoir que c’est celle de Dieu qui m’en prive. L’état de pure foi demande bien qu’on ne cherche à rien voir, pour le chemin par où Dieu me conduit, mais il ne demande pas qu’on marche sans savoir si c’est Dieu qui nous fait marcher : autrement ce ne serait plus foi en Dieu, mais foi en son propre égarement.

Je n’ai pas besoin de tout ceci à votre égard, et je ne le dis que pour éclaircir les règles générales, car d’ailleurs je suis très persuadé que Dieu vous mène, et moi par vous. Je suis en Lui tout ce qu’Il veut que je vous sois.

J’irai chez M. de C[hevreuse] savoir des nouvelles du mariage de mademoiselle votre fille, Et je compte toujours d’avoir4 l’honneur de vous voir le jour de la Magdelaine. Ce 17 juillet.

- Dutoit, t. V, LXXXVI, p. 439-442 - Masson, LXXXVII, p. 211-2I3- Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 73.

1Il s’agit sans doute du voyage annoncé dans la lettre du 5 juillet.

2Une lettre perdue du matin du même jour (17 juillet), comme l’indique Mme Guyon dans sa lettre suivante.

3Mme Guyon, le 21 février : « Allons, sans regarder le guide que l’on nous donne, ni le chemin ».

4Compter : « espérer », alors employé couramment avec une préposition devant l’infinitif.

.  À Fénelon. 18 juillet 1689.

« Dieu m’a choisie telle que je suis pour vous, afin de détruire par ma folie votre sagesse. »

Je vois par votre réponse que vous n’avez pas reçu la première lettre que je vous ai écrite, il y a cinq jours ; et par conséquent, avec le peu que je me suis expliqué, il vous a été difficile de m’entendre.

Pour vous exposer toutes choses avec simplicité, je vous dirai que la peur d’être importune m’a fait prendre la résolution de résister autant que je pourrai aux mouvements de vous écrire : cela m’a tellement fait souffrir que, ne le pouvant plus porter, je vous ai écrit dimanche matin ! Je ne veux pas assurément que vous vous dépouilliez de votre sagesse par vous-même. Mais ce que je voulais dire, c’est que Dieu veut que vous écoutiez cette pauvre créature, quoiqu’elle soit si peu raisonnable, et que j’ai cette confiance que, malgré tout ce que je suis, Dieu ne permettra jamais que je vous entraîne en nulle chose qui puisse vous faire aucun tort dans le monde.

Mais, que je puisse avoir avec vous des réserves, cela me paraît plus dur que la mort, et ce que je souffre depuis quelques jours me fait voir la chose impossible. Je vous demande donc, au nom de Dieu, de trouver bon que, sans me mettre en peine des tentations que vous pourriez avoir contre moi, je vous dise bonnement toutes choses. Non que je prétende en nulle manière vous engager à [ne] suivre que ce que Dieu vous fera connaître être de Lui, mais c’est qu’il me serait toujours impossible d’agir avec vous avec des règles et des mesures. Et si je ne faisa pas ce que Dieu me fait faire, j’éprouve de très fortes peines, une suspension de toutes Ses grâces, une facilité de m’égarer, et avec cela une certitude que je Lui déplais et qu’Il veut que j’agisse sans retour avec vous. Cela exposé, ordonnez-moi ce que vous voulez que je fasse et j’obéirai. Si vous saviez ce que je souffre et comme Dieu me traite lorsque je veux agir raisonnablement avec vous, vous auriez pitié de moi car je vois fort bien ce que je devrais faire selon la raison et par rapport à vous, mais je ne puis. Je suis même persuadée que si j’en usais d’une autre manière avec vous, vous y perdriez et je n’aurais plus de grâce pour vous. Si je m’explique mal, je me ferai mieux entendre le jour de la Magdeleine, où j’espère que Notre Seigneur vous fera connaître ce que je vous veux dire et le pouvoir absolu qu’Il exerce sur moi.

Je trouve que la pratique est admirable qui est de suivre les vues qui vous sont données sans raisonnement : c’est là le fondement de l’abandon, qui bannit véritablement la fausse sagesse et qui introduit dans celle de Jésus-Christ. Tout ce que je vous ai mandé n’est que par rapport à moi, qui suis si peu sage, afin que ma folie ne vous fût pas un embarras, car je crois que Dieu me rend telle à votre égard pour exercer votre foi. Et c’est ce que je voulais vous dire, car Dieu ne demande jamais qu’on se mette par soi-même dans l’égarement : ce serait quitter la voie de la vérité, pour suivre celle du mensonge et de l’erreur. Dieu vous aime trop pour permettre que vous preniez jamais le change, et vous êtes trop éclairé pour cela. Cependant je ne puis m’ôter une certitude que Dieu m’a choisie telle que je suis pour vous afin de détruire par ma folie votre sagesse, non en me faisant rien, mais en me supportant telle que je suis. Je suis sage avec tout autre qu’avec vous et, si je pouvais vouloir quelque chose, ce serait d’être sage envers vous, et je ne le puis. Si vous saviez la force d’un Dieu et l’impuissance de Sa petite créature, vous me porteriez compassion. Ce 18 juillet 1689.

- Dutoit, t. V, Lettre XL, p.301-304 - Masson, Lettre LXXXVIII.

asuis D.

.  De Fénelon. 18 juillet 1689.

« …on ne peut plus voir la main de Dieu qui nous mène … mais alors il reste une certaine droiture d’intention… »

Je suis d’autant plus fâché de votre peine,, Madame, que vous la souffrez sans avoir besoin de la souffrir. Je vous ai déjà dit bien des fois et je vous le répète encore, devant Dieu, du fond du cœur : rien ne me scandalise en vous et je ne suis jamais importuné de vos expressions. Je suis convaincu que Dieu vous les donne selon mes besoins et Il m’est témoin que je ne reçois jamais de vous aucune lettre qui ne me donne une sensible joie. Pour la manière de me dire les choses, bien loin d’être trop ingénue et libre, elle ne l’est pas assez ce me semble. Vous craignez toujours de vous ouvrir trop, et à force de vous gêner pour ne me gêner pas, vous me gênez quelquefois un peu1. Ne faites jamais réflexion avec moi et assurez-vous que j’en serai plus à mon aise dans notre petit commerce.

Je dois me rendre ce témoignage que je ne m’aperçois d’aucune chose à laquelle je tienne volontairement. Il me semble que je suis prêt à passer pour fou aux yeux de tous les hommes, quelque douleur que j’en puisse sentir, si Dieu me poussait dans ce précipice pour renverser ma fausse sagesse, Ce n’est pas là ce que j’ai voulu vous dire : l’unique chose dont j’ai voulu vous parler, est que vous me mandez que vous ne vous souciez point de vous tromper et de ne vous tromper pas2. À la vérité, je vois bien le bon sens de ces paroles qui est que, quand Dieu vous met dans la nuit impénétrable qui est Sa volonté inconnue, on ne peut plus voir la main de Dieu qui nous mène parce qu’on a besoin de perdre cet appui pour se perdre soi-même. Mais alors il reste une certaine droiture d’intention, en sorte qu’on ne voudrait pas résister à l’attrait, quoique inconnu, c’est-à-dire que, quoique l’on ne puisse plus suivre Dieu clairement à la piste, on va néanmoins par ce mouvement intérieur et délicat à ce qui peut Lui plaire. Autrement on ne pourrait pas dire, comme vous le faites : je sens que je résiste à Dieu, Dieu veut de moi une telle chose, Il me presse. Mais dans l’état d’obscurité où Dieu jette et dans la nécessité de marcher de quelque côté, on va tout droit où la simplicité du cœur mène, supposant que c’est ce qui est le plus conforme aux desseins de Dieu.

Nous parlerons de tout cela vendredi3. Cependant mettez votre cœur au large et sans réserve avec moi. Je sens que vous le devez non seulement à Dieu, mais encore à moi, tout faible que je suis. Rien n’égale mon attachement froid et sec pour vous. Ce 18 juillet.

- Dutoit, t. V, LXXXVII, p. 442-444 - Masson, LXXXIX, p. 216-218 - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 74.

1« J’aspirais à une certaine liberté qui était de pouvoir agir avec lui sans gêne et qu’il pût concevoir ce que je lui étais en Jésus-Christ. » Vie 3.10.1.

2Dans la lettre perdue. Le 18 juillet Mme Guyon avait rectifié : « Dieu ne demande jamais qu’on se mette par soi-même dans l’égarement. »

3Le 22 juillet.

.  À Fénelon. 19 juillet 1689.

« …la résistance à ce que Dieu veut … peine parce qu’elle tire l’âme de cet ordre et disposition divine… »

Je n’entrerais point en réflexion sur vous, si l’on ne m’y faisait entrer. Votre lettre m’a remis dans mon état naturel de paix et de large. Il faut que je vous dise devant Dieu que depuis bien des années je ne me possède point, étant pour bien des gens d’une si grande réserve qu’il m’est impossible de leur correspondre ; et pour vous, je ne puis faire autrement. La moindre raison que j’allègue suffit pour irriter Dieu contre moi, et cela me met dans un état si violent qu’il est insupportable. Il me semble qu’il n’y a que l’expérience, que vous en aurez un jour, qui puisse vous faire concevoir ce que c’est que l’impuissance de se posséder.

Il faut savoir qu’il y a deux sortes de peines : des peines d’ordre de Dieu, qu’Il inflige Lui-même, et d’autres qui viennent par le dehors. Quoique les peines infligées de Dieu soient les plus étranges de toutes et qu’elles passent les expressions, elle se supportent pourtant, parce que l’âme y est soutenue d’une main invisible et qu’elle est dans l’ordre et dans la disposition divine qui, la tenant dans la situation où Dieu la veut, la tient dans la paix, quoique pressée d’une douleur mortelle. Pour ce qui est de la peine qui vient ou de la crainte de faire quelque chose ou de la résistance à ce que Dieu veut, elle n’est peine que parce qu’elle tire l’âme de cet ordre et disposition divine, où elle est toujours dans un parfait repos. Cette peine, la faisant sortir de sa place, la trouble, rétrécit le cœur et ne lui laisse nul doute de sa résistance.

Cela ne m’arrive jamais par rapport à moi, - car mon Dieu m’est témoin que, quoiqu’Il puisse exiger de moi et en quelque état qu’Il me réduise, Il ne trouve pas même une répugnance, - mais par rapport aux autres. Lorsque l’on me dit de faire ou de ne faire pas, je me mets toujours en devoir d’obéir. Je me condamne aisément moi-même de tort ; [mais]1, en voulant me régler, je sors de mon abandon aveugle pour entrer dans la conduite de la raison. Dans ce moment, j’entre dans un état violent et Dieu, qui est le maître absolu chez moi, me fait encore plus faire les choses lorsque je crains de les faire, et ne me donne point de relâche. Cette peine, me mettant hors de Son ordre, m’ôte ce soutien foncier et caché qui se trouve dans les autres peines. Et la perte de la volonté qui rend ces autres [peines] douces, rend celle-ci plus insupportable car l’âme, n’ayant que la volonté de Dieu en libre usage et sortant [cependant] de Son ordre, on est comme si on se sentait arracher l’âme ; ce qui ne pouvant longtemps durer, elle est obligée de continuer, sans réflexion et quoi qu’il arrive, ce que l’on veut d’elle, ne pouvant supporter cet état, plus dur que la mort. Je prie Dieu que vous m’entendiez. Ce 19 juillet 1689.

- Dutoit, t. III, Lettre CXVIII, p.529-531- Masson, Lettre XC, p. 218-220.

1Ces crochets sont de Dutoit, ainsi que les autres de cette lettre.

.  De Fénelon. 22 juillet 1689.

Conseils de diplomatie.

Je vous renvoie, madame, vos deux lettres de M. le c[oMt.e] de V[aux] et de M. G.

Pour M. le c[oMt.e] de V[aux]1, je crois qu’il suffit que vous lui mandiez, ou fassiez savoir, que vous verrez M. D. E.: il vaut mieux parler qu’écrire. Ce n’est pas que je me défie de lui : au contraire, plus je le connais et plus je l’estime. Mais il me semble qu’il vaut mieux s’expliquer de vive voix et avec tous les assaisonnements3 nécessaires. Pour les choses à dire, vous les savez mieux que moi. Mais on ne peut rien malgré M: s’il persiste de bonne foi, on lui déclarera qu’on veut au plus tôt conclure cela, ou autre chose. Pour cette affaire-là, c’est à lui à la rompre et à manquer, s’il le veut. Pour vous, continuez à lui renvoyer la décision5.

Pour M. G.6, je ne lui manderai[s] que les choses précisément nécessaires pour son besoin ; encore je les assaisonnerais avec précaution, pour empêcher qu’on ne vous fît des chicanes par des interprétations. Je crois néanmoins que vous pouvez vous ouvrir par un besoin pressant, si vous sentez intérieurement la bonne foi et la sûreté de cet homme7. Mais je lui dirais toujours les choses dans les temps les plus propres à éviter le scandale de son ami M. N. Ce 22 juillet.

- Dutoit, t. V, LXXXIX, p. 446 sq. - Masson, XCI, p. 220 sq.- Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 75.

1Dutoit ne considère pas ce « pour M. le C. de V. » comme le début d’une phrase, et sa ligne suivante « que vous vous verrez M. D. E. il » est obscure, mais les corrections de Masson sont probables. Les deux lettres avaient été remises à Fénelon par Mme Guyon dans l’entrevue qu’ils avaient eue le 22 juillet. Fénelon les lui retourne le même jour avec ce billet. [O].

2[O] met en doute l’interprétation selon laquelle E. désignerait « Eudoxe », c’est-à-dire Madame de Maintenon - sans pouvoir proposer une sautre interprétation.

3Assaisonnement : « manières agréables qui accompagnent ce qu’on dit ».

4Il s’agirait de Denis Huguet, conseiller au Parlement de Paris, tuteur honoraire des enfants Guyon, selon Orcibal, qui résume un factum de ce dernier confirmant les faits rapportés dans la Vie - dont le détachement de Madame Guyon par rapport à sa grande fortune : « …[M. Guyon] pria instamment ledit sieur Huguet (pour lors garçon et dans le dessein de garder le célibat) de prendre soin de ses enfants, ce qu’il lui promit […] » ; M. Huguet envoya à Madame Guyon, partie en Savoie, « une donation entre vifs toute dressée au profit de ses enfants, où elle ne se réservait que 20 000 livres et une pension viagère de 1800 livres. L’acte fut passé à Montargis et Anne de Troyes fut nommée tutrice de ses petits-enfants. Conformément au voeu qu’elle avait exprimé dans son testament du 5 novembre 1682, Huguet fut quatre jours après sa mort désigné par un avis des parents du 27 septembre 1683 comme tuteur honoraire avec le notaire Antoine Hureau pour tuteur onéraire : les biens à gérer se montaient à près de 600 000 livres [...] ».

5Mme Guyon préviendra Huguet qu’elle est absolument décidée à marier sa fille, mais qu’elle le laisse libre de refuser le comtede Vaux.

6Selon Orcibal, « Masson conjecture qu’il s’agit du prêtre de la Mission Guyfon, en précisant que celui-ci « n’est pas de ces gens qui veulent passer pour dévots [...] Il a été libertin, il l’avoue de bonne foi ». Mme Guyon nous paraît au contraire exclure cette identification. En revanche, M. N. pourrait être Nicole. »

.  À Fénelon. 23 juillet 1689.

« L’âme, dans l’état d’abandon aveugle, ne doit plus se regarder … pour se corriger de ses défauts. »

On exécutera de point en point tout ce que vous dites pour M. de V[aux]. Pour M. G.1, il ne s’agit que de l’ouverture de l’intérieur qu’il goûte : il se trouve dans un pays nouveau à cause du goût de la présence de Dieu, qui lui a été communiqué, et c’est de cette sorte qu’il se trouve lié à moi. Je le trouve fort droit, mais je n’ai rien au-dedans pour lui. Cependant j’ai une certaine facilité à éclaircir tout ce qu’il me demande, et d’une manière qui contente son esprit, en satisfaisant son cœur.

Je me suis souvenue tout à coup de ce que j’avais voulu vous dire de E.2 : c’est qu’elle trouve qu’il faudrait beaucoup travailler à corriger votre sécheresse, qu’elle croit être un obstacle à votre avancement. Je lui dis là-dessus ce que je pensais qui est : qu’en violentant votre naturel, vous le rendriez encore plus sec. Il n’y a que l’oraison et l’onction de la grâce qui le puisse corriger : à mesure que Jésus-Christ s’emparera de tout vous-même, Il vous communiquera la douceur foncière qui vient du cœur et non d’une contrainte extérieure. Votre naturel ne se corrigera que par la perte de toute répugnance, qui sont3 l’origine de cette sécheresse. L’âme abandonnée à Dieu Lui doit laisser le soin de tout ce qui la concerne ; et comme vous êtes appelé à la foi et à l’abandon le plus pur, vous êtes par conséquent appelé à l’entier oubli de vous-même, qui ne peut compatir avec l’attention pour vous corriger. L’âme, dans l’état d’abandon aveugle, ne doit plus se regarder, ni par réflexion, ni par attention à ses actions, pour se corriger de ses défauts. Elle doit laisser tout le soin de sa perfection même à Celui dans lequel elle se repose, étant unie à Lui par la volonté.

Je pars pour la campagne après dîner. À mon retour, vous saurez ce que vous m’avez demandé4. Je crois que Dieu me donnera la facilité à cause de vous, pour mettre beaucoup en peu de mots5. Ce 23 juillet 1689.

- Dutoit, t. V, lettre XLII, p.304-306 - Masson, Lettre XCII p. 221.

1Selon Masson, il pourrait s’agir du missionnaire Guyfon, qui a été mêlé à l’affaire des filles du P. Vautier, v. [M], p. 220, note 2.

2Dans l’entrevue de la veille, le jour de la sainte Madeleine, à propos d’Eudoxe-Maintenon ?

3Il doit manquer un membre de phrase entre répugnance et qui.

4Dans l’entrevue de la veille.

5Ce « peu de mots » de Mme Guyon forme selon Masson la Lettre XCIV (D3.77), fort longue.

.  De Fénelon. 26 juillet 1689.

Description et analyse de sa sécheresse.

Je vois bien, madame, que, pour travailler à ce qu’on appelle ordinairement perfection, il faudrait me corriger de ma sécheresse ; mais je ne vois pas qu’elle cause en moi une résistance volontaire aux mouvements que Dieu me donne, et c’est ce qui me console dans mon imperfection.

J’ai de deux sortes de sécheresse : l’intérieure par rapport à l’oraison et aux choses spirituelles, l’extérieure par rapport au commerce avec le prochain, Pour la sécheresse intérieure, je n’en suis pas en peine. Vous savez que c’est une épreuve donnée et non une imperfection volontaire : cette épreuve sert à éprouver la foi et à faire mourir à tout ce qui n’est pas Dieu. D’ailleurs je ne me la procure jamais volontairement. Au contraire, je lis avec plaisir ce que l’on me donne. Si on cessait de me donner des choses nouvelles, je relirais celles que j’ai déjà. Si je sentais du besoin, je demanderais secours. Mais, quand je suis en paix et que je ne sens aucun besoin, je ne demande rien et je me contente de recevoir avec plaisir ce que Dieu, qui connaît mon besoin quand je ne sais pas le connaître, m’envoie par vous. Il est vrai que, quand je reçois quelque instruction, je n’en ai point une joie sensible : c’est un acquiescement simple, quelquefois même froid et sec, mais doux, prompt, facile, paisible, et qui est du fond du cœur. Alors on pourrait se tromper sur ma disposition, car je crois avoir dit tout en disant oui. La brièveté des paroles ne me paraît point une sécheresse : au contraire, c’est la multitude des paroles qui me paraît affaiblir et dessécher le discours. Il faut pourtant convenir que mon intérieur est fort sec, mais je ne crois pas entretenir cette sécheresse, ni par indocilité aux avis que vous me donnez, ni par résistance aux mouvements intérieurs, ni par dédain pour les petites choses : au contraire, je goûte la simplicité et l’enfance, plus qu’il ne paraît. Mon air est grave et sec, mais jamais assez à fuir l’enfancea. Pour les choses de la voie intérieure, dont il est question, j’y entre sans peine. Et il y a bien des choses, sur lesquelles on veut me préparer de loin de peur de me scandaliser, dont j’avais déjà les principes dans la tête avant qu’on me les dît, en sorte qu’après les avoir écoutées, je n’en parais pas fort touché : c’est que je les approuve simplement. S’il fallait par complaisance s’étendre davantage en paroles pour témoigner mon approbation, ma sécheresse naturelle et extérieure me rendrait cette pratique pénible. Mais je suis sûr que ce n’est pas là ce que vous voulez. J’agis naturellement.

Pour revenir à vous, je goûte tout ce que vous me donnez sur la voie en général, et sur mes besoins en particulier. Quand je reçois de vous quelque nouvelle instruction, j’en suis ravi, moins par le sentiment de mon besoin que par la persuasion que Dieu m’en avertit par vous et par vous me donne mon pain quotidien. C’est même un état de grande enfance, car je ne puis ni demander mes besoins, ni les connaître : je les crois, quand on me les dit. Je crois que ce que l’on me ferait pour me ranimer ne me conduirait pas, car Dieu veut que je meure peu à peu de langueur, et il ne faut pas retarder cette opération détruisante. D’ailleurs je crois qu’Il n’est jamais tantb en moi que quand Il y est caché plus profondément. Sitôt qu’Il me donne quelque goût sensible, je m’y abandonne sans réserve. Hors de là, il n’y a qu’à laisser dessécher mon âme jusqu’à l’agonie. Je n’ai d’ordinaire dans l’intérieur ni peine ni consolation vive. Tous mes sentiments sont émoussés. J’ai seulement une langueur qui est semblable aux fièvres lentes. En cet état, on maigrit tous les jours : rien ne fait un grand mal, mais aussi rien ne plaît. Je ne puis presque faire oraison qu’en me promenant à pied ou en carrosse. Sitôt que je suis fixé dans une place, mon imagination et mes sens sont en grande inquiétude.

Je suis néanmoins persuadé que ma sécheresse extérieure est beaucoup plus grande que l’intérieure. À mesure que le goût sensible s’est retiré et que la foi s’est desséchée, mes répugnances, qui sont naturellement bien plus fortes que mes désirs, ont pris une vivacité qui m’entraîne: je décide avec hauteur, je fais sentir je ne sais quoi de dédaigneux pour tout ce qui me déplaît, je souffre impatiemment la contradiction, je suis quelquefois prêt à bouder comme un enfant si la honte ne me retenait, je ne puis même cacher sur mon visage mon émotion. Jugez combien cette expérience me confond et me convainc de mon impuissance. Ma sagesse et ma vanité en souffrent dans le moment, mais je n’y fais aucune réflexion de suite, au lieu qu’autrefois mon amour propre était des mois entiers à se faire des reproches cuisants sur les moindres fautes. Je crois que Dieu me laissera encore longtemps cette sécheresse, qui me fait faire tant de fautes envers le prochain, tantôt par des paroles dures, tantôt par un silence dédaigneux, ou par les omissions sur les honnêtetés nécessaires envers les amis que j’aime davantage. Tout cela m’est bon car tout cela me démonte : j’ai besoin que Dieu me refonde et rejette en moule. Il me serait commode de pouvoir travailler par des efforts contre cette sécheresse, si enracinée par l’habitude et par le tempérament : car les humiliations que mes fautes me causent, me crucifient plus que la violence, nécessaire pour me vaincre, [ne] me ferait de peine dans un état semblable à mes états passés où la ferveur me soutenait. Mais, comme je ne saurais maintenant me préparer contre ces occasions, elles me trouvent bien moins sur mes gardes. Cependant je ne crois pas devoir chercher une attention active et forcée pour me soutenir. Je ne pourrais, sans sortir de mon attrait, réveiller par moi-même cette attention : il me suffit de la suivre toutes les fois que Dieu me la donne. Une attention propre et artificielle serait une infidélité plus grande, quoique plus cachée, que les fautes extérieures d’humeur dont les autres sont mal édifiés. Quand je suis seul, je ne suis jamais ni sec, ni triste, ni ennuyé. Il n’y a que l’assujettissement à autrui et le dérangement qui effarouche mes répugnances. Il y a quelques personnes, avec lesquelles j’ai un badinage de petit enfant, mais la plupart des gens me lassent bientôt.

J’ai lu avec plaisir et édification la lettre que vous m’avez confiée. Elle est très belle2 : vous pouvez croire que j’en suis persuadé, car je suis, par ma sécheresse, bien éloigné d’exagérer et d’admirer. Je vois que les lumières disparaissent et que la pure foi règne. Mais peut-on déjà avoir passé par la mort, comme il le dit, lorsqu’il y a si peu de temps qu’on a outrepassé les lumières distinctes, incompatibles avec la foi entièrement nue ? Ces lumières ne sont-elles pas une possession, contraire au dénuement total qui opère la mort ? Vous savez mieux que moi jusqu’à quel point Dieu me donne tout à vous sans réserve. Ce 26 juillet.

- Dutoit, t. V, XC, p. 447-454 - Masson, XCIII, p. 223-228.- Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 76.

aConjecture de Dutoit : « à faire l’enfant ».

bCorrection de Masson. Dutoit donne « tout ».

1« Ces défauts (de sécheresse) augmentent souvent (loin de diminuer) lorsque la mort s’empare du fond, car cette mort impitoyable éteint et détruit dans le fond tout ce qui s’oppose à l’entière destruction du sujet auquel elle s’attache » (Lettre D 3.77). La même idée en termes plus explicites se retrouve dans une lettre à Chevreuse du 11 septembre 1694 : « au reste ne vous étonnez pas de vos défauts, ce ne sont point de nouveaux défauts qui paraissent, ils étaient dans le fond, mais comme ils étaient connus par la raison et une vigueur vertueuse, vous ne les aperceviez pas, mais comme il faut perdre et raison et vigueur de vertu, ces défauts paraissent à nu : alors on se connaît véritablement. De plus le Maître exprime l’éponge du dedans et la saleté paraît au-dehors : c’est le meilleur. Vous perdrez aussi cette paix goûtée … » [O].

2Nous ne savons pas de quelle lettre il s’agit. Nous pensons à la lettre de Bertot que nous avons éditée sous le n° 61 de ce volume, dont une copie fut retrouvée dans le fonds Fénelon par J.-L. Goré.

.  À Fénelon. 27 juillet 1689.

Réconfort dans la sécheresse ; « …on ne veut aussi de vous que l’acquiescement… »

Comme j’ai fait voir dans les écrits que j’ai faits pour vous, selon l’ordre que vous m’en avez donné, que la perfection se doit acquérir selon l’état de l’âme, celui qui est beaucoup actif, doit y travailler activement, et celui qui est simple simplement : aussi, celui qui est passif, y doit travailler passivement, en se laissant totalement à Dieu qui saura bien le corriger des fautes et des propriétés qui lui déplaisent et lui laisser les défauts qui sont les plus propres à le faire mourir, et par conséquent à l’affranchir de toute propriété.

La sécheresse est une imperfection qui est hors de vous, qui vient plus de votre tempérament et de la disposition de votre corps que de toute autre chose : c’est pourquoi elle ne peut être causée ni par la propriété, ni par la résistance, n’y ayant point là de volonté. Ces défauts (de sécheresse) augmentent souvent (loin de diminuer) lorsque la mort s’empare du fond, car cette mort impitoyable éteint et détruit dans le fond tout ce qui s’oppose à l’entière destruction du sujet auquel elle s’attache.

C’est avec raison que vous n ’êtes pas en peine de la sécheresse intérieure puisqu’elle fait tous les effets que vous marquez et que, par-dessus cela, elle conserve dans le plus fort de son aridité un germe de fraîcheur et de fécondité, souvent plus grand que celui qui se trouve dans les personnes sensibles. Comme nous voyons une terre, brûlée au-dehors par les rayons du soleil, conserver dans son sein une fraîcheur toujours égale parce qu’elle y porte quantité de sources qui, en l’arrosant continuellement par-dedans et d’une manière cachée aux yeux des hommes, lui donnent la fécondité, quoiqu’elle paraisse au-dehors toute desséchée, il en est de même de la foi. Les grâces sensibles sont comme de la pluie qui, arrosant la superficie d’une terre, lui fait produire quelque verdure mais ne lui laisse pas la fécondité de la première.

Votre âme est comme cette première terre, qui paraît au-dehors toute desséchée et au-dedans est pleine des eaux pures et vives de la grâce et d’un germe d’immortalité. Ce germe vivant et vivifiant est l’union de votre volonté à celle de Dieu et l’abandon total de tout vous-même entre Ses mains.Ce germe est vivant puisque c’est la plus forte preuve qu’une âme est vivante dans la plus étrange mort : la conformité au vouloir divin est une marque que cette âme est bien ordonnée dans la disposition divine, ce qui est une preuve infaillible qu’elle est dans la grâce de Dieu. Car qu’est-ce que d’être dans la grâce de Dieu, sinon d’être dans la soumission à la volonté et dans la place où Il vous veut, au lieu que le péché mortel qui nous prive de Sa grâce, nous retire de cet ordre et disposition divine et de cette soumission à la volonté de Dieu, nous mettant dans la révolte ? Ce germe est aussi vivifiant, puisqu’il conserve l’immortalité, qui est un je ne sais quoi de foncier qui donne la vie à tout ce que l’on fait : car l’âme languissante et mourante n’agit et n’opère que par l’amour de la volonté divine, quoique cachée, qui fait que son oraison est vivante, bien qu’elle paraisse stérile et inféconde.

La faiblesse que vous vous procureriez vous serait nuisible, non seulement parce qu’elle serait de votre choix (ce qui est opposé à votre état), mais de plus parce qu’étant un fruit de votre volonté, et non de la volonté de Dieu, elle dessécherait peu à peu le germe dont nous venons de parler.Votre docilité est charmante et une forte preuve de l’opération de Dieu en vous. Je crois que c’est assez la conduite que Dieu veut que vous teniez dans votre état éteint et languissant, de ne vous procurer les choses que selon la pensée ou le mouvement que Dieu vous en donne, comme aussi de les recevoir quand Il vous les envoie.

Je crois que c’est pour ne vous point tirer de cet état et seulement pour vous fournir l’aliment qu’Il veut que vous ayez, qu’Il me donne tant pour vous. Comme de moi-même je n’ai nulle activité pour le prochain, s’Il ne me réveillait pas incessamment pour vous, je vous oublierais comme tout le reste ! C’est Lui, ainsi que je l’ai éprouvé depuis quelques années, qui me donne un réveil pour les personnes qu’Il veut que j’aide1 et ce réveil est accompagné d’une tendresse foncière, qui est comme le véhicule qui pousse et fait agir une chose inanimée.

J’ai éprouvé que l’on ne me donne rien pour les âmes empressées et désireuses : au contraire, je ne leur réponds que rarement. Mais pour les enfants comme vous, l’on veut que je leur donne du pain frais. Et plus sont-ils morts à toute sorte d’envie et d’empressement, plus a-t-on de mouvement à leur égard. Ce mouvement qui paraît vie et l’est en effet, n’est pas un mouvement vivant par la nature, mais un mouvement que Dieu, devenu le principe de l’âme, opère. Il est plus puissant, plus fort et plus efficace que ceux de la nature. Il vient du fond où réside cette vie divine, et non des sens qui n’ont nulle part à ces choses. Cette tendresse, si l’on peut se servir de ce mot, fait que l’âme embrasse de tout elle-même ce qui lui est donné, je veux dire la personne qui lui est confiée. Et on la presse de lui donner les besoins, comme une mère se sent pressée par la tendresse de donner à son fils la nourriture dont il a besoin.

Je ne crois pas que vous deviez vous gêner (surtout avec les personnes, qui vous doivent connaître), pour approuver ou n’approuver pas. Mais je ne crois pas non plus que, par une pratique vertueuse, vous deviez vous éteindre en mille choses, ce qui n’est pas de votre grâce : car, si votre état intérieur pouvait compatir avec aucune pratique (ce qui n’est pas]), ce serait avec celle de vous réveiller plutôt que de vous éteindre. Mais, comme l’on ne veut point de votre travail, laissez-vous tel que vous êtes, ne lisez pas ce que vous ne goûtez point : il ne le faut pas faire. Je vous donnerai pourtant un jour Job2, car il y a bien des choses qui vous conviennent ; et, étant mystique de lui-même, l’allégorie lui est inutile3. La docilité que vous avez à croire ce que l’on vous dit, enferme toute pratique, vous dispose pour tout, et elle empêche les résistances qui arrêtent l’effet de la grâce.

Il est vrai que (pratiquant de vous éteindre) vous mourriez peu à peu de langueur ; mais cela n’est point une raison pour ne devoir pas être et animé et vivifié si vous avez besoin de l’être. À mesure que votre sécheresse paraît plus au-dehors, le principe vivant qui se conserve même dans la mort s’enfonce au-dedans. Mais, sans ce principe vivant, une personne qui serait (d’ailleurs) desséchée et languissante serait dans la froideur naturelle au pécheur. Ce qui fait que (pour éviter cet inconvénient), tant qu’il reste de l’activité naturelle dans une âme dont le tempérament est froid et languissant, on la porte au réveil, afin de nourrir au-dedans de soi ce principe vivifiant et de le fortifier assez pour qu’il subsiste vivant malgré l’extrême langueur où le dehors est réduit.

Mais, comme l’on ne veut de vous d’autre action que celle de recevoir ce que l’on vous donne et de vous laisser détruire, selon toute l’étendue des desseins de Dieu, on ne veut aussi de vous que l’acquiescement et la docilité que Dieu vous donne, pour ne rien ajouter ni ôter à ce que Dieu fait en vous. Vos sentiments sont beaucoup détruits : c’est ce qui fait que vous ne sauriez être trop passif.

Je crois que vous ne devez point vous gêner pour l’oraison. Il ne la faut pas faire trop longue de suite (cela vous nuirait à l’intérieur et à la santé), mais par reprise, comme un enfant qui n’est pas capable d’une longue et forte application [et] qui fait, comme en badinant et en jouant, ce que l’on veut de lui. Tous les effets que vous ressentez et qui sont causés par le réveil des répugnances, viennent à mesure que l’intérieur se dessèche : cela augmentera, loin de diminuer. Et c’est par toutes ces choses, qui paraissent défectueuses au-dehors, qu’elles se détruiront elles-mêmes, mais après en avoir été bien exercé, et cela très longtemps. Car les sentiments se réveillent, selon le tempérament d’un chacun : dans les uns, plus les désirs que les répugnances, et dans les autres, plus les répugnances que les désirs. Ces défauts extérieurs vous apetisseront4 note beaucoup, et vous ôteront quantité d’appuis secrets.

Ce qui est le plus difficile en cet état, c’est de conserver ce que l’on doit aux autres pour ne les pas trop peiner. Je crois que vous suppléez au défaut de votre naturel par votre honnêteté, et quelque chose qui raccommode dans leur cœur les plaies que vous pourriez y avoir faites.

La confusion que l’on ressent est la plus forte preuve de l’amour propre. J’ai éprouvé autrefois que le souvenir d’une chose que j’avais faite me couvrait, étant seule, d’une rougeur ; mais la mort détruit tout cela. Il est très vrai que la violence que l’on se fait pour se vaincre est infiniment plus facile que celle de se supporter dans des défauts extérieurs qui, paraissant aux yeux de tous, causent beaucoup d’humiliation, et où cependant il faut bien se donner de garde d’y mettre la main par nous-mêmes, puisqu’ils sont comme un préservatif, qui empêche la corruption de l’orgueil. On ne saurait croire combien ces défauts sont utiles. Quoique cela soit de la sorte, les vouloir entretenir ou ne les vouloir pas changer dans le moment, lorsque l’on en a la vue, serait mal fait et se méprendre. Je sais que vous ne le faites pas. Je vois que Dieu vous donne tous les principes de la pure vertu et vous met dans la vérité simple, qui croit d’autant plus chez vous que les lumières et les goûts s’évanouissent.

Pour ce qui regarde la personne dont vous avez eu la lettre5, il a été assez de temps dans un état de foi dépourvu de lumière et exercé d’une étrange sorte, car il y a peu d’âmes que Dieu ait exercées aussi fortement que celle-là. Mais, comme sa première voie avait été de lumière, Dieu en ses derniers temps a permis qu’il ait été exercé par de fausses lueurs et tantôt par des lumières véritables, afin que la fausseté des unes et la vérité des autres le tinssent comme en l’air et lui fissent perdre un goût caché dans ce qui est certain, et aussi l’appui dans la vérité de la foi qui lui avait été découverte. Comme cela a été accompagné d’exercices étranges au-dehors et au-dedans, et d’une démission entière qui l’a exercé longtemps par l’indifférence à croire et ne croire pas, et par la privation des lumières (ce qui lui paraît un très bon état et plus sûr), il a ensuite été exercé par le retour de ces lumières et par leur importunité; et cela même a aidé à la mort. Mais, comme à présent cela lui serait nuisible, lorsqu’il forme des espèces, on les lui ôte pour le mettre de nouveau dans l’état du rien et du néant, où toutes alternatives et vicissitudes se perdent pour toujours dans l’immobilité divine6.

J’ai beaucoup goûté votre lettre7 : elle m’a réveillé un certain goût secret que j’ai ordinairement pour votre âme, lorsque je pense à vous, que je n’ai de même pour nul autre, et qui m’est un témoignage qu’elle est comme Dieu la veut. Vous ai-je dit qu’il y a huit jours que vous me fûtes donné en songe, sous la figure d’un bassin de glace ? Tout autour c’était une glace pure et dure comme du cristal, et le milieu était une eau pure et profonde, mais elle était retenue par ces glaces, qui l’empêchaient de s’épancher au-dehors. Quelques personnes admiraient le présent qui m’avait été fait : quelques-uns l’estimaient mille écus, et d’autres douze mille livres ! Je fus certifiée que c’était la figure de ce que vous êtes à présent : une eau vivante et profonde, quoique toute entourée de glace. Mais cette eau ne se communiquera au-dehors que par la rupture de cette belle glace, ce qui paraîtra aux yeux peu éclairés une fort grande perte. Ce 27 juillet 16898.

- Dutoit, t. III, Lettre LXXVII, p.329-339 - Masson, Lettre XCIV, p.228-235.

1Sur ces « réveils » de Mme Guyon pour Fénelon, v. Vie 3.10.1 : « Cela était souvent en sorte que je ne pouvais parler et je me tirais à l’écart pour me laisser posséder à Dieu et Le laisser opérer en moi pour lui tout ce qu’Il voulait. Il y avait des moments où l’on me réveillait avec une promptitude extrême, et je le trouvais tout prêt à recevoir, alors il recevait ; mais quelquefois je sentais cet écoulement comme suspendu, et j’éprouvais qu’il était alors mis en sécheresse. »

2Elle le lui donnera en effet plus tard ; voir Lettre D5.56.

3Sur le peu de goût de Fénelon pour les commentaires allégoriques de la Bible, voir Lettre D5.13.

4Rendre plus petit.

5Voir Lettre précédente.

6« Quand nous n’avons plus aucune volonté pour le temps, nous entrons dans celle de Dieu, et nous devenons en quelque sorte, comme lui, immobiles et éternels » (Fénelon, Lettre à Mme de Maintenon du 1er janvier 1693).

7La lettre précédente.

8Cette lettre est à la fois une réponse à la lettre précédente et l’exposé promis au lendemain de l’entrevue ; voir Lettre de 23 juillet.

.  À Fénelon. Fin juillet ou début août 1689.

Libérer la spontanéité.

La purification doit toujours être conforme à l’état de l’homme. Lorsqu’il est beaucoup actif, il faut qu’il soit purifié plus activement ; et, à mesure que sa disposition devient simple, il faut que sa purification la devienne, de sorte que tout ce qui sert à purifier une âme multipliée, salirait celle qui est devenue déjà simple. La manière dont on en use après les fautes, salit souvent plus que la faute. Lorsque Dieu devient le principe de l’âme, Il la purifie Lui-même, et Il ne veut pas qu’elle soit si hardie que d’y mettre la main. Il faut être passif dans la conduite comme on l’est dans l’état.

Vous avez agi par votre sagesse, et vous avez bien fait, parce qu’étant alors tout à fait maître de vous-même, il fallait agir en homme raisonnable. À présent que Dieu est plus maître chez vous, il faut agir par abandon et suivre sans hésiter le premier mouvement, lorsqu’il est subi et comme tout naturel, car il y a de certains mouvements qui sont précédés et accompagnés d’émotions : ils ne sont pas de ces premiers mouvements dont je parle, puisque l’on sent bien qu’ils ont un principe vicieux. Mais, lorsqu’en suivant simplement ce mouvement, il vient des pensées de complaisance, il faut les laisser passer, car elles ne sont ordinairement causées que par un effet de la malice du démon qui veut par là empêcher l’âme de les suivre, la brouillant par la crainte qu’ils ne soient imparfaits. Mais, lorsqu’elle est fidèle à agir sans réflexion, tout cela tombe de soi-même ; et cette malignité, qui accompagne ordinairement nos meilleures actions, lorsqu’on les fait avec application, se perd par cette conduite, et l’innocence est mise en la place.

Il ne faut pas craindre de faire en cela de fausses démarches, car la sagesse de Dieu en cela ne nous manque pas et ce qui paraîtrait gâté à notre vue, est très bien fait selon Dieu. Et l’on voit dans la suite que l’on a fait ce que l’on pouvait et devait faire. Il est d’une extrême conséquence que vous en usiez de la sorte : vous ne vous méprendrez pas, et vous ferez immanquablement ce que Dieu veut de vous1.

- Dutoit, t. III, Lettre LXXXI p.342 - Masson, Lettre XCV, p.235-236.

1Cette lettre répond à une lettre perdue de Fénelon. Elle est vraisemblablement des derniers jours de juillet ou des premiers d’août. [M].

.  À Fénelon. Début août 1689.

Connaître et aider les âmes sur un fond de foi nue ou plutôt d’anéantissement qui exclut ce qui se peut nommer.

Il y a en moi deux états, qui n’en composent cependant qu’un : l’essentiel qui est toujours une foi nue, pure, ou plutôt un anéantissement total qui exclut toute distinction, tout ce qui est et subsiste, en quelque chose que ce soit, tout aperçu, tout ce qui se peut dire et nommer, l’âme subsistant en Dieu en pure perte, ou plutôt en total anéantissement. Il y a aussi un état accidentel qui est ce que j’éprouve pour les autres, qui me fait goûter et connaître leur état et tout ce qui les concerne, ce qui donne des distinctions, songes, connaissances, etc. ; mais cela est séparé du fond immobile et n’a nul rapport avec lui, de sorte que ces connaissances ne sont point des lumières et illustrations qui donnent une disposition particulière à l’âme, comme celles qui sont reçues dans les états inférieurs qui, faisant une constitution à l’âme, l’altèrent et l’arrêtent, parce que cela la tire de sa générale nudité.

Le don d’aider aux âmes sans paroles et en pure communication intime est des plus rares et des plus purs, et où la créature a moins de part ; et Dieu ne le donne que pour des âmes qu’il destine à un don singulier de nudité de foi, et à ne point agir par l’entremise des sens et des organes. On a voulu que je vous dise cela, et ce passage d’Isaïe : Celui qui était étranger de moi sera joint à moi, celui que tu ne connaissais pas, etc.

- Dutoit, t. III, Lettre CXXIII, p.541-542 - Masson, Lettre XCVI, p.236-237.

.  De Fénelon. 11 août 1689.

Six degrés ou états ; difficultés portant sur la désappropriation et sur les ténèbres de la pure foi.

Je comprends et je goûte, Madame, beaucoup de choses dans ce dernier écrit, que vous avez la bonté de m’envoyer sur les divers états de la voie et de la pure foi1. Agréez que je vous dise ce que j’en entends et ce que j’aurais besoin d’en entendre plus distinctement.

Pour l’état d’une âme que Dieu tire du péché et qu’il avertit par les sentiments ordinaires de pénitence, je ne le compte point2, parce qu’il n’a rien de particulier par rapport à la voie dont nous parlons, et qu’il est commun à toutes les voies différentes de grâce.

Le premier degré qui commence à distinguer cette voie est donc le recueillement et l’oraison simple, où l’on se sent attiré à mortifier les sens extérieurs, mais d’une manière active, quoique moins multipliée3, c’est-à-dire que dans ce degré il y a trois circonstances : une oraison moins multipliée, une mort qui se répand dans les sens extérieurs, enfin une activité par laquelle on tend à cette simplicité et à cette mort des sens extérieurs.

Le second degré est celui de la foi passive4, où Dieu ôte peu à peu les goûts sensibles, en sorte qu’on perd peu à peu les sentiments intérieurs, comme on perdait dans le degré précédent les extérieurs, mais avec cette différence, que dans le degré précédent on mourait par effort et par vue active aux sens extérieurs, et que, dans ce second degré, on meurt au goût et aux sentiments intérieurs d’une manière qui commence à être passive, c’est-à-dire qu’au lieu que dans l’autre degré, par un goût intérieur qui était sensible, on agissait avec force sur soi-même pour mortifier ses sens, dans le second degré, on laisse l’Esprit de grâce amortir peu à peu les goûts sensibles et intérieurs qu’on avait eus jusqu’alors pour les vertus.

Le troisième degré est un dépouillement universel5, qui se fait peu à peu des dons aperçus. Comme le degré précédent avait déjà ôté les dons sensibles et intérieurs, ainsi dans ce troisième degré la foi qui commençait déjà à être sèche et dépourvue des goûts sensibles, devient peu à peu nue, en sorte qu’elle parvient enfin à n’avoir plus rien qui se fasse apercevoir à l’âme. Tandis que l’âme aperçoit sa foi, quoique sèche, et son abandon, - quoiqu’elle ne goûte rien de sensible ni dans les sens extérieurs, ni même dans l’intérieur, - elle se soutient par la vue des dons qu’elle aperçoit : plus ils sont purifiés du sensible, plus ils donnent à l’âme, malgré leur sécheresse, la confiance qui la peut soutenir, car elle se rend ce témoignage que ces dons pour être plus secs n’en sont que plus purs. Il faut donc un plus profond dépouillement pour l’arracher à elle-même et pour lui ôter sa propre vie : c’est ce que Dieu fait en lui ôtant peu à peu dans ce troisième degré tout son aperçu, comme Il lui avait ôté dans le second tout son sentiment intérieur.

Le quatrième degré est celui de la mort6 : il consiste dans une entière extinction de toute répugnance à tous les divers moyens dont Dieu se sert pour désapproprier l’âme d’elle-même . En cet état, l’âme, qui avait été jusqu’alors, pendant le degré de nudité, dans les douleurs de l’agonie par les derniers dépouillements qu’elle avait soufferts, expire enfin, c’est-à-dire qu’elle cesse à7 répugner à tout ce que Dieu veut en elle : dès ce moment, elle est comme un corps mort, insensible à tout, qui ne résiste à rien et que rien n’offense.

Le cinquième état est celui de résurrection8, où Dieu rend peu à peu à l’âme, et avec une alternative de vie et de mort, tout ce qu’Il lui avait ôté dans le troisième degré, qui est celui de la nudité, c’est-à-dire que Dieu, après avoir peu à peu arraché à l’âme tout son senti ou aperçu, après l’avoir mise dans l’entière cessation de toute action propre pour la désapproprier9 de son mouvement naturel et propre, lui rend en passiveté tout ce qu’elle avait autrefois dans son activité. Au lieu qu’avant la mort et le dénuement, elle agissait par elle-même pour le reste, alors elle ne fait plus que laisser faire à Dieu tout ce qu’Il veut en elle. Mais, comme la mort mystique n’opère dans cette âme qu’une extinction de toutes répugnances à tous les divers moyens dont Dieu peut se servir pour la désapproprier d’elle-même, et qu’en cet état elle n’a fait que cesser d’agir d’une action propre, et pour recevoir passivement toutes les impressions de Dieu, il reste encore, pour une entière désappropriation, à la faire agir d’une manière purement passive. Pour entendre ceci, il faut se représenter qu’il y a dans l’état passif, comme dans l’actif, l’agir et le pâtir : on agit activement quand on agit par sa propre action ; on pâtit activement quand on reçoit quelque impression par un consentement fait avec propriété ; de même, on agit passivement quand on agit par une action qu’on ne se donne point à soi-même, et qu’on reçoit de l’impression de Dieu; on pâtit aussi passivement quand on ne fait simplement que céder à quelque impression divine qui ne porte à aucune action. Cela posé, je dis qu’il me semble qu’après que l’âme, par le dénuement et par la mort, a perdu toutes répugnances aux impressions de Dieu pour se désapproprier d’elle-même, - et qu’ainsi elle est demeurée paisible, immobile, indifférente, patiente dans cet état passif, - iI reste encore une dernière chose pour mettre le comble à sa passiveté, qui est qu’elle devienne passivement active, c’est-à-dire qu’elle soit aussi souple à toutes les actions que Dieu lui donnera, qu’elle a été jusqu’alors souple à toute inaction, à toute privation, à toute la suspension ou toute la souffrance où Dieu l’a mise jusqu’à la mort. Ainsi ce cinquième degré de résurrection est un degré où l’âme souffre encore pour achever de se purifier et de se désapproprier d’elle-même par l’action, comme elle s’était désappropriée auparavant par la non-action.

Le sixième et dernier état est celui où l’âme, ayant achevé de ressusciter et de recevoir la vie divine en la place de la vie propre, se trouve anéantie et transformée10 : elle est alors anéantie, parce qu’il ne lui reste plus rien de sa volonté propre, ni pour agir ni pour pâtir ; elle est transformée, parce que la vie et la volonté de Dieu sont en la place de la sienne propre. C’est l’état de saint Paul, qui vivait, mais ce n’était plus lui : c’était Jésus-Christ, vivant dans sa volonté morte à tout11. Alors l’âme, - qui avait demeuré si longtemps à mourir avec tant de douleur à sa propre action, et qui ensuite avait encore demeuré si longtemps à mourir à son inaction et à reprendre l’action rendue sans propriété, - commence à agir et à pâtir indifféremment sans aucune peine, selon que l’un ou l’autre a lieu en chaque occasion. Elle n’a plus rien à souffrir pour elle-même, parce qu’elle n’a plus ni propriété ni répugnance : il ne lui reste à souffrir que pour la lenteur des âmes qui lui sont données12, et qui ne veulent et ne peuvent encore seconder toute l’activité divine qu’elle reçoit pour de tels enfants.

Le sixième degré d’anéantissement, ou transformation13, est le dernier, après lequel il ne reste plus que la gloire des bienheureux. Mais on avance à l’infini dans ce degré à mesure que l’âme, se délaissant davantage au mouvement divin, s’élargit aussi d’avance pour recevoir en plus grande abondance le même mouvement. Il n’y a que cet état où l’on soit parfaitement à Dieu, parce que, dans le passage de la mort à la transformation qu’on nomme la résurrection, et qui est le cinquième, l’âme n’est pas encore désappropriée : quoique dans la mort il ne lui reste plus de répugnance pour tout ce que Dieu fait, Lui seul, en elle, il lui reste encore quelque défaut de souplesse pour tout ce que Dieu voudra en elle et par elle. Mais, quand toute propriété active et passive est détruite par la résurrection consommée, alors cet état devient une transformation, en sorte que l’âme n’aperçoit et ne trouve plus vouloir d’autre volonté que celle de Dieu : Dieu devient l’âme de cette âme, elle n’a qu’à agir naturellement, et elle se trouve arrêtée avec douleur toutes les fois qu’on lui veut faire vouloir ce que Dieu ne veut pas. Mandez-moi, si j’ai bien compris votre écrit.

Il me reste deux difficultés : l’une sur la désappropriation de la volonté, l’autre sur les ténèbres de la foi.

Pour la désappropriation de la volonté, je ne la puis croire entièrement parfaite au moment de la mort mystique. Voici mes raisons. L’âme a encore besoin d’être purifiée dans sa résurrection14 ; or est-il que purifier, c’est ôter quelque impureté ; l’âme n’a rien d’impur que la propriété volontaire ; je dis la propriété volontaire, car il n’y a plus de vraie propriété où il n’y a plus d’aucune volonté propre15 ; il faut donc qu’il reste, après ce qu’on appelle la mort, quelque reste de la volonté propre, qui souille encore un peu l’âme et qui a besoin d’être purifié : c’est ce que vous nommez rouille, mais c’est une comparaison qui, quoique bonne, ne montre pas exactement la nature de cette impureté. L’âme, étant un pur esprit, n’a point de rouille16, mais elle a un reste d’attachement à elle-même que nous appelons propriété, et qui la ternit comme la rouille ternit les corps. Je ne puis rien comprendre d’impur dans l’âme que ce qui est volontaire et de propriété : je conclus donc qu’aussitôt que l’âme sort d’elle-même, elle entre immédiatement en Dieu. Je dis bien davantage, car je soutiens qu’elle ne peut sortir d’elle qu’autant qu’elle entre dans Dieu, et qu’elle n’achève de sortir d’elle que quand elle achève de se perdre en Dieu. Quoique l’ouvrage de la grâce paraisse toujours commencer par le dépouillement et par la privation, et que la possession ne vienne qu’ensuite, iI est pourtant vrai dans le fond qu’on ne se vide de soi qu’à mesure qu’on se remplit de Dieu. Ce n’est pas le vide de l’âme qui attire la plénitude de Dieu, car comment se viderait-elle seule si Dieu même n’y était pas pour la vider ? Mais c’est la plénitude de Dieu, qui, entrant, se fait faire place à la plénitude. Ainsi le cœur n’est jamais un instant vide : Dieu Se l’ouvre Lui-même, en poussant au-dehors l’amour propre qui remplissait l’espace17. Être en Dieu, c’est être entièrement désapproprié de sa volonté, et ne vouloir plus que par le mouvement purement divin : c’est ce qui n’arrive à l’âme que par l’anéantissement, transformation et résurrection consommée.

Ma seconde difficulté est sur les ténèbres de la foi18. La foi ne consiste point à ne rien voir du tout ; il y aurait de l’impiété à le croire, car il faut bien se garder de confondre la foi avec le mouvement aveugle des fantasques ou faux inspirés. L’obéissance de la foi est raisonnable selon saint Paul19; et, comme [dit] saint Augustin, rien n’est si raisonnable que le sacrifice que nous faisons à Dieu de notre raison20. La foi est obscure, parce qu’elle nous fait soumettre par son autorité à croire et à faire les choses qui vont au-delà de toutes nos lumières naturelles ; mais, d’un autre côté, elle est très claire, puisqu’elle n’exige le sacrifice de notre raison qu’en faveur d’une autorité toute divine, qu’elle nous montre clairement, qui est au-dessus de notre raison même. Je ne crois pas l’Évangile parce qu’il est obscur ; au contraire, je surmonte son obscurité, qui est une raison pour ne pas croire, à cause de l’évidence des miracles et des prophéties qui me rendent clair ce qui est obscur dans les mystères21. Comprendre autrement la foi, c’est manifestement la renverser. Il faut donc que la foi, pour être vraie et pure foi, soit tout ensemble obscure et lumineuse par l’évidence de l’autorité divine que nous proposent ces mystères. Ne croire que ce que la raison comprend, ce n’est pas foi, c’est philosophie ; croire sans comprendre ni ce qu’on croit, ni pourquoi on croit, ni si c’est Dieu qu’on croit, ce n’est plus ni raison, ni foi, c’est fanatisme, c’est enthousiasme extravagant22. Voilà le principe fondamental non seulement de la foi, mais encore de toutes les démarches de la pure foi.

En quoi consiste donc cette conduite de la pure foi, qui va toujours par le non-voir, comme disent le bienheureux Jean de la Croix et les autres ? Le voici : c’est que l’âme voyant clairement la vérité de l’Évangile et étant certaine que Dieu parle aux hommes, elle se laisse aller sans mesure23 et sans réflexion à l’impression de ces vérités. Sa conduite est tout ensemble raisonnable et obscure : raisonnable puisque la voie de la pure foi où elle marche, et qui n’est autre que la pure perfection de l’Évangile24, lui est certifiée par l’autorité de l’Évangile et par tous les principes de la sainte théologie. - Je dis ceci parce qu’il est certain que les âmes intérieures doivent toujours soumettre, autant qu’elles sont libres, tous leurs attraits et toutes leurs expériences aux décisions de l’Église, leur Mère, qui est, selon la promesse de Jésus-Christ dans l’Évangile, plus assistée du Saint-Esprit pour décider sur la doctrine, que tous les saints les plus éclairés ensemble ne le seraient avec toutes leurs expériences intérieures : aussi les âmes les plus intérieures et les plus éprouvées dans la nuit de la foi ne cessent jamais d’avoir une entière certitude de leur voie, qui se réduit à la règle de la foi décidée par l’Église et à la simplicité de ses enfants pleins de soumission.- Cette conduite est en même temps obscure, parce que les choses proposées sont aussi incompréhensibles que l’autorité qui les propose est certaine; aussi tout se réduit à la définition que saint Paul donne de la foi : c’est une conviction des choses qui ne paraissent pas, voilà la certitude de l’autorité25. Des choses qui ne paraissent pas, voilà l’obscurité des mystères. Si je suis sûr d’un guide, je m’abandonne à lui dans un chemin que je ne connais pas : le chemin m’est obscur, le guide m’est clair. Le chemin de la foi est ténébreux et impénétrable, mais Dieu, qui est le guide, nous le rend clair par Son autorité : c’est pourquoi saint Paul dit : Je sais à qui je me confie26. Vous-même, dans l’état de la foi dénuée, dites tous les jours : « Je ne puis résister à Dieu. » Vous savez donc que c’est Dieu qui vous mène, quoique vous ne sachiez pas où est-ce qu’Il vous mènera27. Il n’y a donc jamais de foi qui n’ait effectivement sa certitude, mais c’est une certitude sur laquelle on ne peut pas toujours réfléchir. Dans le temps de la tentation, la certitude demeure, mais on ne saurait en faire usage pour se calmer. Elle demeure si bien qu’on ne voudrait pas pour un bonheur éternel sortir un moment de cet état, tant il est vrai que la conviction qui fait la foi, quoique enveloppée, demeure toujours inaltérable. Mais, comme je l’ai dit, Dieu ne permet pas alors qu’on puisse réfléchir expressément sur elle, pour se rendre témoignage à soi-même qu’on la possède : ce retour serait une propriété, qui empêcherait l’âme de se déprendre d’elle-même.

Remarquez encore la certitude de la voie ou la certitude de son propre salut28. Il n’est pas nécessaire qu’on ait toujours la certitude de son salut : au contraire, l’état de cette vie demande qu’on en soit privé, et l’état des âmes que Dieu veut perfectionner, demande que dans ce doute elles fassent sans réserve un sacrifice d’abandon sur leur éternité29. Il est donc vrai qu’il vient un temps où Dieu se cache30, où l’on ne sait si on L’aime ou si on En est aimé. On sait bien certainement en général que la voie est de Dieu, mais on ne sait pas si on la suit. Je comprends que Dieu pousse quelquefois jusqu’à certaines extrémités où l’on ne voit plus aucunes traces du chemin et où il faudra, quoi qu’on fasse, hasarder son éternité. Mais alors ce n’est pas l’indifférence de tomber dans l’illusion ou de n’y tomber pas, qui mène librement dans cet état de doute et de hasard : au contraire, on y est poussé violemment et involontairement par une puissance supérieure, qui ne laisse aucune relâche. Alors, quoi qu’on fasse et quelque parti qu’on prenne, on croit tout hasarder, on croira même que tout est perdu31. Mais remarquez qu’alors, quoi qu’on fasse, ce n’est pas l’âme qui quitte sa lumière, c’est la lumière qui la quitte tout à coup malgré elle, encore même laa lumière pure et véritable ne quitte jamais, car, comme nous le disions, si on lui proposait ce qui serait véritablement mal, sa conviction intérieure se réveillerait, elle dirait : j’aime mieux mourir que de résister à Dieu et de violer la loi. Dieu donc prend plaisir à l’embarrasser, pour la réduire à lui sacrifier son éternité tout entière.

Mais, dans cette agonie, elle tient toujours par le fond de la volonté à tout ce qui lui paraît le plus droit selon Dieu. Si elle ne peut plus suivre Dieu clairement à la piste, elle va du moins à tâtons le plus près qu’elle peut de Lui. Il y en a là assez pour trouver la certitude de la conscience dans cette droiture d’intention, pendant que d’un autre côté cette âme, faute de pouvoir réfléchir sur sa droiture d’intention et sur sa conviction certaine, ne laisse pas de se croire aussi perdue pour l’éternité que si elle avait abandonné toute droiture et toute règle de conscience. Mais en cet état même, tout ténébreux qu’il est, il y a une lumière simple et sans retour de l’âme sur elle, qui est plus pure, plus lumineuse, plus certifiante et plus chère à l’âme que toutes les consolations et toutes les certitudes sensibles des autres états : ce qui paraît par son horreur pour d’autres choses vraiment mauvaises. D’où je conclus que l’état de la pure foi n’exclut jamais la raison. II exclut bien la raison de propriété, c’est-à-dire cette sagesse par laquelle on est sage à soi-même, comme dit l’Ecriture32. Il exclut cette sagesse intéressée, qui veut toujours s’assurer pour soi et se répondre à soi-même de son assurance, pour en jouir avec une pleine propriété. Mais il n’exclut jamais cette raison simple et sans réflexion sur elle-même, qui tend toujours à ce qu’elle aperçoit de plus droit. Ce n’est pas qu’elle y tende par des raisonnements multipliés et réfléchis : encore une fois, tout cela n’est pas la raison, mais l’imperfection de la raison même33.

Il s’ensuit de ces principes que la plus pure foi sans raisonnement est non seulement raisonnable, comme saint Paul nous l’assure, mais encore que c’est le comble de la raison parfaite. Dieu mettant dans les sens extérieurs et même intérieurs une violente tentation, qui semble rendre présentes et agréables les morts les plus horribles, en même temps l’âme, par sa simplicité et par la conduite de Dieu qui la veut cacher à elle-même, ne pouvant réfléchir sur son propre état pour apercevoir sa droiture et sa certitude de conscience, elle marche avec une lumière très pure, sans pouvoir se dire à elle-même que c’est une lumière. Ainsi elle a toute la clarté et toute la certitude qu’il faut pour une conscience droite, et tout ce qu’elle fait est la plus pure raison : elle ne manque que de clarté réfléchie, que la nature voudrait avoir pour s’appuyer sur sa propre vertu par un mouvement de propriété. Ce 11 août.

- Dutoit, t. V, XLIV, p. 308-326 - Masson, XCVII, p. 237-252 - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 79.

On se reportera au commentaire très riche d’Orcibal que nous reprenons brièvement dans les notes qui suivent, ainsi qu’au Petit abrégé… (réédité en fac-similé : J.M. Guion, Les Opuscules Spirituels, Georg Olms Verlag, 1978 ; réédité modernisé, sous le titre : Le Moyen court et autres récits[…], M.-L. Gondal, Millon, 1995).

a même [que] laa : la restitution [que] de Masson ne s’impose pas ; v. les lettres de Fénelon du 16 avril 1689 (« encore même il me semble… ») et du 10 octobre 1689 (« encore même j’ai une chose… »).

1Le Petit abrégé de la Voie et de la Réunion de l’âme à Dieu (v. Les Opuscules Spirituels, op. cit., t. II, p. 315-348).

2Le Petit Abrégé précise que « le premier degré est le retour à Dieu ». Fénelon « ne le comptant pas », ses numéros sont inférieurs d’une unité à ceux de Mme Guyon.

3Sa correspondante avait déjà employé ces termes dans sa lettre du 27 juin 1689 : « Dieu met quelquefois tout en acte dans une simplicité divine, sans que cette action trouble le repos parfait : c’est le repos en Dieu même, où l’âme est rendue active et multipliée sans être moins simple et nue, et cela en participation de la divinité : Dieu est simple et multiplié. »

4Abrégé : « Troisième degré : déchet d’activité et de forces par une passivité savoureuse; destruction des sentiments intérieurs ».

5Abrégé : «  Quatrième degré, de foi nue : double dépouillement, le douloureux et le languissant ».

6Abrégé : «  Cinquième degré, ou état de mort mystique. Cette mort est souffrante jusqu’à sa consommation ».

7Plusieurs verbes se construisaient alors avec à, et actuellement avec de.

8Abrégé : « Résurrection de l’âme ».

9Désappropriation, mot capital de la spiritualité de Mme Guyon et de Fénelon.

10Abrégé : « Fécondité de l’âme transformée ».

11Galates, 2, 20. Souvent cité par Madame Guyon.

12Abrégé : « Etat souffrant pour autrui ».

13Abrégé : « Sa transformation [de l’âme] et comment connue. Étendue de l’âme transformée dans la volonté de Dieu ».

14C’est le cinquième degré de la voie dont il a été question un peu plus haut.

15Fénelon insiste sur le mot « volontaire » qui maintient la purification sur le plan du moralisme augustinien.

16« Mais après la mort, qui est aussi ce qui fait que l’âme sort d’elle-même, c’est-à-dire qu’elle perd toute propriété, quelle qu’elle soit [...] l’âme est bien sortie d’elle-même, mais elle n’est pas d’abord reçue en Dieu. Il lui reste encore un je ne sais quoi, un reste d’homme, une forme ; cela se perd. C’est une rouille qui est détruite par une peine générale, indistincte, qui ne regarde nuls moyens de mort, puisqu’ils sont tous outrepassés et finis, mais un défaut d’aisance, parce qu’étant chassé de chez soi, on n’est pas encore reçu dans l’Être originel » (Abrégé, I, § V, p. 334 sq.).

17Ce brillant développement reprend une idée fameuse de saint Bonaventure : on ne possède pas Dieu, on est possédé de Lui.

18L’âme « éprouve aussi que, sans nulle lumière distincte et toute pleine de sécheresse, elle ne laisse pas d’être éclairée, car cet état est lumineux en lui-même, quoiqu’il soit si obscur par rapport à l’âme qui le possède… » (Abrégé, I § I et II, p. 320).

19Rom., 12, 1 : « Je vous supplie donc, mes frères, par la miséricorde de Dieu […] de lui rendre un culte spirituel. » (Amelote).

20[…] Le principe que pose ici Fénelon se retrouve dans deux inédits du ms. Le Brun […] Le texte Sur la raison affirme en effet que « l’unique usage que nous puissions faire de notre raison est d’y renoncer » et n’y joint que le correctif : « La religion n’est pas contre la raison, ce serait contre Dieu, mais contre la courte raison de toute créature, et surtout la raison dépravée par le péché ». Nous ne croyons pas aveuglément, puisque nous y sommes poussés par les marques de l’autorité divine, telles que les miracles. Néanmoins Dieu commence par aveugler, comme Il fit pour saint Paul au chemin de Damas (p. 64-68). Les pages intitulées Jésus-Christ est la lumière de tout homme qui vient en ce monde posent encore plus nettement que « comme il n’y a qu’un soleil », il existe « une seule raison éternelle, Jésus-Christ [...] Nous ne sommes véritablement raisonnables qu’en tant que nous consultons cette Raison suprême pour y conformer la nôtre » (p. 14-18).[O].

21L’apologétique de Fénelon n’aura jamais rien de fidéiste.

22Ces deux termes, alors courants dans les polémiques religieuses, sont très éloignés de leurs sens actuels : ils caractérisent les visions, transports ou délires de ceux qui croient avoir des inspirations divines.

23Mesure : disposition prudente.

24Prise de position caractéristique sur un problème qui a fait couler beaucoup d’encre au xxe siècle. Fénelon ne met pas de différence entre les états mystiques et la charité héroïque à laquelle tous les chrétiens sont appelés. C’est ce que Henri Bremond appellera « panmysticisme ». Bossuet n’y verra au contraire que des grâces gratis datae. Voir H. Sanson, Saint Jean de la Croix entre Bossuet et Fénelon, Paris, 1953, p. 69 sqq. [O].

25Heb. 11, 1. : « Or la foi est la subsistance des choses que nous espérons, et l’évidence de celles que nous ne voyons pas. » (Amelote). - Expliqué ensuite, ce qui nous conduit à modifier la ponctuation donnée par Dutoit-Masson-Orcibal.

26II Timothée, 1, 12.

27Dans une lettre suivante (seconde quinzaine d’octobre 1689), Mme Guyon précise : « Si, en marchant par le sentier de la foi, on était toujours certain que c’est Dieu qui nous conduit, il y aurait peu d’épreuves à soutenir, et l’on ne se perdrait jamais…»

28Thème classique de la controverse anti-protestante que Fénelon met au service du désintéressement mystique.

29Point que Fénelon traitera dans l’article X, Vrai, des Maximes des Saints : ce sera le plus attaqué.

30Mme Guyon a repris rarement l’expression « Dieu se cache » : dans la lettre précédente du 15 juin 1689, dans la première des 21 lettres spirituelles de Madame Guyon publiées dans le DM et dans la lettre D1.128 (ces deux dernières lettres seront publiées dans notre vol. III).

31Mme Guyon avait exprimé quelques mois auparavant (lettre à Fénelon D1.102 qui suit celle du 9 avril) des vues analogues, mais en leur donnant un tour plus abrupt : « Cette volonté essentielle […] quoiqu’elle soit très certaine et infaillible en elle-même, laisse cependant mille incertitudes à l’âme qui la possède. La certitude lui serait un appui et empêcherait sa perte totale : elle ne trouve son assurance que dans son désespoir absolu.» La « volonté essentielle » apparaît souvent : lettre du 12 décembre 1684 à son frère dom Grégoire Bouvier, lettres à Fénelon D1.102, de l’automne 1689, du 22 ou 24 mars 1690.

32Prov., 9, 12.

33Mme Guyon répond dans la lettre qui suit : « Je n’ai jamais prétendu que la foi ôtait la raison, quoique son principal effet soit d’ôter le propre raisonnement… » De même au duc de Chevreuse : «J’écris souvent qu’il faut perdre la propre sagesse et la propre conduite. C’est Jésus-Christ, Sagesse incarnée, S’emparant de nous-mêmes et voulant nous conduire selon Sa volonté, [qui] veut que nous perdions tellement toute vue de conduite que nous nous laissions conduire de moment à autre dans un abandon total [...] Dieu nous réveille sur tout ce qu’il faut faire et dans le temps qu’il le faut faire.» (Lettre du 6 décembre 1692, A.A.-S. pièce 7275). Il s’agit pour Madame Guyon comme pour Fénelon d’éviter la raison propre comme l’amour propre.

.  À Fénelon. 12 août 1689.

On ne peut mieux prendre les choses que vous le faites : je les entends comme vous l’exprimez. Mais, pour répondre à vos difficultés, je vous dirai premièrement que je n’ai jamais prétendu que la foi ôtât la raison, quoique son principal effet soit d’ôter le propre raisonnement sur les choses pour ne les plus voir par les yeux de la raison humaine, ni même par ceux de la raison illuminée, mais par ceux de la sagesse de Jésus-Christ qui devient le conducteur et le moteur de l’âme. C’est pourquoi l’état de pure foi se termine à celui de Jésus-Christ, Sagesse éternelle. Mais, de même que Jésus-Christ a été scandale aux Juifs et folie aux Gentils, de même les effets de la plus pure sagesse ne paraissent pas tels à ceux qui sont pleins de la sagesse de la chair qui doit être détruite pour laisser régner Jésus-Christ seul. C’est pourquoi il est écrit que la perdition et la mort ont dit : nous avons ouï le bruit de sa réputation1.

Pour vos deux difficultés sur la désappropriation de la volonté et sur les ténèbres de la foi, je répondrai l’un après l’autre ce que Notre Seigneur me donnera, vous priant, s’il vous reste quelque doute, de me le dire ou, si je me méprenais en quelque chose, de me le faire savoir, car je suis persuadée que si nous n’étions pas d’accord, ce serait faute de m’exprimer avec assez de netteté.

Il est certain que la désappropriation n’est pas parfaite au moment de la mort2, quoique l’âme soit très certainement désappropriée. Elle est désappropriée de toutes les résistances ou répugnances à se laisser arracher tout ce qu’elle possédait, et c’est ce qui fait la mort, qui la rend de la manière que vous l’exprimez. Elle est morte à tout vouloir de retenir et conserver ce qui lui paraît le plus absolument nécessaire, s’étant laissé arracher tout ce qui la retenait vivante en ces bonnes choses où Dieu la poursuit sans miséricorde, jusqu’à ce qu’Il l’ait entièrement bannie de chez elle. Cela s’opère bien par une opération de la grâce de Dieu, d’autant plus grande qu’elle est plus cachée : car la grâce des grâces est l’entière désappropriation qui nous arrache impitoyablement ce que nous possédons. Mais l’âme, quoique remplie de grâce et de charité, n’est pas pour cela passée en Dieu et perdue en Lui.

Ce qui lui reste à purifier après la mort est un reste de tendance pour les choses perdues et possédées ; et quoiqu’elle ne les possède plus propriétairement, elle a une vue de réflexion pour ces choses qui la fait hésiter de tourner en arrière et la porte souvent à se reprendre lorsqu’elle n’est pas trop éloignée d’elle-même.Si cela n’était pas, elle ne pourrait plus déchoir ni jamais se reprendre. La femme de Lot ne put s’empêcher de regarder derrière elle, ni les Israélites de regretter les oignons d’égypte. C’est comme un reste de chaleur de vie naturelle après la mort. Mais ces comparaisons ne sont pas entièrement justes, parce que l’âme ne rentre plus dans le corps après l’avoir quitté, et (qu’au contraire) l’on rentre facilement en soi-même.

Quoique la volonté soit morte aux répugnances des dépouillements, elle n’est pas pour cela détruite quant aux répugnances de revivre et d’être ranimée. Elle est morte à toute action qui n’est pas opérée par le pur mouvement de Dieu, et c’est ce que j’appelle seconde purgation, qui rend l’âme non seulement passive pour être parfaitement dépouillée, mais de plus passive pour être parfaitement mue et agie.

Il faut de plus remarquer que la mort de l’âme ne se fait pas comme celle du corps, tout à coup, mais peu à peu : elle a une vie mourante et une mort où il reste une chaleur vivante. Il est certain que l’on n’est pas plus tôt mort que l’on est uni immédiatement à Dieu, puisque la mort, en ôtant tous les moyens et les appuis, ôte par conséquent tous les entre-deux que la grâce de Dieu et Sa divine Sagesse ont envoyés devant Lui pour opérer la mort de cette âme et pour la purifier par là au point d’être unie à Lui sans milieu. Mais il ne peut être vrai que sitôt que l’âme commence à sortir d’elle-même elle soit reçue en Dieu, car elle commence à sortir d’elle-même sitôt qu’elle entre dans la foi nue. Le propre de la foi nue étant de la dépouiller de toutes les choses où elle se tenait cantonnée, elle la poursuit dans tous les refuges, jusqu’à ce que n’en trouvant point, elle est contrainte de se rendre.

Si l’âme entrait en Dieu, sitôt qu’elle est mise dans l’état de nudité, il est certain qu’elle serait dès lors dans l’union immédiate ; étant dans l’union immédiate, elle serait affranchie de tous les moyens, et par conséquent désappropriée : ainsi la fin serait le commencement. Concluons que l’âme est alors dans les moyens et par conséquent encore dans la propriété, qu’elle est unie mais par effets et moyens, et que par cette union médiate, elle est dépouillée peu à peu d’elle-même. Mais ne disons pas qu’elle passe en Dieu dès que Dieu commence à la désapproprier. La différence est comme celle de celui qui boit de l’eau de la mer, et de celui qui est abîmé dans la mer, ou peu à peu changé en elle.

Il me vient sur cela une comparaison. Les fleuves se déchargent dans la mer avant que de s’y perdre : on voit les vagues de la mer entrer dans ce fleuve et l’inviter, pour ainsi parler, à se perdre en elles. Dieu envoie en cette âme des flots de la plus pure charité pour inviter l’âme à se perdre en Lui, mais de même que ce fleuve ne se perd dans la mer que lorsque son lit, qui lui servait de moyens d’arriver à la mer, lui manque et se perd, de même cette âme, qui arrive en Dieu par le moyen des grâces qu’Il lui envoie pour cela, n’arrive pourtant en Lui que par la perte de tous les moyens. Et comme le fleuve qui se précipite dans la mer, roule assez de temps ses ondes sans se mélanger avec elle, il en est de même de l’âme qui est reçue en Dieu avant que d’être transformée en Lui, et qui n’y est transformée qu’à mesure qu’elle s’y perd et s’y abîme davantage.

Il y a certainement deux sortes d’unions, l’une médiate et l’autre immédiate : l’une qui n’est pas incompatible avec la propriété, et l’autre qui ne s’opère que par sa perte. Que Dieu Se communique à nous par Ses grâces les plus réservées, cela est compatible avec notre propre vie, pourvu qu’elle soit vertueuse et non pas criminelle. Mais que Dieu nous reçoive en Lui, ce ne peut être que par la mort : qu’après nous avoir reçus, Il nous change de plus en plus en Lui-même.

Je croyais que votre seconde difficulté sur la foi devait être éclaircie par ce que j’en ai écrit en plusieurs endroits, la comparant à la lumière du soleil, qui aveugle par son excès, et non par son défaut. Car quoique l’âme se croie très aveugle, elle ne fut jamais plus clairvoyante, puisque son obscurité et son dépouillement l’éclairent du domaine de Dieu sur l’âme et la portent à se dépouiller davantage ou, du moins, lui découvrent les endroits qu’elle habite afin qu’elle s’en laisse dépouiller. Il y a cette différence entre l’état des dons gratifiants et de dépouillement que les premiers se peuvent imaginer et concevoir, mais [que] les derniers ne peuvent être découverts que par l’expérience. Cette expérience est lumineuse dans les plus épaisses ténèbres, parce qu’on ne connaît ce que l’on possède qu’en le perdant. Vous voyez que la foi est lumineuse quoique son effet soit d’aveugler l’âme, pour la faire marcher en pur abandon à Celui qui la conduit invisiblement. Si vous demandez, qui la conduit, lorsqu’elle peut réfléchir le moins du monde, elle vous dirait que c’est Dieu ; mais comme Il se cache pour l’ordinaire, elle ne Lui demande pas si c’est Lui qui la mène. Mais cependant quoiqu’elle veuille bien tout perdre pour Lui, il lui reste dans sa perte même un témoignage caché et secret qu’elle ne veut que Dieu et Sa suprême volonté, et que c’est à Lui qu’elle sacrifie toutes choses.

Il ne faut pas s’arrêter aux expressions de ces âmes lorsqu’elles sont dans la peine, car elles n’expriment rien moins que ce qu’elles sont. Il est certain que la lumière luit dans les ténèbres et que les ténèbres ne l’ont point comprise3. Je me souviens d’avoir passé bien du temps à gémir sur ce que je croyais avoir perdu la présence de Dieu, et j’étais dans une douleur continuelle de cette perte. Cette douleur n’était-elle pas une présence continuelle, mais douloureuse ? Car si je n’eusse pas si fort aimé Dieu, me serais-je si fort affligée d’avoir perdu Son amour ? Il ne faut pas toujours s’attacher en rigueur au son des paroles, mais en pénétrer le sens.

Rien n’est plus certain que lorsque Dieu exige de nous des sacrifices, non seulement Il nous les montre raisonnables, mais de plus Il veut de nous un consentement libre, quoique non pas toujours distinct. Il respecte en cela la liberté qu’Il nous a donnée. La raison qu’Il fait trouver dans le sacrifice n’est pas une raison qui ait aucun rapport à nous, ni à aucune créature, mais c’est une raison de la souveraineté de Dieu qui, ayant droit d’exiger de Ses créatures tout ce qu’il Lui plaît, ne peut être refusée de ces mêmes créatures sans injustice et sans propriété. Ce qui me meut et agit est ou plus fort que moi, ou il est doux et n’aa qu’une simple invitation : s’il est plus fort que moi, il me fait faire sans délibération ce qu’il lui plaît et, quoique je n’aie nul pouvoir de me défendre, je n’ai non plus nulle volonté de le faire quand je le pourrais ; si l’invitation est douce et suave, elle m’éclaire par sa douceur et incline doucement mon cœur, lui donnant mouvement pour faire ce que Dieu veut, et quelque chose même embrasseb le sacrifice que l’on demande, l’âme se trouvant dans la disposition de ne rien refuser à Dieu de tout ce qu’Il pourrait vouloir. Tout cela est lumineux, raisonnable dans l’immolation.

Mais la lumière et la raison se retirent de telle sorte, dans l’exécution, que l’on ne connaît plus ni l’un ni l’autre, mais un aveugle entraînement, qui paraît souvent au-dehors tout contraire à ce qu’il est en effet. Je puis dire que je ne saurais résister à Dieu, parce que je suis accoutumée à Sa conduite et que mon état n’est pas d’ignorer que c’est Lui. Cependant il y a eu un temps que je ne pouvais croire que Dieu me poussât. Je croyais plutôt que les violences qu’Il me faisait étaient naturelles : je leur résistais de toutes mes forces et je ne cédais qu’à une violence insurmontable.

La foi est toujours lumineuse (comme nous l’avons dit) en elle-même. Mais l’âme ne jouit point de sa lumière soit parce qu’elle excède sa portée soit à cause de son impureté, comme les yeux chassieux ne peuvent supporter la lumière du soleil sans douleur. La lumière de la foi est douloureuse et pénible à proportion de notre impureté. Il est certain que l’on a des doutes aussi bien sur la voie que l’on en a sur le salut. C’est le doute sur la voie qui fait l’incertitude du salut. Si l’on avait une certitude que la voie par laquelle on marche est bonne, on serait trop appuyé et l’on serait assuré qu’une bonne voie conduit à une bonne fin. Il suffit alorsque le Directeur ait cette certitude pour l’âme, et qu’il l’ait d’autant plus que l’âme la perd davantage.

Vous avez raison de dire que ce n’est pas l’âme qui quitte la lumière, car elle ne la quitterait jamais, tant elle l’aime. C’est cette lumière qui la quitte. Mais pourquoi ne voulez-vous pas que, m’abandonnant à Dieu sans réserve et me confiant à Lui par-dessus toutes choses, pouvant consentir à perdre mon salut s’Il en est glorifié, je ne puisse pas me sacrifier à l’illusion, s’Il voulait la permettre ? car qui peut faire le plus doit pouvoir faire le moins. Je le soumets pourtant avec le reste à vos lumières, vous assurant que Dieu m’a donné un cœur docile à tout, quoiqu’Il m’imprime ses vérités avec des caractères ineffaçables. Ô que l’expérience vous découvrira des vérités dont vous serez charmé, quoique souvent environnées de frayeurs !

Je laisse à Celui qui a un pouvoir souverain sur les cœurs et sur les esprits de vous le faire comprendre. Je sais qu’Il vous aime assez pour ne rien dérober à votre expérience. C’est en Lui que je suis à vous plus que je ne puis dire. Il y avait bien des choses à dire sur les dépouillements, dont l’étendue est extrême, mais vous en comprenez assez.

- Dutoit, t. III, Lettre LXXXIII, p.350-361; dernier paragraphe, t. V, Lettre XCII, p.456 - Masson, Lettre XCVIII, p. 252-255.

a[sic] ; on attendrait n’est.

b[sic] ; on pourrait supposer embrase.

1Job, 28, 22.

2La mort mystique.

3Jean 1, 5 : « Et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point comprise. » (Amelote). La TOB moderne traduit de même, tout en donnant une autre interprétation possible : les « ténèbres n’ont pas pu se rendre maîtres d’elle. »

.  De Fénelon. 12 août 1689.

Je vais dans ce moment à la campagne, madame, pour jusqu’à demain. Je ne puis avant mon départ lire ce que vous m’envoyez ; mais il1 me servira de lecture ce soir et demain. Tenez ferme ni de rompre ni de conclure2. Je veux dire que vous ne devez pas confier le billet à M. H...; pour le dépôt, iI est bon devant Dieu et devant les hommes4. Je suis dans des hauts et bas, qui me secouent rudement. Mais, comme je suis plus agité qu’à l’ordinaire, je suis soutenu par un appui plus aperçu5. Je ne saurais croire que votre affaire se rompe2. Ce 12 août.

- Dutoit, t. V, XCIII, p. 457 - Masson, XCIX, p. 255 sq. - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 80.

1Il a encore chez Fénelon comme chez d’autres auteurs du XVIIe siècle (Mme de Sévigné en particulier) la valeur du démonstratif neutre « cela ».

2L’affaire du mariage de Mlle Guyon. Il devait être conclu dès le 18 août puisque Mme Guyon pensait déjà à accompagner sa fille à Vaux et qu’il fut célébré dès le 26 août (DANGEAU, t. II, p. 459).

3Denis Huguet.

4Dans un acte un peu postérieur, Denis Huguet est qualifié de « dépositaire des deniers de la tutelle de MM. Guyon et de Mme la C. de Vaux » (B.N., Pièces originales, 1457, f, 200 r°).

5Sans doute des nouvelles contradictoires au sujet de sa nomination au préceptorat du Dauphin.

.  À Fénelon. 13 août 1689.

« …lorsque le Maître ne donne point de mouvement, il est impossible de m’en donner. [...] Dieu ne vous abandonne pas d’un moment… »

Il me serait difficile de comprendre les manières dont M. H. en use. Il ne veut aucune. Il a rompu son mariage. M. de V[aux] et M. de C[hevreuse] voudraient m’engager à le faire malgré lui. J’avoue que s’il me restait quelque chose du naturel que j’avais, j’en userais de la sorte pour me venger de ses insultes. Mais ce qui m’étonne et ce que je ne puis bien dire qu’à vous, m’étant impossible de le dire à d’autres, c’est que je ne puis en nulle manière me donner aucun mouvement ; et lorsque je veux faire quelque effort pour cela, je ne trouve rien, tout m’abandonne chez moi. Et lorsque le Maître ne donne point de mouvement, il est impossible de m’en donner.

Quoiqu’il y ait longtemps que je fasse cette expérience, je ne l’avais pas faite si fort pour les choses temporelles. Je me trouve sans force et sans vigueur, comme un enfant ou un mort. Et tout autant de fois que je veux me donner quelque émulation et me persuader de faire l’affaire pour tirer ma fille de l’oppression, et moi de la tyrannie, je trouve d’une manière à surprendre et qui ne peut être comprise que de l’expérience, qu’il n’y a chez moi nulle puissance de vie : c’est une machine que l’on veut faire tenir en l’air sans appui. Enfin je demeure impuissante de passer outre, sans que nulle raison que l’on puisse m’alléguer entre, ni que j’en puisse faire usage. Je verrais tous les malheurs possibles prêts à tomber sur ma tête, que je ne pourrais me donner une autre disposition. Je ne la puis faire paraître à personne : elle passerait pour une faiblesse dont je devrais rougir. Cependant je ne trouve en moi nulle puissance de vouloir ni d’exécuter, et je me trouve comme un fantôme. J’aurais quelque consolation si vous compreniez mon état, du moins je le crois. Si je veux me donner le moindre mouvement, outre qu’il est sans la moindre correspondance du dedans, c’est que j’en souffre d’abord.

Cependant l’on veut que je fasse cette affaire sans M. H. Outre qu’il s’y trouvera peut-être des oppositions, c’est bien me charger devant tout le monde de ce qui serait défectueux en cette affaire. Outre cela, ne sachant pas les affaires, je ne les ferais peut-être pas sûrement. Cependant ce ne sont pas ces raisons qui m’arrêtent. Elles céderaient au dépit de me voir si maltraitée, si j’avais quelque pouvoir sur moi-même ; mais mon impuissance est entière. Si je n’étais pas aussi convaincue que je la suis du domaine de mon Dieu sur Sa petite créature, l’expérience que j’en fais m’en serait une preuve bien forte. Vous ne sauriez vous imaginer les morts qu’il faut passer pour en venir à cet état. Je vous assure que la mort qui nous arrache tout n’est rien au prix de la souplesse à tous les mouvements que Dieu donne1. C’est beaucoup d’être rendue toute passive, mais c’est tout autre chose d’être rendue agissante sans agir propre, et surtout lorsque Dieu exige de l’âme cent choses différentes où elle ne voit pas d’autre raison que celle du vouloir divin et de Son domaine absolu sur Sa créature, auquel elle cède volontiers. C’est une expérience que peu d’âmes ont, parce qu’il y en a peu d’assez courageuses pour mourir au point qu’il faut. Une telle âme est un prodige, car elle a un courage et une fermeté incompréhensible pour exécuter, quoiqu’il en coûte, ce que Dieu veut d’elle, et une impuissance pour ce que Dieu ne veut pas, une faiblesse d’enfant pour ce que Dieu n’aime pas.

Pour vous, monsieur, qui m’êtes plus que je ne puis exprimer, puisque vous êtes dans le plus profond de mon cœur, vous éprouverez toujours dans le besoin un secours plus aperçu. Dieu ne vous abandonne pas d’un moment. Il vous aime singulièrement, selon le témoignage qu’Il en a gravé dans mon cœur. Mais l’on n’aperçoit pas toujours cet Ami secourable à cause des ténèbres qui L’environnent, parce qu’Il a choisi les ténèbres pour cachette. Mais si l’on avait besoin d’appui ou de secours, Il est prêt : si l’on bronche, l’on sent Sa main qui soutient et empêche de tomber, et c’est alors qu’il Se fait apercevoir ; comme un aveugle qui est accompagné, sans qu’il y pense, d’un ami fidèle, il sent qu’il le soutient beaucoup lorsqu’il y pense le moins. Dieu est toujours présent à notre âme, Il se cache souvent par amour, afin de nous faire courir plus fort et nuement à notre terme. Mais cet Ami secourable est toujours si présent et Se manifeste sitôt que l’agitation ou l’affliction nous surprennent. C’est véritablement l’Ami fidèle: il n’y a que Lui qui puisse véritablement porter ce nom et ceux qu’Il rend participants de Sa fidélité. Je ne vous dis pas que je partage vos maux et vos biens, car je crois que vous n’en doutez pas. Ce 13 août 1689.

- Dutoit, t. V, Lettre XCIV, p. 458-462 - Masson, Lettre C, p.256-259.

1Fénelon, lui aussi, prêchera la souplesse à ses dirigés, presque dans les mêmes termes, v. toute l’Instructions, XXII : « Ecouter la parole intérieure de l’Esprit saint ; suivre l’inspiration qui nous appelle à un entier dépouillement. »

2Fénelon, Lettre au vidame d’Amiens du 15 novembre 1710 : « la vie n’a d’adoucissement que dans l’amitié, et l’amitié se tourne en peine inconsolable. Cherchons l’Ami qui ne meurt point, et en Lui nous retrouverons tous les autres. »

.  À Fénelon. 18 août 1689.

Sur sa nomination pour l’éducation du dauphin. « Dieu a des desseins sur ce Prince… »

J’ai eu toute la joie, dont je suis capable, de la justice que Sa Majesté vous a rendue1, mais je n’en ai été nullement surprise. J’étais si certaine que cette charge vous était réservée, que je n’en pouvais douter2. La dernière fois que j’eus mouvement d’aller à votre messe, il me sembla que je ne pourrais le faire dans la suite que difficilement. Je pensais que c’était peut-être à cause de ma fille, qui me ferait changer de demeure. Ce qui me fut imprimé dans le cœur m’est encore confirmé : Qu’il soit petit et simple où le déguisement règne, et il vivra d’une vie, que Je lui puisse seul communiquer. Je comprends pourquoi Dieu me pressait si fort pour vous. Je suis toujours plus certaine que vous servirez doublement3 à M. [de] B[eauvillier].

Ne vous étonnez pas des dégoûts et des impuissances éloignés : vous aurez dans le mouvement4 présent tout ce qui vous sera nécessaire, malgré votre mort pour remplir vos devoirs. L’impuissance et les dégoûts pourront souvent précéder l’action ; mais vous aurez un secours actuel dans le moment de la chose, et Dieu ne vous manquera jamais, pour vous faire remplir la place où Il vous met et à laquelle vous n’avez point contribué. Moins il y aura de vous-même dans l’exercice de votre emploi, plus il y aura de Dieu. Vos talents naturels ne vous seront utiles dans cet emploi qu’autant que votre âme sera docile aux mouvements de la grâce. Croyez-moi, l’éducation d’un prince que Dieu veut sanctifier, - car je suis certaine qu’il en fera un saint, - se doit faire avec une entière dépendance aux mouvements de l’Esprit sanctificateur. C’est pourquoi Dieu se sert de gens capables de discerner ce mouvement. Vous aurez plus en ce point, en mourant à vous, qu’en toute autre manière.

Et quoique dans l’extrême jeunesse vous ne voyiez pas encore tout le fruit que vous pourriez prétendre, soyez persuadé que ce sera un fruit exquis en sa saison. Et cela, je n’en doute pas : il redressera ce qui est presque détruit, et déjà sur le penchant d’une ruine totale, par le vrai esprit de la foi. Cela est certain : Dieu a des desseins sur ce prince d’une miséricorde singulière5. Quoique je ne puisse peut-être plus vous écrire que rarement, soyez persuadé que mon cœur sera toujours le même pour vous. Il sera incessamment comme une lampe allumée qui se consumera devant le Seigneur pour votre âme, qui m’est plus chère qu’aucune qui soit sur la terre. L’éternité découvrira ce que le Seigneur a fait. Je vois déjà une partie accomplie de ce que Notre Seigneur m’a fait connaître et, quand le reste arrivera, je vous dirai : Nunc dimittis.

Je vous assure en Dieu même que vous n’êtes pas là seulement pour le petit prince, mais pour le plus grand Prince du monde. Un peu de patience vous découvrira bien des choses. Plus vous serez faible en vous, plus vous serez fort en Dieu ; c’est en Lui que je vous suis tout ce qu’Il a fait6. Je vous supplie que votre cœur me corresponde de loin. Je suis fort appliquée à Dieu pour vous ce matin. J’ai dit que je ne suis qu’un enfant, je ne sais point parler. Ne dis point : je suis un enfant, car tu iras partout où je t’enverrai, et tu diras tout ce que je te commanderai. Voilà ce que l’on m’a imprimé pour vous, y ajoutant : J’ai mis ma parole en ta bouche. Pour moi, l’on m’assure que l’on ne m’a établie, qu’afin que j’arrache, détruise, perde et dissipe, et qu’ensuite j’édifie7. Ce 18 août 1689.

- Dutoit, t. V, Lettre XLII, p. 326-330 - Masson, Lettre CI, p.259-262. Les nombreuses mises en italiques sont de Dutoit. Elles témoignent de la résonance qu’eurent les espérances soulevées par l’éducation du dauphin.

1« Mardi 16 [août 1689]. Le Roi a nommé M. le duc de Beauvillier gouverneur et M. l’abbé de La Mothe-Fénelon précepteur de M. le duc de Bourgogne. Ils entreront en fonctions le 1er de septembre. » (Dangeau, Journal, édit. Feuillet de Conches. Paris, Didot, 1854-1860, 19 vol. in-8, t.II, p.448-449.)

2Voir en effet, la prédiction de Mme Guyon, lettre du 30 avril 1689.

3Comme collaborateur dans l’éducation du « petit prince » et comme conseiller spirituel.

4Ne faudrait-il pas lire moment ?

5Dutoit nous présente ici en note l’explication du retournement de Mme de Maintenon qui avait cours dans les cercles guyoniens du XVIIIe siècle : « Il n’est pas douteux que Fénelon ne fut destiné à être instrument d’élite à la Cour de Louis XIV. Mme de Maintenon, qui devait y concourir, piquée de ce qu’il n’avait pas servi ses vues ambitieuses d’être déclarée Reine, se livra avec plaisir à une cabale, qui avait mis adroitement dans ses intérêts son Directeur M. Godet des Marais (sic), évêque de Chartres, et devint ainsi persécutrice d’une voie qu’elle avait goûtée et introduite à St. Cyr : tant sont terribles les jugements d’un Dieu qui livre à l’aveuglement un cœur qui l’oublie. » – Masson commente : Le « petit prince » sera une des grandes espérances du parti « guyoniste ». Dans une lettre inédite du 8 novembre 1694, Mme Guyon raconte au duc de Chevreuse que le « petit prince s’offre à souffrir pour l’empire d’union; ce sera lui qui le fera fleurir, dit-elle; il en sera le chef, comme mon saint [Saint Michel] sera son protecteur spécial » […]

6V. la lettre suivante : « Dieu seul sait au point qu’Il me fait être à vous… »

7Jer., 1, 7-10.

.  À Fénelon. 21 août 1689.

Demande de rendez-vous. Ordre d’aider pour l’intérieur M. de Beauvillier.

Vous fûtes hier chez Madame de C[hevreuse]1 : avez-vous pris un jour afin que je vous voie avant votre départ2, et puis-je me promettre cette satisfaction ? J’ai cent choses à vous dire que je ne puis dire qu’à vous, et des mesures à prendre sans lesquelles je ne pourrais avoir de repos ni suivre le dessein de Dieu sur moi. Accordez-moi cette grâce, et joignez-y celle de demander vous-même3 que je puisse vous parler seule. Je vous assure que cela me paraît nécessaire. Dieu seul sait au point qu’Il me fait être à vous, et combien votre âme m’est chère : il n’y en a aucune sur la terre pour laquelle Notre Seigneur me donne autant d’union et d’application en Lui. Je vous assure qu’outre la fatigue extérieure jointe aux petits chagrins, l’attrait que j’ai et l’application continuelle où Dieu me mettait pour vous, m’avai[en]t si fort abattue que je ne pouvais presque parler. Un oui ou un non pour réponse, s’il vous plaît.

Si M. de B[eauvillier] vous parle, ne faites aucune difficulté de l’aider pour l’intérieur, car Dieu le veut : il ne faut pas regarder le temps qu’il y a, qu’il a commencé avant vous. Dieu est le Maître de Ses dons, et votre grâce est supérieure à la sienne : faites-le donc sans retour sur vous-même, car assurément vous devez lui aider. Ce n’est pas que je croie qu’il sortira difficilement de l’arrangement intérieur ; cependant il vous faut lui aider. Il se développe chaque jour de mon esprit bien des choses que Notre Seigneur m’avait fait connaître il y a bien des années, et je vois à présent leur vraie signification. Je prie Dieu qu’il vous soit toujours toutes choses4.

- Dutoit, t. V, Lettre XLIII, p.330-332 - Masson, Lettre CII, p.262-263.

1Voir la lettre suivante.

2Avant son départ à la Cour.

3À Mme de Chevreuse.

4Nous reprenons les italiques de Dutoit, en fait inutiles : elles traduisent son intérêt pour les prédictions – qui s’avèrent parfois fausses comme celles sur le rôle important du préceptorat du Dauphin dont la mort mettra un terme brutal aux espoirs des disciples.

.  De Fénelon. 21 août 1689.

À peine, madame, ai-je le loisir de respirer tant je suis pressé et embarrassé.1. Mais, au milieu de cet embarras, je me trouve dans une paix et dans une union avec vous qui n’a jamais été plus grande. Je n’ai guère le temps ni même le calme du sens qui est nécessaire pour faire ce qu’on appelle oraison, mais il me semble que je le fais2 souvent sans le savoir. Ce que je vois ne me touche point, et j’ose me rendre ce témoignage que mon cœur ne tient qu’à Dieu : Il me mettra à toutes les épreuves qu’Il voudra, et je ne fais que m’abandonner.

Votre lettre m’a fait un grand plaisir pour apaiser mes sens émus et pour me rappeler au recueillement. Dieu soit béni de tout pour Lui seul. Je vous suis dévoué en Lui avec une reconnaissance infinie. À toutes ces choses que vous m’annoncez, je sens cette réponse fixe au fond de mon cœur : fiat mihi secundum verbum tuum3. Il me semble que Dieu veut me porter comme un petit enfant, et que je ne pourrais pas faire un pas de moi-même sans tomber. Pourvu qu’Il fasse Sa volonté en moi et par moi, quoi qu’il arrive, tout sera bon.

Je meurs d’envie de vous voir ! Je devrais parler plus civilement, mais je ne puis le faire avec vous. Voici le billet que je vous avais écrit. Je ne trouvai point hier Madame de Chevreuse, mais je lui ai mandé que je la priais de convenir avec vous d’un jour où elle serait seule, et que je quitterais toute autre affaire pour celle-là. Ne soyez donc en peine de rien. J’aurai mes consultations à vous faire. Croyez-moi, madame, que je suis à vous en Notre Seigneur au-delà de tout. Ce 21 août.

- Dutoit, t. V, XLIV, p. 332 sq. - Masson, CIII, p. 263 sq. - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 81. « Les mots soulignés le sont dans Dutoit, ce qui ne prouve pas qu’ils le fussent dans l’autographe » remarque Orcibal ; il en était de même dans la lettre de Madame Guyon du 18 août.

1Nommé une semaine auparavant précepteur du duc de Bourgogne, Fénelon préparait son départ pour Versailles.

2Fais, correction de Masson. L’édition Dutoit porte suis.

3Luc, 1, 37 : « …qu’il me soit fait selon votre parole… »

.  À Fénelon. Fin août 1689.

« … l’union des uns avec les autres ne fait pas une hiérarchie, mais bien un corps hiérarchique, composé de plusieurs … Le reste des chrétiens sont des corps morts. »

Je ne puis vous dire à quel point de simplicité Notre Seigneur veut que j’agisse avec vous, et combien Il aime votre âme. Le goût qu’Il m’en donne est fixe et invariable. Notre Seigneur me laisse des défauts extérieurs, et Il ne me donne nulle peine de les voir, ni nulle envie qu’ils n’y soient plus ; mais j’aurais plus d’horreur d’ajouter à ce qui est de Lui, ou de me vouloir mêler naturellement1 d’aider aucune âme, que je n’en aurais de l’enfer. C’est ce qui fait, selon qu’Il me l’a donné à connaître, qu’Il Se sert de ce faible néant et qu’Il lui donne tant de grâces pour les autres, quoiqu’il [ce faible néant] en soit si dépourvu pour lui-même. C’est parce qu’il ne se mêle point de l’ouvrage de Dieu qu’il dit simplement, quoiqu’il en puisse arriver, ce que Dieu lui fait dire, et aussi qu’il ne s’ingère jamais de rien, si Dieu ne le lui fait faire.

La nature est si maligne qu’elle porte infiniment plus sa corruption sur des choses spirituelles que sur les autres, et elle est si rusée qu’elle se cache à elle-même tous les artifices. Il faut une grande mort pour ne jamais mettre la main par soi-même à l’œuvre du Seigneur, comme aussi pour ne jamais reculer d’un pas de ce qu’Il veut de nous ; et cette dernière mort est bien plus profonde et plus étendue que les autres.

Lorsque nous nous mêlons dans les choses, nous les retardons, loin de les avancer. Et, quoique Notre Seigneur fasse connaître que certaines âmes sont données, qu’on les aidera un jour, et que Dieu le veut de la sorte, que même plusieurs grâces sont attachées pour elles à la petitesse, qu’elles auront à recevoir l’écoulement de la grâce par le moyen que Dieu leur a choisi, que l’on connaisse même que leur retardement à voir ces personnes suspend l’avancement qu’elles pourraient faire, tout cela néanmoins ne donne pas la moindre envie de rien prévenir, ni de leur parler que dans le temps ordonné par la Providence. De même, lorsque Dieu veut qu’on leur dise quelque chose, bien qu’ils [qu’elles] pussent en être dégoûtés pour un temps, et qu’on le connaîtrait, rien cependant ne pourrait arrêter, parce que Dieu tire le bien de tout cela en son temps. Je crois qu’il ne faut pas non plus que l’on s’arrête par la multitude des défauts du naturel ou du tempérament que l’on remarque dans les personnes que Dieu nous a données : cela ne fait rien à la grâce, cela la couvre et la conserve, et exerce la foi des enfants. Ces pères et mères de grâces leur font un paradoxe qui découvre davantage Dieu dans Sa créature et qui empêche également et que l’on n’entre en défiance de cette créature, parce que Dieu veut que l’on s’en serve, et aussi que l’on ne s’y appuie. Je ne sais pourquoi j’écris ceci. Dieu le sait et cela me suffit.

Je ne vous dis pas combien je suis à vous, car Dieu seul le sait. J’ai connu que Dieu avait bien d’autres desseins sur l’époux que sur l’épouse2, quoiqu’elle fût bonne. J’entends M. de B[eauvillier]. Assurément il ira loin ; mais il sera humilié intérieurement et d’une manière cachée, mais il sera conservé extérieurement à cause du dessein du Seigneur sur lui et sur vous. Votre union est nécessaire, et elle est tellement d’ordre de Dieu que c’est comme une roue dont vous êtes le premier mouvement. Dieu le veut, mais Il Se sert pour cela d’un vil pivot. Vous m’entendez : c’est une enchaînure3 qui fait comme une famille. Les autres, quoique fort amis, n’en sont pas. Ils en composent une autre, qui a le même rapport et mouvement. Si je pouvais vous exprimer cela comme je le conçois ! et que toutes les familles différentes ont un rapport en Dieu même, mais que leurs perfections ne sont point attachées les unes aux autres comme ceux de la première famille, en sorte que, si la première roue se dérègle, elle arrête, quoiqu’elle n’arrête pas les autres qui ne sont point enchaînées avec elles. Je ne sais si sous ces énigmes vous m’entendez. Je crois que Notre Seigneur fera que vous me concevrez.

Demeurons donc dans la place où Dieu nous a mis. Si je pouvais vous exprimer cette admirable hiérarchie et cette dépendance toute divine, combien l’union des uns avec les autres ne fait pas une hiérarchie, mais bien un corps hiérarchique, composé de plusieurs ! Mais quoiqu’il y ait union, il n’y a pas subordination, ni cet écoulement de grâce dont je parle, car je vous assure qu’il en est sur la terre comme des esprits bienheureux entre les âmes qui sont esprits. Le reste des chrétiens sont des corps morts ou des corps morts animés par des machines qui paraissent vivants, quoiqu’ils ne le soient pas puisqu’ils n’ont pas cette vie divine et intérieure, cette vie dont Dieu est le principe et dont Il l’est plus véritablement que la créature y a moins de part. Ce sera en Dieu que vous découvrirez que tout cela est vrai ; et quoique cela vous paraisse hors de saison, il ne l’est pas et a son utilité véritablement, puisque le Seigneur vous le fait dire.

Je serai dimanche, à la même heure que je fus mercredi, où vous savez. Pour le temps que les choses arriveront, il m’a été imprimé ces paroles : Ce n’est pas à vous à connaître les temps et les moments, que le père a mis dans Sa puissance...4

Je me sens pressée de vous dire qu’il est de conséquence de savoir qu’il y a des âmes que Dieu choisit d’abord et sur lesquelles Il a des desseins, mais elles s’égarent et quittent par leurs fautes5 la voie du Seigneur. Cela n’empêche pas que leur appel et leur grâce n’aient été véritables, comme il est vrai de Judas à l’apostolat, et de Salomon. Il y a deux sortes de ces personnes : les unes déchoient véritablement et ne reviennent plus, les autres au contraire ne font que s’égarer et reviennent. Jésus-Christ ne s’était pas trompé en cet apôtre, ni Dieu en Salomon. Mais ce sont des promesses conditionnelles, comme celles qui furent données au peuple juif : son égarement n’empêchait pas qu’il n’eût été choisi de Dieu ; Dieu le punissait, mais, après un long châtiment, il retournait en Sa grâce. Je vous assure que M. J.6 retournera au Seigneur et que, malgré son égarement qui sera très long, il est un vase choisi : c’est pourquoi je vous prie de ne lui point nuire. Je le ferai sortir, si je peux ; si je ne le puis, il faudra prendre la voie de ses supérieurs. J’ai été plus certifiée encore que vous serviriez à N., et que c’est vous qui avez pris pour cela la place de...7, lorsqu’il me fut arraché ; et cette pensée m’est imprimée : son épiscopat sera donné à un autre...8

Lorsque l’on m’interroge sur les choses que j’ai dites ou écrites, je reste interdite, et il ne me reste aucune idée, à moins que Notre Seigneur ne me le rappelle. Mais Il permet souvent qu’on me parle des choses sur lesquelles Il ne m’a donné nulles lumières, parce qu’Il a dessein de m’éclairer après là-dessus. Je vous dis tout simplement ce qui me vient dans l’esprit.

M. l’abbé de L[angeron] a besoin de vous, et il mènerait une vie pleine de vicissitudes, s’il ne vous avait point. Dieu vous l’a donné, ayez-en soin : Il l’aime, quoiqu’Il n’ait pas dessein de le conduire jusqu’à la consommation. Il y a plusieurs demeures dans la maison du Seigneur9.

Depuis ma lettre écrite jusqu’ici, j’ai une certitude que N. vous était donnée. Il faut de la patience, car les choses ne s’accomplissent pas d’abord, mais Dieu le fait attendre et souvent bien acheter. J’ai tiré tout à coup le 14e chapitre du 4e livre d’Esdras, et j’en ai été pénétrée du commencement. Je n’ai pas lu la fin. Lisez, si vous en avez le temps, les cinq premiers versets10.

- Dutoit, t. III, Lettre CXLV, p. 602-605, pour les deux premier paragraphes ; t. V, p. 334-9, pour le reste - Masson, Lettre CIV, p. 264-269.

1Selon la nature seule, hors la mission donnée par Dieu.

2Henriette-Louise Colbert, seconde fille du ministre avait épousé le duc de Beauvillier le 21 janvier 1671. Elle était dame du palais depuis 1680. Elle avait 32 ans en 1689.

3enchaînure : synonyme d’enchaînement au XVII° et surtout au XVI° siècle.

4Cette suspension est dans le texte de Dutoit.

5Dutoit note ici : « Ce passage est bien remarquable et fait voir que l’appel de Mme de Maintenon était véritable, mais qu’elle n’y a pas répondu, étant même devenue une persécutrice amère de M[me] Guyon et de M. de Fénelon, et que telle chose lui est arrivée par sa faute, à cause de son orgueil, et de son envie de dominer ».

6L’allusion faite plus loin à ses « supérieurs » me donne à croire qu’il s’agit de M. Jasseaux, prêtre de la mission et confesseur de Mme de Maintenon. Il était du parti « guyoniste » et travaillera plus tard activement à faire rentrer en grâce Mme Guyon auprès de Mme de Maintenon (Phelippeaux, loc.cit., t.I, p.30). [M].

7,8Points de suspension dans le texte de Dutoit.

9Jean, 14, 2.

10Le 3e et le 4e livres d’Esdras ne font plus partie des recueils canoniques catholiques de la Bible depuis le Concile de Trente. Les versets cités contiennent le début de la septième vision : « [v.1] Et au troisième jour advint, que j’étais assis sous un chêne. Et voici une voix qui partit d’un buisson contre moi, et dit : « Esdra, Esdra ». Et je dis : [2] « Seigneur me voici. » Et me levai sur mes pieds. Et Il me dit : [3] « En révélant me suis manifesté sur le buisson, et ai parlé à Moyse, quand mon peuple servait en Egypte. [4] Et l’envoyai, et tirai mon peuple hors d’Egypte et l’amenai sur la montagne de Sina, et le tenai chez moi par plusieurs jours, [5] Et lui racontai grandes merveilles, et lui montrai les secrets des temps, et la fin, et lui commandait disant : [6] Tu diras ces paroles-ci publiquement… » (La Sainte Bible, contenant le vieil et nouveau Testament. Traduite de latin en françois par les Théologiens de l’Université de Louvain […] Avec une docte table … de M. Jean Harlemius […] de la Compagnie de Jésus, Lyon, 1603. Cette traduction catholique est-elle la source de Madame Guyon en ce qui concerne l’Ancien Testament ? La comparaison avec son commentaire du Cantique des cantiques fait cependant apparaître des modernisations stylistiques.)

.  De Fénelon. 31 août 1689.

J’ai ressenti, madame, tout ce que je dois sur la blessure de monsieur votre fils. On assure qu’elle n’est pas dangereuse1. Vous n’aurez de moi aucun compliment là-dessus. Il me suffit d’être sur elle et sur tout ce qui vous touche comme je dois être. J’ai appris que le mariage est fait enfin2 : Dieu veuille le bénir et faire Sa volonté en eux.

Je n’ai aucun travail aperçu, je fais beaucoup de fautes extérieures. Il y en a même plusieurs qui vont au-dedans et qui marquent qu’il échappe de petites saillies3 à la volonté, mais je ne veux pourtant que ce que vous savez4. Et, quoique mes fautes me causent une humiliation cuisante, je veux non seulement porter cette humiliation, mais encore sans exception toutes les suites les plus terribles que Dieu veut y attacher. Ce que je vois, quoique nouveau et flatteur pour moi, ne m’entre point au cœur, et je ne puis m’empêcher de me rendre ce témoignage que ce n’est pas là ce que j’aime5. Dieu sait où Il met mon amour, et c’est à Lui à le garder. Je ne m’embarrasse point de certaines fautes de prudence que j’aperçois, après qu’elles sont faites vers les personnes avec qui il semble qu’il faudrait le moins en faire6; mais il me semble que la terre ne peut me manquer et que Dieu me mène à Son but, autant par mes fautes que par tout le reste.

Vous m’avez promis de m’envoyer quelque chose de votre façon sur mon nouvel état : j’espère que vous aurez cette bonté. Je voudrais bien aussi que vous me fissiez entendre en deux mots comment va le nouveau ménage : les petits nuages sont-ils dissipés ? Quelle joie aurai-je de vous savoir en profonde paix ! Et quand M. de C[hevreuse] viendra à Versailles, je lui donnerai ma petite cassette, où sont toutes mes lettres, pour les faire transcrire.

Je suis de plus en plus uni à vous, madame, en Notre Seigneur, et j’aimerais mieux mille fois être anéanti que de retarder un seul instant le cours des grâces par le canal que Dieu a choisi. Si Dieu vous donne quelque mouvement de prier [pour le Roi] et pour [le petit Prince], faites-le, et je vous recommande aussi... 7, qui est fort blessé. Ce 31 août.

- Dutoit, t. V, XLVI, p. 339-341 - Masson, CV, p. 269-271 - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 83.

1« Les Mémoires de Sourches citent à la date du 25 août 1689 parmi les blessés de la sanglante rencontre de Valcourt « Guyon, lieutenant de la colonelle, garçon fort riche d’une famille de Paris » (t. II, p. 145, voir p. 148). Le journal de Dangeau signale à la date du « dimanche 28... L’ordinaire de Flandre a apporté les lettres de M. le maréchal d’Humières... Lieutenants (du régiment des gardes)... Guyon : bras cassé » (t. II, p. 457 sq.). Né en 1665, Armand-Jacques Guyon du Chesnoy, aîné des enfants de Mme Guyon, fut émancipé en 1685 et acheta la même année une lieutenance aux Gardes pour 28 000 livres. Ses dépenses annuelles montaient à environ 13 000 livres pour 1689 et 1690. Il resta « entièrement estropié » de sa blessure, et se maria le 24 juin 1692 avec Marie de Beauxoncles de Courbouson. Sa mère se retira chez lui en 1703 après sa sortie de la Bastille (Pièces originales 1457, ff. 204, 209, 212, 474 sqq.) ».[O].

2Ce n’est que le 29 août que Dangeau avait annoncé : « M. le marquis de Vaux, fils de M. Foucquet épousa ici, il y a trois jours, Mme Guyon, fille très riche » (t. II, p. 459).

3Saillie : « impétuosité ».

4C’est-à-dire : « tout et rien ».

5Première impression de Versailles.

6« Il semble que la périphrase ne peut guère désigner que Louis XIV. Malgré son origine janséniste, on peut croire substantiellement exacte « une anecdote que Mgr de Caylus » tenait de la bouche de Mme de Maintenon : « Cette dame, enthousiasmée de l’esprit, des grâces et de l’éloquence de l’abbé de Fénelon, engagea le Roi à lui donner une audience particulière, dans l’espérance que ce Prince, charmé des discours de l’abbé, lui donnerait sa confiance, et irait droit à Dieu avec un si bon guide. À l’heure marquée, l’abbé de Fénelon fut introduit dans le Cabinet du Roi, et comptant y trouver les mêmes dispositions que dans celui de Madame de Maintenon, il parla longtemps sans discontinuer. Il ne fit pas réflexion que ce Prince, qui était Roi en tout, ferait moins de cas de toutes les fleurs du discours que d’une certaine timidité ou embarras, qui n’aurait pu être attribué qu’au respect et qui aurait mieux réussi dans un tête-à-tête si important; le Roi saisit une jointure et dit : « M. l’abbé, quand j’aurai quelque chose à vous dire, je vous ferai avertir », et sur-le-champ il alla chez Madame de Maintenon à qui il dit : « Je viens d’entendre l’abbé de Fénelon; est-ce là votre homme, Madame ? Il ne sera jamais le mien » (Vie de l’illustre évêque d’Auxerre Cailus, 1765, p. 11). » [O].

7« Masson croit qu’il s’agit d’un certain Desmarets, mais tout indique que Fénelon pense au chevalier Colbert. Il fut blessé le 25 août d’un coup de mousquet à la tête dans le défilé de Valcourt en allant à l’attaque d’un village. Son laquais vint aussitôt à Paris chercher un chirurgien. « La duchesse de Beauvillier qui aimait tendrement son frère voulut à toute force l’aller trouver : mais toute sa famille l’empêcha parce qu’elle était grosse de cinq mois et à sa place M. et Mme de Chevreuse partirent en diligence pour se rendre à Maubeuge où le blessé s’était fait transporter. Le 4 septembre on annonçait sa mort, fâcheuse nouvelle pour Seignelay qui revient ce jour de Brest » (SOURCHES, t. III, p. 143, 146, 151). Il n’est donc pas étonnant que Mme Guyon, qui était elle-même partie soigner son fils, ait rencontré les Chevreuse à Saint-Quentin (Masson, p. 276). D’après sa lettre à Chevreuse du 20 septembre 1694, c’est entre Saint-Quentin et Philippeville qu’elle apprit que le chevalier était « mort et sauvé ». »[O].

.  De Fénelon. 12 septembre 1689.

J’espère que Dieu conservera ce cher fils1, qui est le fils non pas de vos larmes, mais de votre foi2. Pour les choses dont il doute, je n’en saurais être en peine : il n’y a que de mauvais philosophes qui puissent par leurs livres inspirer de tels doutes. Rien ne périt, rien ne s’anéantit dans la nature. Quand les touts se corrompent, les parties ne font que changer de figure, mais aucune ne cesse d’être. Si donc les êtres même les plus vils ne s’anéantissent jamais, comme les corps grossiers et inanimés, à plus forte raison les êtres raisonnables qui Le connaissent et connaissent tout le reste; ils peuvent cesser d’être liés à de certains corps, mais ils ne peuvent jamais cesser d’être. Encore une fois on ne voit point clair, quand on ne voit pas cela3. D’ailleurs l’immortalité de l’âme se trouve liée avec le christianisme, dont les preuves en détails sont infinies. Il faudrait un livre4, non pas une lettre, pour les rapporter; et à peine puis-je dérober un demi-quart d’heure pour vous écrire. Ce serait peut-être les sujets de longues conversations, si Dieu, comme je l’espère, ramène monsieur votre fils en ce pays5. Mais il faut qu’il compte qu’il n’y a que hardiesse et qu’ignorance chez les libertins : ils méprisent et attaquent tout en gros, mais en détail la force de la religion bien examinée les accable. Quand il voudra en faire l’expérience, il verra, les livres à la main, que l’impiété est la faiblesse même. Ils ne savent ni l’esprit de la religion ni ses preuves.

Pour moi, je suis ici dans une agitation et même occupation continuelle, et je ne puis me mettre paisiblement devant Dieu. Mais mon cœur est toujours uni à Lui, et je L’y trouve dans tous les moments de liberté. J’espère qu’après ce premier temps je serai plus à moi, et aux choses dont iI faut se nourrir. Pour le fond, c’est toujours la même chose. Je vois bien des choses qui devraient me faire plaisir, mais Dieu les tempère, en sorte que mon cœur ne veut ni ne trouve à se reposer en rien. C’est la colombe de l’Arche, contrainte de revenir. Je bénis Dieu de tout ce qu’Il vous donne.

Quand nous reverrons-nous ? Je ressens toutes vos douleurs et toutes vos consolations jusqu’au fond du cœur6. Ce 12 septembre.

- Dutoit, t. V, XLVIII, p. 348-350. - Masson, CVI, p. 271-273- Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 85.

1Il s’agit évidemment d’Armand-Jacques.

2Fils de vos larmes vient des Confessions d’Augustin, III, XII, 21.

3Texte de Dutoit : « quand on voit par cela ».

4Fénelon n’a jamais trouvé le temps d’écrire ce livre, mais les Lettres sur la religion en seront comme l’esquisse détaillée.

5Ce pays : Versailles, où le jeune officier des gardes françaises devait résider.

6Mme Guyon devait être à ce moment au chevet de son fils blessé ou en voyage : elle en revint après le 16 octobre. [M] p. 296.

.  À Fénelon. 20 septembre 1689.

Docilité et spontanéité requises.

J’ai bien des choses à vous dire, car mon cœur est souvent plein pour vous devant le Seigneur. Je comprends toujours plus qu’Il vous aime, et les desseins qu’Il a sur vous, qu’Il établit sur la petitesse. Mon cœur vous goûte de plus en plus, quoique de loin. Et comme Dieu vous veut faire le père d’un grand peuple, Il veut jeter de profondes racines de votre édifice spirituel : Il veut vous donner un cœur docile pour conduire un grand peuple. La demande que Salomon fit au Seigneur est admirable : il ne demande point un air d’autorité pour se faire craindre, mais un cœur docile1. Plus votre cœur sera docile comme un petit enfant sans raison et sans résistance, plus vous serez comme Dieu vous veut, plus vous serez propre à ce à quoi Il vous destine. Le don de la véritable sagesse, c’est cette docilité du cœur. Craignez plus que la mort de refuser à Dieu quelque chose qu’Il veuille exiger de vous, ce que votre docilité ne vous laissera pas ignorer. Que le respect humain et le conseil des autres ne vous fasse jamais agir contre votre propre cœur. Ceci vous est de la dernière conséquence et, pour vous, le fond de toutes choses. Ne craignez pas de faire des fautes avec cette docilité de cœur : si vous en faites, ce sera par hésitation. Allez donc par là avec une fidélité invariable, car le Seigneur sera avec vous. Il vous enseignera toutes choses : Il vous mettra [sic], Il mettra dans le moment dans votre bouche ce que vous avez à dire, mais suivez-Le inviolablement. La fidélité sera lumineuse. Mais, si vous étiez infidèle, vous dérouteriez aisément, et ce langage inconnu de presque tout le monde vous deviendrait étranger, et vous seriez tout dérangé. Allez donc par là, je vous en conjure, et me croyez en ce point, car il est pour vous d’une extrême conséquence.

Cela ne se fait point par écouter longtemps l’inspiration : elle est prompte et soudaine, elle ne prévient point, mais dans le moment du besoin, elle ne manque jamais. Si cette manière d’agir est pour quelqu’un, elle est singulièrement pour vous. C’est la voie des petits enfants, qui n’agissent point par le raisonnement, mais qui agissent toujours simplement et de bonne foi. Quoique vous soyez froid et éteint, vous êtes fort sur certaines choses, et poussez les choses avec vigueur, surtout lorsqu’elles sont raisonnables : c’est un effet de votre esprit, qui, étant très juste et très bon, ne s’accommode pas des choses qui lui sont contraires. Cependant l’esprit de Jésus-Christ détruira peu à peu cela, donnant la mort à ce qui est vivant et la vie à ce qui est mort.

Je vous porte dans mon cœur d’une manière aussi singulière qu’elle est continuelle, et je ne trouve personne qui me soit ce que vous m’êtes. Toute à vous en Lui seul. Ce 20 septembre 1689.

- Dutoit, t. V, Lettre XLIX, p.350-353 - Masson, Lettre CVII, p.274-275

1III Rois, 3, 9 : « Je vous supplie donc de donner à votre serviteur un cœur docile, afin qu’il puisse juger votre peuple, et discerner entre le bien et le mal… » (Sacy).

.  À Fénelon. 23 septembre 1689.

« Moins il y aura de vous, plus il y aura de Lui. »

J’ai toujours bien de la joie, lorsque je reçois de vos lettres, mais je ne sais pourquoi j’en ai eu davantage cette fois ici. Mon cœur me rend témoignage que vous allez comme Dieu veut, et c’est tout. Je vous trouve souvent si présent que j’en suis surprise, aussi bien que du soin que Dieu prend de me réveiller sur votre compte. Il y a longtemps que je prie pour le R[oi], et je le ferai pour le p[etit] P[rince]1, lorsque Dieu m’y appliquera. J’ai toujours dans l’esprit que les choses seront comme je vous les ai marquées, mais il y aura de la peine pour vous. Il vous en coûtera : vous aveza souvent peu d’espérance, et les choses vous paraîtront fort éloignées.

Dieu veut de vous une fidélité inviolable pour vous laisser, ainsi que je vous l’ai mandé, à Ses mouvements. Ce sera Lui qui réussira, et non pas vous. Moins il y aura de vous, plus il y aura de Lui : j’aime mieux que vous fassiez des fautes en vous abandonnant à Lui, que les plus grandes choses du monde en vous conduisant par vous-même2. Vous verrez que Dieu convertira même vos fautes en bien, et c’est le secret de la Sagesse toujours adorable que de faire que ce qui est entre nos mains un instrument de mort, devienne une source de vie entre les Siennes. Je suis toujours plus certaine que Dieu veut que vous serviez M. et Mme de B[eauvillier] et ceux que j’ai vus à Saint-Quentin, et surtout M. de B[eauvillier]. Les choses tourneront de manière que vous découvrirez un jour les desseins de Dieu en cela : vous ne sauriez être trop petit. Je crois que vous ne devez pas faire trop d’attention sur vos fautes, mais les souffrir. Dieu vous soutiendra d’une main invisible, lorsqu’il paraîtra qu’Il vous laisse tomber.

Je suis si certaine de Son soin sur vous que je n’en puis douter. Il ne veut de vous rien autre chose sinon que vous soyez bien petit, très dépendant de Lui, et que vous Le suiviez inviolablement, quoiqu’il en coûte, par les routes intérieures et les mouvements qu’Il inspire Lui-même : la fidélité à suivre ceux qui sont fort aperçus vous éclairera et vous stylera pour ceux que leur extrême délicatesse rend presque imperceptibles. Vous ressentirez encore du temps la peine de l’humiliation que causent les fautes, surtout dans le poste où vous êtes. Mais accoutumez-vous d’y être immobile et de ne point mettre la main à l’Arche comme Oza3, quand même vous la verriez chanceler : car, quoique ce fût une bonne œuvre pour un autre, elle ne vaut rien pour vous que Dieu veut entièrement passif. Cela fait beaucoup mourir. Cependant, quelques fautes dans lesquelles vous puissiez être tombé, il ne faut par aucune activité auprès de Dieu vous remettre bien avec Lui, ni avec les créatures, à moins que la charité du prochain n’y fût intéressée. Mais souvenez-vous de laisser tomber tous les mouvements de la nature qui, sous les prétextes les plus justes du monde, veut toujours raccommoder ce qui est gâté.

Plus l’on est actif, plus il faut agir activement, mais plus l’on devient simple, plus il faut remédier à ses maux simplement ; mais, lorsqu’on est passif, il faut rester comme mort, sans la moindre action, quoique l’on se sente piquéb. Ceci est très difficile pour la pratique, demande beaucoup de mort et de fidélité, mais c’est aussi d’une grande pureté, et la seule pureté en peut découvrir l’extrême pureté et la profondeur de la mort. Votre cœur est trop à Dieu, pour se laisser gagner au plaisir de l’élévation : il se laisserait plutôt pénétrer de la douleur que de la joie ; vous pouvez l’éprouver par vos fautes, qui entrent plus que les avantages. Cependant je vous assure que ceux-ci seront poussés à cause des desseins de Dieu sur vous, qui veut que vous soyez une lampe ardente et luisante, jusqu’à ce qu’Il l’éteigne Lui-même, pour la rallumer de nouveau d’un feu qui ne s’éteindra jamais.

Je ne réponds rien sur le mariage4 : Madame de C[hevreuse] vous aura tout dit. Tout ce que je vous puis dire, tant que la fille a été à moi, j’ai dit et fait ce que j’ai cru devoir. Dès que par son mariage elle a été à un autre, je me suis sentie dépouillée de tout ce qui la regardait pour l’extérieur, sans qu’il me soit possible d’y prendre aucune part. Je ne sais si vous me comprenez.

Je vous assure que l’on ne peut être plus unie à vous que je le suis : Dieu qui le fait, le continue et l’augmente même avec bien de la douleur. Il n’y a personne à qui Notre Seigneur me tienne comme pour vous. Vous êtes selon Ses desseins. Je vois souvent avec une complaisance infinie l’amour qu’Il vous porte et comme Il vous a choisi entre tant d’autres pour être l’objet de Ses complaisances. Il a fait et fera en vous de grandes choses, mais Il ne regarde en vous que votre petitesse et votre docilité à Le suivre, quoiqu’il en puisse coûter. Ce sera, dans les autres, la violence qu’ils se feront qui ravira le ciel ; mais en vous, la petitesse et la docilité, la faiblesse même ravira le cœur de Dieu. Si je pouvais vous exprimer comme Il fait goûter à mon cœur qu’Il est content de vous ! Cela se fait comme un époux qui montre à son épouse les tendresses qu’il a pour un de leurs enfants, et pourquoi il le préfère à tant d’autres. Il faut, pour concevoir ce que je dis, en faire l’épreuve. Il y a une personne dans le monde à laquelle je ne pense qu’avec horreur et éloignement, et j’éprouve au-dedans qu’il déplaît autant à l’Epoux que vous lui êtes agréable, non par aucune qualité qui soit en vous, mais parce qu’Il vous a choisi, qu’Il vous a aimé le premier et qu’Il vous a donné un cœur droit, propre à conduire un grand peuple.

Comptez que ce qui est essentiel pour vous est la petitesse et la souplesse sous la main de Dieu pour suivre sans hésiter et sans raisonner ce qu’Il veut de vous : car si vous hésitez ou raisonnez, vous perdrez terre, tout vous paraîtra douteux. Mais lorsque vous irez comme je vous ai dit, on vous conduira par la main sans que rien vous fasse tomber. Votre petitesse doit s’étendre jusqu’à croire et pratiquer ce que Dieu vous fait dire par moi, sans examiner la misère qui est dans cet instrument. Je vous demande que vous ayez soin de votre santé. Vous le devez : prenez ce que vous pourrez de moments pour vous délasser.

Lorsque vous serez établi, vous remarquerez que, quoique l’on n’ait pas un goût actuel de la présence de Dieu dans les occupations, Il ne laisse pas toujours d’être le même en vous. Et je vous assure qu’Il ne cesse pas un moment d’opérer dans une âme comme la vôtre. Lorsque vous avez un moment et que vous vous appliquez à Lui, vous voyez qu’Il est tout proche et qu’Il ne vous a point écarté. Son travail est continuel, mais il est comme celui du soleil sur les choses inanimées, qui ne se découvre que lorsque l’ouvrage est achevé. C’est en quoi l’on se trompe beaucoup de croire qu’une âme très passive soit sans action vitale et sans rien recevoir. Si l’on voyait à découvert ce que c’est que l’action la plus vigoureuse de la créature, on la prendrait pour une inaction véritable, au lieu que l’action de Dieu est si prompte et si forte, quoique tranquille, que Dieu opère plus en une âme en un quart d’heure (quand elle est assez morte pour n’y pas mettre la main sous bon prétexte), que ne fait l’homme avec tous ses efforts (aidé même de la grâce) en plusieurs années. Et ce qui est le plus surprenant est que ce que Dieu fait seul dans une âme très passive est pur, et n’est nullement sujet à la purification.

S’il y a quelque chose à purifier, c’est que l’homme a gâté l’ouvrage de Dieu par une correspondance5 active, quoique sous bon prétexte. Mais toutes les œuvres de l’activité de la créature, quelque bonnes qu’elles paraissent, ne peuvent être de mise pour Dieu même que le feu n’ait séparé tout ce qui est de l’homme d’avec ce qui est de Dieu. Comme l’homme de lui-même n’est que corruption, tout ce qu’il opère est infecté ; et il n’est heureux que lorsqu’il peut découvrir cela, et que l’ayant une fois connu, il se défie plus de lui-même que du diable, et a plus d’horreur de ses opérations que de la malice de l’enfer. Je ne mets point au nombre des opérations de la créature l’activité que Dieu lui donne, lorsqu’étant morte à toutes choses, Il l’anime et la vivifie, et la rend par Sa divine sagesse plus active que les choses les plus agissantes. Mais comme cette activité n’a pour principe que Dieu, elle est divine et c’est une passiveté active6, puisqu’elle est mue et agie par Celui dont l’activité est aussi infinie que Son repos est immense. C’est le secret de l’amour infini de Dieu pour Sa créature qui la rend un même esprit avec Lui, la transformant en Lui, et la rendant participante de Son repos infiniment tranquille.

Je ne dis pas que je prends part à tous vos avantages : ce que je vous suis en Notre Seigneur en dit davantage que je n’en puis dire et exprimer. Ce 23 septembre 1689.

- Dutoit, t. V, Lettre XLVII, p. 342-347 ; les trois paragraphes avant les dernières lignes, t. III, Lettre CIV, p. 456-459 - Masson, Lettre CVIII, p. 275- 281.

asic (on s’attendrai à aurez mais il peut s’agir d’une constatation de Madame Guyon quant au tempérament de Fénelon).

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1Ceci répond à la demande qu’avait faite Fénelon dans sa lettre du 31 août.

2Fénelon s’assimilera toutes ces idées et les développera dans une lettre à Mme de Maintenon (Instructions, XXVII, t.VI, p. 131-133).

3II Rois 6 : « [v.6] Oza porta la main à l’arche de Dieu, et la retint ; parce que les bœufs regimbaient, et l’avaient fait pencher. [7] En même temps la colère du Seigneur s’alluma contre Oza, et il le frappa à cause de sa témérité ; et Oza tomba mort sur la place devant l’arche de Dieu. » (Sacy).

4Fénelon avait demandé, le 31 août : « Je voudrais bien aussi que vous me fissiez entendre en deux mots comment va le nouveau ménage ».

5Une tentative de relation faisant appel à l’opération humaine.

6Les italiques sont de Dutoit, comme le e de passiveté, que nous conservons. La forme moderne courante de passivité suggère l’inactivité tandis que l’expression qui peut paraître bizarre d’une passiveté active indique un libre et plein exercice des facultés en dépendance totale de la grâce.

.  À Fénelon. 25 septembre 1689.

« …se livrer à pur et à plein, et encore plus pour s’oublier et s’envisager dans sa laideur. » Songe.

Il me serait difficile de vous exprimer, monsieur, l’union que Notre Seigneur me donne pour vous. Dieu semble serrer de plus en plus mon âme à la vôtre d’une manière très intime1 et je trouve que tous les milieux se dissipent et deviennent toujours plus délicats ; et l’on me fait comprendre qu’il en est de même de votre âme à l’égard de Dieu, que les moyens et entre-deux se perdent chaque jour, et que ceux qui restent se subtilisent.

Il vous est d’une extrême conséquence de ne vous arrêter à rien, pas même à vos défauts, je dis à ceux mêmes qui vous paraîtraient volontaires et qui cependant ne le sont pas autant que vous le pourriez penser. Car il faut que vous compreniez que plus vous irez en avant, plus il vous paraîtra de volonté en de certaines fautes, [ce] qui vous surprendra beaucoup. Il ne faut pas vous en étonner, cela ne vient point de la volonté, mais plutôt de la perte de cette même volonté qui, en se perdant peu à peu, ne laisse découvrir dans les fautes nul rejet, nulle résistance et nulle séparation d’elle-même, parce que tout chez vous n’est point2 par résistance, qui sépare la volonté des choses, mais par une continuation de cette même volonté. De sorte qu’il ne reste dans les fautes que la malignité de la nature qui, y demeurant seule, fait paraître les choses volontaires.

Ceci est d’une très profonde expérience. Et, à moins que de l’avoir - ce qui n’arrive que tard - l’on se méprend beaucoup : car il faut savoir que la malignité de la nature est telle que, pour cacher sa malice, elle se sert de la force de la volonté, en sorte qu’elle met tout en œuvre pour s’assurer elle-même d’une résistance, d’une séparation de volonté, d’une certaine innocence qui fait que l’on ne voit en soi nulle malignité mais pure faiblesse. À mesure que la volonté se perd, la nature maligne ne peut plus se cacher : alors elle paraît dans toutes ses malignités et c’est alorsque tout paraît volontaire, sans pouvoir découvrir une bonne volonté. C’est ce qui fait beaucoup souffrir, mais il faut demeurer immobile car la nature, qui ne souhaite que de se cacher, travaille au moins à mettre remède aux maux qui ont paru. Ne lui laissez pas la consolation qu’elle puisse découvrir chez vous une action [qui] soit [suivie de] repentir3. Je vous presse d’autant plus là-dessus que Notre Seigneur me fait comprendre que cela est nécessaire et je vous conjure par Lui-même d’être là-dessus d’une fidélité inviolable malgré votre raison. Ceci est très difficile dans la pratique et je vous assure que rien ne fait tant mourir.

Notre Seigneur me donna en un songe une lumière très claire là-dessus ; cependant elle n’est rien auprès de l’impression qu’Il me donne à présent et je vous assure que votre âme est tellement une même chose avec la mienne ! Car, pour la mienne, elle est disparue quant à moi et je ne la découvre plus que par l’étroite union où Dieu la met avec la vôtre. Ô quand viendra le temps, que la vôtre, étant entièrement perdue en Dieu et réduite dans l’unité de ce principe, elle ne découvrira plus que lui ? Mais croyez, monsieur, qu’il faut beaucoup de courage sans courage pour se livrer à pur et à plein, et encore plus pour s’oublier et s’envisager dans sa laideur. Ceci paraît hors de saison, étant si éloigné, ce semble, de faire des fautes. Mais cependant il est essentiel et je vous en assure : sans quoi, vous resterez flottant et souvent embarrassé et entortillé en vous-même, dans un temps où vous seriez encore plus avancé que vous n’êtes. Allez donc tête baissée4 malgré la crainte et l’envie de remédier à vos maux, même d’une manière très simple. Je vous assure que Dieu le veut et que tout Son sang vous servira de piscine si vous en usez de la sorte !

J’ai songé il y a deux jours que vous croyiez avoir à une jambe une profonde plaie. Vous y aviez fait mettre un appareil et chacun convenait que vous y aviez bien du mal. Je vous priais de me laisser lever l’appareil et je vous assurais qu’il n’y avait que très peu de mal. Vous me fîtes assez de résistance, cependant vous y consentîtes. Quand je l’eus levé, il ne s’y trouva aucune plaie mais bien un peu d’enflure causée par le remède. Vous restâtes fort surpris, et me promîtes de me croire une autre fois. J’en ai eu une claire intelligence.

Je vous suis fort obligée de ce que vous m’écrirez pour mon fils. Je crois que son heure n’est pas encore tout à fait venue. Il n’est rien de plus fort que le renouvellement d’union et d’attrait que j’ai eu pour vous depuis deux jours. Ce 25 septembre 1689.

- Dutoit, t. V, Lettre L, p. 353-358 - Masson, Lettre CIX, p. 281-284.

1« Il me semble que mon âme a un rapport entier avec la sienne, et ces paroles de David pour Jonathas ( = Jonathan), que son âme était collée à celle de David, me paraissaient propres à cette union. Notre Seigneur m’a fait comprendre les grands desseins qu’Il a sur cette personne. » Vie 3.9.10.

2« Peut-être que les paroles du texte étaient ne se fait point. » (note Dutoit).

3Texte inintelligible d’où les additions que nous proposons.

4Fénelon, Lettre au marquis de Seignelay du 2 juillet 1690 : « heureux ceux qui se jettent tête baissée et les yeux fermés entre les bras du Père des Miséricordes. »

.  De Fénelon. 1er octobre 1689.

Abandon à la sécheresse. Union.

Depuis que je suis ici1, je me trouve dans une sécheresse et néanmoins dans une largeur très grande, Rien ne m’embarrasse, ni les difficultés qui semblent devoir me surmonter2 dans le moment même, ni mes fautes, ni ce que les autres en peuvent penser. Pour mes fautes, elles me sont assez souvent encore fort cuisantes, mais je me trouve dans un certain calme au fond de ma volonté, qui fait que je passe légèrement par-dessus la douleur involontaire qu’elles me causent. Toutes ces choses se passent si naturellement et avec si peu de recueillement que je suis quelquefois tenté de croire que cette facilité vient de tiédeur, de dissipation et d’indifférence pour les choses spirituelles. Ce qui pourrait fortifier cette pensée, c’est la légèreté de mon esprit, qui se promène sans cesse et qui est moins arrêté que jamais dans l’oraison. Cependant je ne puis m’empêcher de me rendre ce témoignage, sans pouvoir dire sur quoi je le fonde, que je n’ai point été jusqu’ici à Dieu d’une manière aussi simple, aussi totale, aussi profonde, aussi continuelle et aussi unie que maintenant. Les choses qui m’arrivent ici me chatouillent quelquefois un peu, et quelquefois il m’arrive de laisser échapper quelque parole qui m’avertit de ce chatouillement. Mais mon cœur ne se repose jamais volontairement, ce me semble, un moment sur aucune de ces choses qui peuvent flatter la nature, en sorte qu’il n’y a rien ici sur quoi Dieu me laisse appuyer pour délaisser l’amour propre.

Je vis ici très sèchement pour la nature et pour la grâce : pour la grâce, car je n’ai ni goût ni consolation aperçue ; pour la nature, parce que je vois assez de gens, sans être libre ni en repos, pour épancher mon cœur avec aucun. Ceux mêmes avec qui j’ai ma principale liaison, sont peu en liberté, et moi je suis de même, de façon que nous nous voyons souvent et ne nous entretenons que pour le besoin3. Mon emploi demande une patience continuelle dans les fonctions sèches et ennuyeuses4. Ainsi il y a bien à mourir, surtout selon mon tempérament. Je suis, presque sans réflexions, mes premiers mouvements5, et je laisse tomber6 toutes réflexions qui vont ou à réparer les fautes, quand elles n’ont pas de conséquence à l’extérieur, ou qui m’engageraient à m’occuper de moi ou de mes intérêts. Dieu me fait trouver en tout cela du large. Je n’éprouve aucune tentation forte, excepté celles de l’abattement où une santé faible et une extrême sécheresse de l’intérieur font tomber. Je ménage ma santé et je travaille peu, quoique j’eusse des besoins pressants de travailler.

Je ne saurais vous dire à quel point je suis uni à vous, car Dieu seul le sait, et je ne le sais pas moi-même. Ce 1er octobre.

- Dutoit, t. V, LI, p. 358-360 - Masson, CX, p. 284 sqq. – Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 86.

1À Versailles.

2Surmonter : « triompher de » était beaucoup plus usité que maintenant.

3Le duc de Beauvillier et ses subordonnés.

4Première impression sur ses fonctions d’éducateur.

5Mme Guyon avait distingué antérieurement entre les « premiers mouvements à éviter » et ceux que l’on doit « suivre sans hésiter ».

6Abandonner.


.  À Fénelon. Début octobre 1689.

Comparaison des sources cachées. Il faut souffrir « …une espèce de brûlure qui sert de purgatoire. »

La sécheresse et le large ne s’accordent pas ensemble, du moins celle qui porte justement ce nom, car la sécheresse a cela de propre qu’elle rétrécit toutes choses. Disons donc que votre état n’est point une sécheresse, puisque votre âme est continuellement arrosée des eaux de la grâce ; mais comme c’est d’une manière très cachée, elle est insensible. C’est comme une terre qui n’est point arrosée par des eaux extérieures, même de la pluie, qui est celle que sainte Thérèse marque comme la quatrième eau qui opère cette grâce d’union aperçue, douce et tranquille, où l’âme est très passive et où elle ne fait nul effort pour recevoir les écoulements de la grâce de Dieu1. Vous avez assez éprouvé cela pour m’entendre.

Mais il y a un autre état qui est bien plus profond et qui ne peut point porter le nom de sécheresse, puisque la sécheresse est un état de privation de tout ce qui peut humecter une terre laquelle on ne peut point appeler sèche, quoiqu’elle ne soit arrosée extérieurement d’aucune eau, quand cependant elle ne laisse pas de produire les mêmes herbes et les mêmes fruits que les autres terres ; et si sa fécondité est même plus abondante, on conclut aussitôt qu’il y a dans son sein des sources cachées qui maintiennent sa fraîcheur et lui donnent une fécondité plus grande que n’en ont celles qui ne sont arrosées que dans la superficie. Cette terre a un avantage que les autres n’ont pas : c’est que sa fraîcheur est toujours égale, qu’elle est toujours féconde et que son égalité est charmante.

C’est là l’état d’une âme comme la vôtre : il n’y a rien de sensible, rien d’apparent. Cependant on y voit une fécondité et égalité, la liberté et la largeur qui marquent que, bien qu’il n’y ait rien chez vous de sensible, la source est dans le fond et le plus intime de l’âme, que Dieu ne vous donne plus cette douce pluie qui vous paraissait plus consolante et qui, même, en tombant faisait reverdir toute la surface de la terre de votre âme, mais qu’en échange il vous donne par le fond et dans le plus intime de l’âme non une jouissance perceptible - qui arrête toujours un peu quoiqu’elle nourrisse l’âme et soit très utile dans sa raison - mais une possession réelle et profonde, quoique imperceptible, et qui n’arrêtant point l’âme, la fait courir insensiblement sans s’arrêter jamais et lui fait produire non des herbes qui naissent et meurent en un même jour, mais des fruits exquis qui sont des fruits de l’éternité.

Il me vient sur cela deux endroits de l’Ecriture qui peuvent et doivent être appliqués à ce que je vous dis : David dit que la vie de l’homme est comme l’herbe qui s’élève au matin et meurt brûlée du soleil2. Je sais qu’à la lettre c’est de la vie naturelle qu’il parle, mais c’est aussi de tout ce qui est de la vie de l’homme et de son action propre : elle verdit dans le matin de la vie spirituelle, mais le soleil de justice ne paraît pas plus tôt dans sa chaleur qu’il lui ôte la vie ; et c’est un grand bien. Mais il est dit aussi : le juste est comme un arbre planté sur le courant des eaux3, qui est toujours vert parce que ce sont ses racines qui sont arrosées.

Soyez donc persuadé que votre âme ne fut jamais moins sèche qu’elle [ne] l’est présentement. Si vous étiez conduit par le recueillement aperçu, vous seriez peu propre aux emplois auxquels Dieu vous destine. Dieu ne cesse jamais un moment d’opérer dans votre âme : je vous assure que cela est très véritable et je vous prie même de le croire. Le calme qui est toujours dans votre volonté marque qu’elle est comme Notre Seigneur la veut. Il faut souffrir la douleur que vos fautes vous causent, pourvu que vous ne fassiez nulle action, ni pour diminuer la douleur, ni pour y remédier : c’est une espèce de brûlure qui sert de purgatoire.

Ne vous étonnez pas de la légèreté de votre esprit dans l’oraison. L’imagination voltige extrêmement, et cela est même nécessaire : 1° pour ôter à l’âme tout ce qu’elle pourrait apercevoir qui l’arrêterait, 2° pour lui cacher l’opération de Dieu et la dérober à sa connaissance, 3° et de plus pour l’enfoncer dans le centre4. Plus vous irez avant, plus votre esprit vous échappera et vous n’en serez nullement le maître : aussi ne faut-il faire nul effort pour le fixer, cela ne servirait qu’à le rendre plus volage et à vous casser la tête. Votre oraison doit être entièrement indépendante et même détachée de votre esprit. Cette importunité, qui dure longtemps, aide à faire mourir autant tout vie perceptible, et il est de conséquence de ne s’en mettre point en peine et de se laisser dans ces folies. Quand il plaît à Dieu de rappeler les sens et les puissances au-dedans comme par un coup de filet, Il met tout dans un profond silence, mais cela n’est pas encore pour vous, si ce n’est en certains moments. Hors de là, cette légèreté d’esprit est très utile pour faire mourir.

Il est certain que vous ne fûtes jamais plus à Dieu que vous [n’]y êtes, et le témoignage que vous vous rendez à vous-même n’est point de vous, mais de l’Esprit qui habite en vous. Il vous peut bien arriver d’être chatouillé par les choses extérieures, et cela arrivera même quelquefois, mais votre cœur ne s’y reposera jamais. Ce qui vous fait sentir ce chatouillement est ce qui empêche le cœur de s’y reposer, car c’est un réveil qui déplaît ; et si vous n’aviez pas cela, votre cœur y serait en repos, sans croire y être. Cela deviendra même plus fréquent et vous humiliera jusqu’à ce que tout se perde dans un oubli total.

Vous seriez à plaindre d’être serré de si près, si Dieu, en vous avançant, ne hâtait votre mort par Ses Providences5. Quoique vous parliez peu aux personnes, vous ne laissez pas de leur être utile. Le moment du bon Dieu vient lorsqu’on ne l’attend plus et que tout paraît contraire. Ménagez votre santé, je vous en conjure. Il n’est pas nécessaire que vous travailliez.

Je vous assure que tout vous sera donné selon votre besoin, et c’est sur quoi il faut exercer votre foi, car il ne faut pas croire que la foi nue ne s’exerce simplement qu’en se dénuant de tout : elle s’exerce aussi en croyant les choses presque incroyables. Et c’est une chose admirable comme Dieu prend plaisir à exercer la foi en ces deux manières et comment, après l’avoir dénuée de tous soutiens et avoir fait comprendre à l’âme combien cette voie de dénuement est pure et préférable à tout, Il l’exerce d’une autre manière et veut qu’elle Lui rende un autre honneur par6 exercer encore sa foi, en croyant des témoignages et les recevant, lorsqu’elle n’a de goût que pour la nudité et d’estime que pour la foi dégagée de témoignages. Ô que Dieu est grand et qu’Il sait Se glorifier en des manières différentes ! L’âme s’arrêterait à tout, s’Il n’en usait de la sorte. Il y aurait bien de belles choses à dire là-dessus, mais c’est trop lasser votre patience : votre temps vous est trop cher.

À Dieu : Il me donne pour vous ce qu’Il ne me donne pour nul autre.

- Dutoit, t. III, Lettre CV, p. 459-466 ; t. V, p. 361 - Masson, Lettre CXI, p. 286-289.

1Thérèse d’Avila, Œuvres, Cerf, 1995, « Livre de la vie », Chap. 11, p. 80 : Pour moi, il me semble qu’il y a quatre manières d’arroser. On peut d’abord tirer péniblement l’eau d’un puits. […] Enfin, il y a une pluie abondante, et c’est sans comparaison la meilleure de toutes les manières, le Seigneur dans ce cas arrosant Lui-même, sans aucun travail de notre part. » Et chap. 18, p. 128 : « Cette eau qui vient du ciel tombe souvent au moment où le jardinier s’y attend le moins. […] » - La phrase de Madame Guyon est curieusement construite car le relatif a pour antécédent syntaxique terre mais pour le sens eaux de la grâce.

2Ps. 89, 6 & 102, 15.

3Ps. 1, 3 : « Et il sera comme un arbre qui est planté proche le courant des eaux, lequel donnera son fruit dans son temps. » (Sacy).

4Madame Guyon décrit ailleurs cet enfoncement de l’âme dans le centre; voir Discours chrétiens et spirituels, Discours 49, « Divers effets de l’amour », éd. Dutoit, p. 343 : « Alors ce poids d’amour la faisant outrepasser elle-même, elle trouve Dieu en manière de centre plus profond; et, par cette même pente d’amour qui entraîne tout avec soi, volonté, esprit et tous leurs apanages, elle tombe en lui, où elle se perd et s’abîme toujours plus par ce même poids de l’amour. Or, comme Dieu est immense et infini, le poids l’enfonce toujours plus en Dieu. »

5Le mot « Providence » a ici un sens intermédiaire entre celui de « prévoyance », qu’on a déjà rencontré plus haut et celui de « gouvernement du monde par Dieu », comme c’est le cas pour l’expression « économie divine. »

6[sic] : ou pour ? (au XVIIe siècle par s’emploie souvent à la place de pour).

.  De Fénelon. 10 octobre 1689.

Oraison sèche dans la tranquillité et la largeur. Sentiment d’être déchu des grâces passées.

Je dois encore vous parler de mon oraison : je crains de la faire, et Dieu permet, soit par ma négligence ou autrement, que je n’en trouve guère ni le temps, ni la facilité. Je ne saurais m’y soutenir longtemps de suite, soit par ma santé, soit par mes occupations, soit par ma sécheresse, soit enfin par ma lâcheté. Ce qui devrait, ce me semble, m’étonner davantage, c’est que je n’ai aucun regret de voir mon oraison qui se dessèche et qui m’échappe, et qui me laisse dans une grande dissipation. Je me trouve indifférent et insensible sur tous ces inconvénients, qui devraient me paraître d’autant plus grands que je suis ici plus exposé. Au lieu que j’ai un regret cuisant sur mes fautes extérieures, je ne sens aucune peine sur ce vide intérieur : au contraire, je n’ai jamais été plus tranquille, plus libre, plus dégagé, plus simple et plus hardi dans ma conduite, quoique j’y fasse bien des fautes qui viennent de dissipation, et même assez souvent d’infidélités passagères. Au reste, toutes les fois que la dissipation cesse, je me trouve en état d’abandon et de foi pure, immobile, en sorte qu’il me semble que j’ai toujours demeuré par le fond de la volonté sans interruption en Dieu, quoique je n’aie point pensé à Lui et que j’aie fait et dit plusieurs choses qui, par elles-mêmes et par mon infidélité en les faisant, devraient m’en avoir éloigné.

Aussi, si je consulte ma conduite et mon oraison, je ne trouverai rien que ce qui est dans le commun des chrétiens grossiers, qui n’ont pas secoué le joug de la crainte de Dieu. Encore même j’ai une chose qui me met fort au-dessous d’eux, car je me vois entièrement déchu par rapport aux grâces passées, au lieu qu’ils n’ont jamais reculé dans le chemin de la vertu. Mais si je regarde un certain fond inexplicable, je vais à l’abandon pour laisser tout faire à Dieu, et au-dehors et au-dedans, sans vouloir ni me remuer sous Sa main, ni me mettre en peine de moi dans tout ce qu’il Lui plaira de faire ou pour moi ou contre moi-même. J’avoue qu’en ce sens je n’ai jamais été autant au large que j’y suis depuis mon entrée à la cour. Voilà ce qui me vient maintenant dans l’esprit. J’espère que Dieu vous donnera ce qu’il faudra pour m’en faire part. Je ne saurais penser à vous que cette pensée ne m’enfonce davantage dans cet inconnu de Dieu, où je veux me perdre à jamais. Ce 10 octobre.

- Dutoit, t. V, LII, p. 361-363 - Masson, CXII, p. 289-291 - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 90.

.  À Fénelon. Milieu d’octobre 1689.

Nous exposer souvent brièvement devant Dieu. Le vide, Son opération

Je ne crois pas que vous deviez faire effort pour faire beaucoup d’oraison de suite, mais je ne crois pas aussi que vous n’en deviez plus faire. Il faut rendre à Dieu ce petit tribut d’action de nous exposer souvent devant Lui, quand ce ne serait que pour peu de temps : c’est proprement vous tenir en repos, non en arrêtant votre esprit, ce qui nuirait à votre santé, mais en vous exposant malgré les égarements de votre esprit, le laissant comme il Lui plaira1; et ce repos vous soulagera, loin de vous nuire, pourvu qu’il ne soit pas trop long. Il vous sera aisé d’être indifférent et insensible à la perte que vous faites de l’oraison aperçue (ce qui marque déjà bien de la mort), tant que cette sécheresse ne sera point accompagnée de plus de faiblesse ; mais lorsqu’elle le sera, elle se fera plus sentir. Ce n’est pas que la foi et l’abandon (qui est chez vous assez pur) n’en dévore beaucoup2. Enfin, il faut mourir : il n’importe par quel coup.

Deux choses font que vous sentez plus les fautes extérieures que ce vide intérieur : la première, c’est que ce sont des fautes et que le vide n’en est pas, mais bien une opération de Dieu. La nature et l’amour propre peuvent aussi vous faire sentir de la peine des fautes extérieures parce qu’elles sont plus marquées, mais un jour, tout sera égal.

Vous voyez bien par ce que vous dites que l’oraison et l’union de votre volonté subsistent au milieu de vos embarras, et qu’elle est même peu interrompue puisque vous la trouvez toujours lorsque vous avez le temps de la chercher. Elle est cachée souvent par le voile des occupations extérieures, mais elle est cependant toujours subsistante : ce sanctuaire est couvert, mais il n’est jamais vide de l’arche de l’Alliance, la volonté étant toujours unie à Dieu, lorsqu’elle a le temps d’y pouvoir réfléchir.

L’abandon est le fruit de la foi et de l’amour. Ce n’est pas par le goût ou par l’aperçu3 que l’on distingue l’état de l’âme, mais par l’abandon.

- Dutoit, t. III, Lettre LXIX, p. 292-294 - Masson, Lettre CXIII, p. 291-293.

1C’est ce que Mme Guyon a appelé plus haut (lettre D2.80) : oraison de simple exposition. Voir Fénelon, Lettre au duc de Chevreuse, t. VII, p. 216 g : « m’exposer tous les jours quelques moments devant lui, non en raisonnant, mais après avoir dit ces paroles : fiat voluntas tua, donner ma volonté à Dieu, afin qu’Il en dispose, et l’exposer ainsi devant Lui, sans dire autre chose que de rester quelques moments dans un silence respectueux. » [M].

2Conjecture de Dutoit ; le texte de son manuscrit portait : en dévore beaucoup. La phrase est du reste peu claire. Il semble que le sens soit le suivant : ce n’est pas que déjà la foi et l’abandon ne vous enlèvent beaucoup de secours aperçus ; mais peu importe d’où vient le coup : il faut toujours mourir. [M].

3Voir Lettres D3.123 & D5.44.

.  De Fénelon. 16 octobre 1689.

« …vous avez une grâce éminente avec une lumière d’expérience pour les voies intérieures … vous vous trompez quelquefois sur les gens et sur leur disposition. »

Depuis cette lettre écrite, Madame de C[hevreuse] m’a lu un endroit d’une des vôtres où vous marquez que je n’ai pas assez de foi. Voici précisément comment iI me semble que je suis : je n’ai jamais douté un seul instant de la pureté et de la parfaite droiture de vos intentions. Je suis persuadé que vous avez une grâce éminente avec une lumière d’expérience pour les voies intérieures qui sont extraordinaires, et je suis très convaincu de la vérité de la voie de pure foi et d’abandon où vous marchez et faites marcher ceux que Dieu vous donne.

Pour les mouvements particuliers ou les vues que Dieu vous donne sur les personnes et sur les événements, je ne suis pas pire que vous-même : vous m’avez dit vous-même que vous outrepassiez ces choses sans les juger, et les donnant simplement telles que vous les avez reçues sans décider. Voilà comme je fais. Je ne crois rien ni vrai ni faux. Je ne doute pas même, car je ne juge point du tout, mais j’outrepasse simplement, respectant ce que je ne connais pas. Aussi n’est-ce point du tout par ces choses, - non pas même par celles qui sont déjà vérifiées, - que je tiens à vous. J’y tiens par la voie de pure foi, très conforme à tous les principes les plus exacts de la doctrine évangélique, par la simplicité que je trouve en vous, et par l’expérience des morts à soi-même et de souplesse dans les mains de Dieu qu’on tire de cette conduite. Tout le reste est au-dessus de moi et regarde des états dont je suis bien éloigné. Il me suffit d’être entièrement uni à vous selon mon degré, et sans regarder plus haut. Mais vous pouvez compter que cette manière d’outrepasser tout ce qui est au-dessus de moi ne diminue en rien la confiance et l’union.

Quand je ne juge point, il est certain que je ne m’en abstiens jamais avec effort et par une certaine prudence naturelle. Non, je crois simplement toutes ces choses très faciles à Dieu et par conséquent très croyables. Je ne compte pour rien la sagesse humaine, qui s’en moquerait, et je suis ravi de devenir enfant sur tout cela; mais je ne vois pas de quoi juger sur les faits particuliers et je n’ai pas besoin de le faire. Ce que je crois me suffit pour les biens que j’ai à tirer de vous, sans aller rechercher des motifs d’en croire davantage. Je vous avouerai de plus que je me sens porté à croire que vous vous trompez quelquefois sur les gens et sur leur disposition, quoique je ne croie pas que vous vous soyez trompée sur moi : c’est là une tentation que je vous ai avouée plusieurs fois. Elle va de temps en temps jusqu’à craindre que vous n’alliez trop vite, que vous ne preniez toutes les saillies de votre vivacité pour un mouvement divin, et que vous ne manquiez aux précautions les plus nécessaires. Mais, outre que je ne m’arrête pas volontairement dans ces pensées, de plus, quand je m’y arrêterais, elles n’y feraient rien, ce me semble, contre le vrai bien de notre union, qui est la droiture et la voie de pure foi et d’abandon où je veux vous suivre. Quant aux affaires temporelles, j’aurais peine à croire que vous ne fissiez pas de faux pas. Peut-être Dieu vous tient-Il à cet égard dans un état d’obscurité et d’impuissance, pendant qu’Il vous éclaire sur le reste. Encore une fois, je suis infiniment uni à vous au-delà de tout ce que je puis dire et comprendre. Ce 16 octobre.

- Dutoit, t. V, LIII, p. 364-367 - Masson, CXIV, p. 293-296 - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 91.

.  À Fénelon. Seconde quinzaine d’octobre 1689.

Un songe ! « …si en marchant par le sentier de la foi, l’on était toujours certain que c’est Dieu qui nous conduit, il y aurait peu d’épreuves à soutenir… »

J’arrive tout présentement d’un grand voyage, je dis présentement, puisque je n’ai eu que le moment de repos depuis mon arrivée. Je vous dirai, pour répondre à cette première lettre1, que c’était un songe que j’expliquais à Mme de C[hevreuse] où je vous disais en rêvant que vous n’aviez pas de foi en moi et que vous me l’aviez avoué : c’était pour la divertir que je lui contais ces fariboles ! Jugez si je suis assez folle pour vouloir que vous ayez de la foi en un néant ! Vous êtes toujours bien lorsque vous êtes comme Dieu vous fait être pour moi. Je suis très unie à vous en Notre Seigneur : Il le sait puisqu’Il le fait. J’avoue que je réussis mal dans les affaires temporelles, ce qui se vérifie assez bien par leurs mauvais succès2; mais je connais clairement que c’est pour hésiter plus que sur les autres, pour trop demander conseil, trop donner au respect humain et à la condescendance, ne suivant pas3 un je ne sais quoi dans le fond qui me redresse toujours. Il faut porter les suites des croix attachées à mon peu de courage.

Je vous dirai simplement cependant que, pour les autres, j’ai toujours remarqué que, lorsqu’ils ont eu assez de petitesse (j’entends ceux que Dieu m’a donnés) pour me demander mon sentiment malgré mon incapacité et même en choses qui excèdent ma portée, je leur ai toujours donné un conseil juste et, lorsqu’ils l’ont suivi, Dieu a donné bénédiction ; lorsqu’ils ne l’ont pas suivi, ils ne s’en sont pas bien trouvés. Dieu en use de la sorte non à cause de moi, qui suis la misère même, mais ou pour les tenir dans une petitesse qui détruit leur raison, ou pour récompenser leur foi. Lorsque je parle, je ne songe pas si ce que je dis est divin, je le dis naturellement ; mais dans la suite, je vois clairement la faute que l’on a faite de ne l’avoir pas suivi. Non que j’en aie de la peine4, mais je ne saurais ne le point voir ; je ne puis vous dire comme cela se fait. Voilà simplement toutes choses.

Comptez que par moi-même je ne suis qu’une bête, et vous compterez juste. Je fais souvent des fautes visibles et manifestes dont je ne puis ni ne veux disconvenir. Je vous en dirais si je vous voyais ; ce sont des choses bien éloignées du divin. Cependant je ne puis en avoir de peine, et elles servent pour mieux faire connaître ce que je suis par moi-même et afin que l’on n’attribue pas à la créature ce qui n’est dû qu’à Dieu, et aussi surtout pour épurer la foi de ceux que Dieu m’a donnés. Oui, je vous assure que c’est pour cela, et vous le verrez bien un jour ; ainsi, séparez ce qui est de l’homme, qui n’est que néant et péché, et tirez de cet homme pécheur ce que Dieu vous donne par lui, comme Samson tira le miel de la gueule du lion mort5.

Si je pouvais vous dire ce que je conçois là-dessus, combien j’aime mes misères, et qu’il est glorieux à Dieu même pour vous que je sois de cette sorte, vous goûteriez sous la plus vile écorce une manne cachée. Votre âme m’est chère au-delà de tout ce que je puis dire. Je n’en pénètre pas la cause : Dieu le sait et cela me suffit. Vous faites bien de ne vous arrêter à rien, mais aussi de ne rien rejeter. Laissez à Dieu les choses à venir. Je crois qu’il est de la petitesse de recevoir celles que l’on vous dit, comme vous faites. Leur vérification sert de réveil pour la confiance qui serait souvent dans une langueur mortelle si Dieu, qui connaît ce qui vous est propre, ne vous la donnait. Je vous assure en Sa présence que je vous dis les choses comme Il me les donne, sans penser si elles sont divines ou non, sans me mettre en peine du succès. Je suis aussi contente qu’elles se trouvent fausses que vraies. Dieu se glorifie également dans notre simplicité, que nous soyons trompés par le succès ou non.

Vous voulez bien cependant que je vous dise, avec tout le respect et la déférence que Dieu me donne pour vos sentiments, que, si en marchant par le sentier de la foi, l’on était toujours certain que c’est Dieu qui nous conduit, il y aurait peu d’épreuves à soutenir, et l’on ne se perdrait jamais. Ce serait bien une foi en Dieu, comme vous dites bien, mais non pas une foi nue6 et dépouillée de ce plus grand de tous les moyens. Tant que l’âme est en nudité et en perte, elle ne connaît pas la main qui la conduit et, quoiqu’elle ne fut jamais plus proche de Dieu, elle ne Le connaît pas et croit tout le contraire ; et c’est ce qui fait toute la peine de cette âme, qui ne s’abandonnerait pas si l’on voyait que Dieu fut certainement le guide7. Mais s’abandonner lorsqu’Il Se cache et lorsqu’Il semble même nous être contraire, c’est le point principal de l’abandon que Dieu vous fera bien découvrir : après vous avoir conduit par l’abandon à Sa conduite et à Sa volonté connue, Il vous conduira assurément par Sa volonté inconnue, et je comprends bien, à la manière dont Dieu me faisait agir avec vous, qu’Il voulait vous faire pratiquer de solides vertus et vous faire faire de bons sacrifices. Ce n’est pas que les âmes conduites par la foi la plus nue se mettent d’elles-mêmes dans cette conduite - nullement. Mais Dieu les y conduit insensiblement et, après les avoir conduites dans ce sentier, Il Se cache de telle sorte qu’elles ne L’aperçoivent plus et croient souvent s’égarer, ce que Dieu cependant ne permet jamais, à moins d’une grande infidélité qui fait - comme je l’ai dit dans ma précédente7 - que, voulant ajuster les choses par soi-même et par la sagesse, on les gâte et les détruit en voulant les établir, au lieu que Dieu les établit lorsqu’il semble à l’âme qu’Il les détruit8.

Ce que je vous dis est général pour toutes les personnes qui sont, comme vous, appelées à la plus pure foi et au plus pur amour. Je ne prétends pas dire par là que vous manquez : je sais trop votre fidélité et la droiture de votre volonté, mais c’est que je vous dis simplement ce qui m’est mis dans l’esprit. Cela me soulage, car j’ai souffert ce matin de telle sorte, peut-être par ma résistance, que dans plusieurs heures que j’ai été à l’église j’ai dit souvent à Dieu ou qu’Il vous donnât la patience de me souffrir dans ce qu’Il exige de moi à votre égard, ou qu’Il m’ôtât du monde, car je ne puis vivre et porter Son indignation.

- Dutoit, t. V, Lettre LIV, p. 367-373 - Masson, Lettre CXV, p. 296-299.

1La lettre précédente.

2Le mot succès a ici le sens qu’il a si souvent au XVIIe siècle : issue d’une affaire...

3Texte de Dutoit : me suivant par.

4Mme Guyon expliquera cette disposition à l’égard de « ceux que Dieu m’a donnés. » (Lettre 203 de l’automne 1689, D5.59).

5Juges 14, 9.

6Voir lettre du 15 juin 1689.

7Sans doute « dans ma lettre précédente » .

8Le principe est exposé par Mme Guyon dans toute sa rigueur dans la lettre du 7 juin 1689 : « Dieu n’établit les choses que par leurs contraires, Il ne les fonde que sur leur destruction. »

.  À Fénelon. 25 octobre 1689.

« … pureté et netteté admirables … La volonté est aussi nue et vide, mais sans disette »

D’où vient que l’esprit est si clair et net, et qu’il semble que les opérations de Dieu se fassent dans le plus intime de nous-mêmes et, pour ainsi dire, comme vers le siège du cœur ? Rien ne passe par la tête. Mais comme une source qui bouillonne, elles éclairent l’esprit sans brillant ni distinction, le mettant dans une parfaite sérénité, et ce je ne sais quoi dont la source est infinie, dilate le cœur, le pacifie ; et bien qu’il n’y ait rien de sensible et de distinct, le goût sans goût est au-dessus de toute expression, avec une pureté et netteté admirables . Et ce qui paraît de surprenant, c’est que, quoique l’esprit soit clair et serein, le cœur plein et étendu, il est pourtant certain que ce qui rend l’esprit de cette sorte n’est point dans l’esprit, que ce qui remplit le cœur sans sentiment, n’est point dans le cœur. Mais cependant le siège est au-dedans, et on le distingue fort bien.

Au lieu que les autres opérations viennent de la tête, et qu’elles se répandent sur les parties du corps, celles-là viennent du fond proche du cœur et se distribuent dans l’esprit par un vide fécond, car la mémoire ne représente rien, et cependant n’est pas stérile pour cela, mais claire, sans nul terme ni objet. L’esprit de même n’a nulle agitation, mais son calme est serein et lumineux : ce n’est pas un vide d’abrutissement, au contraire, c’est une pure, simple et nue intelligence, sans espèce ni rien qui borne. La volonté est aussi nue et vide, mais sans disette, et avec une plénitude qui dilate toujours plus le cœur qui trouve tous ses désirs parfaitement contents et remplis, sans rien distinguer de ce qui contente et remplit. C’est un rassasiement qui est sans dégoût et qui n’empêche pas l’appétit nécessaire pour se trouver toujours en état d’un plaisir nouveau, qui ne peut proprement porter le nom de plaisir. J’ai eu le mouvement de vous écrire cela. Je le fais simplement. Ce 25 octobre 1689.

- Dutoit, t. II, Disc. XXXVII, p. 229-230 ; premières et dernières lignes, Lettres chrétiennes et spirituelles. Nouvelle édition [par J.-Ph.Dutoit-Mambrini], Londres [Lyon], 1768, t. V p. 400 - Masson, Lettre CXVI, p. 300-301.

.  À Fénelon. Fin octobre 1689.

« une fidélité actuelle, dans le moment présent, selon la lumière… »

Puisque la pensée me vient de vous écrire, je le fais pour vous souhaiter toutes sortes de prospérités spirituelles. Je n’entends pas de celles qu’on estime telles en ne regardant les choses que par les sens et la raison, mais celles qui fructifient par la foi et la mort, ce qui fait que, sans envisager un état ou une disposition plutôt qu’une autre, l’on suit toujours son chemin : rien ne décourage ; les misères et les chutes de faiblesse servent même d’éperon pour faire courir à un certain inconnu qui surpasse tout sentiment. C’est la route que vous devez tenir.

Ne vous laissez jamais abattre pour quoi que ce soit, mais tâchez de demeurer libre et gai : vos fonctions le demandent, et tout ce que vous faites dans votre emploi est égal, pour vous, à des heures de piété marquées. Votre oraison doit être toujours simple, en jouissant simplement du goût intime et caché, et supportant patiemment la sécheresse et le vide. Courez par l’un et par l’autre à Celui qui vous aime et que vous devez aimer au-dessus de tout. Que les moyens servent à vous faire courir à votre fin. Nourrissez votre âme de repos, souvent sec et aride, et contentez-vous d’être paisible. Surtout, tranquillisez-vous et laissez tout tomber dès que quelque brouillard s’élève, non en combattant (ce qui l’augmenterait), mais en souffrant tranquillement ce qui vous le cause et ne vous étonnant point, quand bien même vous failliriez dans l’envie que vous avez d’être fidèle. Que cette envie soit douce et tranquille, sans empressement et sans vous en faire la moindre occupation : une fidélité actuelle, dans le moment présent, selon la lumière, sans vous faire une affaire ou une occupation d’une fidélité anticipée. C’est à présent un temps de se taire et de garder un profond silence pour laisser parler et opérer le Verbe en vous.

Croyez-moi bien à vous en Notre Seigneur. Lorsque l’on aura fait [usage] de saint Mathieu1, vous le rendrez, s’il vous plaît2.

- Dutoit, t. III, Lettre LXXI, p. 296-298; les dernières lignes, t. V, p. 373 - Masson, Lettre CXVII, p. 301-302.

1Nous complétons le texte altéré : il s’agit des Explications de l’évangile de saint Mathieu par Madame Guyon.

2L’ordre des lettres est sujet à caution comme l’indique Masson : « Pour cette lettre et les suivantes non datées, je conserve presque partout l’ordre du manuscrit de Dutoit. Les garanties qu’il présente sont, comme on l’a vu jusqu’ici, minimes... »

.  À Fénelon. Novembre 1689.

Songe des deux personnes exposées aux rayons divins : « Si nous étions sans action, sans retour, sans réflexion… »

Etant dans un fort recueillement, il me fut montré deux personnes : l’une qui était toujours exposée aux rayons divins et qui recevait incessamment les influences de la grâce, et l’autre qui, mettant continuellement de nouveaux obstacles, quoique subtils et légers, à la pénétration du soleil, était cause que le soleil ne faisait autre chose par son opération que de dissiper les obstacles.Le soleil dardait continuellement ses rayons avec une égale force sur ces deux âmes. Cependant l’opération en était bien différente : car l’une était toujours plus pénétrée, plus purifiée, plus éclairée, plus enrichie par les opérations du soleil parce qu’elle ne faisait nulle action propre qui pût ni la salir, ni empêcher cette opération - car l’agitation ou l’action propre, même sous bons prétextes, empêche que le soleil ne darde ses rayons avec autant de force et ne pénètre de toute sa chaleur - lorsque cette autre âme mettait de nouveaux obstacles, quoique subtils et légers, à la pénétration de la lumière, le soleil n’était occupé qu’à les dissiper ; que si elle continue à en mettre, il ne pourra opérer d’une autre manière qu’en détruisant peu à peu ces empêchements. C’est ce qui fait que des âmes, d’ailleurs très bonnes et qui paraissent toujours occupées à faire le bien, avancent si peu, parce que ou elles mettent des obstacles qui sont comme des nuages qu’il faut dissiper, ou par leur activité naturelle elles empêchent la pénétration du soleil.

Si nous étions sans action, sans retour, sans réflexion et que nous fussions toujours ainsi exposés à Dieu en pure et nue foi, nous deviendrions des Séraphins. Les hommes de cette sorte sont destinés à remplir les places des mauvais anges, et sont de l’ordre de cette première Hiérarchie, destinés non seulement à être brûlés et consumés par la divinité dont ils sont plus proches que les autres esprits bienheureux, mais de plus, ils en reçoivent tant de flammes qu’ils en pénètrent tous les Ordres inférieurs. Ils sont comme ces miroirs ardents qui, pénétrés des rayons du soleil, brûlent ce qui est au-dessous d’eux. Ô hommes de foi et d’amour, que vous êtes rares ! C’est vous qui êtes les Séraphins de la terre, qui brûlez tout de vos ardeurs : cependant cette ardeur est si paisible que l’on ne sait si ce sont des feux rafraîchissants ou des rafraîchissements brûlants.

Je ne mets pas de ce rang les ardeurs sensibles qui sont plutôt des vapeurs chaudes que des feux. Mais je parle de ces feux sacrés et invisibles, insensibles et tout purs, qui n’ont que la charité parfaite, laquelle n’est autre chose que la consommation de la foi pure et nue où l’on ne travaille point à s’élever par les connaissances, mais à se laisser consumer d’amour et par l’amour. Ô s’il y avait bien des Séraphins, tout le monde serait consumé de l’amour divin ! Et lorsque dans un paisible repos, semblable au feu quand il est dans sa sphère, ils ne sentiraient point de chaleur, ils ne laisseraient pas d’en produire, mais1 une chaleur pleine de vie et de fécondité.

- Dutoit, t. II, Disc. LIV, p. 327-329 - Masson, Lettre CXVIII, p. 302-303.

1produire, [non pas la chaleur des ardeurs sensibles] mais D

.  À Fénelon. Novembre 1689.

Il me paraît à l’égard du pur amour qu’on ne démêle point assez ce que c’est que les trois vertus théologales, en sorte qu’on fait comme un mélange de l’amour d’espérance et de la parfaite charité. On peut avoir et la foi et l’espérance, sans avoir la parfaite charité. Mais, sans avoir l’une et l’autre de ces vertus, on ne peut avoir la même charité : ainsi, loin de les exclure, elle les renferme en elle-même.

La charité ne peut envisager que Dieu, elle ne peut avoir d’autre intérêt que celui de Dieu : c’est pourquoi saint Paul dit, que la charité ne cherche point son profit1. L’espérance qui attend les biens, qui les désire, est bien accompagnée de charité, et c’est ce qu’on appelle amour d’espérance ; mais la charité parfaite ne peut regarder que Dieu : son œil est pur et simple, toujours direct dans son seul et unique objet. L’espérance se recourbe sur notre propre intérêt, mais la charité ne peut se détourner pour peu que ce soit de son seul et unique objet. C’est ce qui fait qu’elle est si pure, si nette, si droite, si simple, si dégagée de tout autre motif. Tous les autres motifs d’intérêt, de salut, etc. appartiennent à l’espérance accompagnée de charité, mais ce n’est nullement la pure charité dont l’essence et la fin est Dieu. C’est pour confondre les choses qu’on en dit d’inouïes2.

Le parfait amour chasse la crainte3, mais il renferme l’espérance, non comme lui étant propre quant à son objet, qui n’admet que Dieu, mais parce qu’elle est sa compagne inséparable et qu’elle n’en peut jamais être exclue, comme la crainte, mais bien surpassée. D’où vient que le parfait amour chasse la crainte ? C’est que la crainte ordinairement a un rapport à soi. Il n’y a que la crainte filiale qui rejette tout rapport à soi, laquelle peut subsister avec la charité, et c’est une crainte chaste de ne pas assez plaire au Bien-Aimé, mais elle est sans trouble. Toute chaste pourtant et toute paisible que soit cette crainte, elle est encore surpassée par la charité : elle n’est pas rejetée comme la première, mais outrepassée, parce que la pure charité outrepasse toutes choses pour se perdre dans son divin objet4.

Elle n’a plus d’yeux que pour lui, elle ne se regarde de près ni de loin, elle n’admet rien de propre, mais se laissant purifier et enlever de plus en plus par Celui qui l’absorbe et la perd en Soi, elle laisse tout ce qu’elle a de propre et d’étranger pour se transformer sans cesse de clarté en clarté5, c’est-à-dire d’amour en amour. Je crois que c’est là le sens de saint Paul, car rien n’est plus clair, plus net et plus pur que la charité. Bien des gens ont expliqué ce passage de la connaissance et des illustrations de l’entendement. Il me paraît que le sens le plus naturel est celui de la charité, et je crois que dans le ciel la charité, par un seul et même acte, sera connaissance et amour, le tout en Dieu : charité-sagesse. Ou plutôt, si ce sont deux actes séparés, ce sera une connaissance toute d’amour, et un amour tout lumineux et tout sage, comme Dieu est toute connaissance et tout amour d’une manière très nue, et pourtant très distincte puisque Sa connaissance est Son Verbe et Son amour d’Esprit-Saint.

Je conclus que, dès cette vie, la charité surpasse toute connaissance et toute espérance, sans les exclure néanmoins qu’en ce qu’elles ont de propre et de rapportant à nous-mêmes. Tout ce qui ne doit pas subsister éternellement peut être surpassé en cette vie : la charité demeure éternellement6 et c’est elle, comme j’ai dit, qui outrepasse tout et que rien ne peut atteindre qu’elle-même, parce que rien ne peut approcher de sa pureté, et qu’il n’y a qu’elle qui soit dans une entière désappropriation et dans une séparation générale de tout ce qui est créé. Qu’on me donne une âme parfaitement désappropriée, il faut qu’elle soit dans la pure charité, comme le feu retourne à sa sphère lorsque nul sujet ne l’arrête ici-bas. Je souhaite que ce langage soit entendu.

Le pur amour est un amour surpassant toutes choses, et qui monte avec une impétuosité admirable jusqu’à Dieu même. Rien ne peut l’arrêter quelque sublime et élevé qu’il soit. L’amour qui s’arrête à quelque autre bien que Dieu même, n’est point le pur amour. Le pur amour est nu, dégagé de tout : il ne prétend rien, il n’attend rien et ne désire rien, il n’a aucun retour sur soi, ni sur salut, ni sur perfection. Le pur amour est si droit qu’il ne se recourbe jamais ; il est si impétueux que rien ne retarde sa course ; il est si subtil qu’il ne peut subsister que dans sa fin ; il s’entretient et se nourrit de soi-même. Il n’a aucun repos qu’il n’ait dépouillé et détruit son sujet, lui ôtant tout bien, quel qu’il soit, qui pourrait le terminer ou lui servir d’empêchement. Il est tel qu’il faut, ou qu’il détruise et consume les obstacles avec impétuosité, ou qu’il quitte le sujet qui le veut arrêter afin de se perdre dans sa fin.

Ce pur amour ne peut se soucier de son sujet : qu’il soit beau ou laid, grand ou petit, il ne se soucie que de son divin Objet, si bien qu’il détruit avec une impétuosité étrange. Tout amour qui souffre dans son sujet quelque autre bien que Dieu même, n’est point le pur amour . C’est pourquoi tout amour qui se nomme tel et qui a quelque chose pour soi, quelque motif, quelque retour sur soi, quelque peine, n’est point le pur amour. Le pur amour est souverain et jaloux : sa jalousie le rend cruel, sa souveraineté ne souffre point de partage. Il exerce son empire de telle sorte qu’il s’enflamme et s’irrite par une répugnance, et ne souffre point de compagnon. Il est impitoyable et cruel - et cependant impassible et indivisible. O Amour, de qui je ne puis rien dire, consomme7 les cœurs où je voudrais T’envoyer !

- Dutoit, t. II, Disc. XLVIII, p. 286-290 - Masson, Lettre CXIX, p. 303-304.

1I Cor. 13, 5.

2« À savoir, par manière d’oppositions ou d’objections contre la pure charité. » (note Poiret). « Inouï » a le sens concret de « qui n’a jamais été entendu ».

3I Jean 4,18 ; la citation est reprise par Fénelon (Lettre à la comtesse de Montberon du 17 septembre 1691).

4Sur la conception quiétiste de la « crainte de Dieu », voir la lettre de Fénelon du 10 octobre 1689.

5II Cor. 3, 18 : « Pour nous, en qui le visage découvert du Seigneur imprime sa gloire comme dans un miroir, nous sommes transformés en son image, notre gloire venant de la sienne, comme de l’esprit du Seigneur. » (Amelote).

6I Cor. 13, 18.

7« Ou : consume. » (note Poiret). Car consumer est synonyme de consommer jusque dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. (Rey).

.  De Fénelon. Automne 1689.

Rien au monde ne me touche plus sensiblement que votre état, madame, mais je suis touché sans trouble, car je ne puis être en peine de ce qui est entre les mains de Dieu. Faites-moi savoir comment vous vous porterez1, et si vous voulez que j’aille vous voir, Votre dernière lettre demeurera toute ma vie au fond de mon cœur2. Ne négligez rien, je vous en conjure, pour votre guérison. Je vous le demande autant que Dieu veut que je le fasse. Je suis en Lui à jamais tout ce que je dois être pour vous.

- Dutoit, t. V, LVIII, p. 381 - Masson, CXXII, p. 307 - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 92.

1Le futur marque le moment à venir de la réception de la lettre.

2Cette phrase semble indiquer que Fénelon la considérait comme le testament de sa correspondante. Orcibal note : « La fin de la publication de Dutoit contient de nombreuses lettres de Mme Guyon sans réponses de Fénelon. Il semble bien qu’il n’y en ait pas eu, et que les derniers jours de novembre aient été marqués par la plus grave des crises qui ont affecté leurs relations. » Crise peut-être intérieure. Par ailleurs nous avons déplacé la lettre donnée par Dutoit, t. V, lettre 58, qui précédait celle-ci dans l’ordre de Masson, adressée par Madame Guyon à la fin décembre, tenant ainsi compte de l’emplâtre qu’elle propose en réponse à une fluxion signalée par Fénelon le 28 décembre. Il est possible que d’autres lettres « sans réponses » aient été ainsi rassemblées à la fin de la publication de Dutoit sans respecter un ordre chronologique ; la lettre présente de Fénelon est d’ailleurs annoncée par « autre à l’auteur » ce qui laisse toute liberté.

.  À Fénelon. Automne 1689.

« … quelque chose de fixe en Dieu même… »

Je vous avais écrit selon le mouvement que j’en avais eu ce billet ci-joint1. Vous avez raison de n’être pas en peine de moi, car je suis si fort à Dieu qu’il doit disposer de moi en souverain. Je me trouve mieux aujourd’hui, et j’ai dans le fond de mon cœur que je ne mourrai point tant que ma vie sera utile à ceux que Dieu m’a donnés. Quoique la plus grande consolation que je puisse avoir dans la situation de mon âme à votre égard serait celle qui me vient de vous après Dieu, je ne désire cependant pas de vous voir : je sais que cela ne pourrait se faire sans vous causer quelque peine2. Je me repose et me console dans l’étroite union que j’éprouve avec vous, qui surpasse infiniment tout témoignage sensible, quoique je ne puisse m’empêcher dans mon extrême simplicité de vous en donner plusieurs, qui sont aussi innocents qu’ils sont enfantins. Mais j’éprouve, au-delà de tout, quelque chose de fixe en Dieu même, qui est autant ineffable qu’Il est au-dessus de toute expression. Cette situation ne varie jamais. Son extrême simplicité et nudité n’empêche pas sa force. Si vous croyez que je doive faire quelque autre chose que ce que je fais pour ne point mourir, qui n’est rien du tout, mandez-le moi et vous serez obéi. J’ai vu ce que vous écrivez à M. le M[arquis] de Ch[arost]3. Si vous croyez que je doive cesser les remèdes, quoique je m’en trouve bien à ce que je crois, je le ferai pour vous obéir. Au nom de Dieu, ordonnez sans retour.

- Dutoit, t. V, Lettre LIX, p. 382-383 - Masson, Lettre CXXIII.

1Ce billet semble perdu.

2À cause de l’éloignement, ou pour éviter les conversations malveillantes ?

3Armand II de Béthune, marquis de Charost, était fils de la duchesse de Charost, l’amie de Mme Guyon. Né le 5 mars 1663, il était alors lieutenant général des provinces de Picardie. Il prendra le nom de duc de Charost quand son père, en 1695, se défera de son titre pour prendre celui de duc de Béthune : « il était intimement de mes amis » dit Saint-Simon. [M].

.  À Fénelon. Automne 1689.

Foi lumineuse, foi savoureuse, foi pure.  « … après un état si nu, sans sortir de la nudité, l’on devient fécond, éclairé et lumineux sans lumière… »


Les âmes parvenues à leur fin par le moyen de la foi n’ont rien d’extraordinaire, quoiqu’elles semblent en avoir beaucoup, parce que voyant les choses en Dieu, cette vue sans vue1 leur est naturelle, et n’a rien qui les distraie de leur unité, voyant tout dans l’unité même. Il n’en est pas de même des âmes non arrivées : toutes les lumières distinctes les tirent de cet état de pure foi qui doit toujours plus les aveugler en leur ôtant tout le sensible, le distinct, l’aperçu, tout ce qui est et subsiste, et qui n’est pas Dieu. Plus ces âmes ont de lumières, plus elles s’écartent de la foi. Mais plus elles sont obscures, sèches, dénuées de tout, plus elles sont bien, pourvu qu’elles demeurent fermement et inviolablement abandonnées à Dieu, qu’elles ne s’entortillent point en elles-mêmes par crainte, doute, hésitation. Il faut qu’elles perdent les assurances qu’elles ont possédées dans la foi passive. Et c’est la différence qu’il y a entre la foi passive savoureuse et lumineuse dans sa saveur, et entre la foi nue2. Que la première va toujours son train d’abandon suivant un je ne sais quoi de savoureux, qui est un témoignage sensible de la protection de Dieu, et un gage du salut, un témoignage intérieur de la filiation divine et de la prédestination.

Je m’explique, et pour le faire plus nettement, je distingue trois sortes d’états, sans y comprendre celui de l’âme arrivée dans sa fin.

Le premier est celui d’une foi lumineuse. Cette lumière est accompagnée de saveur, mais c’est la lumière qui la produit. Parce que tout ce qui a du brillant pour l’âme lui cause du plaisir qui est plus ou moins sensible et grossier, [parce] que les objets lumineux sont plus sensibles et plus grossiers et ces lumières ont des corps spirituels, si je puis me servir de ce terme, il est de conséquence d’en séparer l’âme et de les lui faire outrepasser : car outre que cet état est fort sujet à l’illusion, c’est qu’il amuse l’âme et l’arrête absolument si elle n’est instruite à l’outrepasser. Ces sortes de personnes exercent leur foi en croyant que Dieu est en tout cela, qu’Il peut ce qu’Il leur promet, et leur amour est un amour reconnaissant qui, quoique pur en apparence à ceux qui ne sont pas plus éclairés, est cependant recourbé vers soi-même et par conséquent impur. Lorsque je parle d’impur, je ne prétends pas le regarder comme un mauvais amour : il peut être pur dans son degré sans l’être par rapport à l’Amour pur, nu et dégagé de tout. Il est impur par comparaison à l’Amour pur, comme il est dit que les cieux ne sont pas purs devant Dieu3.

Il y a un second état de foi qui n’a nulle liaison avec le premier car ceux qui y entrent ne passent jamais pour l’ordinaire par le premier : c’est un état de foi savoureuse. Elle est savoureuse et lumineuse. C’est la saveur qui éclaire, mais elle éclaire, non objectivement et par lumière formelle, mais par science du devoir des choses que Dieu veut et exige de nous. Sa lumière, quoique moins distincte, est plus sûre et plus pure que la première. C’est une lumière efficace qui fait toucher au but, mais lumière qui ne vient que de l’expérience de la foi savoureuse. L’amour de cette foi est un amour de confiance qui attend et qui espère, et qui par conséquent a un intérêt et n’est pas entièrement pur.

Ces deux sortes de foi, l’une de lumières objectives accompagnées de délectation, l’autre de saveur accompagnée de science lumineuse, s’appellent passives ; elles le sont aussi. Mais pourtant l’âme n’est point dans un degré passif lorsqu’elle reçoit ces lumières. Ce qu’il y a de passif, c’est qu’elles lui viennent sans nul travail immédiat de sa part pour avoir ces lumières, et que l’esprit qui les forme les forme sans la participation de l’âme. Cependant ces âmes-là sont toujours actives dans leurs correspondances et leurs reconnaissances. Les secondes le sont moins, quoiqu’elles le soient encore beaucoup. Leur activité et leur correspondance sont plus simples, aussi bien que l’amour. Car il faut savoir que plus la foi est pure et simple, plus l’amour est pur, simple et nu.

Il y a un troisième état de foi qu’on peut considérer comme second, puisque l’on peut passer également des deux degrés précédents dans celui-ci, quoique le premier en soit plus éloigné et qu’il soit très rare que l’on passe du premier à celui dont je vais parler. En ce troisième état, la foi est une foi pure qui se sépare peu à peu non seulement du sensible, du distinct et du matériel, mais même de l’aperçu pour entrer peu à peu dans la nudité totale. Comme dans l’état de la foi savoureuse l’assurance de la voie et du salut avait longtemps subsisté, dans celui-ci il y a aussi une assurance secrète et cachée qui subsiste longtemps et qui est un fort appui, quoiqu’il paraisse imperceptible et que l’âme ne le connaisse pas. Cet état de foi nue a bien des degrés jusqu’à sa consommation, laquelle ne vient que lentement et imperceptiblement. Le degré précédent distingue mieux son avancement, parce qu’il sert à monter à Dieu et que, comme il y a bien de l’aperçu, l’avancement se distingue aussi. Il n’en est pas de même de la foi nue. Comme c’est une pente presque imperceptible, on avance sans le connaître. Plus on avance et s’approche de la fin, moins on s’en aperçoit et plus on perd les premières assurances et les appuis.

La correspondance de cet état est vraiment passive mais cette passiveté s’augmente selon que la foi devient plus simple et plus nue. L’amour conforme à cette foi est un amour d’abandon aveugle, qui est ici en son commencement. Car quoique l’on croie que tout le long de la foi, en tous ses degrés, l’âme soit abandonnée à Dieu, et que le propre caractère de la foi soit de produire l’abandon, il est cependant très certain que tout ce qui précède cette foi nue est plus confiance qu’abandon. Ce n’est qu’un abandon d’espoir, d’attente, et même fort éclairé. Mais c’est dans ce degré-ci que l’on commence à s’abandonner d’une manière plus aveugle, que l’on s’abandonne à l’inconnu sans savoir où il nous conduit, que l’on perd peu à peu toute attente et que l’on en vient à ce que dit Job : J’ai perdu tout espoir et je ne vivrai plus4, nous faisant connaître par là que l’espoir fait encore vivre et que l’on ne meurt véritablement que par la perte de cet espoir-là. L’amour conforme à ce degré est un amour nu, dégagé du propre intérêt, et même du retour de confiance ; c’est un abandon aveugle, un amour qui n’a plus d’yeux pour soi-même, mais qui n’envisage uniquement que Celui auquel on s’est livré. Quoique les âmes de cet état ne sentent et ne goûtent plus l’amour, elles aiment infiniment plus que les autres.

C’est un amour pâtissant, étant très passif aux opérations de Dieu, et dénué de toutes correspondances actives, quoique l’on y corresponde d’une manière très vivante, en se laissant dilater et exercer comme il plaît au Seigneur. Il est aussi très souffrant puisque c’est ici le temps des grandes croix, des tentations, et des épreuves étranges. Il faut bien que l’amour soit et bien fort et bien pur, quoique si nu, puisque, dépouillé de tout soutien perceptible et accablé de maux, il ne succombe pas et qu’il se fortifie même chaque jour en s’animant contre soi-même. C’est le sacrifice de justice et d’holocauste. Tous les sacrifices qui ont précédé, étaient des sacrifices de miséricorde, des sacrifices partagés, comme l’était aussi l’amour ; mais celui-ci est le pur et le juste sacrifice que le pur amour fait et peut faire. Sur cela il faut compter que plus le sacrifice est pur et exercé fortement, plus la perte est extrême et plus l’amour est parfait. Ce dernier état exclut dans sa perfection toute saveur perceptible, toute lumière, tout espoir, toute confiance, toute attente, car tout cela est pour l’homme, et est un retour sur l’homme entièrement opposé au pur amour qui ne regarde que Dieu, tout le reste étant la matière de l’espérance et non de l’Amour pur, nu et dégagé. Dans cet état si nu, l’âme perd peu à peu les instincts et les mouvements, qui deviennent si délicats qu’ils sont presque imperceptibles. Et enfin tout devient comme naturel à l’âme, qui ne peut plus distinguer que le pur naturel, tant la nudité est extrême.

Ce sont là des détroits par lesquels il faut passer, et sans lesquels il n’y a point de véritable pureté. Mais après un état si nu, sans sortir de la nudité l’on devient fécond, éclairé et lumineux sans lumière, ardent sans ardeur, distinct sans distinction5. Jusqu’alors le distinct et l’aperçu6 sont dangereux parce qu’ils arrêtent l’âme en elle-même et qu’elle ne peut voir que des lumières fautives en les voyant en soi . Mais ici, c’est voir la lumière dans la lumière même, multipliée dans la parfaite unité. (C’est) une âme qui embrasse tout sans rien posséder, pleine de richesses sans cesser d’être très pauvre.

- Dutoit, t. II, Disc. XIV, p. 96-101 - Masson, Lettre CXXIV, p. 309-310.

1Sur ce genre de formules dont on trouvera d’autres exemples dans cette même lettre, voir la lettre 90 de décembre 1688 (D3.102) qui déjà évoque : « la perte des puissances par un certain travail sans travail », « la nuit passive, qui sera une obscurité grande. »

2Voir la lettre 126 du 19 avril 1689 (D1.103) : « Il faut marcher par l’aveuglement de l’esprit, pour être conduit par la très pure et sûre lumière de la foi […] »

3Job, 15,15 : « Vous voyez qu’entre les saints mêmes nul n’est immuable, et les cieux ne sont pas purs devant ses yeux. » (Sacy).

4Job, 7,16.

5Sur le sens mystique de distinction, voir la lettre 95 de janvier 1689 (D2.158) : « Il n’est pas nécessaire que N. s’unisse à moi en distinction. Il suffit qu’il ne soit pas opposé… »

6Voir la lettre 178 du début août 1689 (D3.123) : « …un anéantissement total, qui exclut toute distinction, tout ce qui est et subsiste… »

.  À Fénelon. Automne 1689.

Rien n’est possible hors la conformité à Dieu.

Je me sens portée de vous dire qu’il me serait aussi difficile de douter que Dieu ne vous ait donné à moi, qu’il me le serait de ne point croire que je vis et respire. Ce sera à Lui de vous en faire connaître ce qu’il Lui plaira. Il me serait difficile de vouloir qu’on me croie ou ne me croie pas. Et ma disposition est telle, pour vous en rendre un compte exactes dans toute la sincérité de mon cœur, que, quand toutes les âmes que Dieu m’a données ne me croiraient pas, je n’en aurais nulle peine à moins que Dieu ne changeât ma disposition, que je ne ferais pas un pas pour les gagner à moins que je ne m’y trouvasse poussée. Mais j’ai éprouvé que certaines âmes auxquelles j’avais dit certaines choses et qui ne l’ont pas fait - Notre Seigneur ne me donnant rien pour elles, et quelque effort que j’aie fait pour leur répondre quelque mot, je ne le pouvais - je trouvais tout fermé jusqu’à ce qu’elles entrassent dans ce que Dieu veut. J’ai vu d’autres s’égarer plusieurs années, sans avoir pu leur écrire un mot pour les ramener, et après cela me trouver poussée à leur écrire ; et la lettre avait son effet et elle faisait rentrer. D’autres auxquelles j’écrivais par condescendance, cela n’avait aucun effet. Voilà un petit compte que je vous rends.

- Dutoit, t. V, Lettre LXI, p. 384-385 - Masson, Lettre CXXV.

.  À Fénelon. Automne 1689.

« Dieu est également ce qu’il est et pourrait ajouter incessamment et ôter sans diminuer ni accroître ; en sorte que tout ce qui est possible en Dieu est tout ce qui est et ce qui n’est pas… »

Dieu est un Principe et un Être infini qui renferme tout ce qui est et tout ce qui est possible, de sorte qu’Il peut porter sans incompatibilité des choses incompatibles. Il n’y a rien de nécessaire en Dieu que les opérations de la Trinité1. Tout le reste n’est point nécessaire quant à la nécessité d’existence, et tout ce qui est fait pourrait n’être pas fait, sans que Dieu en eût le moindre détriment. Ce qui est fait est cependant nécessaire quant à la nécessité d’exister en Dieu comme volonté de Dieu, de sorte que ce qui n’était pas nécessaire quant à l’existence divine, est nécessaire quant à la volonté divine.

Or, comme Dieu est indivisible, tout étant réuni en Lui dans une seule existence, les choses en Dieu qui n’existent que volontairement, existent pourtant nécessairement à cause qu’Il est simple et indivisible. Or, il faut remarquer que Dieu tire de Son trésor les choses anciennes et nouvelles, qu’Il peut s’étendre en mille mondes créés, les retenir et les renfermer en Lui. Cela ne fait nulle division en Dieu, parce que Dieu est également ce qu’Il est, et pourrait ajouter incessamment et ôter sans diminuer ni accroître, en sorte que tout ce qui est possible en Dieu est tout ce qui est et ce qui n’est pas, sans division, ainsi qu’il est écrit : devant vous les choses sont comme si elles n’étaient pas, et celles qui ne sont pas comme celles qui sont. Tout ce qui est divisible, en Dieu est rendu indivisible, et cette indivision n’empêche pas que les choses en elles-mêmes ne restent possibles et non nécessaires, parce qu’il n’y a rien de nécessaire en Dieu que Dieu même. Mais comme les choses sont volonté de Dieu, elles sont rendues nécessaires comme volonté de Dieu et sont, de cette sorte, Dieu même, en sorte qu’à notre manière de parler - quoiqu’elles ne soient pas nécessaires, Dieu pouvant être sans elles - elles sont pourtant nécessaires, prises en Dieu dans Sa volonté, de sorte qu’elles ne peuvent n’être point, la volonté de Dieu ayant été de les faire et le Souverain Principe ayant résolu de S’écouler et de Se produire en elles, de sorte qu’il n’est pas vrai de dire qu’en Dieu il y a des choses nécessaires et non nécessaires : elles sont toujours nécessaires dans le décret éternel de la volonté de Dieu, qui fait que toutes les actions de Dieu, quoique non nécessaires à son existence, sont pourtant nécessaires quant à la volonté.

Il y a en Dieu la nécessité de Son existence et la nécessité de Sa volonté. Comme nécessité de Son existence, il n’y a rien de nécessaire pour Le faire exister, Son être étant parfait dans Lui-même et dans l’entière indépendance même de Sa volonté, puisqu’Il ne pourrait pas n’être pas ni ne vouloir pas être. Tout ce qui n’est pas l’existence de Dieu est nécessaire d’une nécessité de volonté. Et c’est de cette sorte que tout ce que Dieu a fait était nécessaire et ne pouvait n’être pas, le décret en étant infaillible et éternel et dans la volonté de Dieu qui rend la chose nécessaire, en sorte que tout ce qui est créé et fait, est nécessairement fait dans cette volonté quoiqu’il soit voulu librement : car Dieu est libre pour vouloir, quoique nécessité de faire ce qu’il veut.

La production du Saint-Esprit est une action en Dieu nécessaire et non libre, mais les actions produites par cet Esprit Saint qui est la volonté de Dieu, sont des actions libres et nécessaires, cependant non d’une nécessité d’existence, qui est la volonté non libre, mais de nécessité de volonté qui est une nécessité libre : car, de même que Dieu sort pour ainsi dire de Son unité pour Se produire dans Ses divines personnes qui enfin retournent toutes dans l’unité, Dieu aussi, sans Se multiplier et sans cesser d’être simple, sort à toutes les actions au-dehors qui sont des actions de nécessité de volonté, en sorte qu’il n’y a rien en Dieu qui ait pu n’être pas, puisque tout ce qui est y existe par la nécessité de la volonté qui les a voulues telles de toute éternité, et qui n’a pas été un moment sans les vouloir.

Tout est nécessaire, faisant la différence de ces deux nécessités, et les hommes faisant des distinctions se trompent bien. Il n’y a donc rien de fait qui ne soit nécessaire, pas même le péché2. Et c’est pour cela que Notre Seigneur dit qu’il était nécessaire que les scandales arrivent. Tout ce qui a été fait n’a pas pu n’être point fait à cause du décret infini quoique libre en Dieu. Dieu pourrait faire des millions de mondes qu’Il ne fait pas, et quoiqu’ils soient renfermés dans Son pouvoir, ils ne le sont pas dans Sa volonté. C’est pourquoi ils ne sont pas nécessaires et ne le seront jamais. Mais tout ce qui est fait a dû être fait, et n’a point dû n’être point fait, pris dans la volonté de Dieu. Quoique Dieu n’eût que faire de cela à cause de Son indépendance et existence, Il l’a dû faire infailliblement à cause de la nécessité de faire Sa volonté qui l’avait ainsi voulu de toute éternité.

Ainsi ce qui n’est point nécessaire dans l’existence est nécessaire dans la volonté, et cela est en Dieu indivisible, si bien que la création de l’homme en Dieu est une action nécessaire, infaillible et libre, au lieu que la production de son Verbe est une action nécessaire et non libre. Or la nécessité n’empêche point la liberté, Dieu étant libre de vouloir et de ne vouloir pas tout ce qui est hors de Lui. Mais comme Il est immuable et qu’Il a voulu, Il a voulu de toute éternité. Et quoiqu’Il soit libre de vouloir et de ne vouloir pas, il faut qu’Il fasse ce qu’Il veut, et, dès qu’Il a voulu, la chose a été comme faite de toute éternité. Le monde a été créé dans la volonté de Dieu, et cette volonté fit une nécessité. saint Paul dit3 qu’en Dieu il n’y a point de oui et de non, et qu’en Dieu il n’y a qu’un seul oui. Et ce oui est immuable, et de volontaire, rend nécessaire tout ce qui est fait.

- Dutoit, t. V, Lettre LXII, p. 386-392 - Masson, Lettre CXXVI p. 311-312.

1Sur les « opérations de la Trinité » voir la lettre 106 de mars 1689 (D4.143.) : « Le Père en regardant l’âme y produit son Verbe et la met par là en silence, paix et tranquillité : c’est par là qu’il l’associe au commerce inefable de la Sainte Trinité. » et la lettre 107 de mars 1689 (D5.6.) : « …un regard nécessaire aussi bien que l’amour… »

2Dutoit tente d’éclairer ce développement théologique par la longue note suivante : « Pas même le péché. Remarque. Dieu ayant donné à la créature une pleine liberté dans sa volonté de choisir le bien ou le mal, il faut que Dieu ait aussi consenti aux suites de ce libre arbitre, et aux abus de la liberté qui lui a été donnée. Dieu donc ayant connu de toute éternité qu’une partie des créatures abuseraient de leur liberté et pécheraient par là, et y ayant consenti comme suite de la liberté et conséquemment l’a voulu, il s’ensuit que le péché a été nécessaire comme volonté de Dieu, comme suite de son consentement à abuser de la liberté. Saint Paul dit que Dieu a tout décrété sous la désobéissance, ce qui revient à la même chose.  Mme Guyon écrit (4e lettre 109. §6) : « Rien ne déshonore tant Dieu que l’idée de la réprobation et prédestination absolue. » La prescience de Dieu a connu de toute éternité la rébellion de chaque individu des créatures, et les voulant créer avec une pleine liberté, Il a voulu tout ce qui suivrait de là ; conséquemment le péché même a été nécessaire, non comme décrété avec agrément de Dieu, mais comme suite de la même liberté. Toute cette remarque est d’un très grand serviteur de Dieu, consommé dans la doctrine et dans les principes de Mme Guyon, dont les écrits n’ont rien de caché pour lui, qu’on peut dire avoir été son enfant de grâce de la manière la plus éminente. » - Problème insoluble que résumait, avant 1144, Guillaume de Saint-Thierry : « La prescience de Dieu c’est, de plus, sa bonté, qui de toute éternité est préparée pour tous […] de toute éternité, même si nulle créature n’existait. […] Aussi, à la création du monde, « l’Esprit de Dieu, est-il dit, était porté au-dessus des eaux » : c’est-à-dire qu’il s’offrait à tous, se montrait à tous… » Oraisons méditatives, I, 10 ; v. note de dom Hourlier, p. 48 (SC 324). 

3II Cor. 1, 19 : Car Jésus-Christ le fils de Dieu, que Sylvain, Timothée, et moi, vous avons prêché, ne se contrarie point par l’oui et le non : nous ne vous avons dit de sa part qu’un seul oui. (Amelote).

.  À Fénelon. Automne 1689.

L’âme est réduite en unité. L’Être infini fait disparaître tout le reste…

Je comprends, sans le pouvoir exprimer, comment toutes les opérations qui se font hors de la Trinité, quoique attribuées différemment aux divines Personnes selon leurs différents effets, sont pourtant toutes des trois Personnes indivisiblement, à cause de l’unité de Leur essence. Et j’éprouve comment, dans l’homme devenu simple et divin, tout se fait par un seul acte et indivisible. Quoique l’on donne le nom d’amour et de connaissance à cet acte, selon ce qu’il opère et produit, cependant l’âme réduite en unité n’éprouve qu’un seul acte continuel et sans interruption. Et ce qui s’opère en elle est un acte si pur et dégagé, qu’il ne laisse à l’âme nulle distinction, en sorte qu’elle ne sait si son amour est lumineux ou sa lumière amoureuse1.

Elle aime sans sentir l’amour, et elle sait et connaît tout sans savoir comment elle le sait et connaît. Et sans nul moyen, ni par l’entremise d’aucune chose, elle [se] trouve n’ignorer rien, sans savoir qui lui a appris, ni comment cela lui est venu2 : car cette connaissance n’a rien qui fasse ni espèce, ni plénitude. Elle est d’autant plus pure qu’elle est nue et d’autant plus nue qu’elle est plus hors de l’âme et plus séparée d’elle-même, en sorte que l’on comprend par ce que l’on éprouve comment les Bienheureux voient tout en Dieu sans rien voir que Dieu3 - et non en matière objective, ainsi que quelques-uns ont voulu dire que l’on voit en Dieu tous les objets comme dans un miroir, se persuadant un détail des choses mêmes. Cela n’est point de la sorte, puisque l’application à ces objets, quoique en Dieu même, serait une application distincte de Dieu dont l’âme abîmée en Dieu est incapable. Mais elle voit en manière divine et indistincte toutes choses, sans voir autre chose que Dieu, par un regard fixe et d’autant plus simple et épuré que rien de distinct ne le termine. C’est une vue simple et immense de l’immensité même, qui renferme tous les objets sans s’arrêter à aucun, ce qui serait une imperfection. Cette vue sans vue est amour et jouissance, et tout cela est une même chose dans l’unité même.

Lorsque l’homme est encore en lui-même, il rapporte tout à soi et attire tout en soi-même. Toutes les créatures sont pour lui-même en manière spirituelle, ou en vue de perfection ou de salut. Mais par le transport qui est fait de cette âme en Dieu par une extase d’autant plus éminente qu’elle est plus continuelle - puisqu’elle commence dès cette vie ce qui doit durer éternellement, où l’âme ne sortira plus de Dieu pour retourner à elle-même - alors elle transporte avec elle toutes les créatures en Dieu, de sorte que Dieu est son seul objet et sa seule vie : elle voit tout en Dieu et tout Dieu, rien hors de Dieu ni distinct de Dieu. Cet Être infini fait disparaître tout le reste, dont l’âme cependant n’est point appauvrie. Mais elle possède tout sans rien avoir ni posséder4, elle voit tout au-dessous d’elle et elle ne voit rien que Dieu dont elle ne peut se distinguer pour se voir elle-même.

C’est alorsque par un noble orgueil, elle ne trouve rien qui soit digne d’elle et qui ne soit au-dessous d’elle, quoiqu’elle ne prenne ni part ni intérêt à cela. Il n’y a point de Purgatoire pour une telle âme, et celle qui écrit ceci a eu souvent certitude qu’il n’y en avait point pour elle, quoiqu’elle ne prenne ni part ni intérêt à cela. Une âme qui a été assez purifiée pour être reçue dans son principe original est assez purifiée pour le Ciel, puisque c’est Dieu seul qui exige la pureté et non le Ciel.

Ô, si je pouvais exprimer cette vérité, et ce que c’est qu’une âme dans la pure vérité exempte des méprises ordinaires ! Cette âme juge de tout sainement et connaît d’abord la vérité en toutes choses. Elle connaît l’abus des sciences5. Et l’homme le plus savant, éclairé de la vérité, découvre dans la science la vérité qui y est cachée et que les autres savants ignorent, car la science a la vérité, mais une vérité cachée aux savants mêmes qui ne sont point éclairés de la lumière divine. Ils voient sans voir mais lorsque la vérité éternelle se manifeste à eux, ô alors ils sont agréablement surpris de voir qu’ils découvrent une profonde science qu’ils avaient ignorée.

C’est ce que vous connaîtrez un jour. Il n’est pas encore temps pour vous d’écrire : il faut être rempli de l’infusion divine auparavant ; ce sera alorsque vous écrirez certainement, et comme possédant ce que vous ne voyez à présent que de loin. Croyez-moi en ce point : cessez tout et vous aurez tout. Présentement, il faut goûter et se taire. Il faut se laisser vider de tout pour être capable de la plénitude divine, et pour voir, comme dit David, la lumière dans la lumière même. Tout ce qui n’est point cela est peu de chose et est plus une lueur qu’une lumière. Pour ce que vous désirez de savoir de l’Évangile éternel, cet Évangile n’est autre que la volonté de Dieu. Nous en parlerons plus au long un jour s’il plaît à Dieu.

- Dutoit, t. II, Disc. XLII, p. 240-243 - Masson, Lettre CXXVII, p. 312-315.

1Par ce rapprochement entre l’âme humaine et la Trinité, cette lettre semble bien être une suite de la précédente.

2C’est une idée que Mme Guyon résumera ailleurs dans une formule que Fénelon reprendra : « On sait tout sans rien savoir ».

3Fénelon, Instructions, XXIII : « tandis qu’elle [l’âme] n’hésite point à tout perdre et à s’oublier, elle possède tout... c’est une image de l’état de bienheureux, qui seront à jamais ravis en Dieu, sans avoir pendant toute l’éternité un instant pour penser à eux-mêmes. »

4Voir le texte des Instructions cité plus haut.

5Sciences théologiques.

.  À Fénelon. Automne 1689.

« …je connus, dis-je, la pureté de Dieu être si infinie et celle qu’Il exige de l’âme pour y opérer avec plaisir être telle qu’Il ne veut pas la moindre action de l’âme… »

Etant à la messe, il m’a été donné à connaître (je m’explique de cette sorte quoique je ne puisse pas appeler proprement cela connaissance, puisque ce n’est pas une lumière qui s’élève dans l’esprit mais une science intime et cachée dans le plus profond de moi-même, qui paraît très ancienne, quoique la manifestation en soit nouvelle), je connus, dis-je, la pureté de Dieu être si infinie et celle qu’Il exige de l’âme pour y opérer avec plaisir être telle qu’Il ne veut pas la moindre action de l’âme (tant sa passivité doit être absolue) - pas, dis-je, la moindre action pour imperceptible qu’elle puisse être, pas même des plus délicates correspondances qui semblent s’avancer quelquefois par une reconnaissance tacite.

Tout cela empêche que notre âme ne puisse être assez pénétrée de Dieu pour en pénétrer les autres. La plus délicate de ces fautes est une haleine qui ternit la glace de ce beau miroir et il faut que cela soit essuyé. Je comprends comme il faut être à ce degré de pureté pour recevoir sans mélange pour les autres, et que les connaissances qui y sont données n’ont rien d’objectif et qui forme espèces : tout y est Dieu et en Dieu.

Il me paraît que c’est là la connaissance des Séraphins. C’est un amour lumineux et éclairant par l’amour même immédiat, qui n’a qu’un acte continuel d’amour comme il n’a qu’un objet. Il me semble que ceux qui ne sont pas de cette sorte, connaissent premièrement et qu’en connaissant, ils aiment : c’est une connaissance qui produit l’amour. Mais les premiers ne font qu’aimer et, en ignorant toutes choses (parce qu’il n’y a nulle distinction, mais un absorbement1 d’amour), ils connaissent toutes choses mais en Dieu même, qui les leur manifeste pour les dire selon Ses suprêmes volontés.

Saint Grégoire dans l’Homélie XXXIV sur les Évangiles, après avoir décrit les qualités et caractères de chacune des Hiérarchies des Anges en particulier, marque qui sont ceux d’entre les hommes dont la vie et les actions répondent à chacune de ces célestes Hiérarchies, et qui peuvent ainsi avoir rang parmi elles. Et voici quels sont ceux qu’il compare aux Séraphins : Et sunt nonulli qui supernae contemplationis facibus accensi, in solo Conditoris sui desiderio anhelant, nil jam in hoc mundo cupiunt, solo aeternitatis amore pascuntur, terrena quaeque abjiciunt, cuncta temporalia mente transcendunt : amant et ardent, atque in ipso suo ardore requiescunt : amando ardent ; loquendo seipsos aliosque accendunt ; et quos verbo tangunt, ardere protinus in Dei amore faciunt. Quid ergo istos nisi Seraphim dixerim, quorum cor in ignem conversum lucet et urit, quia et mentium oculos ad superna illuminant, et eas compugendo ; in fletibus vitiorum rubiginem purgant. C’est-à-dire : « Il y en a quelques-uns qui, embrasés des feux de la contemplation céleste, ne respirent plus que le seul Créateur, ne désirent plus rien dans ce monde, ne se repaissent que du seul amour de l’éternité, rejettent tout ce qui est de la terre, ont l’esprit élevé au-dessus de toutes les choses temporelles : ils ne font qu’aimer et brûler et leur ardeur est leur même repos. Ils brûlent en aimant. S’ils parlent, c’est en s’enflammant et eux-mêmes et autrui ; et on n’est pas plus tôt touché de leurs paroles, qu’on en est soudainement embrasé dans l’amour de Dieu. Quel autre nom que celui de Séraphins donnerai-je à ces personnes, de qui le cœur changé tout en feu ne fait que luire et brûler, illuminant les yeux des autres âmes pour les choses d’en haut et leur pénétrant et enflammant le cœur d’une componction, qui par les larmes qu’elle en exprime, les purifie de l’impureté de leurs vices ? ».

- Dutoit, t. II, Disc. XLIV, p.245-248 - Masson, Lettre CXVIII, p.315-316.

1absorption.

.  À Fénelon. Automne 1689.

Pur amour, « …impitoyable destructeur » ;  « …donner son âme et son éternité ».

Peut-on douter de la grâce d’une personne qui communique l’onction de la grâce, le goût de Dieu et le recueillement, qui donne à chacun, sans se méprendre, selon son besoin et qui pacifie les âmes troublées quand elles approchent d’elle ? Pourrait-elle conserver dans un même cœur l’abandon le plus fort et le plus pur que l’on puisse s’imaginer et être en péché ? Abandon général, tant pour le corps que pour l’âme, pour le temps et pour l’éternité, abandon tel qu’il exclut même les premiers mouvements naturels de frayeur et donne une intrépidité dans le sort du péril même, qui fait que, lorsque tout paraît le plus perdu, c’est alorsque, par un amour souverain, on entre dans la plus pure joie, le cœur en étant d’autant plus comblé que l’on se voit davantage le jouet de la Providence par l’excès du péril ? Cela peut-il compatir avec le péché ? Le péché peut-il être dans une personne qui ne se possède plus, qui après s’être haïe, se trouve enfin si éloignée et si étrangère à elle-même qu’elle n’y pense point, de sorte que, si celui qu’elle aime la mettait dans l’enfer, elle ne pourrait cesser de l’aimer et d’être satisfaite de lui dans le sort des plus horribles tourments, sans qu’elle puisse voir ni penser à être autrement qu’on la met ?

Il est constant que l’amour le plus pur est celui qui dégage l’âme de tout intérêt, pour entrer dans les seuls intérêts de l’aimé. Et plus ce qu’il fait perdre est considérable, plus l’amour est pur : c’est ce qui a fait dire que le comble de l’amour était de donner sa vie pour celui que l’on aime. C’est où peut aller l’amour humain. L’amour divin peut aller jusqu’à donner son âme et son éternité pour son Dieu, et celui qui n’est pas prêt de perdre l’un et l’autre sans se regarder, se plaindre ou appréhender, est bien éloigné de la pureté de l’amour. L’amour pur est d’une nature qu’il ne peut jamais être connu que de celui qui l’éprouve. C’est un prêtre qui n’est jamais sans sacrifice et qui n’est jamais satisfait qu’il n’ait tout ôté : je dis tout sans exception, quelque nécessaire et absolument nécessaire qu’il paraisse. O pur amour, nul ne peut donner aucune connaissance de toi que toi-même et celui que tu as consommé en toi ! Et tu es tel par ta nature, que l’on ne te comprend qu’autant que l’on te possède, je veux dire, tes effets1 !

Celui qui n’est pas parfaitement consommé dans l’amour, ne peut jamais juger de ce que produit l’amour consommé : il en jugera selon les effets de son amour. Tout ce que l’on dirait des effets de l’amour tout pur et tout nu non seulement ne serait pas compris de celui qui n’est pas détruit par cet amour, mais il en serait souvent scandalisé. Amour pur, tu n’es jamais pleinement satisfait d’un cœur qui peut réserver quelque chose, pour saint et sublime qu’il paraisse. Celui que tu as consommé ne saurait plus rien perdre, parce que tu ne l’as consommé que par la perte de toute chose. Que s’il reste encore quelque chose à perdre, il n’est pas consommé.

Peut-il déchoir2 ? Car pour déchoir, il faut posséder quelque chose.Il y a deux sortes de voies : l’une, d’action vivante, où l’âme pouvant toujours agir, peut toujours déchoir et toujours perdre la grâce. Mais celui à qui l’amour a tout arraché et qui ne possède plus rien, (qui est la seconde sorte de voie), que peut-il perdre ? S’il possède, s’il vit, il peut mourir; mais si l’amour l’a consumé par son feu détruisant, quelle sera la perte de ce qui n’est plus ?

Il y a deux consommations : la consommation de l’âme par l’amour, ou plutôt sa destruction totale qui la fait nécessairement rentrer dans son principe ; et la consommation parfaite de ce même amour dans la gloire, où il ne peut plus croître ni (rien) détruire, et c’est celui de cette dernière sorte que l’on ne peut avoir qu’en l’autre vie. Mais pour l’amour consommant son sujet en lui par son entière destruction, c’est celui que nous devons avoir en cette vie et auquel nous sommes appelés, je veux dire, nous qui, comme dit saint Paul, avons reçu les prémices de l’Esprit3. C’est à quoi nous devons tous [ne] tendre qu’à notre totale destruction, si nous prétendons au pur amour.

Quand je parle du pur amour, je ne parle pas de l’amour fervent, qui ne travaille qu’à embellir celui qui le possède et qui semble n’être appliqué qu’à lui : cet amour-là je l’appelle imparfait, quoique ce soit celui que les hommes ignorants regardent comme le comble de la sainteté. Je ne regarde comme pur amour que l’amour impitoyable, destructeur, qui loin d’embellir et d’orner son sujet, lui arrache tout sans miséricorde, afin que rien ne restant dans ce même sujet, rien ne l’empêche de passer dans la fin. Hors de là il ne peut point subsister. Tout son soin est d’enlaidir, d’arracher, de détruire, de perdre : il ne vit que de destruction4, il est comme cette bête que vit Daniel5, qui mange, broie et dévore tout. Ô que le pur amour est peu connu !

Laissez-vous donc tout arracher. Si vous gardez quelque chose, vous n’aurez pas ce pur amour. Vous ne le pouvez acheter que par la perte de tout le reste. Que pouvez-vous donner en échange de cet amour que la destruction totale ? Quand vous donneriez toute chose, tout cela doit être compté pour rien6. L’amour ne peut vous rendre heureux7 qu’en vous faisant parfaitement misérable ; et si vous plaignez votre misère, si vous envisagez votre perte, si vous la regardez le moins du monde, vous êtes infiniment loin de la pureté de l’amour. Celui qui ne possède rien, ne craint point de rien perdre, ne désire rien, ne peut regretter ce qu’il a perdu : il ne peut même y penser, rien ne l’occupe, l’amour le consume en lui. Il n’a d’yeux que pour l’amour et non pour soi, étant pour soi comme s’il n’était point du tout.

- Dutoit, t. II, Lettre CXC, p.579-584 - Masson, Lettre CXXIX, p.316-318.

1Toutes ces idées ont été reprises bien des fois par Fénelon ; voir en particulier Instructions, XVIII : « Vous êtes tout amour, et par conséquent toute jalousie, etc. »

2« On parle d’une impossibilité morale, et non physique : car la créature peut se reprendre. » (note Dutoit).

3Rom., 8, 23.

4Fénelon, Instructions, XXII : « Il est insatiable de mort, de perte, de renoncement. Il faut que tout soit détruit, que tout périsse. »

5« Daniel, 7, 7. Voyez-en l’explication détaillée dans les Explications et réflexions sur l’Ancien Testament. Tome XI, page 337. » (note Dutoit).

6Cant., 8, 7.

7Texte de Dutoit : heureuse.

.  À Fénelon. Automne 1689.

Après la découverte, l’âme se croit égarée et perd tout espoir avant d’arriver à l’Unité. La Charité est Dieu même où l’âme est conduite par la perte de tout moyen.

La foi se doit envisager en deux manières. Il y a la foi, vertu théologale, commune à tous les chrétiens, et celle-là a son évidence dans l’Ecriture Sainte et dans les décrets de l’Église, quoiqu’elle soit au-dessus de notre raison et qu’elle la captive. Mais il y a l’esprit de foi qui est l’esprit intérieur que saint Paul met au rang des fruits du Saint-Esprit, parce qu’elle suppose la charité1 dans une âme. La foi commune peut être dans la charité mais celle-ci n’y peut être, du moins n’y pourrait subsister longtemps. Car je ne crois pas qu’un péché actuel et de surprise fît perdre à une âme le don de la foi. Il lui ferait bien perdre pour un temps l’usage de ce don, mais comme ce don ne laisserait pas un moment l’âme qu’il ne l’eût pressée par son activité à se réconcilier avec son Dieu, il faudrait nécessairement ou que le don de la foi se perdit ou que l’âme fût bientôt rétablie dans la grâce perdue.

Lorsqu’en parlant de l’intérieur on parle de la foi, on n’entend point cette première foi qui tient l’esprit soumis aveuglément aux maximes de l’Évangile et aux décisions de l’Église. On ne veut parler que de cet esprit de foi, qui s’emparant une fois de l’âme, ne la quitte jamais qu’elle ne soit réduite dans l’unité de son principe où, l’âme étant entrée dans son être original par une perte fortunée, cette étoile disparaît et il ne paraît plus que Jésus-Christ, Sagesse Eternelle, qui Se forme et Se lève en l’âme comme l’aurore et ne la laisse point qu’Il ne l’ait fait entrer dans le plein jour de la Gloire. L’âme perdue en Dieu et abîmée avec Jésus-Christ ne connaît plus que Jésus-Christ. Elle perd toutes les traces de cette aimable foi qui l’a conduite si heureusement.

Comme cette foi dont je parle est une foi toute amour, c’est une foi de confiance, qui produit un abandon entier. Elle se fait discerner avec tous ses charmes au commencement qu’elle s’empare d’un cœur, afin que ce cœur la suive, attiré par son onction et sa douceur. Mais comme cette foi pleine d’amour et de confiance n’a qu’un seul et unique désir, qui est de se perdre dans l’abandon aveugle qui est la perfection et la consommation de la foi, c’est pour cela qu’elle cache peu à peu sa lumière et son brillant aux yeux de l’âme qu’elle conduit. Elle n’en est pas moins lumineuse pour cela, au contraire, mais elle ne travaille qu’à aveugler l’âme, afin de la porter à s’abandonner sans réserve à Dieu qui est tout le but de la foi. Elle découvre d’abord les beautés et les perfections infinies de Celui auquel elle veut que l’âme se confie : elle les découvre, dis-je, non en distinction, mais en généralité, qui est la manifestation propre à la foi. Mais après cela, comme cette connaissance qui sert de motif à la confiance lui sert aussi d’appui, elle la fait perdre insensiblement, sans quoi la confiance demeurerait toujours confiance et ne passerait point en abandon.

L’abandon étant affermi, l’âme perd tout ce qui appuyait et soutenait cet abandon, qui était des motifs où il y avait encore quelque retour sur le bien et l’avantage spirituel de la créature, quoiqu’ils parussent fort épurés. Mais l’amour, jaloux d’achever son ouvrage, arrache tous les appuis de l’abandon et, le rendant aveugle, sans motif ni raison de s’abandonner par rapport à soi-même, elle le rend pur parce qu’il ne reste qu’une seule et unique raison qui est la volonté de Dieu et Sa souveraineté.

Cet abandon aveugle est dans la perte et ne peut être sans elle. Car tant que je suis un chemin que je connais et conçois, mon abandon est avec connaissance de cause : il est clairvoyant, il n’est point aveugle. Dieu mène l’âme par des sentiers inconnus et incompréhensibles dont elle n’a jamais pu prendre nulles idées, ni se les figurer, et plus les sentiers où Il la conduit paraissent étranges et périlleux, plus Il Se cache. Il Se montre en la faisant entrer dans ces ténèbres impénétrables. Elle ne peut douter que ce soit Lui. Mais quoiqu’elle suive toujours le même sentier sans se détourner ni à droite ni à gauche, lorsqu’elle est engagée dans le chemin et qu’elle ne peut plus reculer, Il Se cache de telle sorte qu’elle ne L’aperçoit plus. Elle n’a de connaissance que pour regretter l’extrême perte qu’elle croit avoir faite. Et voyant que les précipices augmentent à mesure que Celui qui la conduisait s’éloigne d’elle, elle reste dans une étrange désolation jusqu’à ce que la plus pure charité, dont elle est animée sans le connaître, lui apprend à s’abandonner à la perte même, lui faisant comprendre que son Dieu ne perdra rien pour cela, qu’Il sera toujours content et heureux, qu’il faut qu’elle suive, quoi qu’il en puisse coûter, le chemin où Il l’a conduite Lui-même, quoique l’enfer lui paraisse terminer ce sentier.

Alors elle va sans nulle raison. Elle court dans les précipices, elle y roule même souvent par désespoir, se croyant entièrement égarée, mais ne pouvant faire autrement. C’est alorsque les vues que c’est Dieu qui a introduit dans cette voie, se perdent. On ne pense plus même à ce qu’Il est et qu’Il sera heureux malgré notre malheur. Mais comme une personne qui roule dans un abîme perd toute autre pensée que celle de son désastre présent, aussi cette âme perd toute autre vue que celle de sa perte. Mais pleine d’une juste indignation contre elle-même, après avoir gémi sur son malheur, elle le voit et elle voudrait le rendre plus irrémédiable s’il était possible. Et entrant dans la complaisance de sa perte, elle entre dans la perfection du plus pur Amour qui ne tarde guère à reparaître, mais d’une manière ineffable.

La foi conduit donc aveuglément, mais où ? C’est à l’unité. Car il faut savoir que la foi et l’espérance se réunissent dans la pure charité. Cette réunion semble une perte de l’âme, qui dit avec Job : J’ai perdu tout espoir et je ne vivrai plus2. Non, elle ne doit plus vivre mais arriver à l’unité, soit par la réunion de la foi et de l’espérance dans la seule charité, soit par la réduction des puissances en unité3. Elle trouve que cette charité, qui est seule subsistante, est Dieu même4 où l’âme est conduite par la perte de tous moyens. C’est là qu’elle trouve Jésus-Christ qui reparaît comme sa vie : c’est la réelle manifestation de Jésus-Christ devenant la vie de l’âme5. C’est en Jésus-Christ et par Jésus-Christ que la vie est rendue dans cette unité, rendant l’âme et simple et multipliée autant agissante qu’elle est mûe et agie. Toutes ses puissances sont agissantes, sans sortir de leur unité et sans être salies d’aucunes espèces : elles ont tout sans rien avoir. On fait tout sans rien savoir. Cet état est réel, je vous assure, et vous y êtes assurément appelé. Mais quoique les expressions ne soient peut-être pas conformes à la science, l’expérience démêle tout cela et contraint d’approuver ce que l’on condamnerait sans elle.

Je ne sais pourquoi je vous écris cela.

- Mme Guyon, Discours chrétiens et sprirituels, t. II, Disc. XVII, p. 109-114 dernière ligne, Lettres, t.V, p. 392 - Masson, Lettre CXXX, p. 319-320.

1Ga 5, 23.

2Job 7, 16.

3Voir Lettre D5.4 qui se retrouve dans le Discours chrétien et spirituel 2.35 : « …Dieu, attirant l’âme à Lui, le fait d’ordinaire par le moyen de la volonté …[qui] réduit comme à un seul acte simple et indivisible les opérations des autres puissances […] ».

4I Jean, 4, 16.

5Ga 2, 16-20 : « 20. Et je vis, non plus moi-même ; mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi : et en ce que je vis maintenant dans la chair, c’est dans la foi du Fils de Dieu qui m’a aimé, et qui s’est livré lui-même pour moi à la mort, que je vis. » (Explications).

.  À Fénelon. Automne 1689.

« C’est ce sacrifice que nous faisons à Dieu de notre liberté et de notre propre volonté qui nous rend Ses enfants adoptifs et qui Le porte à nous mouvoir Lui-même… »

Toutes les disputes qui se font sur la liberté de l’homme viennent pour l’ordinaire du défaut de la lumière. Nous sommes tous nés libres et notre liberté funeste ne nous sert le plus souvent que pour nous égarer. Dieu, dont la bonté est infinie, nous tire de cette pente au mal que nous avons puisée en Adam, et nous donne une bonne volonté qui nous fait tourner vers Lui notre liberté et l’employer à Son service. Mais, hélas ! qu’il y a encore en nous de faiblesses et d’inconstances, jusqu’à ce que Sa bonté nous ait appris qu’il y a un autre moyen de rendre notre liberté toute-puissante pour le bien et toute faible pour le mal ! Ce moyen si sûr est de remettre cette même liberté entre les mains de son tuteur, par une résignation autant libre que volontaire.

C’est ce sacrifice que nous faisons à Dieu de notre liberté et de notre propre volonté qui nous rend Ses enfants adoptifs et qui Le porte à nous mouvoir Lui-même par Sa volonté sur-essentielle. C’est alors qu’Il agit et opère en nous en souverain. O ! Lorsqu’Il a entièrement pris cette liberté qui entraînait dans le mal, - qui n’est autre que ou la rébellion à Sa volonté suprême ou la résistance à cette même volonté, - alors Il nous rend véritablement libres, puisque Jésus-Christ, devenant notre voie, notre vérité et notre vie, nous met dans une parfaite liberté, nous cachant avec Lui en Dieu. C’était cette espérance qui faisait dire au Roi-Prophète : Ce sera en vous, Seigneur, que nous ferons des actions de force et de courage1. Et encore : Tous ceux qui sont en Vous sont comme des personnes ravies de joie2.

Cela supposé, je dis qu’il ne faut pas raisonner des personnes qui sont à Dieu par un abandon spécial et un sacrifice de tout eux-mêmes comme l’on fait du commun des chrétiens ; et c’est en quoi l’on se trompe beaucoup de vouloir faire des lois générales pour tous. Il y a en Dieu deux volontés : la volonté essentielle et cachée à tous autres qu’à ceux auxquels il plaît à Dieu de la manifester, et celle-ci est pour l’ordinaire infaillible, elle meut l’âme et la conduit comme il lui plaît ; il y a aussi une volonté déclarée et générale pour tous. De même, il y a des lois générales pour tous les hommes conduits par la volonté déclarée, mais il y a aussi des lois particulières pour les âmes que Dieu conduit, et ces lois sont gravées au fond de leurs cœurs.

Ce sont des lois pleines d’amour et de rigueur, et d’autant plus amoureuses qu’elles sont plus rigoureuses. Lorsque Moïse, dans le Deutéronome, parle du commandement d’aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de toutes ses forces, il ajoute que ce commandement est la loi du cœur qui doit être gravée dans le cœur3. Ce commandement n’est point compris dans le Décalogue, il ne fut point gravé sur la pierre mais il est gravé dans le cœur de l’homme : et pourquoi cela ? C’est que Dieu est, comme dit Moïse, un Dieu fort et jaloux4 : comme Dieu fort, Il se fait obéir en souverain de ceux qui sont à Lui ; comme jaloux, Il les conduit par une voie secrète, inconnue à tout autre qu’à Lui. Laissons-Le donc faire et Il nous conduira par des routes impénétrables à tout autre qu’à Son amour pur, fort et jaloux.

O amour inconnu, que tu es cruel, doux, terrible, délicieux, puissant, insatiable ! Que ne fais-tu pas éprouver à tes enfants ! Que tous les hommes les plus savants sont ignorants, si tu ne les instruis par toi-même ! Que tu es différent de ce que l’on s’imagine de toi et de ce que l’on en déclare ! Tu réserves tes douceurs pour ceux dont tu ne fais que peu de cas et tu gardes tes cruautés pour tes fidèles amis. Mais tes cruautés les plus étranges sont plus aimables aux cœurs que tu possèdes que toutes les douceurs ! Ta cruauté est douce et ta douceur cruelle. Amour immense, infini, tu es autant éloigné de toutes sortes de bornes que tu es élevé au-dessus de tous moyens ! Celui qui croit t’acquérir par tout ce qu’il se propose, ne te connaît pas. On ne t’acquiert qu’en perdant tout et en te perdant toi-même en apparence. Tu ne veux ni exception, ni excuse, ni raison, mais tu veux que tout cède à ton pouvoir sans que celui que tu conduis ose te demander où tu le mènes, ni aucune raison de ta conduite. Tu ne veux que des aveugles et des insensés. Tu ne veux pas qu’ils appréhendent au milieu des périls les plus évidents. Et, lorsqu’ils semblent perdus, loin de leur tendre une main secourable, tu te ris de leur perte, tu te fâches de leur crainte, tu les perds encore plus, tu t’irrites contre leurs raisons et tu n’as point de repos que tu ne les aies sacrifiés sans réserve.

- Dutoit, t. II, Disc. XXXIX, p. 232-235 - Masson, Lettre CXXXI, p. 321-322.

1Ps. 44, 6.

2Ps. 87, 7.

3Deut. 30, 14.

4Ex 20, 5.

.  À Fénelon. Automne 1689.


Il y a des lumières qui sont souvent sans vérité, soit sur l’avenir, et autrement ; et les personnes conduites par les dons extraordinaires en ont beaucoup. Mais il y a des vérités sans lumières, qui s’impriment sans caractères et qui ne laissent point de traces comme elles n’ont point de formes. Les premières lumières ont des brillants et sont pour les âmes peu avancées : elles sont toutes incertaines.

Les secondes n’ont aucun brillant et ne paraissent point lumière à l’âme qui les possède. Elles sont souvent comme de simples pensées auxquelles elle ne fait nulle attention et elle n’en ferait jamais si on ne lui faisait dire les choses. Et comme son état nu ne lui laisse point d’espèces ni de pensées sur ce qu’elle a dit, à moins qu’on ne lui en renouvelle les caractères, elle perd tout.

Il faut cependant que la même foi qui s’exerce par la nudité s’exerce aussi par la science qui y est communiquée : car si Dieu ne déclarait rien à l’âme et ne lui faisait part de Ses secrets, il est certain que la voie de la foi ne serait point une docte ignorance. Elle est docte puisque Dieu les découvre, et ignorante parce que c’est sans manifestation, par manière de science cachée et dont on ne peut faire nul usage que lorsqu’Il le veut. Il n’en reste nulle idée, cependant les secrets qui Le regardent Lui-même ou ceux qui regardent les créatures y sont découverts : par exemple, une personne ignorante est instruite du mystère de la Trinité, de mille secrets ineffables, découverts en Dieu même, sans penser jamais à cela, et sans qu’elle ait nulle connaissance distincte qui ait pu l’instruire. Lorsqu’elle en écrit et en parle, cela lui vient, et la manifestation en est lumineuse, car en le disant, elle voit qu’elle sait ce qu’elle croyait ignorer et ne sait comment elle a pu apprendre cela, parce que jamais elle n’y avait pensé. La manifestation en est-elle faite, tout lui est ôté, sans qu’il lui en reste la moindre idée, à moins qu’elle ne lui soit rendue dans le moment qu’elle en parle ou écrit. Mais hors de là elle est bête et ne peut s’énoncer sur les choses. Il en est de même pour ce qui regarde les autres. Car c’est la même manière de concevoir qui nous découvre les choses générales appartenant à la foi, et les particulières qui regardent un chacun de nous.

Comme ceci est très profond, il est difficile, à moins d’expérience, de le pouvoir discerner d’avec les lumières et illustrations : il n’y a que l’expérience qui le puisse faire concevoir. Or je crois et je n’en doute pas que les âmes de foi qui sont encore en voie (comme tout leur est général et que, n’étant pas dans la fin, elles ne peuvent avoir la science dont nous parlons), n’aient souvent du rebut pour ce qu’on leur dit. Mais il me paraît qu’elles doivent avoir un simple acquiescement pour les choses qui ne les tirent point de leur foi, mais qui exercent cette même foi et la petitesse. Et c’est de cette sorte que l’on va de foi en foi : après quoi, toute idée en est ôtée.

Car je fais grande différence entre ce qui est général et entre une chose que l’on nous fait dire et pour laquelle, cependant, la foi est tellement nécessaire que la défiance est capable de tout arrêter. Jésus-Christ, Sagesse éternelle, dans Lequel toute la foi est consommée, nous a appris, étant sur terre, ce qu’Il me fait vous écrire aujourd’hui. Sa lumière et Sa science étaient générales. Il nous enseigne et les plus profonds mystères et les plus pures maximes, qui sont celle du renoncement, mais Il ne dit les choses qu’en gros et Il les fait dire en détail, car le conseil du renoncement est d’une étendue infinie et il n’est jamais poussé jusqu’au bout que par l’état de foi ; hors de là, c’est une possession de soi-même, c’est tenir son âme entre Ses mains et ce n’est pas la perdre. Lorsque Jésus-Christ nous enseigne ces maximes générales, Il se contente de les déclarer ; et comme leur pratique est lumineuse, sitôt que l’on entre dans la voie du renoncement, plus on se renonce et plus on connaît les renoncements qu’il y a à faire. Celui qui se renonce peu est peu éclairé là-dessus. Celui qui se renonce beaucoup est beaucoup éclairé : et sur la voie, et sur le renoncement qui dans le commencement est un travail, et sur la nudité qui est une pure souffrance, et sur la perte qui est mêlée d’action et de souffrance ou passivité, mais action dont nous ne sommes nullement le principe et que Dieu nous donne. Cette science est pratique et la pratique est lumineuse pour aller de foi en foi, de dénuement en dénuement, de perte en perte. C’est une conduite générale qui nous enseigne ceci, mais Dieu nous donne outre cela une conduite spécifique, qui est un guide qui sache le chemin et qu’Il nous choisit pour cela.

Car outre la science générale, propre à toutes les âmes de foi, il est certain que Dieu nous choisit de plus une conduite particulière, qui a tellement grâce pour nous que tous les autres guides les plus experts ne nous conduiront jamais où Dieu nous veut. Il n’y a que celui que Dieu nous choisit pour cela, à l’exclusion de tout le reste. Or la même fidélité que l’on doit avoir pour la voie en général, on la doit avoir pour le moyen. Car Dieu est maître de choisir tel moyen qu’il Lui plaît et de le rendre conforme à Ses desseins pour nous détruire. C’est donc à nous à entrer avec petitesse en ce que Dieu veut et ne nous en point tirer sous prétexte que la conduite générale suffit. Cela est bon pour ceux à qui Dieu ne donne point de moyens spécifiques et particuliers. Mais pour ceux à qui Il en donne, je soutiens qu’ils ne doivent pas se soustraire à ces moyens, à moins que Dieu ne les leur ôte, car ils sont moyens spécifiques ; et faire autrement, ce serait sous bon prétexte se dérober aux desseins de Dieu. En effet, telle est la volonté de Dieu et ces moyens choisis de Dieu nous sont tellement nécessaires (quoique nous ne le connaissions pas) que c’est nous fixer1 que de ne les plus recevoir. Nous voyons qu’outre le général de la conduite de Dieu de pure Providence sur Jésus-Christ, Il Lui a donné des parents auxquels Il était soumis et que Lui, qui avait la sagesse essentielle, reçoit la conduite du pauvre Joseph et s’y laisse mener : Il leur était soumis2. Tout ne s’opère durant toute la voie que par la petitesse et la dépendance. Et Dieu nous ôte Lui-même le moyen lorsqu’il en est temps, ôtant tout pouvoir et toute inclination d’aider, souvent dans le temps que nous en avons le plus besoin selon nos idées.

Je dis donc que comme nous recevons de ce moyen une grâce et une lumière générale pour la conduite de la foi, - lumière sans lumière, propre pour nous, insinuante et onctueuse dans sa généralité, lumière qui est propre pour l’âme, quoique indistincte, - aussi doit-on recevoir avec la même simplicité, les lumières distinctes et les choses particulières qui sont dites. Les lumières générales se communiquent par le goût caché de la foi, et de là passent dans la pratique. Mais les lumières distinctes ont besoin d’une foi soumise et n’ont leur effet que par l’aveugle soumission de l’esprit, qui est souvent sans goût. Or pour ces choses distinctes et annoncées en distinction, Jésus-Christ a toujours exigé la foi : Si vous pouvez croire, tout est possible à celui qui croit3, etc.

La manière d’agir des âmes de foi est différente des autres en ce que ces âmes croient par (principe d’enfance et de) petitesse. Puis elles laissent tout tomber ensuite, persuadées qu’elles sont qu’il n’y a rien à faire pour elles en ces choses, qu’il faut croire simplement et puis c’est tout, que Dieu fera en elles et d’elles tout ce qu’il Lui plaira dans le temps qu’Il a ordonné, sans qu’elles préviennent jamais ce temps. Et quelque éloignées que les choses paraissent, cela ne les fait pas pourtant douter, ne s’en occupant pourtant non plus que si cela ne devait jamais être, n’y faisant nulle attention, n’y fondant nul appui. Mais il faut un simple acquiescement, un qu’il me soit fait selon votre parole4 : sans cela, point de véritable docilité ni de petitesse. Quelquefois Dieu ne veut que cette soumission, et rien plus. Combien Jésus-Christ a-t-il dit de choses qui, selon la lettre, ne sont point arrivées, et qui cependant sont très réelles en la manière qu’Il les concevait ?

Il faut donc que les âmes de foi aient une croyance de soumission, mais non pas une croyance d’occupation et d’exécution. Et c’est la différence qu’il y a des âmes de foi aux autres. Que lorsque les âmes de foi apprennent que Dieu les destine à quelque chose, elles y demeurent soumises sans occupation et sans soin pour avancer les choses, persuadées que Dieu ne les leur fait point annoncer, afin qu’elles ne s’en occupent ni qu’elles se mettent en devoir de les exécuter, mais pour, par la petitesse à croire, exercer leur foi, leur patience et leur mort, ne faisant jamais un pas par elles-mêmes pour rien avancer, mais aussi ne reculant jamais d’un moment et se laissant en la main de Dieu comme un chiffon. L’incrédulité est opposée à la petitesse, parce qu’elle vient ou par le raisonnement ou par une fixation pour le seul général.

Les autres âmes qui ne sont pas de foi sont tout le contraire. Elles se repaissent de tout ce qui est extraordinaire, le préfèrent à tout le reste, s’en occupent, sont toutes en acte pour trouver des moyens de le faire réussir : ce qui est entièrement contraire à la foi, qui croit tout et qui n’exécute rien, mais qui laisse tout conduire à Dieu. Ce qui ne paraît qu’un simple accident dans la voie de la foi et le moindre de tout, deviendrait essentiel et empêcherait dans la suite le progrès de cette même foi.

Je parlerai et ne me tairai point5, jusqu’à ce que le Seigneur m’impose le silence. Je ne cèlerai point ce que fait le Tout-puissant6 : car si je dis : je ne parlerai plus de la sorte, vous me tourmentez merveilleusement7.

J’écris de plus mal en plus mal, je ne vois presque plus : mais vous relirez sur le livre des lettres8 ce que j’écris. Si vous ne pouvez lire mon écriture, je me contenterai de mettre ce que j’aurai à vous mander, à moins que vous m’en ordonniez autrement, le marquant à un point pour faire voir qu’elles sont nouvelles.

- Dutoit, t. II, Disc. XVI, p.103-109; dernier paragraphe Lettre, t. V, Lettre LXVI, p. 399 - Masson, Lettre CXXXII, p. 322-323.

1Nous immobiliser.

2Luc, 2, 51.

3Marc, 9, 22. (v. 16-26, le récit où Jésus chasse l’esprit impur d’un enfant).

4Luc, 1, 37.

5Isaïe, 62, 1: « Je ne me tairai point en faveur de Sion, je n‘aurai point de repos en faveur de Jérusalem, jusqu‘à ce que son Juste paraisse comme une vive lumière, et que son Sauveur brille comme une lampe allumée. » (Sacy).

6Job, 27, 11.

7Job, 9, 27 : « Lorsque je dis en moi-même : Je ne parlerai plus, je sens que mon visage se change aussitôt, et que la douleur me déchire. » (Sacy).

8Nos italiques. Allusion aux livres de lettres tenus par le secrétariat de Fénelon - dont le manuscrit 11 010 qui nous est parvenu et couvre l’année 1690.

.  À Fénelon. Automne 1689.

« Je suis souvent plus proche de la mort que de la vie. Cependant il n’y a en moi nul penchant, nulle crainte… »

J’espère que Celui qui me donne le mouvement de vous écrire me donnera la force de le faire. Il veut que je vous rende compte de mes dispositions : le fond en est fixe et ferme, de telle sorte que les sens même participent de cette immobilité. Je suis souvent plus proche de la mort que de la vie. Cependant il n’y a en moi nul penchant, nulle crainte, même naturelle. Mais tout demeure immobile et dans un équilibre achevé, sans que je puisse remarquer en moi la moindre tendance pour quoi que ce soit : une tranquillité parfaite qui ne vient point d’aucune certitude que j’aie de l’avenir, - je n’en eus jamais moins. Je n’ai ni doute ni certitude, je suis comme une chose oubliée et morte avec laquelle je n’ai plus rien à démêler. C’est à Celui qui me possède à faire ce qu’Il veut et comme Il le veut sans que j’y puisse penser.

Lorsque l’on me dit de demander à mon divin Maître de guérir, cela m’est impossible car je ne puis me donner aucun mouvement s’Il ne me le donne, et Il tient tellement ferme que tout ce qui n’est point Lui m’est étranger. Malgré tout ce que je vous dis et sans changer de situation, je me trouve la même union pour vous qui ne varie point et qui n’est de même pour personne.

Je me laisse aussi, comme un enfant, à tout ce qu’Il fait ou fait faire. Il ne serait guère concevable, à moins d’expérience, que l’on pût arriver à un état si perdu, si enfant, et si étranger à soi-même, car cela ne change pas un moment de situation dans les douleurs les plus violentes : non que j’aie aucun soutien aperçu, mais l’état d’un enfant bienheureux qui ne comprend ni son bonheur ni sa peine. Ô si l’on pouvait comprendre où réduit l’abandon parfait et la perte totale qui est cette perle précieuse de l’Évangile et ce trésor caché dans le champ1, on vendrait tout pour l’avoir ! Quel bonheur de n’avoir plus ni à craindre, ni à espérer ! La charité parfaite a tout consommé. Si Notre Seigneur vous inspire de m’écrire sur ce que je vous écrivis la dernière fois, vous le ferez, s’il vous plaît.


- Dutoit, t. II, Lettre CLXXXIII, p. 558-560; les deux dernières lignes, t. V, p. 463 - Masson, Lettre CXXXIII, p. 323-325.

1Matthieu, 13, 46.

.  À Fénelon. 26 novembre 1689.

« … quelque chose pourrait-il vous arrêter au milieu de votre course ? »

Je cherche souvent votre cœur, et je ne le trouve presque plus. Cette douce correspondance que j’y trouverais s’échappe et le mien n’a plus presque d’issue pour se répandre dans le vôtre. Depuis ce matin je souffre même pour vous sans en pouvoir discerner la cause. O le songe que je vis à N...1 se vérifierait-il bien, et quelque chose pourrait-il vous arrêter au milieu de votre course et suspendre pour quelque temps le rapide cours des miséricordes de Dieu sur votre âme ? Dieu m’avait mis comme un signe de boue2 pour exercer votre foi. Et quoiqu’Il sache bien, ce Dieu de bonté, que je ne ferais pas un pas pour arrêter aucun de ceux qu’Il m’a donnés lorsqu’ils m’échappent ou qu’ils essaient de le faire, que je demeure sur cela morte et sans action3, Il ne veut point de ma résignation à votre égard. Je vous le dis avec ma simplicité ordinaire et je ferai toujours de la sorte jusqu’à ce que Celui qui me porte à le faire m’arrête tout court.

Je vous avais prié de me mander si vous vouliez que je vous renvoyasse les lettres4 lorsqu’elles seraient copiées ou que je les brûlasse à mesure. Ce dernier parti était celui que j’avais pris. J’attendrai vos ordres sur cela. J’ai écrit et fait mettre au rang de vos lettres ce que j’avais à vous dire. Je le ferai de la sorte, sans vous importuner, jusqu’à ce que Dieu me fasse faire autrement, car il faut que je Lui obéisse et qu’après S’être servi de moi selon Ses desseins, Il jette dans le feu ce vil instrument. Ce n’est plus mon affaire. Qui est de Lui obéit quoiqu’il arrive. Ce 26 novembre 1689.

- Dutoit, t. V, Lettre LXVIII, p. 400-401 - Masson, Lettre CXXXIV, p. 325-326.

1Voir Lettre du 28 mai 1689.

2Allusion à la guérison de l’aveugle-né par Jésus, v. Jean 9, 6-7.

3V. Lettre 203 de l’automne 1689 (D5.59) : « Quoique la plus grande consolation […] serait celle qui me vient de vous […] je ne désire cependant pas de vous voir […] j’éprouve au-delà de tout quelque chose de fixe en Dieu même… »

4Il semble bien qu’il s’agisse ici des lettres de Mme Guyon. On a vu plus haut dans la lettre 110 de mars 1689 (D5.11), qu’elle renvoyait à Fénelon celles qu’il lui avait écrites. Fénelon faisait sans doute de même pour les lettres de Mme Guyon.

.  À Fénelon. 27 novembre 1689.

« … Dieu me tire d’un côté et vous tirez de l’autre… »

Je souffre depuis quelques jours une peine pour vous, que j’appelle de division : il semble que l’on me divise de moi-même. Il y a un lien de vous à moi indivisible, ce qui fait que lorsque vous ne me correspondez pas ou que mes misères vous causent du rebut, cela me fait éprouver une espèce de déchirement : Dieu me tire d’un côté et vous tirez de l’autre, votre raison vous arrachant, pour ainsi dire, ou essayant de le faire. Lorsque vous êtes uni à moi, je sens une correspondance aussi douce et suave qu’elle est intime en Dieu et j’éprouve que Dieu est content de vous et de moi ; et lorsque le froid ou rebut vous divise, je souffre du côté de Dieu qui me fait tout payer et en même temps j’éprouve à votre égard un tiraillement intime.

Il m’est aisé de demeurer abandonnée et soumise à tout ce qui me pourrait arriver personnellement par cette division et je ne trouve chez moi nulle résistance, mais Dieu ne veut pas que je vous remette entre Ses mains ni que je vous sacrifie à Lui, mais bien que je vous retienne devant Lui malgré votre fuite, et c’est ce qui me fait souffrir. Je me trouve dans une prière continuelle pour vous, mais ce n’est plus cette prière douce et suave d’union qui ne demandait rien mais qui, en recevant continuellement de Dieu, s’écoulait incessamment dans votre cœur : c’est une prière affligée qui demande pour vous que vous soyez remis en votre place. Satan a demandé de vous cribler, mais j’ai prié pour vous afin que votre foi ne défaille pas. Ce 27 novembre 1689. Ma harpe est tournée en deuil et mes orgues en voix de pleurs1.

- Dutoit, t. V, Lettre LXIX, p. 402-403 - Masson, Lettre CXXXV, p. 326-327.

1Nous respectons le texte de Dutoit ; s’agit-il d’un ajout qui ne serait pas de Madame Guyon ? Plus probablement d’une phrase ajoutée sur une autre « page » de lettre (faite d’une seule feuille pliée) ou selon une orientation différente (sur le côté voire tête-bêche).

.  À Fénelon. 1er décembre1689.

« …l’on ne doit jamais regarder les choses par la perte que l’on en fait … mais du côté de Dieu… » Opérations savoureuses puis douloureuses pour quatre raisons.


J’ai eu une douce invitation pour vous écrire quoique je n’aie rien de particulier à vous dire mais il faut obéir. Je me sens depuis hier dans un renouvellement d’union avec vous très intime. Il me fallut hier rester plusieurs heures en silence si remplie que rien plus. Je ne trouvais nul obstacle qui pût empêcher mon cœur de s’écouler dans le vôtre. Les jours de souffrance et d’obscurité à votre égard m’ont été extrêmement lumineux pour me faire comprendre l’impuissance où je suis de me donner cette douce et suave correspondance qui fait que votre âme m’est toujours présente en Dieu d’une manière nue, pure et générale, sans bornes ni aucun objet. Cette âme me paraît toujours droite et je n’y vois rien qui gauchisse. Je vois en Dieu un regard fixe et arrêté sur elle, qui ne se détourne jamais : ce regard est comme celui du soleil qui échauffe, purifie et détruit et il n’y a rien à faire de votre part qu’à rester exposé à Ses yeux divins. Dieu a mis dans vous, comme dans la terre, une source de fécondité : sans que la terre fasse nulle action, elle devient féconde, exposée aux rayons modérés du soleil. Quelquefois même ce soleil la brûle et la dessèche au-dehors en sorte qu’elle ne produit rien, elle est même toute brûlée ; le soleil alors ne laisse pas de travailler dans son sein et d’y procurer par son excessive chaleur des mines d’or.

Lorsque j’ai souffert, je ne voyais plus votre âme et un rideau était tiré : je me trouvais mise, comme je vous l’ai dit, dans une prière continuelle et très liée avec vous, mais je n’éprouvais plus cette correspondance que j’éprouve toujours. Je vous dis donc que Dieua est incessamment appliqué sur l’âme droite et simple qui Lui est continuellement exposée. Cette âme n’a qu’à demeurer simplement passive : Dieu la purifie de cette sorte et Il lui communique d’autant plus Sa fécondité que plus elle reçoit passivement Ses opérations. Les opérations de Dieu tendent toujours à la dépouiller de toutes opérations propres, quelque nécessaires et saintes qu’elles paraissent, afin qu’elle reçoive plus nuement et continuellement Sa pure opération. Car Dieu ne lui ôte sa manière ordinaire d’agir et d’opérer, en la réduisant à une pure, nue et générale inaction sans nulle exception, que pour opérer sur elle nuement, continuellement, également, et sans interruption. Et cela est si vrai que plus l’âme se laisse vider de toute action propre, quelque nécessaire qu’elle lui ait [parue] jusqu’alors, plus elle se trouve libre, pleine et sans nul besoin. Elle éprouve alors qu’une autre opération intime et substantielle prend la place de la sienne, et qu’elle gagne en perdant.

Mais il n’en est pas de même des âmes qui, par indévotion ou par elles-mêmes, se privent des règles ordinaires de prier et d’agir : moins elles prient et agissent, plus elles sont vides, au lieu que celles-ci trouvent que plus elles manquent de tout, plus toute propre opération leur est enlevée, plus elles sont pleines et sans disette. C’est ce qui fait que l’on ne doit jamais regarder les choses par la perte que l’on en fait ni du côté du non-opérer, mais du côté de Dieu qui, étant le souverain de Sa créature, a droit de La posséder pleinement : cette possession lui arrête tout mouvement propre, mais elle lui donne en même temps les mouvements de son possesseur.

La conduite de Dieu sur l’âme est une conduite toujours uniforme. Et ce que nous appelons foi est proprement une certaine connaissance obscure, secrète et indistincte de Dieu, qui nous porte à Le laisser opérer en nous parce qu’Il a droit de le faire. Dès que nous connaissons cela et qu’Il prend possession de ce qui est Sien, Il ne laisse jamais un moment la créature qu’Il a prise de cette sorte qu’Il ne l’ait conduite dans Son unité.

Son opération est toujours la même. Dès le commencement elle consiste en un regard d’amour sur l’homme et ce regard le consume et détruit ses impuretés. Dieu est d’abord occupé à combattre notre activité et tous les obstacles qui empêchent Son entière pénétration dans notre âme. C’est ce qui fait que cette opération est au commencement plus sensible : elle n’est sensible qu’à cause de la contrariété. Au commencement c’est une sensibilité de suavité, parce que l’âme étant faible, Dieu assaisonne le combat qu’il fait de la contrariété avec le sentiment de l’amour qui unit toutes choses. Car il faut concevoir que toutes les opérations de Dieu en Lui-même et hors de Lui-même ne sont qu’un regard et un amour éclairant et unissant. Ce regard brûle et détruit, comme je l’ai dit, les obstacles. Et comme Dieu commence toujours par les plus grossiers et superficiels, Il commence aussi par faire écouler sur les sens l’huile de Son onction qui n’est autre que Son amour unissant, qui accompagne toujours le regard détruisant, en sorte qu’à mesure que Dieu détruit les obstacles, Il S’unit et S’approche l’âme.

Plus Il purifie par ce regard, plus Il atteint le dedans et le purifie de ce qui est plus subtil, plus délicat, mais aussi plus enraciné. Mais comme à mesure que le regard détruit ce qui est plus caché, l’amour s’enfonce toujours plus, il devient aussi moins sensible. Dieu, sans changer de conduite, va toujours plus approfondissant Son opération savoureuse parce qu’elle s’enfonce pour unir les puissances, et enfin le centre : c’est toujours la même opération.

D’où vient donc qu’elle est savoureuse dans le commencement, et que dans la suite elle est si douloureuse qu’elle devient à la fin insupportable par l’excès du mal qu’elle cause ? La raison en est que les sens se laissent facilement ôter leur opération et leur impureté grossière parce qu’ils sont soutenus de cet amour unissant. Mais plus les obstacles deviennent délicats et profonds, plus ils sont difficiles à détruire : premièrement parce qu’il faut perdre et détruire ce qui est opposé à la sagesse humaine et raisonnable, deuxièmement parce que tout ce qui est spirituel est ce à quoi l’âme s’attache davantage, troisièmement parce que plus les opérations de Dieu s’enfoncent dans l’âme, plus l’amour unitif devient véhément afin d’attirer l’âme à lui ; et quatrièmement comme tout se passe dans le centre de l’âme, ses sens étant destitués de leur onction, elle [l’âme, étant destituée] de toute correspondance à l’oraison, de son agir ordinaire et de sa manière de concevoir les choses, elle résiste aussi plus pour ce qui est au-dessus d’elle que pour ce qui est au-dessous. Elle se cache même sa résistance, laquelle elle qualifie du nom de Justice, et c’est ce qui cause des agonies mortelles. Cependant, c’est toujours la même opération, toujours une, toujours simple, toujours uniforme, qui ne change jamais du côté de Dieu, quoiqu’elle change si fort par rapport à la créature.

Je dis donc que ce Regard amoureux et détruisant ne tend qu’à consommer toutes choses en Soi comme fin dernière et aussi premier principe. Il ne serait pas Dieu si les choses étaient d’une autre manière. Il faut donc nécessairement qu’Il détruise toutes les opérations de la créature, aussi bien que ses dissemblances et difformités, qu’Il détruise les opérations les plus saintes, les plus réglées, les plus rangées, afin de posséder tout à pur et à plein, et de réduire toute chose en pure unité.

Mais, me direz-vous, d’où viennent donc toutes les tentations, les faiblesses, les misères qui arrivent, si Dieu opère toujours au-dedans ? Elles viennent de plusieurs causes. La première, de ce que les sens étant incapables des choses intimes et purement spirituelles et nues, ils demeurent vagabonds et sans soutien ni secours. La seconde raison est que le démon, voyant cette créature dénuée de tout bien apparent et ne voyant pas ce qui se passe dans le centre, l’attaque sans pitié. La troisième raison est que Dieu permet que les gens soient ainsi livrés afin de cacher à l’âme ce qui se passe en elle, afin de lui ôter les larcins qu’elle fait en tout, afin de perdre l’économie de sa propre sagesse et de sa raison, sans quoi elle resterait toujours fixée en elle-même, toujours propriétaire et pleine d’obstacles, et ainsi Dieu ne la pourrait unir à Soi.

Ce Regard unissant, détruisant et consumant, exige donc de l’âme une passivité parfaite, une cessation de toute opération quelle qu’elle soit, une souplesse infinie, pour se laisser tout ôter. Elle exige de plus l’attention de l’âme, car le Regard de Dieu est Son Verbe et Sa Parole. Cette Parole est féconde, productrice et efficace. Elle S’insinue et Se fait entendre sans bruit de paroles, et ce langage va à tout ôter malgré la raison de conserver les choses.

Toutes les opérations se font par le Verbe-Parole éternelle, et par l’Esprit-Amour Divin, sans nulle distinction ni différence d’opération. Il faut l’attention à ce Verbe pour connaître Son langage et se laisser dépouiller au moindre signal sans résistance et sans attendre une impuissance absolue. Il faut une souplesse à l’Amour unissant pour se laisser consommer en Lui et lorsque tout est consommé en un, le procédé de Dieu sur l’âme ne change pas, il demeure le même. Car comme en détruisant les obstacles, il détruit tous les milieux, sitôt que l’opération de Dieu a ôté toute contrariété, l’âme se trouve unie sans milieu, par la même perte de tous les appuis. Un bon appui est aussi bien un appui qu’un mauvais et sert d’entre-deux, mais lorsque tout est ôté et que l’âme est réduite en unité, cet Amour clairvoyant ou ce Regard d’amour sur l’âme la consomme toujours plus en Soi, et c’est ce qui s’appelle transformation.

Alors l’âme jouit d’une paix et d’une liberté infinie, étant dans sa fin. C’est là que sans cesser d’être simple et nue, elle voit tout en Dieu, non par aucune action qui lui soit propre ou qui empêche sa très pure, simple et nue opération, mais d’une manière qui lui fait tout voir en Dieu, sans rien distinguer et sans sortir de Dieu. C’est (là) où l’on voit les autres âmes en Dieu, et que ce même Regard amoureux et unissant qui consomme en Soi, S’étend et pénètre les autres âmes de ce même Regard et les unit à celles qu’Il a destinées à cela et qu’Il a déjà consommées en Lui. Et bien que ces choses que l’on dit paraissent contraire à la pure foi, elles en sont pourtant une suite et une consommation.

Comme vous voyez que le soleil, sans changer son cours sur la terre, y produit une infinité de différentes choses selon la disposition de la terre qu’il regarde, il en est de même de Dieu sur nous : c’est toujours en tout la même opération. Mais les obstacles continuels que nous apportons et la mauvaise disposition de notre terre empêchent qu’Il ne nous consomme en Son unité ; mais pour l’âme qui est docile, Il la transforme et la consomme en Soi de plus en plus.

C’estb ce que Dieu veut faire et fait en nous : c’est pourquoi Il vous a choisi d’une manière singulière. Ô qu’Il aime votre âme et qu’Il me la fait aimer ! Quand il me faudrait tous les tourments possibles pour la rendre telle que Dieu la veut, avec quel plaisir les souffrirais-je et combien me suis-je immolée à l’Amour, ou plutôt l’Amour m’a-t-Il immolé Lui-même ! Il me fallut dernièrement faire dite des messes pour vous sans en comprendre la raison. Je n’en demande aucune de ce que l’on me fait faire : j’obéis aveuglément. Ce 1er décembre 1689. 

- Mme Guyon, Lettres chrétiennes et spirituelles. Nouvelle édition [par J.-Ph.Dutoit-Mambrini] Londres [Lyon], 1768, Premier et dernier paragraphes, t. V, Lettre LXX, p. 403-406 ; le reste de la lettre, Discours chrétiens et spirituels, t. II, Disc. XXV, « Variété et uniformité des opérations de Dieu dans les âmes », p. 159-164 - Masson, Lettre CXXXVI, p. 327-329.

aIci D5.70, p. 405, renvoie à l’édition du Discours 2.25 :  « …que Dieu est incessament appliqué (Disc. 25. Vol. II. P.159) etc… C’est ce que Dieu…»

breprise de D5.70 : « C’est ce que Dieu… »

.  De Fénelon. Vers Noël 1689.

« Il me semble que je suis embarqué sur un fleuve rapide… »

J’ai fait depuis peu deux fautes qui m’ont affligé, madame, mais, comme elles n’étaient que de fragilité et non de résistance intérieure, je les ai laissées tomber, en évitant toutes les réflexions volontaires. Il m’arrive très souvent de parler et d’agir sans aucune vue de Dieu, et de le faire si naturellement qu’il semble qu’alors Dieu est bien loin de moi ; cependant je crois qu’Il en sera toujours bien près, pourvu que je me recueille toutes les fois que j’aperçois ma dissipation et que je ne repousse et ne retarde jamais l’impression de l’Esprit de Dieu. Je me recueille assez dans de petits intervalles, et je crois que c’est ce qui me convient le plus.

Il me semble que je suis embarqué sur un fleuve rapide, qui descend vers le lieu où je dois aller : je n’ai qu’à ne me laisser pas accrocher ni aux branches des arbres, ni au sable, ni aux rochers qui bordent le rivage. Le cours du fleuve fait le mien, et je n’ai qu’à ne pas m’arrêter : il faut que je me laisse toujours porter, sans m’amuser ni aux contradictions, ni aux agréments du dehors, ni à la sécheresse, ni à l’onction du dedans, ni au goût des vertus et de l’oraison, ni aux tentations, ni aux infidélités intérieures. Tout cela n’est que le rivage que l’on découvre en passant, où l’on ne pourrait s’arrêter un instant sans se raidir contre le courant de la grâce.

M. N. se trouve bien de ce que vous lui avez conseillé, et je suis très content de votre réponse là-dessus1. Il me paraît que le procédé le plus édifiant que je puisse tenir ici est de ne demander jamais rien, ni pour moi ni pour les miens, aux personnes qui ont la principale autorité. Ce désintéressement est ce qu’on goûte le plus : il y a même dans ce procédé une certaine noblesse, qui charme les honnêtes gens et qui fait taire les envieux. D’un autre côté, je crains de me complaire dans ce désintéressement, de m’en faire une pratique, et d’avoir même une mauvaise honte là-dessus. C’est ce qui me fait douter si je dois parler ou non à un ministre pour un pauvre neveu qui me prie instamment de le recommander2. Que ferai-je ? Mandez-moi sans façon ce que vous en pensez.

Je n’ai pas manqué de m’unir à vous à la messe dans ces saints temps. Comment va votre santé ? Je suis à vous, madame, en Notre Seigneur de plus en plus et sans réserve.

- Dutoit, t. V, LV, p. 374-376 - Masson, CXXXVII, p. 329-331. - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 93. « Cette lettre porte dans le texte de Dutoit la date du 25 décembre 1689. Mais cette date, inscrite en tête et entre parenthèses, a sans doute été ajoutée de la main du copiste. Je la crois quelque peu inexacte. Si Fénelon avait écrit sa lettre le jour même de Noël, il n’eût peut-être pas employé l’expression trop vague de « ces saints temps ». On verra du reste que cette lettre a amené deux réponses, la seconde supposant même une lettre de Fénelon dans l’intervalle. Or, cette seconde est datée par Mme Guyon elle-même du 26 décembre. Il semble donc qu’il faille reporter celle-ci de quelques jours en arrière. » [M]. – Mais : « Est-elle bien placée là […] Masson n’a pas connu la date de la lettre du 28 décembre 1689, donnée par le ms. 11010 : les deux textes ne sont guère compatibles à quelques jours de distance. » (observation I. Noye).

1Il pourrait s’agir de l’abbé de Langeron, commensal de Fénelon, puisque Mme Guyon termine sa lettre du 26 décembre par : « Je vous souhaite, monsieur, et à M. N, une année pleine de Dieu et vide de tout le reste » (Masson, p. 335).

2Sans doute François III de Fénelon que nous voyons un moment lieutenant-colonel du régiment d’Angoumois, peut-être par suite de la convocation de l’arrière-ban. « Partant pour la guerre », il passa le 9 janvier 1690 un acte en faveur de sa femme Elisabeth de Saint-Aulaire. Demandait-on à Louvois de le libérer du service qui, étant donné son peu de fortune, devait le ruiner ? Nous ne savons pas si c’est à ce neveu de Fénelon que Mme Guyon avait écrit le 21 février 1689 (voir Masson, p. 52). [O].

.  À Fénelon. Fin décembre 1689.

Recueillement par simple retour ; pas de règle mais exercer la charité envers des proches.

Quelque faute que vous fassiez, il faut en porter la peine nûment sans y ajouter la moindre réflexion, ainsi que vous le pratiquez. Quoique vous parliez comme tout naturellement et sans vue actuelle de Dieu, Il ne laisse pas d’être toujours le même dans votre âme, y opérant toujours également, quoiqu’inconnûment. Cet état, tout naturel en apparence, appartient à la pure foi et ira toujours en augmentant dans la suite, sans que votre âme cesse pour cela d’être proche de Dieu.

Je ne comprends pas ce que vous appelez vue de Dieu, si ce n’est un certain je ne sais quoi dans le fond de la volonté, qui donne la vie à nos actions et est la seule chose qui se puisse réveiller chez vous. Car je ne crois pas que vous pensiez d’avoir une [autre] vue ou pensée de Dieu dans ce que vous dites. Cela ne convient pas à votre état et vous nuirait même, bien loin de vous servir, parce que ce n’est pas ce que Dieu veut de vous. Ce recueillement se doit faire par simple retour1 ; encore cette action, quoique très simple, se doit-elle perdre dans la suite pour vous laisser tel que l’on vous fait être à chaque moment. Tant que vous aurez cependant la facilité de vous recueillir en la manière que nous l’avons dit, il le faut toujours faire. Celui qui ne repousse ou ne retarde point l’impression de Dieu est toujours uni à Dieu, du moins dans les puissances, quoiqu’il ne le distingue point. Cette union et la souplesse est ce qu’il vous faut.

Je vous prie d’observer que, quand bien même vous feriez des fautes en suivant simplement le mouvement intérieur, vous ne changiez point de conduite, car le démon pourrait se servir de ces fautes pour vous tenter de reprendre votre propre conduite, - ce qui cependant serait pour vous une très grande perte, - et vous vous retarderiez beaucoup dans votre course rapide. Le fleuve sur lequel vous êtes embarqué n’a présentement qu’une pente assez douce ; mais lorsque vous aurez attrapé la pente rapide, il est à craindre que, sans y penser quelquefois et surpris de la frayeur, vous ne vous arrêtiez à bien des petites choses. Cependant j’ai cette ferme confiance que ce ne serait que pour des moments : le Maître vous aime trop pour vous laisser arrêter en chemin.

Il y a deux sortes d’état où l’on peut s’arrêter, dont le premier est celui où vous êtes présentement qui ne serait pas encore fort sensible, parce que vous vous possédez encore un peu vous-même. Et comme vous vous possédez et que la pente est douce, vous pouvez faite de légères résistances et ne les pas même discerner, ou du moins que très peu ; et souvent même on est plus arrêté par les bonnes choses, sans s’en apercevoir, que par les autres, car les autres sautent aux yeux et se font remarquer. Cependant il n’y a rien à faire que ce que vous faites, de vous laisser à tout ce qui vous entraine, sans mettre jamais la main à la rame ni pour avancer, ni pour remonter. Les personnes plus avancées et qui ne se possèdent plus, sentent pour les moindres résistances de violentes peines, parce que Dieu ne leur laisse point d’usage de leur liberté et qu’Il les fait obéir en Souverain.

Il est vrai que la règle de ne vous point mêler de vous et de ne rien demander est admirable, et ce doit être votre règle ordinaire et celle de toutes les personnes qui sont comme vous êtes. Cependant comme nous suivons, - outre la règle juste de la raison vertueuse, - une règle intérieure qui nous fait obéir à Dieu sans règle ni mesure, je ne voudrais pas que vous vous fissiez aucune loi, mais que vous suiviez simplement le mouvement que vous en auriez. De même qu’il ne faut jamais avoir d’intérêt particulier, il ne faut pas non plus négliger la charité, surtout envers des proches qui ne peuvent en attendre que de vous. Je vous prie donc que, sans vous arrêter à nulles lois, vous suiviez la loi du cœur et que vous fassiez bonnement là-dessus ce que le Seigneur vous inspirera. Ce n’est plus la vertu que nous devons envisager en quoi que ce soit, - cela n’est plus pour nous, - mais la volonté de Dieu, qui est au-dessus de toutes vertus.

- Dutoit, t. III, Lettre LX, p. 253-258 - Masson, Lettre CXXXVIII, p. 331-333.

1« Mme Guyon semble avoir présente à l’esprit la simple ressouvenance  de Benoît de Canfield », notait Orcibal à propos de la demande de Fénelon, lettre précédente.

II  Le « Complément » de l’année 1690.


Ce complément est constitué par l’apport du ms. B.N.F., Nouv. acq. fr. 11 010, de la main de Dupuy. Il couvre une période d’une année, de décembre 1689 à novembre - décembre 1690. Nous respectons la succession des lettres de ce manuscrit, compte tenu de l’ordre respecté pour les lettres que l’on peut dater et de la confiance que nous avons en Dupuy126. On retrouve de nombreuses lettres dans la correspondance éditée par Poiret et Dutoit ce qui permet d’utiles comparaisons127.

.  À Fénelon. Janvier 1690.

Union indivisible. Dieu m’a livrée pour vous. « Haïssez-moi, souffrez-moi, aimez-moi, je suis chargée de vous et il faut que je vous conduise où je suis ».

Il me serait difficile de vous exprimer ce que je souffre. C’est une peine d’impression, mais peine pareille à l’union que j’ai pour vous. C’est une union qui est dans l’essence de l’âme et indivisible. Je me suis offerte à la souffrir jusqu’à la fin des siècles pour vous. Je souffre assez pour les personnes que j’aide, mais je souffre comme un vêtement de souffrance qui peut s’ôter et qui est [1v°] rapportant à la nature de l’union que j’ai pour vous. Mais ce que je souffre pour vous est comme dans la substance de l’âme et aussi indivisible que l’âme est indivisible. Je ne saurais pourquoi Notre Seigneur me liait à votre âme d’une manière qui m’était autant nouvelle qu’elle est substantielle !

Je vous l’ai dit dès le commencement, et mon Dieu est témoin de la sincérité de mon cœur et comme je ne vous ai rien caché de tout ce qu’Il a voulu que [2r°] je vous dise quoi qu’il en pût arriver. Je vous ai ouvert mon âme et je l’ai versée dans la vôtre. Plus vous avancerez, plus vous découvrirez que je n’ai rien eu de caché pour vous qui ne me le soit à moi-même. Ce n’est pas à moi à me justifier, c’est à Dieu à faire ce qu’il Lui plaît, mais la même fidélité que j’ai eue à vous faire voir jusque dans le fond de mon cœur, je l’ai eue à obéir à Dieu pour tout ce qu’Il a voulu. [2v°]

Notre Seigneur veut donc que je vous dise que, comme Il ne m’a fait passer les états terribles où Il m’a fait passer et que je vous ai décrits, que pour mettre mon âme dans une souplesse infinie et que pour lui arracher toute répugnance telle qu’elle pût être, qu’Il ne l’a délivrée de cet état que lorsqu’il lui était inutile parce que toutes ces répugnances étaient mortes, vous comprenez que, si j’étais en état d’en avoir encore, qu’il me faudrait [3r°] une nouvelle purification. Je n’en ai donc aucune pour tout ce que Dieu peut vouloir de moi. Je n’ai aucune précaution ni possession de moi : si j’en avais, je serais bien éloignée de ce que Dieu veut de moi. Si Dieu m’avait livrée à souffrir pour un autre et s’Il le faisait encore, je ne pourrais pas Lui dire : « Pourquoi le faites-vous ? ». Je vous proteste que cela est de la sorte. Dieu m’a livrée pour vous, tout le reste est pour moi [3v°] comme un vêtement que l’on peut m’ôter et me remettre, mais il m’est aussi impossible d’être divisée d’avec vous que d’avec la substance de mon âme et que d’avec moi-même.

Je croyais bien que Dieu se contenterait de m’avoir précipitée pour m’accommoder à Sa mode et à toutes Ses volontés, mais je ne m’imaginais pas qu’Il me ferait faire pour un autre ce qu’Il m’a fait faire pour moi. Il m’imprime dans l’âme cette montagne que je [4r°] descendais avec vous pour vous la faire passer. Je veux bien souffrir toutes les peines d’impression qu’il plaira à Dieu de me faire souffrir dans cette union, et je veux bien aussi souffrir toutes les faiblesses, les troubles et les réflexions qui conviennent à votre état présent, mais quoiqu’il me faille souffrir, soyez persuadé que non seulement je serai passive pour toutes choses et pour ce que Dieu pourrait vouloir de vous à mon égard, [4v°] mais que de plus s’Il me rendait active pour vous afin de vous détruire et de vous faire perdre toutes traces, je serais prête à l’être. Enfin je suis à Dieu et j’y suis tellement pour Lui-même, et Il m’y fait être tellement pour vous que, quelque destin que je puisse avoir, non seulement je ne résisterai pas, mais je n’aurai pas même un mot à Lui répondre.

Je ne prétends pas vous ôter par là la liberté de me condamner, ô non, et plût [5r°] à Dieu que ma condamnation et mon supplice pu[ssen]t avancer votre consommation si c’était le bon plaisir de Dieu, comme vous devez être dans la disposition de vous y voir livré vous-même. J’ai à vous avertir, et je prie Dieu de tout mon cœur que Sa parole de Vérité ait son effet sur votre âme. Elle y fera un effet momentané et en forme de substance qui vous imprimera la nécessité de l’abandon et vous y fera marcher sans que vous ayez [5v°] la consolation de discerner que pour des moments où réside cet esprit de vérité, c’est comme une lampe que l’on allume pour vous engager dans la voie et que l’on ôte en même temps. La vérité sera toujours et dans ma bouche et dans mon cœur pour vous et au bout de ma plume. Cherchez tant que vous voudrez, vous trouverez ailleurs assez de vérité de raison, mais vous ne trouverez la vérité substantielle que la vérité qui ne s’accordera point avec votre raison [6r°] je l’avoue, mais vérité qui trouvera un écho dans la substance de votre âme et qui s’accordera avec elle. Plus votre raison la combattra, plus elle vous sera une vérité de substance qui peut seule s’accorder avec la substance de votre âme et y mettre la paix, le pur amour et la vérité de la volonté suprême de Dieu. L’on peut tromper notre raison, mais l’on ne peut tromper cet intime de l’âme où la vérité substantielle de Dieu réside. Si je trompe [6v°] et effarouche votre raison, je ne saurais qu’y faire, mais malgré vous votre fond s’accordera avec moi pour la tromper, car quoique vous ne m’aperceviez pas dans l’intime de votre âme comme je vous discerne dans la mienne, il ne laisse pas d’y avoir une nécessité, mais nécessité indispensable d’être uni et soumis à une autorité autant intime qu’elle est réelle.

Bien plus, je vous dirai que la lumière sans lumière de vérité ne sera plus pour vous que dans [7r°] l’abandon et dans la perte. Si vous quittiez1 ce sentier, vous la perdrez, et il vous sera impossible de la retrouver qu’en vous précipitant de nouveau dans l’abandon où elle réside pour vous et où elle sera jusqu’à ce qu’elle vous en tire elle-même. Sortez de là par vous-même, vous trouverez une lumière de raison qui vous conduira quelques pas, mais en la suivant, la vérité du dedans vous dira cent fois : « tu t’égares et tu n’auras de repos qu’en me suivant, moi qui te conduis ». La lumière de vérité au contraire [7v°] et les précipices où elle vous conduira, effrayeront souvent votre raison, mais le fond sera toujours d’accord avec elle. Et, quoique les nuages que la raison élèvera souvent vous le cachent quelquefois, vous ne le découvrirez pas plutôt au travers des ténèbres qu’Il2 vous prêchera comme moi abandon, abandon et encore plus d’abandon. Si c’est une nécessité d’être abandonné, si c’est trouver un supplice que d’entrer et sortir incessamment de l’abandon, vous m’avouerez que ce qui vous perd le plus vite est ce qu’il vous faut. [8r°]

C’est pourquoi Dieu vous poursuit avec tant de force. Mais lorsqu’Il vous aura mené à Son but, Il ne vous poursuivra plus. Mais hélas, que s’Il venait à ne vous plus poursuivre avant que d’être arrivé, que ce serait bien une marque que la raison aurait pris le dessus ! Car ce Dieu d’amour a une conduite violente à l’abord, mais comme cette violence, quoique pénible, est encore une assurance, Il ne Se sert que de la délicatesse après avoir embarqué l’âme : elle ne Le voit plus. La voix est autant profonde que délicate : [8v°] si on la suit, elle est toujours présente malgré la délicatesse et conduit l’âme sûrement au but. Mais si en hésitant on écoute la raison et l’on craint de la suivre et que l’on attende quelque chose de plus marqué, elle se dépite, elle se cache, elle échappe et l’on ne la trouve plus. L’âme ne s’aperçoit de sa perte que par le défaut d’aisance et parce que l’on est comme déplacé et que, se trouvant véritablement n’être pas arrivé au terme, l’on croit bien que la voix de vérité est muette et ne [9r°] demande plus rien. Plus on lui obéit avec fidélité, plus elle poursuit vigoureusement, mais lorsqu’on se défie d’elle elle se cache. Sa délicatesse est infinie pour moi, toute accablée que je suis de maux.

Je me trouve disposée à vous poursuivre partout dans tous les lieux où vous pourriez trouver quelque refuge et, quoi qu’il m’en puisse arriver, je ne vous laisserai point que je ne vous aie conduit où je suis. Il me semble que Notre Seigneur me dit au fond de l’âme en parole substantielle: « J’étais heureux, Je vivais de la [9v°] gloire de Mon Père, J’étais compréhenseur et cependant J’ai abandonné tout cela pour Me faire homme. Mais J’ai commencé par tous les âges de l’homme, J’ai éprouvé toutes ses faiblesses : Je me suis fait enfant, J’ai été enfermé dans les entrailles d’une femme afin de te conduire où J’étais. Je veux de même que tu sortes de ta place sans en sortir, que tu portes avec lui tous ses états et que, te faisant de nouveau rentrer dans le sein de ta mère, Je te fasse passer pour lui ce que Je t’ai fait passer pour toi et que [10r°] par là tu le conduises où tu es ». Je comprends que Jésus-Christ se ferait encore homme pour un seul homme. Mais enfin tout ce que je vous peux dire : « haïssez-moi, souffrez-moi, aimez-moi, je suis chargée de vous et il faut que je vous conduise où je suis ». Je ne vous quitterai point que cela ne soit. J’essuierai toutes les différentes agitations que votre raison vous donnera de moi. Mais quoi que vous fassiez, il en faudra toujours venir au point de me croire, d’être soumis comme malgré vous à une femme que vous n’estimerez [10v°] peut-être pas, que vous haïrez même.

Je n’y mets rien du mien : c’est le Maître qui en a ainsi ordonné et qui vous épargnera d’autant moins qu’Il a mis en vous une volonté plus droite. Il me mettra dans votre esprit un paradoxe : ange et démon, la force d’un Dieu, la faiblesse d’un enfant. Cela vous est nécessaire pour suivre et suivre sans appui. S’il n’y avait rien qui vous parût vérité et qui n’eût autorité sur vous, vous ne la pourriez suivre, et s’il n’y avait rien [11r°] qui ne vous parut douteux ce serait un appui. O chemin terrible ! O chemin qu’il faut suivre, mais suivre avec des frayeurs et des assurances de perte, chemin où l’on ne guérit d’un mal que par un plus grand mal ! S’il se présente quelque chose pour appuyer sur moi votre raison, il reparaîtra incontinent une autre chose qui la rejettera infiniment loin. Il vous est de conséquence de ne l’écouter ni en bien ni en mal, mais de suivre ce je ne sais quoi qui est substance et qui s’enfonce [11v°] toujours plus lorsque l’on le suit, car son dessein n’est pas d’assurer l’âme, ce qui l’arrêterait, mais de la perdre en la faisant toujours plus courir par l’inconnu. Je prie l’Esprit de vérité d’imprimer la vérité non dans votre raison, mais dans la substance de votre âme où elle doit résider.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 1 r° (lettre no. 1).

1La forme grammaticale correcte serait : « quittez », compte tenu de la suite ; mais cette supposition apparaît improbable à Mme Guyon.

2Le fond en accord avec la lumièr e de vérité.

.  À Fénelon. Janvier 1690.

La Paix : « À mesure que l’âme meurt à elle-même, elle découvre en elle cette division de l’âme d’avec l’esprit. Cette division s’opère par la paix intérieure. »

L’endroit de l’épître que vous me citez a un sens admirable. Le Dieu de paix nous sanctifie véritablement mais de quelle manière ? En nous communiquant [12r°] Lui-même intérieurement l’onction et la paix. Cette paix est plus utile à l’homme pour la sanctification que tous les efforts qu’il pourrait faire par lui-même. C’est pourquoi il nous est si fort recommandé dans l’Ecriture de posséder nos âmes dans la paix. Jésus-Christ ne donne que cette paix à ses Apôtres, et par elle Il leur communique toute vertu. Pourquoi le divin Sauveur ne leur dit-Il pas qu’Il leur donne son humilité, sa patience, etc.? [12v°] C’est qu’en leur donnant cette paix dont parle saint Paul, paix qui passe toute expression, Il leur donne la douceur, l’humilité et le reste, car les vertus viennent de cette paix et sont infuses à l’âme d’une manière ineffable. Aussi Jésus-Christ pour nous faire voir que c’est une paix toute intime, toute intérieure, toute féconde, source de tout bien, et non pas une fausse paix telle que la jouissance des plaisirs du siècle la donne, Il dit : « Je [13r°] vous donne Ma paix », disant que c’est la paix qu’Il goûte en Lui-même où, étant infini en repos, Il ne laisse pas d’être infiniment agissant et fécond. C’est cette même paix qu’Il communique à l’âme pure, paix étendue et durable autant qu’elle est intime, au lieu que la paix que le goût du monde donne est une paix superficielle qui se trouble et se perd pour le moindre accident, qui rétrécit le cœur et l’affaiblit loin de le dilater et le fortifier.

Le reste de l’épître demanderait [13v°] une longue explication, mais pour vous contenter je vous en dirai quelques mots. L’esprit, l’âme et le corps sont très bien séparés ici, car il est certain que les âmes intérieures éprouvent très bien qu’il y a une division de l’âme d’avec elle-même, qui est telle que l’on éprouve très fortement que l’âme a en elle-même un censeur et un approbateur de ses propres opérations, de manière qu’il semble quelquefois que ce soit deux âmes. [14r°] Ceci est plus que ce qu’on appelle ordinairement partie supérieure et inférieure. À mesure que l’âme meurt à elle-même, elle découvre en elle cette division de l’âme d’avec l’esprit. Cette division s’opère par la paix intérieure et préserve véritablement du péché, la disposant véritablement pour l’avènement de Jésus-Christ, qui n’est autre que la formation du même Jésus-Christ en nous qui, par notre mort en Adam, est rendu notre vie.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 11 v° (lettre no.2).

.  À Fénelon. Janvier 1690 ?

M. l. m. d. C. m’a parlé sur N. Je ne vous puis rien direa là-dessus à présent. Je suis comme les plus petits enfants. J'écris et dis sur les choses ce que l'on me fait dire et écrire, après quoi je n'y pense plus, si l'on ne m'en réveille le souvenir ; et tout autant de fois qu'on me donne mouvement de dire ou d'écrire la même chose, je le fais. Je n'ai donc à présent nulle vue, nulle lumière et nulle pensée là-dessus ; cela est effacé de chez moi comme si cela n'avaitb jamais été. Je ne juge pas même de la volonté de Dieu là-dessus ni du dessein qu'il a eu de me porter à vous le dire : je me trouve muette à cet égard, avec un je ne sais quoi au-dedans qui m'assure que j'ai fait ma mission sur cet article, [et] quec Dieu ne me demande rien davantage sur cela1. Si je ne l'avais pas fait j'en aurais souffert et j'en aurais été occupée jusqu'à ce que j'eusse obéi. Voilà simplement ma disposition, sans que je puisse même raisonner s'il est mieux d'une façon que de l'autre. J'agis comme une pauvre bête que l'on dresse et à laquelle on fait faire mille choses qu'elle ne pense point de faire lorsqu'on ne l'exige point d'elle. C'est à vous à faire ce que Dieu vous inspire et à discerner ce qu’Il veut : pour moi je n'ai qu'une chose à faire qui est d'obéir sans raisonnement ; aussi le succès des choses ne me touche en nulle manière. J'ai mille choses à vous dire. Je suis à vous en Notre Seigneur sans réserve.

Je vous demande une chose, ou plutôt à mon Dieu, qui est que votre raison et votre science ne vous empêchentd jamais de vous perdre au point que Dieu veut : car Dieu veut de vous une perte singulière qu'il ne veut pas des autres.

Ne mesurez point les autres sur vous-même, ni vous sur les autrese. Par exemple, il faut autant vous dépouiller en toute manière qu'il faut vêtir et soutenir L. de L.f votre ami2. Quoiqu'il goûte l'intérieur, ce qui serait pour vous ne l'accommoderait pas ; et il lui faut une conduite toute différente de la vôtre. Il faut, par exemple, que vous mouriez à ce qui est vivant chez vous, par une vraie perte ; et, il faut qu'il meure à sa vie, qui est beaucoup plus extérieure que la vôtre, parg une forte et sincère fidélité, par la pratique de l'oraison et de la mortification de l'esprit.

Je connais mille choses en lui sans l'avoir jamais vu et depuis quelque temps, son intérieur m'est plus clair que le jour. Au lieu que l'on vous exhorte, et que vous le devez faire, deh suivre votre première pensée et le premier mouvement sans raisonner, il faut qu'il laisse mourir les siens et l'impétuosité de son esprit, comme les vagues qui meurent contre un rocher et [y] perdenti leur force. Dieu a du dessein sur lui, et il fera beaucoup de progrès s'il entre une fois dans le chemin de la mort ; mais il ne faut point qu'il s'épargne ni qu'il craigne de trop mourir aux choses extérieures ; non plus que vous ne devez jamais craindre d'être trop dépouillé des intérieures. Qu'il ne ménage rien avec Dieu pour ce qui regarde l'extinction de son espritj, non plus que vous ne devez rien ménager avec Dieu pour la perte de toutes choses : non que cela se doive faire avec effort, mais à mesure qu'il travaillera à laisser tout tomber, Dieu l'éclairera et son onction le préservera de tout péché et de toute corruption.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 14 v° (lettre no.3). Dutoit, t. III, Lettre 128, p. 555-558. Cette lettre ne figure pas dans l’Indice du t. V p. 628.

aM... m'a parlé sur le sujet de N. Je ne peux vous rien dire Dutoit

bcela s'est effacé de chez moi comme s'il n'avait D

cet que D

dempêche D (la science seule en cause ?)

eni sur les autres D omission.

f N., D

gvie (qui est beaucoup plus extérieure que la vôtre) par D parenthèses ; nous avons introduit des virgules.

hexhorte (et que vous le devez faire) de D parenthèses ; nous avons introduit des virgules. Il est donc probable que de nombreuses parenthèses de l’édition Dutoit ne constituent pas des ajouts.

iet y perdent D

j son propre esprit D

1Cette lettre ne semble pas suivre la précédente sans une entrevue intermédiaire ou une lettre de Fénelon ? Nous ne sommes pas certain de l’ordre même des lettres, celle-ci pouvant dater de décembre 1688.

2L. de L. : l’abbé de Langeron.

.  À Fénelon. Décembre 1689.

« … étant à la messe prête à communier très serrée à Dieu, tout à coup votre âme me fut présente et l’on la serrait à la mienne… »

Le jour de saint Jean l’Evangéliste, une personne me vint trouver dans un tourment excessif qui l’avait même toute changée. [18r°] J’eus mouvement de dire intérieurement pensant à vous : « S’il est mon f[ils], qu’elle soit délivrée et en paix » ; elle le fut dans le moment sans qu’elle sût rien de ce que j’avais pensé ; elle me dit : “Je suis délivrée”. Une autre qui est obsédée depuis quelque temps fut aussi délivrée en disant au démon la même chose. Je vous l’écrivis aussitôt, mais je fus assez infidèle pour brûler ma lettre. Je n’en ai pas eu meilleur marché car il m’a fallu l’écrire. L’on ne veut plus même que [18v°] je mette que je vous écris pour vous obéir, mais l’on veut que je mette ingénument les choses. Je le ferai à l’avenir quoi qu’il arrive.

Hier matin, étant à la messe prête à communier très serrée à Dieu, tout à coup votre âme me fut présente et l’on la serrait à la mienne, cela en réalité intime, en foi nue, sans distinction ni objet. Je savais que cela était, et aussitôt le Maître Souverain fit prononcer au-dedans de moi pour votre âme: « Sponsabo te in fide, [19r°] sponsabo te in aeternum1 ». Dans l’instant, l’on me fit faire une démission en votre faveur en imprimant ces paroles de communauté de biens et de maux de tous les fruits de miséricorde que Dieu avait faits à mon âme, tant les gratifiantes que les crucifiantes, et cela se faisait en moi sans réplique et sans résistance. Celui qui le faisait en moi l’acceptait pour vous, et en même temps Il me chargea des croix et des humiliations que vous auriez dû porter afin que [19v°] j’en busse jusqu’à la lie, non qu’Il vous dispense des intérieures entièrement. Il accepta cela en moi. Je demeurais à tout cela sans action, mais surprise.

Je me sens poussée de vous dire que si, dans ce que je vous ai écrit ou dans ce que je vous ai fait voir d’écrit pour les autres, il y a quelque chose de trop dur pour votre estomac à présent, que vous n’en jugiez pas et que vous le laissiez, car il viendra un temps que ce qui vous paraît poussé vous sera très nécessaire, [20r°] et alors vous connaîtrez toutes choses. Je n’ai gardé aucun ménagement avec vous et je ne vous ai rien caché de ce que fait le Tout-Puissant, quoique j’use avec tant de ménagement avec les autres. Tous les plis de mon cœur vous ont été ouverts sans me regarder moi-même. Je prie Dieu qu’Il achève Son œuvre en vous et qu’Il ne permette jamais que vous y mettiez d’obstacle. Il me paraît que vous ne connaîtrez que dans l’éternité ce que je vous suis en Dieu. Déc[embre] 1689.

- B. N. F., Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 17 v° (lettre no. 4) - Elle serait de décembre 1689 selon I. Noye.

1Osée 2, 19-20 : « et sponsabo te mihi in sempiternum […] et sponsabo te mihi in fide » (Vulgata, Gryson) : « je vous rendrai mon épouse pour jamais […] Je vous rendrai mon épouse par une inviolable fidélité. » (Sacy).


.  À Fénelon. 26 décembre 1689.

« … Il faut vous laisser comme une chambre qui laisse tout entrer et sortir… »

On n’a jamais prétendu que vous fissiez quoi que ce soit pour vous-même1 puisque vous ne sauriez être trop passif selon les desseins de Dieu sur vous ; mais votreb cœur doit toujours être également ouvert pour recevoir les opérations de Dieu sans y rien mettre du vôtre. Ce serait même une action que d’outrepasser une disposition, soit parcec qu’elle est sensible et par conséquent moins pure, ou parce que l’impression en reste. Il faut vous laisser comme une chambre qui laisse tout entrer et sortir, fermer et ouvrir lad porte1. Si après quelques dons sensibles il en reste l’impression, il la faut laisser sans faire le moindre effort du monde pour l’ôter. Je voudrais que vous vous laissassiez tel que vous êtes toujours, je ne voudrais pas même que vous eussiez des réflexions.

Je voudrais cependant que toutes les personnes qui sont à portée de vous demander quelque chose, sussent que vous ne demandez jamais rien et que cela soit ferme, à moins que le Seigneur n’en ordonne autrement. Ce serait une mauvaise pratique de vouloir demander pour éviter la complaisance : il faut la laisser tomber comme le reste, sans cesser d’aller toujours tout droit à ce qui nous entraîne. Il me serait difficile de vous dire à quel point Notre Seigneur m’unit à vous.

J’avais écrit ce billet simplement. Il me vient dans l’esprit que vous aidiez monsieur votre neveu, à moins que Dieu ne vous donne un mouvement contraire. Je vous souhaite, monsieur, et à M. N., une année pleine de Dieu et vide de tout le reste. Ce 26 décembre 1689.

- Dutoit, le premier paragraphe, t. III, Lettre XVI, p. 245-246 et t. V, p. 307 ; le reste de la lettre, t. V, p. 376-377, « Supplément à la lettre XVI du troisième volume et réponse à la précédente » [soit la « lettre LV à l’auteur, (du 25 décembre 1689) » que nous avons déplacée en suivant Masson] - Masson, Lettre CXXXIX, p. 334-335. Cette lettre ne figure pas comme adressée à Fénelon dans l’Indice donné par Dutoit au t. V p. 628, ce qui confirme que celui-ci ignorait le ms. Nouv. acq. fr. 11 010.

Le premier paragraphe a été donc reproduit deux fois, dans le t. III et dans le t. V, p. 307, où il constitue à lui seul la lettre XLIII ! Masson indique que « la reconstitution indiquée par Dutoit et que j’ai suivie ici, me paraît pourtant la plus vraisemblable ». Il y a en effet de légères variantes entre ces deux sources, que nous donnons ci-dessous. L’intéressante remarque de Dutoit en note à la fin de la lettre XLIII du tome V, « Ici sont placées dans le manuscript [nous soulignons] les Lettres 81 et 123 du troisième volume » indique qu’il a eu recours à un « livre de lettres » plutôt qu’à des autographes ou copies séparées : il s’agit très probablement du premier ms. précédant le second ms. 11 010 de la B.N.F. [que l’on trouve édité dans ce qui suit pour la première fois en ce qui concerne les lettres de Ma dame Guyon]. On sait qu’il existait probablement quatre ms. dans cette série.

aLe texte du t. V diffère pour cette première phrase de celui du t. III : « L’on n’a jamais prétendu que vous fussiez rien par vous-même… » Masson ajoute : il semble que fussiez soit certain et qu’il faille aussi accepter pour, si, comme je le crois, ce premier paragraphe doit être rattaché au reste de la lettre. Fénelon avait dû demander à Mme Guyon, dans une lettre perdue, si elle lui conseillait de demander des faveurs personnelles…

bmais comme votre cœur (t.V).

cune action d’outrepasser une disposition ou parce (t.V)

dsa (t.V). On voit par ces variantes mineures que la source est différente, peut-être un autographe pour le t. V qui devient alors la leçon préférable - comme le suggère la première variante : Dutoit aurait pensé avantager Fénelon en voilant le problème de faveurs personnelles…

1« La manière la plus fréquente de recevoir mes croix est de les laisser venir et passer, sans m’en occuper volontairement. C’est comme un domestique indifférent, qu’on voit entrer et sortir de sa chambre sans rien lui dire ». (Fénelon, Lettre à la comtesse de Montberon du 8 novembre 1700).

.  À Fénelon. Fin décembre 1689.

« J’ai vu en songe un oiseau d’une beauté extraordinaire. … Enseignez le langage du cœur. »

Ô sia je pouvais vous exprimer combien vous êtes cher à Dieu, et les desseins qu’Il a sur vous ! Comme un peintre fameux prépare une toile afin d’y tracer ce qu’il lui plaît, Dieu prépare Lui-même votre âme d’une manière autant divine qu’elle est imperceptible. Les connaissances qui sont données de Dieu ont un caractère ineffable, quoique cela se fasse sans bruit de paroleb ni d’expressions. C’est une connaissance propre à la foi qui, ne donnant rien [21r°] à l’âme, ne la salit point, [mais] au contraire la rend plus pure et plus nette.

Notre Seigneur me fait connaître que, quoiqu’Il y ait quantité d’âmes plus consommées que vous, pour l’intérieur il n’y en a point qui reçoive plus simplement et plus sans nul mélange Ses opérations cachées, du moins sans nul mélange de volonté. C’est pourquoi Il vous aime et pourquoi Il ditc de vous : « C’est mon fils bien-aimé en qui Je Me plais uniquement ». Il y a encore quelque chose à détruire chez vous mais [21v°] Il le fait et le fera par le feu de Son amour, comme vous voyez un fer perdre insensiblement sa rouille dans le feu, sans que l’on fasse rien autre chose pour le purifier que de le laisser dans le feu. Dieu donne à mon cœur pour vous plus que je ne peuxd vous le dire. Je Lui laisse le soin de tout ce qu’il Lui plaira.

J’ai vu en songe un oiseau d’une beauté extraordinaire. Tout le monde était empressé pour l’avoir, il est venu [22r°] entre mes mains sans que je fisse rien pour le prendre et c’est à vous que j’en ai remis la chargee. O jour du Seigneur plusf proche que l’on ne pense. Servez-vous dans le temps des armes que le Seigneur a mis entre vos mains. Ce sont les armes du cœur et non celles de la raison, c’est par le cœur que vous gagnerez. Enseignez le langage du cœur et la route qui y conduit, que la vraie perfection consiste à l’union de la volonté de Dieu, [22v°] àg s’y soumettre. C’est le langage efficace, c’est celui qui a la clef du cœur. Je ne peux vous en dire davantage.

- Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 20v°- 22v° (lettre no. 5) - Dutoit, t. II, Lettre 193, p. 591-592. Cette lettre ne figure pas dans l’Indice du t. V p. 628.

aSi D

bparoles D

cc’est pourquoi il dit de vous D qui omet il vous aime.

dpuis D

eLui plaira. O jour Dutoit qui omet le songe de l’oiseau.

fcharge. Le jour du Seigneur est plus D.

gconsiste dans l’union de notre volonté à celle de Dieu, à D

.  De Fénelon. 28 décembre 1689.

« … il faut que je ne Lui résiste point … Je m’unis à vous de plus en plus. »

Je vous avais écrit une assez grande lettre, Madame , mais comme je suis un peu brouillon, je l’ai écartée1 dans mes papiers, et je la cherche depuis hier sans la pouvoir trouver. J’ouvre à Dieu toute l’étendue de mon cœur pour recevoir cet esprit de petitesse et d’enfance dont vous parlez, mais qu’y a-t-il à faire, sinon [f.23r°] de ne rien faire et de laisser faire Dieu ? Je suis en paix et je ne me donne aucun mouvement en aucun genre. Je crois devoir suivre toujours les règles2. Lorsque, malgré mon dégoût, je sens que je ne suis gêné intérieurement ni au moment où je les suis, ni après que je les ai suivies, puisque Dieu me laisse la même paix et la même largeur, il faut que je ne Lui résiste point en me conformant à ces règles. Je m’unis à vous de plus en plus. Une fluxion sur les dents [f.23v°] m’a ôté depuis plusieurs jours la liberté de dire la messe. Votre petit présent m’a réjoui et j’espère qu’il me fera du bien3. Pour Job, c’est un grand présent dont je vous remercie4. 28 déc.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 22v°-23v° (lettre 5a) - Dutoit, t. V, LVI, p. 377 sq. - Masson, CXX, p. 304 sq.- Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 95.

Une note d’Orcibal rend ici hommage à monsieur Noye : « […] Notre tome I était déjà imprimé quand ce recueil [B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010] , œuvre d’Isaac Dupuy, a été découvert par M. Irénée Noye, P. S. S., qui a bien voulu nous en communiquer aussitôt une excellente transcription. Nous le remercions de la générosité exceptionnelle avec laquelle il nous a permis d’en tirer ce qui pouvait enrichir la correspondance de Fénelon. Lui-même publiera bientôt les lettres de Mme Guyon, beaucoup plus nombreuses et plus longues. Ce sera, pour l’année 1690, la continuation des lettres de 1689 publiées par Dutoit que Masson n’a pu que reproduire. C’est également à I. Noye que nous devons les références aux lettres de 1690 [de Fénelon] insérées dans les trois premiers volumes des Lettres chrétiennes et spirituelles. »

1Ecartée : égarée (voir l’Avare, III, 1). S’agirait-il de notre lettre 93 que Fénelon aurait retrouvée par la suite ?

2Il doit s’agir de règles sur l’attitude à prendre dans l’oraison. Fénelon recevra le conseil : « Il ne faut rien prévenir, mais se laisser à Dieu sans réserve au moindre signal, sans que la raison arrête ». B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 23v°-25v°.

3Mme Guyon l’approuve, l’invite « à se laisser tout ôter », lui promet en plaisantant « un emplâtre qui arrête toutes les fluxions des dents » et conclut : « Il faut que vous soyez bien bon pour me supporter » [O] (B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 23v°-25v° : lettre précédente de l’automne 1689).

4Le 27 juillet Madame Guyon avait annoncé l’envoi de son Commentaire de Job.

.  À Fénelon. Fin décembre 1689.

Être petit parmi les Grands. « Il ne faut rien prévenir, mais se laisser à Dieu sans réserve au moindre signal ».

Je ne demande rien autre chose sinon que votre cœur soit ouvert pour recevoir l’esprit de petitesse et d’enfance. Ce serait cesser d’être petit que dea vous donner aucune disposition1. Notre Seigneur vous mène par la main. Je vous parle toujours de la petitesse, [f. 24r°] non pour vous obliger à faire quelque chose, mais parce que j’en ai le mouvement, et que Dieu veut que vous soyez dans un acquiescement continuel à être petit et que vous vous apprivoisiez insensiblement avec la petitesse dans un lieu dont elle est entièrement bannie. Je vous ai mandé sur l’article des règles ma pensée. Il ne faut rien prévenir, mais se laisser à Dieu sans réserve au moindre signal, sans que la raison arrête : c’est ce que [f. 24v°] Dieu veut de vous parb retour à l’amour qu’Il vous porte, que cette fidélité de souplesse infinie sous Sa main, mais souplesse pleine de délicatesse, qui ne délibère de rien mais se laisse à ce qui l’entraîne. C’est à Dieu à vous mettre dans le cœur, lorsqu’Il le voudra, Sa volonté sur tous cesc articles.

J’annonce de loin, je suis lad voix qui crie dans le désert : aplanissez la voie du Seigneur2. Mais je ne suis qu’une voix. Ile faut que la parole se fasse [f. 25r°] passage. Sa délicatesse est extrême. Je suis sûre qu’ellef se fera discerner chez vous, quoiqu’elle paraisse muette, et c’est à elle que je vous abandonne, sans vous abandonner un moment, car je vous porte continuellement eng Dieu. Je suis quelquefois étonnée de l’application que Dieu me donne pour vous, commeh si vous étiez seul au monde ; et je conçois eni cela les desseins de son amour sur vous. Il est vrai que la règle ordinaire de la résistance est de rétrécir, [f.25 v°] dessécher ouj troubler plus ou moins, selon que l’on est plus ou moins avancé.

Lorsquek Dieu vous ôte le moyen de dire la messe, il faut demeurer ferme à se laisser tout ôterl. À la première commodité je vous enverrai un emplâtre, qui arrête toutes les fluxions des dents3. Si vous étiez moins petit, vous ririez de ma simplicité à vous envoyer tout ce qui me vient dans la tête. Il faut que vous soyez bien bon pour me supporter.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 23v°-25v° (lettre no. 6) - Dutoit, t. V, Lettre LVII, p. 379-381 - Masson, Lettre CXXI, p. 305-306.

apetit, de Dutoit

bveut par D

cles D

dsa D

eSeigneur. Il D

fJe sais sûrement qu’elle D

gporte éternellement en D

hdonne, comme D

ije connais en D

jet D

kavancé. Conservez votre santé ; lorsque D ajout (pour justifier ce qui suit !)

lLa fin manque dans le manuscrit. C’est le seul cas d’une omission par Dupuy d’un passage présent chez Dutoit.  « Il est vrai que c’est la seule lettre du recueil qui a servi pour Dutoit tome V » remarque I. Noye.

1Disposition : attitude que l’on choisit pour soi et que l’on adopte délibérément.

2Reprise des paroles de Jean-Baptiste.

3Nous avons déplacé cette lettre en tenant compte de cet envoi en réponse à la fluxion signalée dans la lettre précédente.

.  De Fénelon. 12 janvier 1690.

« … je vois ma misère, mon impuissance, mon rien, tout cela sert à me faire petit… ».

Je vous renvoie vos deux lettres : celle où l’image1 est attachée m’a fort touché et je vous remercie de m’en avoir donné la lecture. Pour l’autre, je trouve qu’elle ne doit point peiner la personne que nous connaissons, car vous n’y marquez ni refroidissement ni diminution d’amitié : vous dites ce qu’on vous fait dire, et vous le dites pour le bien.

Vous avez bien fait de n’aller pas au lieu où vous avez eu mouvement de n’aller pas3. Pourriez-vous m’expliquer ce que vous ajoutez, qui est qu’il y a peu de pures victimes : peut-être pensez-vous à moi ? Ne me ménagez point4. Si c’est quelque autre chose, peut-être ne serait-il pas inutile que je le susse. Je suis véritablement en peine de votre santé et il me tarde d’en apprendre de meilleures nouvelles. Je vous conjure de le faire par le retour de M. le C. de V. 5. Ayez soin de vous, Madame.

J’ai le cœur peiné de bagatelles à toutes les heures du jour. Tout me déplaît. Je fais mille fautes, des riens me troublent, mais n’importe, je vois ma misère, mon impuissance, mon rien, tout cela sert à me faire petit, je ne veux point m’en occuper volontairement. Il me semble que je suis toujours tout à vous comme je le dois. 12 janvier.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 25v° - 26 v° (lettre no. 6a) - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 97.

1 Il s’agissait d’une image de l’enfant-Jésus.

2 Quelqu’un de l’entourage des Beauvillier et des Chevreuse ?

3 Mme Guyon tancera Fénelon d’avoir été trop discret : v. lettre suivante de janvier 1690.

4De fait, la réponse sera catégorique : v. lettre suivante.

5Le comte de Vaux, gendre de sa correspondante, qui, de son château, devait aller souvent à la Cour.

.  À Fénelon. Entre le 12 et le 28 janvier 1690.

« Il veut de vous un sacrifice sans réserve. »

Pourquoi me renvoyez-vous le petita Maître1 ? C’est à vous à qui je le [f. 27r°] donne. Je ne l’avais attaché qu’afin qu’il ne s’égarât pas. Gardez-le, je vous prie. Aimez-Le autant qu’Il vous aime. Ô que si vous étiez aussi petit que Lui, qu’Il vous aimerait bien davantage ! Il est cependant bien content de vous. M[on] b[on] m[aître] ab tout accommodé et il n’y a plus de fâcherie. Mon Dieu, que mon cœur est uni quelquefois intimement au vôtre et que Dieu m’en charge d’une manière surprenante ! Recevez ce que je vous ai mandé dans ma simplicité ! Ô que Dieu veut de vous un sacrifice [f. 27v°] pur et étendu, et qu’il y en a peu à qui Il demande autant qu’à vous ! Il y en a bien peu aussi à qui Il donne autant. Mais je vous assure, encore un coup, que ce Dieu qui a tout sacrifié pour nous, n’a presque point de retour, et qu’il ne se trouve presque que des cœurs qui donnent et reprennent : ohc ne soyez point de ce nombre, je vous en conjure. Je crois que si vous usiez avec Dieu de réserve, vous me feriez mourir. Il n’y a aucun cœur pour qui Il me tienne comme pour vous.

[f. 28r°] Pourquoi ne me disiez-vous pas, lorsque je vous le mandais, que vous n’approuviez pas que je fusse à N. ? Car je ne le vous mandaisd que pour avoir votre avis. Soyez simple avec moi, au nom de Jésus-Christ. Je ne me porte pas bien quoique je sois mieux.

Je ne doute point qu’il n’y ait beaucoup à mourir pour vous dans l’accablement où vous êtes. Ce sont de petites épines qui piquent incessamment et qui irritant la nature sont plus pénibles que les grands coups qui semblent l’accabler tout à fait. Ces [f. 28 v°] piqûres continuelles ne l’amortissent pas tant, ce semble d’abord, mais lae font mourir ensuite. Le martyre de ceux que l’on exposait plusieurs jours aux piqûres des mouches2 était bien plus douloureux que celui de ceux à qui on coupait le colf.

Ne vous étonnez point des fautes que cela vous fait faire, elles servent plus à vous faire mourir que si vous n’en faisiez point. Allez par tout ce qui vous arrive. Les troubles inopinés, que nous ne causons ni par notre réflexion ni par rien de volontaire, servent comme un coup de vent [f.29 r°] qui incommode les gens qui naviguent, mais qui cependant fait beaucoup avancer le bateau et, comme vous dites, rapetissent beaucoup.

Vous ne sauriez trop vous laisser à Dieu, car en vérité, Il prend un soin de vous - que vous ignorez et que je connais, - qui est tel que Ses yeux et Son cœur sont toujours appliqués sur vous. Que ne Lui devez-vous point par retour ! Il veut de vous un sacrifice sans réserve. S’il pouvait avoir quelque réserve permise à quelqu’un, ce ne serait point à vous, car je vous [f. 29v°] assure que si vous refusiez quelque chose à Dieu, vous le blesseriez jusqu’au cœur. Ceci est hardi, mais je le sais, et je connais ce qu’Il veut de vous par rapport à l’amour qu’Il vous porte. C’est à celui que l’on aime plusg que l’on demandeh davantage, non d’actioni, mais de sacrifice, de sagesse et de tout vous-même sans exception. Qui pourrait réserver quelque chose avec Dieu sous bon prétexte est indigne de Lui. Il sait combien je suis en Lui toutj à vous.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f° 26v° 6 29v° (lettre no.7) - Dutoit, t. II, Lettre 114, p. 327-330. Cette lettre ne figure pas dans l’Indice du t. V p. 628.

ale divin petit D.

bvous. M. a D.

cô D.

ddemandais D.

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fle cou. D.

gaime le plus D.

hdemandera D.

iactions D.

jtoute D.

1« C’était l’image de l’enfant Jésus » D.

2Pratique des Indiens de Nouvelle France.

.  De Fénelon. 28 janvier 1690.

Faiblesses humiliantes et misères intérieures.

Il me tarde de vous voir parfaitement guérie. Ne manquez pas à rétablir votre santé, car autrement je me fâcherais ! Pour moi, je me trouve souvent dans de petites humiliations très cuisantes, dans des contre-temps qui m’impatientent, et dans une humeur sèche qui me rend sauvage à l’égard de mes meilleurs amis. Je voudrais souvent être seul, mais dans la solitude je suis amusé1, dissipé et sans attrait pour l’oraison. D’ailleurs j’ai pendant la journée une certaine tendance vers Dieu et une certaine détermination fixe pour accepter sans hésiter tout ce qu’Il me donne de moment à autre2 soit au-dedans soit au-dehors, non seulement les douceurs ou les désagréments qui viennent du prochain, mais encore mes faiblesses humiliantes et les misères intérieures que je découvre de plus en plus en moi. Mille fois tout à vous en Notre Seigneur. 28 janvier.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f° 30 r°- v° (lettre no. 7a) - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 98.

1Amuser quelqu’un, non seulement le distraire, mais lui faire perdre son temps.

2De moment à autre : « de moment en moment ».

.  À Fénelon. Début février 1690.

« Lorsque l’on rapporte encore quelque chose à soi, l’on est imparfait. »

Pour ma santé, elle est bien détruite. .Je vivrai pourtant, mais il faut souffrir : Dieu le veut, et cela vous est nécessaire. Quoique mes douleurs soient très violentes, s’il me fallait les porter toute ma vie pour vous, ce serait avec plaisir. Je suis fort aise que vous ayez souvent des réveils, cela vous est nécessaire et entretient la vie foncière de l’âme. Cela supposé, ne vous étonnez point de vos faiblesses et de vos fautes, plus vous irez en avant, plusa vous les découvrirez, et de plus subtiles. Je vous prie, monsieur que j’engendre à Jésus-Christ chaque jour, d’être persuadé, et pour vous et pour vos amis, que l’on ne connaît jamais l’attache que l’on a aux choses que l’on possède. Tel qui se croit parfaitement détachéb, est très vivant. Il ne connaît pas son attache tant qu’il est paisible possesseur de son bien, mais dans lac perte seulement. C’est une vérité très certaine, et plus réelle que l’on ne peut jamais dire. Celui qui est entièrement plein ne sent point la peine de la disette. Pour vous, qui commencez d’être appauvri, je ne doute point que Dieu ne vous mène jusqu’à la consommation, et quand vous serez une fois confirmé, confirmez vos frères1.

Le plus grand avancement de l’âme n’est pas de se posséder en paix, à quelque haut degré d’élévation que cela puisse monter, mais d’être banni de chez soi par la découverte journalière et l’expérience foncière de ce que l’on est. Car de savoir par vertu et humilité pratiquée que l’on n’est bon à rien, c’est se croire quelque chose, quoique l’on ne se persuade pas de le croire, mais approfondir son néant jusques au plus profond, c’est tout.

Lorsque l’on rapporte encore quelque chose à soi, l’on est imparfait, quoique l’on paraisse très parfait. Nous nous rapportons plus ou moins les choses que nous sommes plus ou moins en nous-mêmes, et c’est sur ce pied que l’on doit juger des âmes. Celles qui sont entièrement passées en Dieu rapportent tout à Dieu, et ne peuvent jamais avoir nulle vue sur elles-mêmes pour quoi que ce soit. Je ne parle pas pour vous, mais je suis le mouvement que j’ai de vous dire cela. Plus vous éprouverez ce que vous êtes, plus je serai contente. Il vous est nécessaire, et pour votre corps et pour votre âme, de prendre le plus de repos que vous pourrez, quoique vous croyez n’y rien faire. Ne mesurez point les autres sur vous-même, je vous en pried. J’ai oublié de vous dire qu’il y avait, dans le livre des lettres que vous avez, quelques-unes qui, quoique n’étant pas pour vous, vous seront utiles.

J’ai peine à vous dire que votre N.2 me revient toujours : je n’ai qu’une prière à vous faire qui est que vous le quittiez seulement pour une fois lorsque vous en aurez la pensée. N’attendez pas la violence ou l’impuissance absolue, mais un certain instinct de laisser toutes choses. Vous ne serez jamais mené violemment. Si après l’avoir laissé une fois, vous vous trouvez libre et large, ce vous sera un témoignage ; je suppose que vous n’y ajoutiez pas des réflexions volontaires.

- B. N. F., Nouv. acq. fr.11010 (lettre no. 8) - Dutoit, t. I, lettre 189, p. 539-541. Cette lettre ne figure pas dans l’Indice du t. V p. 628.

avous avancerez, plus D.

bparfaitement mort et détaché D.

csa D.

dfin du ms. D.

1Luc, 22, 32 : « Mais j’ai prié pour vous, Pierre en particulier, afin que votre foi ne manque point. Lors donc que vous serez converti, fortifiez vos frères. » (Amelote).

2Il semble s’agir du bréviaire ou du chapelet, selon le contexte donné par le début de la lettre suivante.

.  De Fénelon. Début février 1690 ?

J’ai pensé, madame, à ce que vous m’avez mandé sur N.1. Il est vrai qu’il me fatigue, mais je n’éprouve pas qu’il me gêne intérieurement : au contraire, en le récitant, j’ai souvent une certaine vue simple de Dieu qui m’occupe2, quoique sèchement. D’ailleurs je croirais ne devoir me dispenser de N. que quand Dieu me convaincra intérieurement qu’il veut me dépouiller de cet appui extérieur. Tandis que Dieu n’ôte point un appui, il est nécessaire pour se soutenir. Nous savons fort sûrement qu’il y a une volonté de Dieu pour faire réciter N.: il faut donc une autre volonté certaine et bien connue pour dispenser de suivre la première.

Je puis me tromper et tenir par pratique4 à des choses qui nourrissent en moi une secrète propriété, mais il me semble que je ne tiens point à N.5 ni même à ma sûreté6 en le récitant. Je suis aussi prêt à le supprimer qu’à le dire, pourvu que je ne manque point au vouloir divin qui est mon unique but. Je crois me devoir rendre ce témoignage, encore une fois je ne veux tenir à rien ni par pratique ni pour ma sûreté, mais en délaissant7 tout retour sur moi-même et toute recherche de ma sûreté, il me semble que je dois toujours tendre à l’accomplissement de ce qui est connu8. Quand Dieu me cachera Sa volonté, je veux bien cesser de la voir et me laisser conduire au travers des plus épaisses ténèbres par l’impression intérieure, comme un homme que la nuit surprend et qui se trouve hors de toute route. Pour la confiance9 en mon salut, je n’en ai aucune de volontaire je dis volontaire parce que je sais bien que sans m’en apercevoir je m’appuie beaucoup sur la paix, quoique sèche, dont je jouis ; mais je ne m’arrête point volontairement à ce témoignage intérieur, et quand je l’aperçois, je l’outrepasse aussitôt. Votre mauvaise santé me fait de la peine, pourquoi faut-il que j’en sois cause10 ? Je vous suis en Notre Seigneur tout ce qu’Il veut que je vous sois.

Pour les choses de conduite extérieure, je suis presque sans réflexion mes premières vues, laissant à Dieu le bon ou le mauvais succès et tous les jugements qu’on pourra faire de moi. Croyez-vous que je doive continuer? Il me semble que c’est ce que Dieu veut de moi contre ma sagesse. Je ne puis faire oraison de suite, mais j’ai à la dérobée certains moments au milieu même des affaires où je goûte le recueillement. Je me console de mes fautes, quoique l’humiliation en soit assez cuisante. Portez-vous bien, madame, et ne craignez pas de me dire tout ce que vous croirez que Dieu veut que vous me disiez. Je suis plein de la reconnaissance que je vous dois.

- B. N. F., Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 33 v° - 36 v° (lettre no. 8a) - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 99 : « Inédite. Non datée, mais la réponse de Mme Guyon s’insère dans le manuscrit avant une lettre du 14 février 1690 ».

1D’après le contexte, son bréviaire ou son chapelet ?

2Occuper : « dans les choses morales et spirituelles, remplir, posséder » (Furetière).

3« Allusion probable aux décisions des conciles et des papes obligeant sub gravi les clercs et les bénéficiers à la récitation quotidienne du bréviaire. Les quiétistes étaient alors couramment accusés de mépriser l’office de l’Église. Rouxel affirmera que, pour Mme Guyon, « l’état […] d’oraison continuelle [...] mettait au-dessus de toutes [...] les pratiques de dévotion, et même d’obligation... » (A.A.-S., n° 7570, ff. 2 v°, 4 v°). » [O].

4Pratique : « routine, habitude contractée par un exercice assidu » (Furetière).

5Au bréviaire ?

6Sûreté : « salut » (voir « faire sa sûreté » dans Furetière) - ou bien sureté car il aurait des ennuis (v. note 3) ?

7Délaisser se disait aussi bien des choses que des personnes avec un sens voisin de « renoncer à » (v. Furetière).

8 Voir la première partie de la Règle de Perfection de Benoît de Canfield (chap. V) : «  la volonté de Dieu extérieure est le divin plaisir [volonté] connu par la loi et par la raison, étant la règle de toutes nos pensées, paroles et œuvres en la vie active. » (ed. Orcibal, 1982, p. 142).

9Confiance : « assurance [...] bonne opinion qu’on a […] de quelque chose sur lequel on se fie » (Furetière).

10V. le début de la lettre précédente : « … il faut souffrir : Dieu le veut, et cela vous est nécessaire. ».

.  À Fénelon. Avant le 14 février 1690.

« … respecter jusqu’aux moindres instincts dans les âmes. » Conseils de direction.

Lorsque je vous ai écrit, monsieur, sur N., je l’ai fait parce que j’ai cru que c’était la volonté de Dieu que je vous l’écrivisse de la sorte. Je me suis apparemment trompée puisqu’Il vous donne un mouvement contraire que vous devez suivre avec la même fidélité que j’ai suivi la pensée qui m’est venue de vous le mander. Dieu me fait la grâce de respecter jusqu’aux moindres [37r°] instincts dans les âmes. Comment ne respecterais-je pas les vôtres et surtout lorsqu’ils sont soutenus de la justice. Je n’ai donc rien à dire davantage sur cet article laissant à Dieu de tirer ce qu’Il Lui plaira de ce qu’Il m’a fait vous en dire.

Je crois que vous ne sauriez trop continuer de suivre comme vous faites pour les choses extérieures vos mouvements, et nous sommes toujours convenus que c’était ce que Dieu voulait de vous. Je crois que les moments dérobés pour [37v°] l’oraison vous conviennent mieux que ce que vous feriez de suite. Il faut porter la peine cuisante de l’humiliation qui nous revient de nos fautes en pure passivité. Ce sentiment de peine dure autant que notre propre vie et est plus ou moins dur [selon] que nous sommes plus ou moins vivants. Je suis en Notre Seigneur tout ce qu’Il veut que je vous sois.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 36v° (lettre no. 9).

.  De Fénelon. 14 février 1690.

Il me semble que vous vous moquez un peu de moi dans la lettre que j’ai reçue par M. le M. de C.! Si vous croyez [38r°] que je doive aller au-delà de ce que ma lettre contenait, dites-le-moi simplement, et je vous répondrai de même.

Pour M. B.2 à qui la lettre que P.3 m’a apportée marque qu’on veut tant vous faire parler, c’est un très homme de bien, fort vif à la vérité, mais droit et très capable de se laisser toucher à une conduite simple, humble, naïve4 et éloignée de toute dispute. Je crois que vous devez vous déterminer par le mouvement de votre cœur [38v°] pour le voir ou pour ne le voir pas. Mais si vous le voyez, faites-lui des questions avec un esprit de docilité, et dites-lui ingénuement les choses d’expérience. J’ai eu avec lui depuis peu une conversation où par cette méthode je le fis convenir de tous les principes généraux et même de la pratique sans aucune chaleur ni contestation. Voilà ma pensée.Vous trouverez un homme plein de Dieu avec beaucoup de lumière dans la voie commune.

Mille et mille [39r°] fois tout à vous en Notre Seigneur. 14 fév[rier].

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 37 v° - 39 r° (lettre no. 9a) - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 101.

1Armand II de Béthune, marquis de Charost, fils de Louis-Armand I de Béthune, 2e enfant du duc de Charost et de Marie Foucquet, né le 5 mars 1663. Lieutenant au régiment du Roi en 1683 […] il avait pris en 1695 le titre de duc de Charost sur la démission de son père. Il devint lieutenant général en 1702, gouverneur de Louis XV en 1722 et mourut le 23 octobre 1747. D’après Saint-Simon, Beauvillier « ne le jugeait propre qu’aux choses du dehors et en effet ne lui communiquait jamais rien » en dépit de leur commune appartenance au « petit troupeau » guyonien (Boislisle, t. V, p. 174, t. XXII, p. 120 sq.). [O].

2« Jean-Jacques Boileau, précepteur dans la famille de Luynes. Voir sur lui Boislisle, t. VI, p. 101-104. […] D’après le P. Léonard, « il est visité par les plus habiles gens et même de qualité... Quand M. Nicole ne peut pas donner conseil sur quelque chose, il renvoie à M. Boileau. Il est valétudinaire, fort simple et fort humble » (A.N., M. 758). [O].

3« P. pour Put, surnom amical d’Isaac du Puy, Dupuy ou Dupuis, qui avait été nommé le 1er septembre 1689 gentilhomme de la manche du duc de Bourgogne, qu’il devait accompagner partout. Il avait été auparavant porte-manteau, puis gentilhomme ordinaire du Roi (Boislisle, t. II, p. 345, n. 4) et, selon les Nouvelles ecclésiastiques, il appartenait à une « sainte société de gentilshommes qui demeurent près des Carmes déchaussés de Paris et en était un des plus fervents » (nouv. acq. Fr. 1432, f. 75 r°). Saint-Simon confirme qu’il « était initié de tout temps parmi les plus dévots de la cour, ce qui l’avait fait particulièrement connaître à M. de Beauvillier ; mais, ce qui est rare à un dévot de la Cour, c’est qu’il était fort honnête, fort droit, fort sûr, et, avec peu d’esprit, sensé et à l’esprit juste, fidèle à ses amis, sans intérêt, ayant fort lu et vu, et beaucoup d’usage du monde » (Boislisle, t. II, p. 412). Dès le 1er janvier 1696, le duc de Noailles le désignait au Roi comme le responsable de la conversion de la duchesse de Guiche au quiétisme (LANGLOIS, t. V, p. 6). On ne s’étonnera donc pas qu’il ait été chassé en juin 1698 avec les autres amis de Fénelon. Il resta en rapport avec Mme Guyon dont il a copié beaucoup de lettres. Il composa aussi une Relation manuscrite de l’affaire (A.A.-S., ms. 2046, pièce I) sur laquelle il renseignait en 1737 le marquis de Fénelon (Fénelon (Gosselin), t. X, p. 60 sqq.). Voir sur lui les références données par Urbain-Levesque, t. IX, p. 373. n. 4 et les Mémoires du duc de Luynes, t. I, p. 387 sq. » [O]. - L’importance de cette figure pour les guyoniens justifie cette reprise des informations et sources rassemblées par Orcibal.

4Naïf : “vrai, sincère”, sans aucune idée péjorative (Académie, 1694).

.  À Fénelon entre le 14 et le 17 février 1690.

Réunir les puissances dans la seule volonté. Demande de préface pour le Moyen court.

Je vous assure, monsieur, que je ne songeais en nulle manière à me moquer. Dieu sait combien je vous honore et à quel point je suis à vous en Lui seul. Mais il ne me vint quoi que ce soit à vous mander alorsque ce que je vous écrivis. Je le fis avec petitesse et démission d’esprit persuadée que lorsque Dieu voudrait véritablement de vous ce qu’Il m’avait fait vous dire, Il vous donnerait [39v°] l’instinct de le faire.

J’eus bien alors la pensée que ce que vous me mandiez n’empêcherait pas que vous ne le pussiez quitter premièrement parce qu’il ne s’agissait pas pour vous d’avoir une simple vue de Dieu. Cette simple vue retarderait en vous la parfaite ....a du cœur, étant encore un simple terme qui arrête et empêche la réunion des puissances dans la seule volonté. Ce simple regard étant un objet très simple pour l’entendement. Il ne [40r°] s’agissait pas non plus de perdre ce moyen pour toujours puisqu’on l’avait demandé pour une fois et comme un essai. Que ce n’était point aller contre une volonté de Dieu marquée pour en prendre une incertaine, mais en faisant la chose une fois comme je l’avais dit, votre cœur aurait été lui-même instruit de la volonté de Dieu par la facilité, la paix et le large, ou par un instinct de le reprendre. J’ai connu des personnes qui l’ayant quitté pour peu de jours, l’ont [40v°] repris de même, mais comme je n’eus aucun mouvement de vous mander ces raisons et qu’il se fit dans mon esprit une entière démission à votre égard, je suivis ce qui me fut donné pour vous répondre sans y ajouter une syllabe. Voilà simplement toutes choses. Faites en tout l’usage que Dieu en prétend et qu’Il vous fera faire Lui-même.

Je vous prie de retirer de P.1 la lettre que je vous écrivis de la conversation avec M. N2. Il m’a fait encore dire depuis que l’on ne pouvait être plus satisfait qu’il l’était de moi, [41r°] qu’il espérait de me revoir encore, qu’il me demandait le secret et qu’il souhaitait extrêmement que je visse M. C. B[oileau]3. Il parle toujours de la modération avec laquelle Notre Seigneur m’a fait lui parler, qu’il dit n’avoir trouvée en personne. Je verrai donc M. B[oileau] : Dieu en tirera Sa gloire s’il Lui plaît. Dieu seul sait à quel point Il me fait être à vous en Lui-même.

Depuis ma lettre écrite, j’ai eu l’occasion de voir M. B[oileau]. Nous sommes convenus ensemble de tous nos faits [41v°] et de la manière dont je lui ai expliqué les choses, il en a paru très content. Il m’a dit qu’il allait même écrire à des personnes avec qui il avait quelquefois censuré le livre4. Il m’a dit qu’il vous avait parlé sur ces matières. Je n’ai pas fait semblant de vous connaître, et comme il m’a prié d’expliquer sur le petit livre ce que je lui ai dit, je me suis soumise à le faire. Il m’a dit que vous seriez fort édifié de cela. Je lui ai dit : « Monsieur, puisque [42r°] N. que vous me nommez est de vos amis, il vous sera aisé de convenir de ce que vous ordonnez que j’écrive, car je ne doute point que ce ne soit une personne savante ». Cela lui a fait plaisir, il m’a parlé fort simplement et moi de même. Je ne doute point que Dieu ne tire Sa gloire de tout cela.

Il m’ordonne de faire une autre préface5 et de mettre que j’ai cru devoir expliquer certains endroits qui ont pû [42v°] faire de la peine pour n’être pas assez étendus, et qu’ensuite j’explique l’endroit de la confession qu’il a fort bien conçu comme je le lui ai expliqué, et que je dise que ces dispositions ne sont pas pour le général des chrétiens, mais pour certaines personnes que Dieu conduit singulièrement par l’expérience de Sa présence, que j’explique encore d’autres endroits. Il dit que mon petit livre ne ferait aucune difficulté en un autre temps. Je lui ai dit que comme je ne [43r°] l’avais point voulu soutenir, mais bien le soumettre, et que je l’avais laissé sans y prendre aucune part, je n’avais pas cru devoir me mêler de l’expliquer jusqu’à présent, que cependant comme j’étais entièrement soumise, j’étais prête à faire là-dessus tout ce que l’on m’ordonnerait.

Ayez donc la bonté de me mander ce que je dois faire. Si vous croyez que je doive l’expliquer, je suis toute prête de le faire, sinon je lui dirai que je ne le [43v°] peux, mais je ne trouve nul inconvénient à faire ce qu’il souhaite, car c’est la vérité de la manière dont je le conçois. Et puis je ne crois pas que ma correction le fasse réimprimer : elle leur marquera seulement ma soumission. Je vous conjure au nom de Dieu de me mander simplement ce que je dois faire.

Il faut que je me plaigne à vous de vous-même : lorsque je vous demande conseil, vous ne me le donnez presque jamais et lorsque vous me le donnez, c’est sans [44r°] détermination. Il me semble que vous devriez avoir plus de charité pour moi, non à cause de moi qui ne mérite rien, mais pour l’amour de Dieu qui ne méprise pas ce qui paraît le plus méprisable. Je ne ferai rien que je n’aie votre réponse. Ayez la bonté de me dire aussi simplement votre pensée que je vous la demande.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 39 r° - 44 r° (lettre no.10).

a Une demi-ligne laissée libre, soit deux à trois mots.

1Pour « Put » (Dupuy) ?

2Pierre Nicole (1625–1695), secrétaire d’Antoine Arnauld. La Vie 3.11.6 décrit ainsi cette rencontre : « Une personne de ma connaissance, fort amie de M. Nicole et qui l'avait ouï plusieurs fois déclamer contre moi sans me connaître, crut qu'il serait aisé de le faire revenir de sa prévention si je pouvais avoir quelques entretiens avec lui, et désabuser par ce moyen bien des gens avec qui il était en relation, et qui se déclaraient contre moi le plus ouvertement. […] Je m'engageai à lui rendre une visite. Il me mit d'abord sur le Moyen court et me dit que ce petit livre était plein d'erreurs. Je lui proposai de le lire ensemble et le priai de me dire avec bonté celles qui l'arrêtaient, et que j'espérais lui lever les difficultés qu'il y trouverait. Il me dit qu'il le voulait bien et commença à lire le petit livre, chapitre par chapitre, avec beaucoup d'attention. Et sur ce que je lui demandais si en ce que nous venions de lire il n'y avait rien qui l'arrêtât ou lui fit de la peine, il me répondit que non, et que ce qu'il cherchait était plus loin. […] Enfin après avoir longtemps cherché les erreurs qu'il croyait y avoir vues, il me dit : « Madame, mon talent est d'écrire, et non pas de faire de pareilles discussions, mais si vous voulez bien voir un de mes amis, il vous fera ses difficultés, et vous serez peut-être bien aise de profiter de ses lumières. Il est fort habile et fort homme de bien. Vous ne serez pas fâchée de le connaître, et il s'entend mieux que moi à tout cela. C'est M. Boileau, de l'hôtel de Luynes. »

3Le Curé J. J. Boileau : né en 1649, il étudia la théologie à Toulouse et reçut en 1677 la cure de Saint-Etienne d’Agen. À l’époque où il est en relation avec Madame Guyon, Jean-Jacques Beaulaigue (dont Boileau est la forme francisée) est précepteur des jeunes enfants du duc de Luynes et est lié au groupe janséniste.

4Le Moyen court.

5Qui s’ajouterait à la « Préface de l’autheur. Où elle expose l’occasion de cet écrit [le Moyen Court], son but, sa facilité, les dispositions qu’elle exige de ses lecteurs… », Opuscules spirituels, 1720, p. 3-7.

.  De Fénelon. 17 février 1690.

Je crois, madame, que vous ferez très bien d’écrire1 ce que M. B[oileau] vous demande. C’est un très homme de bien. Il ne pouvait [44v°] y avoir d’autre raison de ne le pas faire qu’un éloignement intérieur, mais puisque vous y êtes portée, il faut le faire. Je crois que cette simplicité fera du bien. Au reste quand je vous réponds douteusement, c’est que je soumets mes lumières à votre expérience. J’ai fait aujourd’hui ce que vous m’avez conseillé pour N.2 Tout à vous en Celui qui est tout. 17 février 1690.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 44 r° (lettre no.10a) - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 102.

1Ce qui fut fait : à la « Préface de l’autheur » fut ajoutée la « Courte Apologie pour le Moien court, etc. », Opuscules spirituels, 1720, p. 109-128.

2Pour le bréviaire ?

.  À Fénelon. Fin février 1690?

« … vous obéir entièrement. »

L’on ne peut M. être plus édifiée que je la [sic] suis de vous. [45r°] Je ne doute point que Dieu ne soit infiniment content de votre docilité et de votre petitesse. Lui seul sera le remplacement de ce que vous quittez pour Lui. Je ferai une préface du petit livre : puis-je vous la faire voir ? Je n’ai d’inclination ni pour la faire ni pour ne la point faire, mais pour vous obéir entièrement. Je vous ai dit dès le commencement mon attrait là-dessus, et je suis persuadée que Dieu le veut autant que je la suis de ce que votre âme est à la mienne.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 44 v° (lettre no.11)

.  De Fénelon. Mars 1690.

Quand votre laquais vint, madame, nous étions à T[rianon]1 et hors d’état de faire réponse. Je donnai d’abord votre écrit au B[on duc]2 qui en est très content et qui me paraît goûter un grand fruit de ce que Dieu lui a donné. Pour moi, je suis un brouillon, car j’ai confondu3 dans mes paperasses votre préface, et faute de me souvenir du lieu où je l’ai serrée, je ne puis plus la retrouver. Je comprends bien qu’elle se présentera sous mes mains au moment où [46r°] je n’y penserai plus, mais en attendant je ne puis la lire ni vous la renvoyer. Pardon ! je suis un étourdi, mais vous m’avez ordonné de l’être. Je vous obéis à merveille !

Je n’ai rien de nouveau à vous dire sur moi : ma faible santé et la privation de tout goût intérieur me mettent dans une sécheresse et une âpreté d’humeur extraordinaire. L’impatience que je ressens en N.4, je la ressens à toute autre occupation : tout me paraît trop long et [46v°] j’ai toujours hâte de finir ce que je fais. La société me lasse et m’épuise, la solitude n’a pour moi aucun attrait de recueillement. Cependant je vis au jour la journée, souffrant avec chagrin les moindres dérangements et toute sujétion. Point d’oraison, une volonté abandonnée en général, mais en détail molle et languissante pour toutes les occasions de fidélité Vous savez, madame, comment je dois être à vous en Notre Seigneur.

Depuis tout ceci écrit, j’ai trouvé votre préface : je l’avais [47r°] si bien cachée5 qu’elle était cachée pour moi-même ! J’ai corrigé cet endroit du commencement que vous aviez raison de trouver trop suspendu6, mais je crois que vous pouvez l’envoyer à M. B. dans toute sa simplicité naturelle. Chargez-le de la corriger pour le style aussi bien que pour tout le reste. Je prévois que peut-être il vous demandera de plus amples explications, mais il ne faut rien prévenir, et il n’y aura qu’à répondre simplement selon votre pensée avec soumission [47v°] à mesure qu’il vous interrogera. La simplicité et la soumission font tout : rien ne leur résiste, surtout chez les âmes droites. Je voudrais bien que vous me gardassiez cette préface telle que je vous la renvoie, et que je pusse la montrer au b.7. Je suppose que vous en ferez faire une autre copie plus au net pour M. B.

Je suis en paix amère : aucune peine particulière, mais un état sec et languissant que tout importune, qui veut le bien, mais qui en perd le goût et qui a celui du mal. Mars 1690.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 45 v° (lettre no.11a) - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 104.

1Le lieu et la date peuvent être précisés par le Journal de Dangeau qui - fait très exceptionnel - mentionne deux « promenades » du Roi à Trianon les 8 et 9 mars (t. III, p. 74). [O].

2Le Moyen court ; B. désigne très probablement le « bon duc » Beauvillier.

3Confondre, « mêler deux ou plusieurs choses ensemble” (Furetière), d’où « perdre ».

4Le bréviaire ?

5Indication intéressante sur les précautions que Fénelon se croyait obligé de prendre à Versailles.

6Il doit s’agir d’affirmations non rattachées à des principes et que nous appellerions plutôt « abruptes ».

7Si le b était certain, il s’agirait sans doute de Beauvillier, mais la lecture p n’est pas exclue. [O]. Notre lecture sur agrandissement indique la lettre b.

.  À Fénelon. Mars 1690.

« Laissez tout perdre. … il ne nous reste que le néant. »

Auriez-vous perdu une seconde lettre où je vous marquais mes dispositions ? Ne la perdez pas, je vous prie, et si vous avez quelque chose à me dire dessus, faites-le avec la même simplicité que je vous la demande. Je ne doute pas que L. B.1 ne fasse autant de fruit dans la perte qu’il a fait de progrès en montant.

J’ai dit une infinité de fois à N. ce que je vous ai mandé, à la réserve d’un article. Cela ne fait aucune muraille [48v°] entre elle et moi, car son intérieur ne dépend pas de cela. Je vois les choses de manière en Dieu que, quoique je vois la faute et le mal qui en peut venir, je ne m’indispose pas pour cela contre elle. Je ferai ce que je pourrai à l’égard de N. Je vous mande les choses parce que j’ai mouvement de les dire et toute confiance en vous.

Ne vous étonnez point de votre humeur. La privation de la vie intérieure, je dis goût de vie, cause toute sorte de [49r°] faiblesses. L’on sent comme autrefois toutes les humeurs dominantes et l’on n’a nulle force pour les surmonter. Ce que l’on ferait même pour cela ne servirait qu’à affaiblir davantage. Votre N. y contribue peut-être un peu quoique vous ne vous en aperceviez pas. Il faut venir non seulement à un état qui paraît tout naturel, mais de plus il faut porter une disposition qui paraît exclure tout bien pour ne laisser que les impressions de [49v°] tout mal. Laissez tout perdre, monsieur, je vous en conjure. Si vous retenez quelque chose, il faudra toujours le perdre, quoique Notre Seigneur semble le tolérer pour un temps afin de ne pas effaroucher, ce qui ne sert néanmoins qu’à retarder un peu, parce que, de même qu’en montant un degré l’on en laisse un derrière, aussi l’on n’avance dans la perte qu’à mesure que l’on perd ce qui se présente le premier. Et si l’on gardait toujours sous bons prétextes certaines choses qu’il faut perdre un jour [50r°], quelque nécessaires qu’elles paraissent, l’on n’entrerait jamais plus avant dans la perte, demeurant arrêté comme à une barrière sans savoir ce qui arrête. Il arriverait ce qui est dit dans l’Ecriture, que l’âme se dessécherait peu à peu et tomberait dans une langueur qui ne servirait de rien pour son anéantissement. Il ne faut chercher nul attrait dans la solitude : vous y serez cependant en vous amusant moins mal que partout ailleurs.

Votre [50r°] humeur vous exercera longtemps jusqu’à ce que le large immense vous soit donné par la perte de toutes choses et par l’expérience de toutes misères. Il vous est de conséquence de ne point barguigner avec Dieu. Vous avez tant à perdre par rapport aux desseins de Dieu sur vous que vous ne sauriez trop vous rendre. Ô si vous entendiez ce que mon cœur dit là-dessus au vôtre, quoique ma plume n’en exprime rien ! Que je serais contente et que vous seriez bien [51r°], quoique mal en apparence : peut-être perdrez-vous tout sentiment d’abandon dans la volonté pour ne sentir que mollesse et impuissance. Quoi que l’on vous ôte appartenant à la volonté aussi bien qu’à l’esprit, il ne faut pas courir après. Badinez quelquefois, ne soyez pas si sage et vous serez bien : un peu de promenade et quelques moments de désoccupation vous accommoderaient assez.

Le chemin qui conduit à la Vie est étrangement étroit. [51v°] Ô que la porte en est petite et qu’il faut être nu pour y passer. Sitôt que l’âme entre dans le chemin de la perte et de la mort, il faut qu’elle fasse son testament qui consiste à laisser à Dieu et aux créatures ce qui leur appartient. Dieu ayant pris ce qui est Sien, il ne nous reste que le néant et le péché. Ceci est réel, mais très réel. Plus tôt on en est logé là, plus tôt est-on affranchi de l’incommodité de se voir tout ôter l’un après l’autre. Le Seigneur fait un [52r°] inventaire du bon et du mauvais : il montre l’un et l’autre à l’âme, mais il ne montre le bien que pour le lui ôter et le mal que pour le lui laisser ; il lui est donné comme un vêtement : l’on peut dire qu’après avoir été revêtu[e] de Dieu, l’enfer lui sert de vêtement, et cet enfer paraît nu devant Dieu. Sainte Catherine2 dit qu’elle vit une fois son âme nue de tout bien, que cette vue la pensa faire mourir : elle dit qu’elle serait morte [52v°] si Dieu ne l’eût soutenue miraculeusement. Laissez-vous donc ôter les choses mêmes qui vous paraissent les plus nécessaires, car Dieu est plus que tout cela. Mais, me direz-vous, je perds le sentiment de Dieu en perdant le reste : il est vrai, mais Dieu est au-dessus de tout sentiment.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 48 r° (lettre no.12)

1L[e] B[on] : le duc de Beauvillier.

2« Quand j’ai eu cette vue qui m’a fait voir combien importe l’ombre d’un tout petit acte contre Dieu, je ne comprends pas comment je n’en suis pas morte. […] Cette vue que j’en ai eue, en effet, toute petite et qui ne dura qu’un instant, si elle avait duré un peu plus, mon corps, eût-il été de diamant, aurait été réduit au néant. » (La Grande Dame du Pur Amour, Sainte Catherine de Gênes (1447-1510), trad. et notes de P. Debongnies, Etudes Carmélitaines ; rééd. Desclée de Brouwer, 1960). – Madame Guyon cite très souvent cette mystique : « Sainte Catherine de Gênes dit que son âme lui ayant été montrée nue de tout bien, cette vue la pensa faire mourir tant elle était épouvantable. » (Discours 2.36, Des états de mort, d’anéantissement, de résurrection…§ II).

.  De Fénelon. 14 mars 1690.

Je comprends par votre dernière, madame, que vous êtes persuadée que N.1 me fait un retardement2. Je vous conjure de me dire nettement [53r°] là-dessus tout ce que vous croirez que Dieu veut. Mais comme il faut s’expliquer là-dessus, j’ai pensé que [vous] en pourriez parler à fond avec un grand secret avec N.3 et ensuite l’engager à faire ici un petit voyage. Vous pourrez lui dire toutes les choses qui me regardent et qui peuvent servir à faire entendre mon besoin sur cet article. Ensuite il peut venir ici un jour. Je saurai par lui vos vues, et nous nettoierons le cœur pour ne rien retarder de ce que Dieu [53v°] peut vouloir.

À l’égard de votre préface, j’ai pensé depuis qu’il ne serait pas inutile d’y marquer quelque chose sur ce que l’Église a enseigné par saint Augustin contre les pélagiens : que le juste en cette vie n’observe jamais parfaitement la loi de Dieu et qu’il commet toujours des fautes vénielles qui lui font dire avec vérité : pardonnez-nous nos offenses, etc.4. Je crois que vous ne disconvenez pas que les âmes qui ont passé en Dieu par la mort totale ne fassent encore certaines fautes légères [54r°] qu’elles n’apercevront pas ou qui seront certaines hésitations contre la simplicité. Vous m’avez raconté que vous en faites quelquefois.

Je ne perds aucune de vos lettres, mais je ne vois pas sur quoi vous répondre. Il me prend quelquefois des envies de croire que vous vous trompez sur moi et que je ne suis pas si avancé que vous pensez. Je ne vois en moi qu’une langueur toute naturelle, un relâchement sensible et une indolence même sur ma tiédeur qui devrait [54v°] me confondre et m’alarmer. Cependant je suis dans une paix sèche et obscure qui va, comme je vous dis, jusqu’à me paraître une indolence. Mille fois à vous, madame, en Celui qui est tout.

Depuis cette lettre écrite, j’ai reçu la vôtre et je l’ai extrêmement goûtée. Il me semble que je ne fais rien contre la souplesse et la docilité en vous proposant de faire venir ici N.5 : il n’agira et ne parlera avec moi sur N.6 que suivant vos pensées que vous lui expliquerez [55r°] de bonne foi. Je crains ou de résister ou de manquer à la règle. Je sens en N.6 l’ennui et l’impatience que je sens partout ailleurs. Je trouve même qu’il est encore desséché pour moi, en sorte que je n’en tire aucun suc apparent, mais je n’en suis qu’importuné. Rien d’intérieur ne s’oppose à ce que je le dise, et quand je l’ai dit je n’en ai aucun reproche, même délicat. Un homme expérimenté instruit de moi pour vous comme N.5 me débarrasserait peut-être. Je [55v°] n’aurais pas le même penchant pour l[e] b[on] m.7 sur cet article. Au reste j’ai manqué trois fois à N. pour obéir et pour m’éprouver pour savoir si j’y tiens trop. J’ai toujours été tranquille. Voyez donc ce que Dieu vous mettra au cœur pour me déterminer.

Si je n’ai point corrigé la préface, c’est que je n’ai rien vu qui méritât un changement et que j’ai cru la devoir laisser dans tout son naturel en tout ce qui n’est pas considérable. Votre mal me met en peine, ayez soin de vous. 14 mars 1690.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 52 r° - 55 v° (lettre no.12a) - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 105.

1Le bréviaire comme en atteste clairement le début de la lettre suivante de Madame Guyon du 15 mars.

2Retardement : alors courant pour « délai, retard ».

3« La suite indique qu’il s’agit d’un intime de Mme Guyon qui ne connaissait guère Fénelon, mais que celui-ci traite à la fin de cette lettre d’ « homme expérimenté ». On pourrait penser à l’écuyer Foucquet, oncle du gendre de Mme Guyon, en qui elle avait toute confiance et dont l’autorité morale était grande. Mais, étant donné la nature du problème, Fénelon devait plutôt songer à un ecclésiastique, tel qu’était le neveu des Foucquet, Nicolas de Béthune-Charost (1660 - 1699) qui « vivait fort pieusement et fort retiré chez son père ». Docteur en théologie et abbé du Tréport, il mérita de vifs éloges de M. Tronson (16 janvier 1687) […]. Mme Guyon lui avait donné le titre d’aumônier des Michelins (Boislisle, t. VI, p. 324 - LANGLOIS, t. IV, p. 425 sqq., 451). » [O]. Cet « aumônier des Michelins » est le destinataire d’une longue lettre humoristique d’octobre 1694 : « Mon bon abbé faites moi faire un cachet [de cire] où il y ait un Saint-Michel qui marche sur le dragon… ». 

4Voir le De perfectione justitiae écrit contre Celestius. Le Dimitte nobis… est invoqué dans les chapitres VIII et XXI et il y est surtout traité des péchés véniels dans le chapitre IX. [O].

5Nicolas de Béthune-Charost ?

6Le bréviaire ?

7« Initiales qui ne se rencontrent pas ailleurs. S’agirait-il du « bon La Marvalière » ? [O].

.  À Fénelon. 15 mars 1690.

« … tenir en l’air sans assurance … enfance spirituelle à laquelle vous êtes appelé … J’éprouve dans mon fond une candeur et innocence… »

Si je croyais, monsieur, que N.1 vous fût un retardement positif et empêchât votre course, il me serait aussi peu possible de vous le cacher que de résister moi-même à Dieu. Je ne crois point du tout qu’il vous arrête. Je porte toujours au cœur qu’il vous le faudra quitter un jour, mais ce jour est en la main du Seigneur. Je crois même que vous serez plus libre et dégagé lorsqu’il vous sera ôté, que vous serez même moins desséché, mais je ne vous dis pas pour cela [56v°] de cesser tout à fait de le dire. J’ai mandé à N.2 de me venir trouver pour vous l’envoyer, seulement pour vous satisfaire, mais comme il me faut obéir à Dieu et que je suis à vous par Lui d’une manière qui exclut tout raisonnement et considération, il m’a semblé que je devais vous traiter comme mon véritable enfant, car c’est Dieu qui l’a fait quand vous ne le voudriez pas. Ceci est capital et je ne puis m’en départir. Sitôt que j’ai voulu vous envoyer N. après l’avoir mandé, je suis [57r°] entrée dans le trouble et tout mon fonds rejetait cette proposition. La paix ne m’est revenue que lorsque j’ai résolu de vous le mander avec ma simplicité ordinaire. Attendez donc que Dieu vous détermine là-dessus, non par un scrupule marqué après l’avoir dit, mais par un mouvement de ne le point dire, et lorsque cela sera de la sorte, vous serez assez déterminé et assez fort pour ne point chercher d’appui. Laissez-vous à Dieu jusqu’à ce temps comme un enfant et ne songez plus à ne le point dire. [57v°] Si cependant vous voulez parler à N., je vous l’enverrai, mais je ne lui dirai pas un mot là-dessus, car je ferais ce que Dieu ne veut pas et je vous nuirais beaucoup plus que votre N.

Croyez-vous que ce soit pour la chose en elle-même que Dieu dépouille ? C’est pour perdre, c’est pour tenir en l’air sans assurance. Si Dieu vous voulait appuyer, Il vous donnerait des personnes doctes. Cela n’est point pour vous. Il vous faut bien une autre petitesse que celle-là. J’entends toutes les raisons que vous auriez à me dire qui sont très bonnes, mais mon [58r°] cher petit Maître qui vous veut le plus petit des hommes n’en ferait pas grand compte. Soyez certain que je ne me trompe point sur votre chapitre pour vous croire plus avancé que vous n’êtes : il fait plein jour chez vous pour moi ; si cela était autrement, je vous le dirais avec ma simplicité qui se trouve plus à l’aise avec vous que jamais. Plus vous avancerez, plus il vous paraîtra de relâchement, de tiédeur et d’indifférence sur les choses. Comptez que dans l’état où vous êtes l’on [n’]est insensible [58v°] à son insensibilité que par grâce, mais il n’y a rien à dire là-dessus puisqu’il n’y a qu’à tout perdre et tout oublier.

Il faut bien que cela aille encore plus loin pour être au point que Dieu veut, car il vous veut si petit que l’on vous dépouille comme un petit enfant, sans penser si l’on vous dépouille et sans avoir honte de votre nudité. O bonheur ineffable de cette enfance spirituelle à laquelle vous êtes appelé ! L’on ne donne aux enfants que des nourrices : l’on ne leur donne [59r°] ni gouverneur, ni médecin. Je sens en moi dans le moment que je vous parle, un Maître infiniment puissant et infiniment petit qui me donne un droit sur vous pour vous rendre petit, et ce droit me donne celui de disposer de vous : et sur cela je me trouve beaucoup de liberté que rien ne rétrécit, sans envie de vous faire des compliments ni de vous donner même ce qu’il semblerait que vous auriez raison de me demander. Jusqu’à présent quelque union que j’ai eue avec vous, je ne [59v°] me suis point trouvée portée à en user de cette sorte, mais une démission me faisait entrer dans ce que vous me disiez. Si vous me voulez d’une autre sorte, dites à m[on] petit Maître qu’Il me change et je lui dirai qu’Il imprime dans l’intime de votre âme la simplicité qui me possède et qui me met dans un bonheur inexplicable auquel vous participerez un jour : elle met l’âme dans une immensité incompréhensible à tout autre qu’à ceux qui l’éprouvent.

Si l’on me reparle sur la préface et [60r°] que vous me la renvoyiez, j’y ajouterai ce que vous me dites, si je le comprends. Il est vrai que l’on fait bien des fautes extérieures même dans une état consommé, mais ces fautes sont plus tôt purifiées qu’une paille n’est brûlée dans un grand feu ; et le Maître ne reproche plus rien, surtout si l’état de l’âme est d’une grande simplicité et enfance, car les hésitations viennent d’une timidité que le défaut d’ouverture dans les autres cause. C’est cependant un défaut, comme un petit enfant [60v°] est honteux lorsqu’il a fait quelque chose de mal et qu’on le lui montre. Mais l’âme de cet état ne peut demander de pardon, ni dire: « Pardonnez-nous nos offenses » ; elle n’en désire pas même, mais elle se laisse et si elle avait fait des fautes, elle serait ravie qu’elles ne lui fussent pas pardonnées, mais comme ceci ne convient pas au petit livre, je mettrai tout ce que vous me dites.

J’ai encore une difficulté dont je ne vous ai jamais parlé, c’est qu’une âme bien simple et redevenue [61r°] bien innocente, qui a essuyé toutes les misères les plus extrêmes, redevient comme un enfant sans malice et sans concupiscence, car la chair lui paraît renouvelée comme celle d’un enfant. Tout ce que l’on dit ne fait nulle impression : ceci est une expérience réelle. Cependant la foi m’enseigne que la concupiscence ne se perd qu’à la mort : je ne sais comment accommoder cela. Il me vient une pensée que, comme il y a des vieillards en qui le feu de la concupiscence est glacé, il y a des âmes enfantines en qui Dieu [61v°] a comme rendu cette chair innocente après en avoir fait sentir les révoltes. Je ne sais comment accorder cela.

La lettre que je vous avais prié de ne point perdre pour la brûler est une où je vous mandais de quelle manière j’en usais avec les personnes obsédées par les démons. J’éprouve dans mon fonds une candeur et innocence que je ne puis vous exprimer. Il me semble que le ciel n’est pas plus tranquille que moi, ni un enfant d’un jour plus innocent. Je ne sais comme cela se fait. Il me paraît que mes fautes sont des fautes sans coulpe. [62r°] Je prie Celui qui me donne en vous une entière confiance de vous faire concevoir ce que je vous veux dire.

Malgré ce que je vous ai mandé, si vous voulez N., mandez-le moi simplement et je ferai là-dessus ce que je pourrai. Ne vous c[onfessez pas] de ne l’avoir point dit : croyez que Dieu ne vous demandera jamais compte de ce que je vous ferai faire. Dites-lui qu’il me le demande. J’ai bon garant. Il me vient en pensée de vous donner la comparaison de Naaman le lépreux. L’écriture dit que sa chair devint comme [62v°] celle d’un enfant après s’être lavé.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 56 r° (lettre no.13).

1Le bréviaire.

2L’abbé de Charost.

.  De Fénelon. 16 mars 1690.

« J’ai le cœur en paix et dans un plein contentement. »

Je ne veux point voir N.: voilà qui est fini, et je me sens infiniment au large par la franchise avec laquelle vous décidez. J’irai vous voir chez M d C2 la semaine prochaine: alors nous parlerons de N.4, de votre préface, de votre lettre sur les gens que vous délivrez, et de tout le reste. J’ai le cœur en paix et dans un plein contentement. Tout à vous, Madame , en Celui qui nous unit et nous rassasie de Lui-même. 16 mars 1690.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°.62 v° (lettre no.13a) - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 106.

1L’abbé de Charost.

2Sans doute Mme de Charost.

3Le 23 mars était le Jeudi-Saint ; ce jour-là, Bossuet communia la Dauphine, déjà gravement malade.

4Du bréviaire.

.  À Fénelon. Entre les 16 et 21 mars 1690.

J’ai vu M. C. d. C.a 1 Nous ne parlâmes que de choses générales, car la conversation parut un hasard. Cependant, je tâchai d’insinuer la nécessité de mourir à son propre esprit et de l’éteindre en milles choses. Il me parut une bonne volonté. Il demanda, après que j’eus parlé de la mortification du propre esprit, si je vous avais jamais vu : M. de C.b 2 répondit que je vous rencontrai chez elle au temps de la noce. Cela tomba là. Il parut vous estimer infiniment mais comme un peu découragé [63v°], disant qu’il ne profite point de vos soins. Lorsqu’il vous nomma, je sentis renouveler en moi le goût que j’ai ordinairement pour votre âme, et il me semblait la pénétrer entièrement.

Si vous pouviez avoir quelque moment de repos, votre santé en serait meilleure car, quoique vous n’ayez nul recueillement aperçu, le repos sec et distrait ne laisse pas de donner une force secrète à l’âme et au corps, ce qui rend lac première plus en état de souffrir les opérations crucifiantes et détruisantes de l’amour, comme un corps affaibli ned peut supporter les [f. 64r°] opérations d’un chirurgien qui lui doit faire une incision considérable. Vous devriez prendre quelque moment pour vous reposer comme vous en prenez pour les travaux indispensables que vous avez fait. Je compte que lorsque N.3 vous sera ôté, vouse prendrez ce temps pour vous reposer par une cessation de toutes œuvres, plus de celles de l’esprit que du corps. Il y af des distractions qui ne nuisent jamais au repos de l’âme : ce sont celles qui n’ont rien d’arrêté. Mais pour celles qui fixent notre esprit à quelque chose que nous devons faire dans la suite, elles sont contraires au repos de l’esprit et ce sont de celles-là qu’il faut se défaire, non par effort mais en les laissant tomber. J’aimerais mieux une foule de distractions vagues qu’une occupation même de bonnes choses. Lorsque l’esprit se voit privé de la matière ordinaire de son activité, il la jette sur tout ce qu’il y a d’extérieur et communique son impatience à toutes les œuvres que l’on fait, de sorte que plus l’esprit perd au-dedans son activité et ceg je ne sais quoi qui le tranquillisait dans son dessèchement, plus il est [f° 65r°] impatient dans les choses extérieures pour en voir la fin. Mais il ne faut point s’étonner de cela.

Cependant il est d’une extrême conséquence de prendre quelque temps pour se reposer, quoique d’un repos sec et insipide, parce que cela fait faire halte à l’activité de l’esprit, qui pourrait devenir telle à la suite qu’elle mettrait l’extérieur affaibli par le dénûement dans une impatience continuelle et nuirait même beaucoup à votre santé : car certaine sorte d’activité détruit le corps, et deviendrait unh empêchement, [f° 65v°] quoiqu’involontaire, dans son principe. Il faut par charité pour votre corps vous reposer un peu. Vous ne laisserez pas de trouver le temps pour tout le reste. Mais lorsque vous reposerez votre corps, que votre esprit ne travaille pas : non en le faisant taire par efforts, mais en n’admettant volontairement aucune occupation dans votre esprit.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 63r° - 65v° (lettre no.14) - Dutoit, t. II, Lettre 113, p. 324-327. Cette lettre ne figure pas dans l’Indice du t. V p. 628.

aN. D.

bM. D.

cqui met la D.

dl’amour ; autrement il en est comme d’un corps affaibli qui ne D.

elorsque vos affaires seront finies D qui interprète ainsi l’abandon du bréviaire.

fœuvres, bien plus de celles de l’esprit que de celles du corps. Il y a D.

gle D.

hdeviendrait dans la suite un D.

1Madame la comtesse de Charost ?

2Nicolas de Béthune-Charost ?

3Le bréviaire.

.  De Fénelon. 21 mars 1690.

« Je ne veux ni sagesse, ni honneur, ni paix, ni sûreté, ni ressource, mais Dieu seul. »

Je comprends par la lettre que vous m’avez donnée, madame, que vous penchez à me faire quitter N.1 Sur cela je prends le parti de le supprimer sans attendre de vos nouvelles. Mandez-moi si je suis ce que vous croyez que Dieu veut : du moins je veux Le suivre avec une entière simplicité et me perdre en Lui sans réserve. C’est à vous à me dire sans réflexion et sans ménagement tout ce qui vous sera donné pour moi. Je ne veux ni sagesse, ni honneur, ni paix, ni sûreté, ni ressource, mais Dieu seul. Qu’Il m’ôte tout et qu’Il prenne tout pour Lui. À Lui tout à vous sans mesure. 21 mars.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 65 v° (lettre no.14a). - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 108.

1 Le bréviaire.

.  À Fénelon. 22 ou 24 mars1690.

Dieu lui veut un dénuement total ce qui suppose un long chemin.

Je craignais beaucoup de m’être trop avancée sur N. eta quoique je connusse certainement que Dieu voulait de vous ce dénuement, je me trouvais peinée à cause du doute où je vous voyais et je n’ai pu m’empêcher, après ce que je vous ai écrit, de prier Notre Seigneur de vous faire entrer dans ce qu’Il me faisait vous dire. Je Lui ai dit que ce n’était plus mon affaire, mais la Sienne, que je vous avais dit Ses volontés, et qu’à moins qu’Il ne vous donnât la force de le faire sans hésiter et sans appui, que jeb vous [f° 67r°] dirais de ne le point faire qu’Il ne vous eût disposé pour cela. Mais puisqu’Il vous a si bien disposé, ce Dieu de mon cœur, faites-le donc sans hésiter.

Préparez-vous à dévorer toutes les réflexions qui pourraient vousc venir là-dessus, à y mourir sans appui et sans aucun soutien que Dieu seul, car assurément Dieu vous veut tellement pour Lui-même, qu’Il ne vous veut rien laisser. Les autres ne sont point conduits comme vous, et vous ne devez vous mesurer à personne. Que Dieu [f° 67v°] est contentd ! Qu’Il aime votre simplicité et qu’Il vous mettra au large dans la suite ! Que celui qui est déchargé de tout va vite ! Votre simplicité fait les délices de Dieu et j’en suis infiniment contente.

Servez-moi de père, je vous prie et me dites tout ce que le Seigneur vous donnera et ce que je dois faire à l’égard de M. N.e

Que ce que vous mettez à la fin de votre lettre comprend de choses et que ces paroles ont d’étendue ! Ne vous reprenez jamais dans l’effet et dans l’exécution, [f° 68r°] et vous ferez tout le contentement de Dieu. Lorsqu’Il aura pris tout ce qui est Sien, Il vous sera toutes choses. Ceci est long, mais selon ce que je vois de vous, il le sera moins pour vous que pour bien d’autres. Je suis si certaine que Dieu vous veut mener parf le dénuement total que je n’en puis douter. Il y a des hommes qu’Il choisit pour les enrichir de Ses dons d’une manière très éclatante, mais pour vous, Il vous a choisi uniquement pour Lui-même : c’est le mets de la bouche du Grand Roi, qu’il [f° 68v°] n’est permis qu’à Lui seul de manger. Vous êtes le sanctuaire qui n’est ouvert qu’au Grand Prêtre, où il ne saurait rien tenir que l’Arche d’Alliance : c’est ce sanctuaire où il ne repose que la volonté essentielle de Dieu, qu’il n’est pas permis aux hommes, même les plus élevés, de regarder, parce qu’ils n’en sont pas capables et qu’ils sont employés aux cérémonies légales. C’est ce lieu sacré qui n’est entouré que de nuages, et où cependant la gloire de Dieu paraît : tout ce qui n’est point ce pur et nu état, quelque [f° 69r°] sublime qu’il soit, est inférieur à celui-ci et il est compris des hommes parce qu’il n’excède point leur portée ; mais celui-ci n’est compris que de Dieu, qui par ce total dénuement absorbe l’âme en Lui.

Ceci n’est point une dévotion fabriquée comme les personnes sans dévotions se le figurent, mais c’est le renoncement parfait sans lequel on ne peut proprement être disciple de Jésus-Christ : c’est l’esprit de l’Évangile, c’est la quintessence de l’amour sacré, qui dépouille l’amant de tout ce qu’il possède en faveur de son aimé. [f° 69v°] C’est mettre l’âme à couvert des attaques du démon, qui ne peut attaquer que ce qui subsiste en la créature, et non ce qui est anéanti en Dieu.

Il est vrai que la parfaite pauvreté est d’une étendue infinie et très douloureuse pour les âmes propriétaires ; mais disons avec sainte Catherine de Gênes, si fort éclairée du pur amour : « O amour de pauvreté, royaume de tranquillité ». Lorsque notre trésor est en Dieu seul, rien ne nous le peut plus ravir. Lorsqu’il est en quelque chose, quelque sainte qu’elleg paraisse, nous pouvons toujours le perdre, [f° 70r°] et nous ne sommes point fixés en Dieu.

Plus vous entrez en ce que Dieu veut de vous, et plush je vous aime en Lui. Il ne faut pas regarder l’avancement par rapport au chemin qui est fait, mais par rapport à celui qui est à faire. Celui qui n’a qu’un terme fort borné arrive tôt et l’on dit qu’il a bien avancé son chemin, quoiqu’il n’ait fait que quelques lieues ; mais celui qui entreprend un voyage très grand, on lui dit, après bien des journées de chemin, qu’il est encore peu avancé. Il vous reste encore [f° 70v°] un grand chemin à faire, parce qu’il vous faut aller jusques en Dieu même, et d’une manière très éminente, le Tout par Lui-même, parce qu’Il l’a ainsi ordonné. Souvenez-vous de notre union le jour de l’Annonciation en disant la messe, jei vous prie.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 66v°- 70v°(lettre no.15) - Dutoit, t. II, Lettre 147, p. 430-434. Cette lettre ne figure pas dans l’Indice du t. V p. 628.

aavancée : et D.

bappui, je D.

cqui pourront vous D.

dconstant D.

eServez-moi […] à l’égard de M. N. , phrase absente de D.

fveut par D.

gsaint qu’il D.

hentrez dans ce que Dieu veut de vous, plus D.

il’Annonciation, je D omission.

.  De Fénelon. 1er avril 1690.

Ô que je suis loin, madame, de me fâcher contre vous. Jamais je n’en eus moins d’envie. En me renvoyant mon écrit, vous auriez pu mettre à côté vos remarques, et cela m’aurait été utile, mais je m’imagine que votre santé ne vous l’a pas permis. J’en suis fort en peine ; au nom de Dieu, ne négligez rien. Je souhaite extrêmement que vous me croyiez là dessus comme je veux vous croire en autre chose. Je n’ai pas encore eu un moment pour lire les observations de M. N.1, mais je persiste à croire que le plus sûr et le plus court est de lui demander une petite exposition des choses purement de foi auxquelles il voudrait que vous souscrivissiez pour lever son scandale2. Cela vous débarrasserait et finirait bien toutes choses, si je ne me trompe. À vous mille et mille fois en Celui qui nous est tout. 1er Avril.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 70 v° (lettre no.15a) - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 109.

1J.J. Boileau.

2Ce qu’elle fit : la Courte Apologie du Moyen court est datée d’avril 1690.

.  À Fénelon. Entre le 1er et le 11 avril 1690.

« Je suis très faible… »

Je tâcherai à vous obéir pour ma santé qui est en un étrange état, mais soit que je meure ou que je vive, c’est une union éternelle et j’espère que vous la connaîtrez peut-être mieux lorsque je ne serai plus au monde. Je fais tout ce que l’on m’ordonne, mais rien ne peut me faire désirer la vie ni craindre la mort. Je suis très faible, la poitrine dans un état [tel] que je ne saurais [72r°] prononcer une parole, quoique très bas, sans beaucoup souffrir de la faiblesse : avec cela je ne suis pas en état d’écrire sur votre lettre. Sitôt que je serai mieux, je ferai tout ce que vous m’ordonnez. Je suis à vous sans réserve.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 71 v° (lettre no.16).

.  À Fénelon. Entre le 1er et le 11 avril 1690.

« … vous me trouverez toujours en Dieu … la vraie pureté consiste dans l’entière désappropriation … Je laisse aussi cette Vie… »

Comme mon mal est d’une nature où il y a autant à craindre qu’à espérer, j’emploie les forces que j’ai aujourd’hui à vous écrire. Je n’aime que Dieu seul et je vous aime en Lui plus que personne du monde, non d’une manière distincte [f° 72v°] de Dieu, mais du même amour dont je L’aime et dont Il S’aime en moi. Et cet amour est éternel et la mort n’y fera nulle altération, au contraire. Je suis cependant certaine que je ne mourrai point à quelque extrémité que je puisse aller, si je vous suis encore utile ; et si je ne vous la suis plus sur terre, j’ai cette confiance que si vous voulez bien rester uni à mon cœur, vous me trouverez toujours en Dieu et dans votre besoin.

Je ne sais si vous avez déféré à ce que je vous ai dit pour N.a Si vous l’avez fait, [f° 73r°] je vous prie de poursuivre la carrière sans crainte et sans scrupule, d’être persuadé que Dieu vous veut par la plus extrême pauvreté, que c’est la voie de la justice où il ne règne que le seul honneur et la seule gloire de Dieu. Plus la créature perd ses intérêts, plus Dieu trouve les Siens. Ne craignez point une saleté apparente, mais soyezb persuadé que la vraie pureté consiste dans l’entière désappropriation.

Je vous laisse l’Esprit directeur que Dieu m’a donné1. Un ecclésiastique que j’estime m’est [f°73v°] venu voir, m’ayant prié de lui laisser le double esprit. Je n’ai pu lui répondre, mais j’ai eu comme un mouvement vers vous et un je ne sais quoi qui m’assurait que, si je mourais devant vous, ce serait à vous qu’il serait donné.

Comme vous m’avez témoigné que mes écrits vous embarrasseraient, je les remets entre les mains de N. afin qu’il vous en fasse le maître et que, si vous vouliez ou qu’ils fussent brûlés ou en retenir, vous en ordonniez comme il vous plaira.

C’aurait étéc bien de la consolation pour moi, si je meurs, de vous voir, [f° 74r°] mais comme c’est une chose difficile, je n’y pense point : c’est en Dieu que je vous vois, c’est en Lui que je ne vous dirai point le dernier adieu, car quel que soit mon sort, je serai toujours à Dieu. Je salue les b[on] d[isciples] : jed ne les oublierai pas si Dieu le veut. Agréez que je vous embrasse des bras de Son amour.

Je laisse aussi cette Vie que vous m’avez défendu de brûler : quoiqu’il y ait bien des choses inutiles, il y en a de si glorieuses à Dieu que, si N.2 se donne la peine de séparer le vil du précieux, il y aura peu de choses plus utiles, car outre les lumières [f° 74v°] de bien des choses, il y a des expériences bien singulières. Enfin, mon très cher fils et mon véritable père, je vous fais l’héritier universel de ce que Dieu m’a confié, dont je n’emporte que mes infidélités qui sont d’autant plus grandes que les miséricordes de Dieu sont plus étendues.

Quee la mort a de charmes ! Elle n’a qu’une main secourable, qui tire le rideau qui cache des beautés infinies et qui en manifeste la possession.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 72v° (lettre no.17) - Dutoit, t. I, Lettre 227, p. 644-646. Cette lettre ne figure pas dans l’Indice du t. V p. 628.

apour votre affaire. D.

bsiens. Soyez D. Omission.

cdésappropriation. C’aurait été D. Omission de deux paragraphes.

dsalue tous : je D.

eamour. Que E. Omission d’un paragraphe.

1Phrase importante où Madame Guyon fait de Fénelon son héritier spirituel. On sait qu’il mourra avant elle, en janvier 1715. Le « double esprit » de la phrase suivante est d’une interprétation délicate : s’agit-il de la grâce divine associée à l’esprit de celui qui en facilite l’accès ? L’ecclésiastique « que j’estime » reste indéterminé.

2Il s’agit probablement du duc de Chevreuse. Cependant la date (avril 1690) précède la correspondance abondante et personnelle avec le duc (à partir de juin 1691 : « Je me suis sentie aujourd’hui, monsieur, une certaine union foncière pour vous que je n’avais pas encore remarquée. ») ; des lettres antérieures ont pu être perdues.

.  De Fénelon. 11 avril 1690.

Rien ne m’embarrasse pour vous aller voir si cela vous fait plaisir. J’ai prié M.1 de vous engager à parler là-dessus sans façon. Faites-le donc avec simplicité.

Je ne saurais vous rien dire sur la personne dont vous prenez les remèdes, l’expérience que vous en faites est au-dessus de tout ; d’ailleurs les médecins sont si incertains dans leur art que je n’ose vous renvoyer à eux : suivez simplement votre pente.

Pour vos écrits, je crois que vous ferez bien de les confier à N.2 comme vous le marquez. Nous serons aisément d’accord, et quoiqu’il me fût malaisé de les garder maintenant, vous pouvez compter que j’en aurai dans les mains de N. le même soin que dans les miennes. Pour votre ...3 que vous avez écrite, non seulement je vous offre de la garder, mais je serai ravi de la lire quand je serai capable de lecture pieuse : maintenant je lis les choses d’étude nécessaires à ma fonction. D’ailleurs j’ai beaucoup de peine à lire même ce qui est bon pour l’intérieur.

Depuis que vous avez décidé, je ne dis plus N.: je suis en paix, mais c’est une paix qui est comme d’indolence. Je me trouve plus commodément depuis que je suis déchargé de cette tâche. Faudra-t-il toujours demeurer comme cela ? Je suis comme un homme mou et paresseux qui ne se soucie de rien, même sur son salut. Si vous veniez à manquer, de qui prendrais-je avis ? ou bien serais-je à l’avenir sans guide ? Vous savez ce que je ne sais point et les états où je puis passer. C’est à vous à savoir et à me dire simplement les vues que Dieu vous donne pour moi sur cela. Ecrivez-le ou dites-le-moi. Je puis me trouver dans l’embarras ou de reculer sur la voie que vous [76v°] m’avez ouverte, ou de m’y égarer faute d’expérience et de soutien. Sur tout cela l’abandon se redouble au fond de mon cœur et je ne pense à rien, pas même aux états où je pourrais être agité de toute sorte de pensées. Je me jette tête première et les yeux bandés dans l’abîme impénétrable des volontés de Dieu. Lui seul sait ce que vous m’êtes en Lui et je vois bien que je ne le sais pas moi-même. Mais je vous perds en Lui comme je m’y perds, et je ne trouve en moi ni désir ni inclination touchant votre guérison. Que Dieu fasse ce qui [77r°] est bon à Ses yeux : c’est tout ce que je sais dire. Je vous demande seulement de faire avec soin tout ce qui vous paraîtra utile pour vous guérir. Mille fois tout à vous en Notre Seigneur. 11 avril.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 74 v° (lettre no.17a) - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 111.

1La Marvalière ?

2Fénelon n’ose pas garder les manuscrits chez lui.

3Sans doute la Vie.

4Le bréviaire.

.  À Fénelon. Entre le 11 et le 17 avril 1690.

« …l’évangile éternel de la volonté cachée de Dieu. »

Je viens tout présentement de recevoir votre lettre. J’avais écrit deux mots, je ne crois point mourir, et il m’a semblé ce matin que Dieu me laissait pour vous et que je vous étais encore utile. La même situation de mon âme pour vivre et mourir demeure toujours. Sans façon me portant mieux, je [77 v°] ne sens nulle envie que vous veniez, je vous ai tout dit là-dessus.

Je ferai ce que vous voudrez pour les écrits : il n’y a rien, à la réserve de peu de chose, dans N. qui ne soit intérieur. Mais pourquoi je vous la donnerais1, ce serait pour la brûler si vous le voulez : il me suffit que vous sachiez où tout est. Nous parlerons un jour de tout selon ce que j’en pense, et il me semble que mon cœur me le dit.

Demeurez comme vous êtes à présent. S’Il m’ôte à vous, il fera ce qu’il faudra pour vous, mais il n’est pas temps : vous [78 r°] auriez peine à trouver à présent quelqu’un. Demeurez donc abandonné sans réserve. Dieu prend un soin particulier de vous et j’ose vous assurer que, quand je serais morte, vous me trouveriez comme vivante ; mais il ne s’agit pas de cela à présent. Si je croyais mourir et que je me sentisse très mal, je vous prierais de me venir voir parce que j’ai en vous une parfaite confiance.

Ne pensez point du tout à reprendre N. Dieu aura, je vous assure, un soin de vous très grand. Il n’y a qu’une chose pour vous qui est l’évangile éternel de la volonté [78 v°] cachée de Dieu : allez tête baissée en enfant, ne pensez pas un moment à l’avenir, c’est à Dieu d’y penser pour vous et Il y pensera efficacement et d’autant plus que vous serez plus abandonné à Lui. Je comprends bien comme vous devez être à mon égard, car moi qui ai bien plus pour vous que vous ne pouvez avoir pour moi, je vous quitterais sans y penser quoique très unie à vous.

Je vous obéirai. Le vin que l’on m’a envoyé me fait plus que tous les remèdes : il me raccommode un peu et à la suite il fera un bon effet, mais servez-vous du vôtre [79 r°] dont je vous ai la même obligation que si je le prenais.

- BN nouv.acq.fr. ms. 11 010, f°. 77r°- 79r° (lettre no.18).

1Il s’agit probablement de La Vie.

.  À Fénelon. Entre le 11 et le 17 avril 1690.

Nouvelles de maladie.

Je vous suis sensiblement obligée des offres que N. m’a fait[es] de votre part. Pour ce qui est de vous voir, j’en demeure toujours sur les mêmes termes, et j’y ajoute que, lorsque je vous écrivis, il me semblait que les desseins de Dieu par rapport à vous et à quelqu’autre sur moi ne sont pas accomplis, et que je ne mourrai point si tôt quoique je sois peut-être du temps malade. Si je me sentais mourir tout à fait, je vous le ferais savoir.

Vous ne devez pas douter de la joie [79 v°] que j’aurais de vous voir. Dieu seul connaît ce que vous m’êtes, je n’y trouve aucune nécessité. Si le Seigneur vous en donne le mouvement, suivez-le, mais ne le faites pas par raison de civilité ou de quelque autre manière : ces ménagements ne conviennent point entre nous. Vous savez jusqu’où va ma confiance pour vous que je n’ai en nul autre. C’est assez là-dessus.

Le vin du b[on] d[uc]1 m’a fait bien du bien, tous les autres cordiaux me faisaient du mal parce qu’ils n’étaient pas naturels. Comme je n’en prends que quatre cuillerées par jour [80 r°], j’en ai pour du temps. Je n’en veux point du vôtre : il vous sera utile et si j’en avais, je m’en priverais pour vous. Je me trouve assez bien des remèdes de M. de B. Je n’en prendrai plus guère. Si vous voulez que je finisse dès à présent, je le ferai car je dois vous obéir.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 79 r° (lettre no.19).

1Beauvillier.

.  De Fénelon. 17 avril 1690.

Je suis ravi d’apprendre, madame, que Dieu vous redonne à nous, mais comme votre santé passe bien vite d’une extrémité à l’autre, je vous conjure de la ménager et de ne compter pas sur le mieux que vous éprouvez.

La difficulté que je vous ai proposée1 ne diminue en rien [80v°] l’union intime avec laquelle Dieu me donne à vous. Ne vous pressez point d’aller à Va.: vous pourriez y être malade sans secours.

J’ai du vin d’Alicant[e] qui ne me sert de rien et qui vous ferait des merveilles : laissez-moi le plaisir de vous en donner3. 17 avril.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 80 r° v° (lettre no.19a) - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 112.

1Sans doute le risque de rester sans guide si elle mourait.

2Au château de Vaux, chez son gendre.

3« Le manuscrit Dupuy contient ici sept lettres de Mme Guyon : six au moins n’ont de rapport évident ni avec cette lettre, ni avec celle du 25 avril. Il est d’ailleurs invraisemblable que l’épistolière ait écrit chaque jour de la semaine sans attendre de réponses. Nous pensons qu’il s’agit de pièces qu’en l’absence de toute donnée Dupuy n’a pas pu placer ailleurs. » [O].

.  À Fénelon. Entre le 17 et le 25 avril 1690 ?

Sur la spontanéité requise.

Je suis résolue de faire de point en point ce que vous me mandez pour M. B. Et je lui manderai au premier jour. Pour ce que je vous ai mandé, je me suis peut-être mal expliquée ? Ces paroles se dirent en moi quoiqu’avec moi sans nulle attention, et lorsque [81 r°] la chose fut faite avec une extrême promptitude dont le recueillement dura longtemps après, sitôt que je fus à moi, la pensée de vous l’écrire pour ne vous rien cacher, me vint ; et depuis je n’y ai pas pensé, et rien ne m’est revenu de semblable. Ce sont de ces choses qui sont si nouvelles et si subtiles qu’elles ne laissent nul instant.

Je suis moins sûre de ma santé par les remèdes que par l’assurance intérieure que Notre Seigneur m’a donnée qu’Il me voulait laisser, ce qui a toujours un effet réel.

Lorsque les mouvements de [81 v°] quelque chose sont marqués à une âme qui n’a point de pouvoir sur elle-même, elle les suit avec fidélité s’ils lui laissent le temps de les apercevoir. Mais il y a des choses si promptes, si imprévues, celle-là par exemple : le recueillement prompt et soudain me presse, l’on m’imprime que l’on veut de moi un sacrifice et que Jésus-Christ porte le titre de prêtre à mon égard, cela se passe en un instant, je demeure immolée croyant qu’il s’agit de ma vie, aussitôt sans nulle attention ces paroles se disent en la manière que [82 r°] je vous l’ai dit ; qu’il soit vrai ou faux je n’y pense plus. Mais j’ai la fidélité de vous tout dire, après quoi tout se perd. J’outrepasse les dons et les grâces, mais pour les mouvements, lorsqu’ils sont de cette nature, ils ne me laissent nul temps, et lorsqu’ils sont autrement je les suis avec une extrême fidélité, sans quoi je manquerais à Dieu ce me semble. Mais aussi tout ce qui me vient à vous dire, je vous le dis parce que je vous dois tout dire, non pour que vous l’approuviez, mais afin que vous en jugiez. Cela n’a pas [82 v°] paru depuis.

Je vous suis sensiblement obligée de votre vin. N. a tellement pourvu à mes besoins que je n’en ai aucun. J’ai désiré que Dieu pour l’en récompenser lui donnât de Son vin enivrant et qu’Il ordonnât en lui la charité. Si j’osais le remercier, mais c’est auprès de Dieu que je fais et pour lui et pour vous ce que je dois.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 80 r° - 82 v° (lettre no. 20).

.  À Fénelon. Avril 1690.

Aveugles tant que nous sommes en voie, science sans lumière particulière en Dieu.

Lorsque vous me demandâtes dernièrement d’où vient que je n’outre-passais pas toutes choses, je vous dis quea j’outrepassais les grâces et suivais [f° 83r°] les mouvements. Depuis ce temps il m’a frappé quantité de fois au cœur de vous expliquer cela, car je ne puis plus rien outrepasser.

Tant que nous sommes en voie, il faut que la foi nous dénûe et nous aveugle incessamment : il faut qu’elle nous fasse outrepasser toutes choses pour courir à Dieu même par un sentier inconnu, et de cette sorte l’âme outrepasse incessamment toutes choses, sans quoi elle n’arriverait jamais en Dieu même. Cela est pour elle d’une si extrême conséquence que [f° 83v°] lesb choses les plus saintes en elles-mêmes lui serviraient d’empêchement. Mais il n’en est pas de même lorsque, à la faveur de la foi la plus nue et la plus perdue, l’âme est arrivée en Dieu.

En Dieu tout est Dieu, et le distinct même alors ne sert plus d’empêchement ni d’entre-deux. Il est vu distinct, parce qu’il l’est en effet. Et comme en Dieu tout ce qui est distinct de Dieu ne laisse pas d’être renfermé en Lui, aussi le distinct n’est vu tel de 1’âme que parce qu’il l’est en effet, mais cependant en Dieu où tout est vérité, où l’illusion [f° 84r°] est bannie, voyantc la lumière dans la lumière1.

Or ce distinct en Dieu est oud par mouvement qu’il faut suivre, ou pour faire connaîtree quelque chose qui regarde autrui, quoique la matière ordinaire soit par un goût sans goût, intime, quif ne trompe point pour la disposition générale des âmes. Mais lorsqu’il en faut découvrir quelques particularités, il faut bien que ces particularités soient découvertes en Dieu même, en qui toutes les choses sont présentes telles qu’elles sont en effet, car ilg faut faire une grande [f° 84v°] différence du distinct des âmes2 en lumière qu’il faut outrepasser et qu’il faut nécessairement mettreh en obscurité si l’on veut qu’elles avancent, ou de cellesi qui étant en Dieu, ne changent plus de place et demeurent immobiles dans leur Bien souverain, où elles voient, sans lumière particulière, comme je l’ai dit, mais dans la lumière même, non en manière de vue mais de science, ce qui leur est montré.

D’autres fois c’est que Dieuj fait certaines choses de Son autorité en ces âmes ou par ces âmes, sans leur [f° 85r°] en donner une vue anticipée, mais elles le voient parce que c’est une chose qui vient d’être, et que cela est vrai. Cette vue ne les arrête pas un moment, mais elle leur donne l’expérience des routes impénétrables de l’amour divin et comme lek Seigneur fait ce qu’Il lui plaît sans que l’âme fasse attention au motif qu’Il a eu d’en user de la sortel, ni à la fin. Elle sait que cela est, sans s’en occuper, etm lorsqu’elle le dit, elle le dit parce qu’on le lui fait dire, sans nulle vue en le disant que de suivre le [f° 85v°] mouvement qui lui est donné.

- B. N. F., nouv.acq.fr. ms. 11 010, f. 82v° - 85v° (lettre no. 21) - Dutoit t. 3 , lettre 144 , p. 599-602. Cette lettre ne figure pas dans l’Indice du t. V p. 628.

aje vous répondis que D.

bque (sans cela) les D.

cl’illusion n’a point de lieu, voyant D.

dest [aperçu] ou D.

eou en faisant connaître D.

fgoût intime sans goût, qui D.

geffet. Il D.

houtrepasser, puisqu’il faut nécessairement les mettre D.

iavancent, et (du distinct) de celles D.

jD’autrefois Dieu fait D.

ket comment le D.

lattention ni au motif qu’il a eu d’en user de cette sorte D.

moccuper un moment, et D.

1Ps. 36, 10.

2Note de Dutoit : « c'est-à-dire des âmes qui sont encore en la voie des lumières qu'on doit ensuite quitter. »

.  À Fénelon. Avril 1690.

Description de l’union spirituelle qui ne passe point par l’entremise des sens mais qui est donnée par Dieu pour les personnes désappropriées.

Il y a certaines âmes de qui Dieu veut un entier renoncement, et qui veulenta des condescendances, un agir humain, qui sont toujours occupées d’elles, qui veulent que l’on en soit occupé, queb l’on agisse avec elles humainement. Ces personnes me font souffrir une peine intolérable et telle que par mon choix je préférerais des tourments corporels les plus étranges à cela1. Plus elles veulent qu’on les entretienne là-dedans, plus j’en souffre, de [f° 86r°] manière qu’il se fait en moi, lorsqu’elles m’approchent, une violence qui me met à n’en pouvoir plus. Je ne suis pas de même pour les pécheurs : je les supporte sans peine, aussi bien que les âmes desquelles je ne suis pas chargée. Car il y a bien de la différence d’un agir simple et enfantin à un agir humain, et qui prendrait l’un pour l’autre se tromperait. Je me trouve impuissante de pouvoir donner la moindre pâture à leur amour propre et lorsque je veux user là-dessus de condescendance, un Maître [f° 86v°] plus puissant me retient, et je souffre un tourment très grand.

Je les prie de s’adresser à ceux qui leur conviennent et que je crois propres à les aider mais ilsc ne le veulent pas et ne le peuvent, à ce qu’ilsc disent. Et moi, je me trouve dans l’impuissance absolue de changer à leur égard si elles ne changent les premières. Si leur disposition change, je me trouve tout à coup tournée vers elles avec beaucoup d’affection, et cela sans que j’y mette rien de ma part, en sorte que, sans que j’aie de choix, de penchant et d’amitié pour personne, [f° 87r°] je me trouve nécessairement liée avec celles qui sont plus désappropriées, et qui aiment plus purement, et cela [à l’égard de] chacuned selon son degré de pureté et de désappropriation.

Cette union ne passe point par l’entremise des sens, et il me serait impossible de donner un autre rang à ces personnes-là danse mon cœur que celui que Dieu y donne Lui-même, sans que je me règle ni sur les défauts, ni sur les qualités extérieures, ni sur l’amitié que l’on a pour moi : car il y a desf personnes propriétaires qui m’aiment beaucoup, et leur [f° 87v°] témoignage m’en est insupportable, au lieu que je me sens portée à en donner moi-même aux personnes simples, droites et vides d’elles-mêmes. Je n’aime point par le cœur, mais par un certain fond qui accepte ou rejette ce qui lui convient, ou plutôt ce qui convient à Dieu. Dans le temps que je me sens de cette sorte pour ces personnesg et que la moindre caresse2 qu’ils me feraient me serait plus rude que la mort, je me sens portée à caresser les personnes simples et désappropriées, et les enfants. Il ne m’est possible d’être [f° 88r°] auprès d’un enfant sans le caresser, ni d’une personne simple sans aimer à en user de même, et je ne puis même comprendre ce que c’est que différence de sexe. Il me semble que tout m’est égal, parce que je ne pense jamais à l’extérieur des personnes, mais que je trouve union d’âme à âme comme dans le Ciel ou [comme] aprèsh la Résurrection où il est dit3 qu’il n’y aura point de ces différences.

De cette sorte l’oni peut aimer beaucoup sans rien aimer : car l’amour de cet état est une inclination du centre que Dieu incline comme il Lui [f° 88v°] plaît en Lui selon qu’Il penche Lui-même. Et comme Il aime plus ou moins les âmes qui sont plus ou moins désappropriées parce qu’elles Lui sont plus ou moins semblables, Il incline plusj ou moins le centre perdu en Lui vers ce qu’Il aime plus ou moins, sans que l’on puisse là-dessus se donner aucun mouvement.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 85v° (lettre no. 22) - Dutoit, t. II, Lettre 195, p. 594-597. Cette lettre ne figure pas dans l’Indice du t. V p. 628.

aveut un détachement et un renoncement entier et qui (cependant) veulent D.

bd’elles, et qui veulent que l’on en soit occupé et que D.

celles D qui accorde à âmes.

det cela à l’égard de chacune D.

eces personnes dans D.

fde ces D.

gces autres personnes D.

hou comme après D.

idifférences de cette sorte. On peut D césure.

jincline aussi plus D.

1Un tel phénomène de communication est décrit en Vie 2.16.2 à propos d’une fille qui accompagna Madame Guyon à Gex : «  Il me paraît que ce feu est le même que celui du Purgatoire. Je lui dis de se retirer à cause de ce que je souffrais. Comme elle crut que c'était par opposition pour elle, elle s'opiniâtra à rester pour me faire amitié. Elle me prit le bras. La violence de la douleur fut si excessive que sans faire nulle attention à ce que je faisais, étant tout hors de moi par l'excès de la peine, je me mordis le bras d'une si grande force, que j'emportai presque la pièce. Elle vit plutôt mon sang et la plaie que je m'étais faite qu'elle ne s'aperçut de la manière; cela lui fit comprendre qu'il y avait quelque chose d'extraordinaire. » 

2Au XVIIe siècle marque d’affection. (Rey).

3Matth. 22, 30 : « Car dans la Résurrection, les hommes et les femmes ne se marieront point, mais ils seront comme les Anges de Dieu dans le Ciel. » (Amelote).

.  À Fénelon. Avril 1690.

« … vous êtes ma famille, mon pays et toutes choses. »

Il y a trois ou quatre jours que je me sens toujours plus arracher des miens et l’on me donne à vous d’une force qui ne se peut expliquer. Cela est encore augmenté depuis la mort de ma sœur1. Je sens quelque chose au-dedans qui me dévore pour des enfants qui sont mille fois plus à moi que ceux que j’ai portés dans mon sein. Tous ceux de V.2 me sont chers, mais vous me l’êtes d’une manière qu’il semble que vous soyez converti en ma substance. Je ne peux point m’empêcher de vous aller voir : quelque chose de plus fort que moi m’entraîne vers vous tous et me dit incessamment, sans me le dire autrement que par une efficacité toute-puissante, que vous êtes ma famille, mon pays et toutes choses, que tout le reste m’est étranger et ne me connaît pas. Ces paroles de saint Jean me viennent souvent dans l’esprit : « Il est venu chez les siens et les siens ne L’ont point connu ». Souvenez-vous d’un psaume où il est dit : Manassès3 est à nous etc., où il est dit quantité de fois la même chose : le père est à nous. Mais les promesses sont prématurées. Il est à nous, Il est à nous. Je vous dirai le reste.

- B. N. F., nouv.acq.fr. ms. 11 010, f. 89 r° (lettre no. 23)

1Madame Guyon avait une sœur ursuline qui la rejoignit et séjourna à Thonon : v. Vie 2.9.6 & 2.14.6.

2Versailles ?

3Ps. 59, 7 (ou Ps. 107, 9) : David se plaint à Dieu de ce qu’Il a paru quelque temps l’abandonner […] il le remercie de son prompt secours. (résumé par Sacy).

.  À Fénelon. Avril 1690.

« … Je me sens depuis quelque temps affamée de votre perte … Je vous avertis que je suis cruelle… »

Quoique je n’aie rien de particulier à vous dire, je ne laisse pas de suivre le mouvement que j’ai de vous écrire. Je ne vous dirai rien de nouveau quand je vous dirai que vous m’êtes cher au point que je ne peux exprimer, et qu’il me semble que Dieu ne veut pas que vous mettiez aucunes bornes dans les sacrifices qu’Il veut de vous. Il veut qu’il ne reste que Lui-même tout seul chez vous et en bannir tout le reste. Je dis tout, sans exception. Je me sens depuis quelque temps affamée de votre perte et sans que j’y contribue le moins du monde. Il y a plus de quinze jours que je demande à Dieu que vous ne soyez pas épargné et il n’est point de sacrifice que je n’embrasse pour vous et auxquels je ne vous immole sans pouvoir faire autrement. Je sens que mon fonds dispose de vous comme d’une chose qui lui appartient et qui est plus à lui, plus proche de lui et plus lui-même que tout ce qui est au monde.

Vous avez dû être content de M. : il a de la grâce et de la lumière et je suis sûre qu’il ne gâtera rien, mais ne vous en servez que comme un ami et non comme médecin. Dieu ne veut point d’autre médecin que Lui : Il fait des plaies et Il les veut guérir. Je vous avertis de ne point vous étonner d’une égratignure puisqu’Il ne fait que tracer les plaies qu’Il veut faire. Quand il n’y aura plus qu’une plaie de la tête jusqu’aux pieds et qu’il ne restera plus une partie saine en vous, alors il vous sera permis de regarder vos maux, mais non pas d’y porter la main. Je vous avertis que je suis cruelle et que, quoique je vous aime plus (je ne dis pas en Notre Seigneur car cela est une fois supposé et me paraît un verbiage dont j’ai reproche) quoique dis-je, je vous aime plus que tout ce qui est au monde, bien loin de bander vos plaies, il me semble que je les rouvrirais encore si vous me les montriez.

Ô que je comprends un peu la jalousie de Dieu sur votre âme et ce qu’Il veut vous arracher ! Il vous la fera mieux comprendre par l’expérience que par tout le reste. Souvenez-vous que je vous ai dit que vous mourriez de faiblesse et non d’une mort violente.

- B. N. F., nouv.acq.fr. ms. 11 010, f. 90 r° (lettre no. 24).

.  À Fénelon. Entre le 17 et le 25 avril 1690 ?

Sur l’immensité et l’extrême pureté divine.

Quelque étendue que Dieu donne à notre cœur, Il est si immense et notre cœur si petit qu’il ne faut pas s’étonner que Dieu [f° 92r°] Se serve de tous moyens pour l’élargir. Laissez étendre le vôtre à l’infini. Le mien m’était montré ce matin d’une immensité étrange et cependant encore petit quoiqu’il soit à toute épreuve : c’esta qu’il est fini parce qu’il est créé. Il est fondu, perdu dans l’incréé, cependant ce qui lui est communiqué, même pour les autres, le presse parce qu’il n’estb pas déchargé à souhait. Je désire qu’il passe tout dans le vôtre et que nous soyons faits qu’une seule et même chose.

Je me sens mouvement [f° 92v°] de vous dire en gros une partie des états par lesquels Notre Seigneur m’a fait passer : je veux dire ceux d’épreuves. Cela vous sera très utile, ce me semble. Une demi-heure d’entretien en fera l’office. Il m’est impossible de rien ménager avec vous et de n’avoir pas un cœur pleinement ouvert. Je n’ai pas suivi un léger mouvement à votre égard par timidité. Je vous le dirai.

Quec Dieu est pur ! Les misèresd auxquelles Il nous livre, qui paraissent nous salir extérieurement, ne viennent que de Son extrême pureté puisqu’àe quelque extrémité qu’Il [f° 93r°] réduise, Il ne veut pas que l’on se fasse pitié. Il ne veut pas même que l’on se regarde : le moindre regard et le plus léger intérêt pour soi-même, même en matière importante, L’offensef si fort qu’Il le punit très sévèrement, et l’âme expérimentée et éclairée découvre en Dieu une délicatesse de pureté que tout autre n’imaginerait jamais et la prendrait souvent pour impuretég.

O jalousie, ô pureté, ô vérité de mon Dieu, pénétrez vivement et efficacement le cœur de mon cher frère ! Qu’il soit rendu par Vous-même une [f° 93v°] victime pure, sainte et sans tache, qui puisse Vous être offerte par Vous-même dans un sacrifice de suave odeur ! Frappez sur moi et qu’il ait l’utilité de ces coups, non en propriété mais pour Vous le rendre plutôt changé en Vous et en moi. Ce moi est Vous-même, Seigneur Jésush !

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 91v° -93v° (lettre no. 25) - Dutoit, t. I, Lettre 232, p. 655-657. Cette lettre ne figure pas dans l’Indice du t. V p. 628.

aépreuves ; mais c’est D.

bn’en est D.

cchose. Que D. Omission d’un paragraphe.

dLes tentations et misères D ajout.

epureté : de là vient qu’à D.

fsoi-même l’offense D. Omission.

gpour défaut D.

hchangé en vous-même, Seigneur Jésus ! D. Omission.

.  À Fénelon. Entre le 17 et le 25 avril 1690 ?

« … le mouvement qui vient de Dieu tire sa source comme du cœur, non de la simple pensée de l’esprit. »

L’on ne peut point toujours combattre son propre cœur. Le Créateur de 1’homme même, qui sait mieux conduire que nul autre, ne demande pas cela de lui ; et lorsqu’Il veut établir [f° 94r°] en lui une perfection de durée, Il le conduit en inclinant son cœur. Aussi le mouvement qui vient de Lui tirea sa source comme du cœur, non de la simple pensée de l’esprit. Les pensées de Dieu sont les pensées du cœur, comme les pensées de l’homme sont les pensées de l’esprit. Je me suis sentie fort portée à vous dire cela et il m’a fallu le suivre : faites-en l’usage que le Maître en prétend.

Je crois vous devoir dire que, quoique l’assujettissement que j’ai auprès de N. ne me donne aucun mouvement [f° 94v°] et que j’y reste toujours avec la même égalité, quelque [a]battueb que j’y sois, je porte dansc le plus intime de moi-même que cet état n’est point celui que Dieu veut de moi. Je m’y trouve comme en l’air. Je ne vois point non plus que j’en doive sortir, mais il me paraît que Dieu accommode tout par Sa Providence.

Ce qui fait l’état et le devoir des autres n’est pas le mien. Mes propres enfants me sont comme étrangers, et les étrangers me paraissent légitimes et être ceux pour lesquels Dieu me fait être et subsister.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f° 94r° (lettre no. 26) - Dutoit, t. II, Lettre 194, p. 592-594.

ade Dieu tire D.

babattue D.

cporte (néanmoins) dans D.

.  De Fénelon. 25 avril 1690.

« …extrême sécheresse et âpreté du côté du naturel, avec une violence profonde sur le spirituel. »

Je me trouve dans un état d’indolence pour le bien et pour le mal, et cet état me paraît comme un état qui est fixe en sorte qu’il doit durer toute ma vie1. Il me semble que c’est mon naturel et que Dieu ne fait rien en moi. Il me le semble en tout et principalement sur les choses de conscience, car je n’ai aucun sentiment sur tout ce qui me regarde, ni le salut ni ce qui déplaît à Dieu. Mon obscurité et mon incertitude ne me fait aucune peine, pendant que j’en ai sur les moindres sottises qui me dérangent ou qui contredisent mes opinions.

Voilà mon état, qui est d’une extrême sécheresse et âpreté du côté du naturel, avec une violence profonde sur le spirituel. Cependant je vais avec assez de facilité et uniment. Le fond de ma volonté demeure en Dieu et je vous suis de plus en plus uni en Lui. Pourquoi ne m’avez-vous pas expliqué dans votre lettre ce que vous aviez sur le cœur pour moi2 ? Est-ce que vous ne me croyez pas assez simple ou assez prêt à tout ? Faites là-dessus ce que Di[eu] vous inspirera. 25 avril.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 95 r° v° (lettre no. 26a) - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 114.

1Dans sa réponse, Mme Guyon insiste : « Il y a chez vous du vif et de l’indolence [...] Vous avez raison de croire que cet état durera toute votre vie ».

2Est-ce une allusion à la première des lettres placées après le 17 avril ?

.  À Fénelon. Vers le 26 avril 1690 ?

Tout sert à perdre, l’indolence comme la vivacité ; sur l’indifférence ; Dieu opère caché et Se sert de la contrariété même.

Dieu ne change pas toujours notre tempérament : Il S’en sert d’ordinaire pour Ses desseins ; ou s’Il le change, c’est qu’il est contraire à ce qu’Il veut faire de nous. Il y a chez vous du vif et de 1’indolence : le vif ne vous sert point à vous faire vivre, puisqu’il n’a rien poura Dieu qui vous soutienne et vous appuie. L’indolence sert à vous faire mourir, et le vif en même temps : l’un vous dérobe la vue de Dieu et de tout bien par rapport à Dieu, et le vif vous fait commettre des fautes qui servent à vous perdrea.

[f° 96v°] Il est assez ordinaire qu’un grand abandon produise une grande indifférence, et cette indifférence dans une personne dont l’abandon n’est ni distinct ni sensible est comme une espèce d’indolence. Le fond est fixe et ne varie guère. La foi lui fait comme un calus1 qui, en le rendant insensible, le rend dur et fixe. Vous avez raison de croire que cet état durera toute votre vie, et qu’il augmentera même.

Je serais bien fâchée que vous fussiez sensible sur votre perfectionb, ce serait une marque que vous le seriez beaucoup sur vous-même. [f° 97r°] Plus l’on meurt et se désapproprie, plus l’on perd tout intérêt et plus l’on se trouve insensiblec pour le salut. La conscience semble devenir d’airain, mais, que dis-je, elle devient de roche, car l’airain résonne encore quelquefois, sans douleur néanmoins, lorsqu’on le frappe, mais le roc ne raisonne riend.

Moins vous voyez l’opération de Dieu en vous, plus elle y est efficace. Soyez persuadé que Dieu n’est pas un moment sans opérer en nous, comme le soleil n’est pas un moment sans opérer sur la terre, quoiquee Son opération soit cachée : c’est un [f° 97v°] ouvrage dont Il est si jaloux qu’Il le cache aux yeux mêmes de notre foi, afin que tout soit conservé dans la pureté. Ô que votre âme est chère à Dieu ! Croyez-moi sur cela plus que tous vos sentiments. Ne rejetez point ce témoignage, mais laissez-lef prendre dans votre cœur la place qu’il doit y avoir. Prenez quelques moments pour Dieu, sans regarder à votre sécheresse. Il semble à l’âme qu’elle recule, mais en secret l’amour la brûleg 2.

Je ne m’étonne pas que vous n’ayez aucune peine de votre insensibilité durant que vous en avez pour des bagatelles qui [f° 98r°] vous dérangent, car la peine que vous auriez de votre état intérieur serait une volonté imparfaite, une propriété, un retour sur vous-même, qui vient véritablement de la volonté ; mais la peine des dérangements est purement naturelle.

Il y a en vous deux parties qui font bande à part, chacune demande de son côtéh : l’une, inconnue, est dévorée par l’inconnu de Dieu ; et l’autre, purement animale, fait les fonctions d’une bête, ou plutôt elle a les faiblesses d’un enfant, qui se dépite et ne peut être contrarié. Ce ne sont point des [f° 98v°] fautes qui déplaisent à Dieu, et quii L’empêchent d’opérer en nous : au contraire, Il S’en sert. Je connais votre cœur pour Dieu, c’est tout dire.

Lui seul sait à quel point je suis en Lui à vous. C’est celui qui le fait qui le peut seul connaîtrej.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 96r° (lettre no. 27) - Dutoit, t. II, Lettre 115, p. 330-333. Cette lettre ne figure pas dans l’Indice du t. V p. 628.

arien de sensible pour D.

bvotre salut D.

cplus aussi se trouve-t-on insensible D.

dla roche ne raisonne point. D.

eDieu n’est pas un moment sans opérer sur la terre, quoique D. Omission.

flaissez-lui D.

gsécheresse. / On croit qu’alors l’âme recule ; / Mais en secret l’amour la brûle. D qui adopte une disposition versifiée et réfère au Cantique X du P. Surin.

hchacune de leur côté D.

ini qui D.

jdernière phrase omise par D.

1Durillon. Fig. Endurcissement de cœur (Littré).

2Madame Guyon reprend deux vers de Surin, qui décrit « le grand tourment des âmes contemplatives » (Catta, note). Voir Surin, Poésies spirituelles…, E. Catta, Vrin, 1957, p. 215 :

« L’homme qui croit qu’elle [l’âme] est oisive

S’empresse pour la faire agir

[…]

S’il ne voit de longues prières,

S’il n’y reconnaît des ferveurs

[…]

Il croit pour lors qu’elle recule,

Mais en secret Amour a bruslé. »

.  De Fénelon. Entre le 25 avril et le 15 mai 1690.

Je ne saurais, madame, vous rien dire de moi, sinon que je ne sens presque plus rien que de naturel. Le retranchement de N.1 ne m’a fait sentir que le plaisir et la commodité d’en être déchargé. J’aurais la même peine à m’y remettre qu’a un paresseux pour sortir de son lit ! Je me trouve sans aucun souci ni sensibilité pour tout ce qui a rapport à Dieu ou à mon salut : j’ai seulement à certains moments des réveils sur Dieu, et alors il me semble qu’Il possède toute ma volonté. Hors de là j’agis ou suivant mes pensées ou suivant mon goût sans aucune vue intérieure ni recueillement. Ma sécheresse et les engagements extérieurs font que je ne fais presque aucune oraison, je n’en fais que dans certains moments dérobés où je sens le mouvement d’en faire. Cela est assez court et assez distrait, je ne saurais dire ce que j’y fais, j’y rêve et je crois pourtant que j’y trouve Dieu. Je suis tout au contraire de Ma2. Il aperçoit par une certitude intérieure tout ce que Dieu opère en lui. Pour moi, je n’aperçois nulle opération et tout me paraît mouvement naturel, ou de sagesse raisonnée ou d’humeur. Mais sans me mettre en peine de ce qu’il y a, je vais toujours et je me trouve insensible. Pour mes motifs, je les trouve très corrompus et tout me paraît sentir la puanteur de la propriété en moi et dans autrui, mais je ne laisse pas de dire tout ce qui me vient à mon avantage. En voulant commencer une chose, je remarque qu’elle peut me faire quelque honneur, et je ne laisse pas de la dire pour agir par simplicité.

Pour ma santé, il est bon que vous sachiez que je mange beaucoup plus qu’on ne vous a dit. Je prends le matin du lait, je mange à dîner du bouilli, mais bon et gras. Il est vrai que je ne mange guère de viande le soir : quand j’en mange, je me sens la nuit aussi échauffé qu’un homme qui a un accès de fièvre, je ne puis dormir, et le lendemain je suis fort abattu; c’est ce que j’ai éprouvé depuis même que vous m’avez mandé de manger de la viande le soir. Cependant je suis résolu, pour vous obéir, de manger moins à dîner, d’y manger un peu de rôti et de manger encore le soir quelque aile de poulet. Je veux agir sans raisonnement et à l’aveugle. Vous serez mon médecin.

Mdb m’a donné une lettre qu’elle vous écrit, je vous l’envoie, vous verrez combien elle avance. Pour mdb3, je l’exhorte sans cesse à se laisser déranger et dépouiller pour tout ce qu’il y a de plus spirituel; il dit que ce n’est pas à lui de déranger ni dépouiller, mais qu’il ne veut jamais hésiter pour se laisser déranger et dépouiller. En effet, je ne vois rien en particulier sur quoi il s’arrête, mais il y a beaucoup de choses vertueuses auxquelles il tient sans s’en apercevoir. Il me semble qu’il faut attendre que Dieu lui donne la lumière de les laisser tomber : il voit la chose en gros et la veut sans aucune réserve, mais il n’a pas encore la lumière distincte de certaines choses particulières où le naturel et l’habitude l’entraînent.

Ce que vous m’avez mandé de la lettre que vous avez reçue m’a fait grand plaisir4. enfantez, allaitez, nourrissez : Dieu fait tout en tous, en vous la mère, en moi l’enfant, en vous la sagesse de l’évangile, en moi la folie aux yeux du monde. Mandez-moi de vos nouvelles. Etes-vous en repos dans votre solitude ? Comment va votre santé ? Mille fois tout à vous en notre tout.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 98v° - 101v° (lettre no. 27a) - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 115.

1Le bréviaire.

2Sans doute La Marvalière dont il sera plus longuement question dans les lettres des 15, 25 et 31 mai 1690.

3Il va être successivement question d’une femme et d’un homme. Les initiales étant barrées, on ne sait s’il faut lire M. de B[eauvillier] ou M. de C[harost]. [O].

4Réponse à des nouvelles perdues.

.  À Fénelon. Entre le 25 avril et le 15 mai 1690.

Encouragements sur la voie du dépouillement.

Quoique vous sembliez être tout naturel, vous êtes pourtant bien, puisque vous êtes comme Dieu vous veut. Rien n’est plus naturel à l’homme que d’être dans l’ordre et [la] disposition divine, tout ce qui le tire de là le [f°102r°] met dans un état ou plus sensible ou plus violenta.

Je ne crois point du tout que Dieu veuille que vous repreniez ce que vous avez quitté. L’homme que 1’on décharge de son fardeau et de ses habits ne sent rien autre chose sinon qu’il est plus léger et plus à son aise, et ayant éprouvé le plaisir qu’il y a de n’être chargé de rien, il ne se remettrait qu’avec peine ce qu’il s’est ôtéb.

Je ne suis pas un moment en doute sur votre âme. Je sais qu’elle est bien, car plus Dieu vous cache à vous-même, moins Il vous cache [f°102v°] à mes yeux. Jamais âme ne me fut plus présente et plus intime que la vôtre et cela me paraît tel qu’il me semble qu’il serait très difficile qu’un autre occupât une place pareille à la vôtre. Il me semble, dans le moment que je vous écris, que Dieu donne aux autres la connaissance de ce qu’ils font et de ce qu’ils sont, et cela fait qu’Il ne m’en occupe pas et ne me le donne que dans le moment qu’il est nécessaire de leur parler ou écrire, mais pour vous, plus Il vousc cache à vous-même, plus il vous manifeste à mon cœur : plus [f°103r°] vous êtes perdu et oublié, plus je vous trouve d’une manière que Dieu seul sait et opère. Laissez-vous donc tel que vous êtes.

Vous auriez grand tort d’avoir aucun soin de vous ni de votre salut, vousd feriez tort à Dieu : Il suffit pour Soi-même et pour vous. En vérité il est aisé de s’oublier lorsque Dieu est continuellement appliqué à vous : Il l’est et le sera d’autant plus que vous vous oubliez plus vous-même. Jee le vois, ce Dieu d’amour, qui a un soin aussi continuel de vous que si vous deviez faire tout Son bonheur, et je [f°103v°] Le trouve en moi dans une application continuelle pour vous, en sorte que, comme Il est existant par Lui-même et qu’Il existe en Luif non seulement comme lesg autres êtres mais par un amour continuel et gratuit, Il ne demande pas que vous fassiez rien pour réciproquer un amour sans égal, mais que vous Le laissiez faire selon toute 1’étendue de Ses desseins, sans vouloir rien faire ni conserver quoi que ce soit.

Plus vous êtes pauvre, plus vous êtes riche en Lui, ou plutôt Il est riche en vous. Lorsqu’il [f°104r°] plaît au Seigneur d’ouvrir un peu la fenêtre et de vous faire voir la vérité, alors vous connaissez qu’Il possède véritablement toute votre volonté. Il est vrai qu’Il la possède et qu’Il la possède sans partage. Tout ce qu’Il prétend est de la perdre tellement en Lui qu’elle soit faite volonté de Dieu, qu’elle soit changée en la Sienne. Il la mange, ceh Dieu d’amour, votre volonté, et c’est cette Pâque qu’il désirait si fort de faire avec Ses Apôtres, afin que leur volonté étant changée en la Sienne, ils ne fussent plus qu’un même esprit avec Lui. Et lors Dieu ne possède [f°104v°] pas seulement votre volonté, mais cette volonté disparue ne trouvera partout qu’une seule et unique volonté, qui est celle de Dieu, comme la lumière que vous eûtes une nuit qu’il ne fallait pas même avoir une volonté à soumettre ou à sacrifier, parce qu’il ne fallait point d’autre volonté que celle de Dieu.

Jeg vous assure que je suis toujours contente lorsque je suis occupée de vous en Dieu parce que je goûte en Lui une volonté si continuellement droite qu’elle ne gauchit jamais. Je dis goûter car je n’ai jamais de lumière sur vous ni sur les autres ; mais [f°105r°] comme l’on goûte un vin que l’on trouve naturel sans raisonner dessus, votre âme me paraît toujours de même, je la goûte toujours en Dieu parce que Dieu la goûte, comme il est dit dans le Cantique, parce qu’elle est un vin préparé pour l’ami. Il me fait part de Son festin et comme Il disait, après avoir parlé à la Samaritaine, qu’Il avait mangé d’une viande, de même il me semble que les âmes qui livrent à Dieu leur volonté, Lui servent de nourriture et Lui sont un festin continuel.

Mais à propos de festin, si vous êtes [f°105v°] si maigre, vous ne serez point appétissant ! je vous conjure pour l’amour que Notre Seigneur vous porte (je suis de la partie !) de vous donner tout ce qui vous est nécessaire. Je prie Notre Seigneur que ce que vous avez fait avec une si grande humilité et démission ne vous fasse point de mal.

Pour revenir au spirituel, vous faitesi bien1 d’agir selon votre goût et vos pensées. Il faut suivre un certain inconnu simple, qui fait que l’âme va toujours bien et droitement. Vous ne serez jamaisj conduit par des vues intérieures, mais toujours par ce je ne sais quoi [f°106r°] qui détermine sans certitude et qui est toujours vérité et vérité plus certaine que la certitude même2. Comme vous êtes fort dénué et fort simple, tout se doit opérer chez vous nuement et simplement, imperceptiblement, et comme naturellement.

Le recueillement sert infiniment pour les personnes que Dieu veut attirer à Lui dans leur fond, mais ce même recueillement se perd en ce qu’il a d’aperçu lorsque Dieu perd l’âme en Lui : elle n’est plus alors recueillie ni resserrée en elle-même, elle entre dans le [f°106v°] large et dans des espaces infinis. Dieu devient l’âme de sonk âme d’une manière aussi naturelle que notre âme nous fait agir ou que 1’air nous fait respirerl.

C’estl être toujours en oraison que de faire toujours la volonté de Dieu. Dieu veut assurément être non seulement le principem de votre oraison, mais même du temps de la faire. Il faut une fidélité inviolable pour la faire lorsqu’Il vous y invite, et quelque légers et imperceptibles qu’en soient les mouvements, il les faut suivre : autrement, Dieu ne deviendrait jamais le principe de toutes [f°107r°] nos actions et il arriverait que des actions qui peuvent être divines, lorsque Dieu en est le principe, deviendraient des actions vertueuses. C’est ce quen le monde estime, et à quoi tendent leso meilleurs chrétiens. Pour nous, notre ambition est plus noble. Nous voulons cesser d’être et d’agir, même vertueusement, afin que Dieu soit seul Notre Père en nous et pour nous. Non seulement c’est en Dieu, comme dit saint Paul que nous agissons et que nous sommes, mais il faut que nous cessions d’être et d’agir afin que Dieu seul soit3. La perte [f°107v°] de 1’être vertueux pris en manière de la créature est ce qui coûte le plus.

Il vous est nécessaire de perdre tout ce qui est de la tête. Quoique vous rêviez, quoique vous soyez distrait, Dieu ne laisse pas d’opérer beaucoup en votre âme ; mais c’est en manière nue, dans le centre de la volonté, d’une façon dont il vous dérobe à vous-même la vue, de peur qu’elle ne vous salisse par quelque objet, espèce, distinctionp, et même par l’aperçu. Jusqu’à ce que l’âme soit entièrement perdue en Dieu, toutes ces choses la salissent et lui servent [f°108r°] d’entre-deux. Mais lorsqu’elle y est arrivée, ce n’est plus la même chose.

C’est ce qui fait que plus Dieu conduit une âme purement, plus Il la conduit dans 1’inconnu de la volonté, en manière substantielle, quoique très délicate. Toutes les distractions et les rêveries de l’esprit n’empêchent point que la volonté ne soit sustentée selon ce qui lui est propre, plus ou moins nuement et imperceptiblement, ainsi que son état le demande.

La voie de Ma.q 4 et la vôtre sont différentes quoique tout aboutira à unr même but. Sa simplicité et [f°108v°] son extrême fidélité à suivre Dieu lui tiennent lieu de dénuement. Dieu est admirable en ses saints5. Vous avez autant, et peut-être plus que lui. Un aveugle mange sans voir ce qu’il mange. Et s’il est dégoûté avec cela, [s’] il n’a ni le plaisir du goût, ni celui de la vue, il ne laisse pas pourtant d’être nourri comme celui qui voit et goûte ce qu’il mange. Il va bien, je l’aime bien, et cependant tout clairvoyant qu’il est, son âme m’est insipide [f°109r°] en quelque manière, et je goûte la vôtre, tout aveugle que vous êtes. Votre chemin est en Dieu, comme celui de Ma.q est en Lui. C’est la pensée qui m’en vient de venir. Jes ne vois guère d’hommes aller avec plus de candeur, plus de fidélité et de petitesse que lui. Il ne s’arrête plus à nulle certitude, et la lumière qui s’est levée lui fait connaître que la certitude ne doit point l’assurer. Celui qui n’est plust assuré par la certitude même est au même état que celui [f°109v°] qui n’a point de certitude. La sagesse raisonnée serait plus à craindre chez vous que l’humeur ni le mouvement naturel. Allez toujours par tout ce qui se rencontre, comme vous faites, sans rien examiner, et vous irez toujours bien : c’est une lumière bien pure que celle qui nous fait sentir et découvrir la propriété.

Voilà la réponse pour M d B.u : je vous assure que l’on ne peux mieux aller. J’espère pour elle plus que je ne peux dire.

Pour m.v en vain [f°110r°] travaille-t-il à édifier la cité si le Seigneur ne le fait Lui-même. Il faut que ce soit Lui qui donne les lumières du dépouillement parce que Ses lumières sont efficaces, et Son dire est faire. Lorsqu’Il le fera, il y aura plus de besogne faite en un jour qu’en plusieurs années d’une autre manière. Laissez-le donc et ne tenez la main ferme que dans les occasions actuelles où il s’agit d’un fait présent et non d’une chose éloignée. Dieu le fera tout à coup et lorsque tout lui échappera, il faudra [f°110v°] bien qu’il se rende. Dans le fond, il a la volonté droite. Il a les bonnes lumières générales qui sont qu’il faut une fois être dépouillé et ne tenir à rien. Ceux qui se défendent le plus sont souvent ceux à qui il est le plus ôté. Lorsque le feu sera bien fort au-dedans de la maison, on jettera les meubles dehors pour les garantir de l’incendie. Tant qu’il ne voit point sa chaîne, il est assez difficile de lui faire concevoir qu’il est enchaîné : mais le temps va venir [f°111r°] que l’on brûlera ses liens. Alors, il faudra bien tomber.

L’homme ne peut jamais apprendre la voie du dépouillement. On peut bien enseigner celle de la sainteté : elle est comprise de tout le monde. Mais celle du dénuement n’est comprise que de ceux que Dieu y appelle et dans le temps qu’Il les y appelle, et cela avec une économie de sagesse si admirable que quelque connaissance que l’on ait et quelque expérience que l’on fasse des dépouillements conforme au degré présent, on ne s’imagine même pas ceux qui sont plus avancés. [f°111v°] Il en est comme d’un homme qui ne sait ce qu’il a ni ce qui l’environne, à qui on dit qu’il faut être nu et se dépouiller : il se laisse ôter sa robe, et comme il ne connaît pas qu’il y ait d’autres vêtements, il ne comprend pas qu’il y ait pour lui d’autres dépouillements ; mais, lorsque la première robe est ôtée et qu’il aperçoit la seconde, alors il voit bien qu’il faut encore en être dépouillé, et ainsi des autresw.

J’ai aimé et j’aime encore l. d. L.6 J’ai même eu quelque instinct de le voir : je crois que cela se fera [f°112r°] un jour et qu’il ira bien. Dieu fixera son vif dans la suite mais je crois qu’il faut que nous soyons unis. Voilà ce qui me vient dans le moment. Son cœur est bon, et quand une fois il sera entièrement à Dieu, il ira bien.

Je ne vous dis pas combien Notre Seigneur me fait être à vous car vous le savez.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 102 (lettre no. 28) - Dutoit, t. II, Lettre 116, p. 333-342. Cette lettre ne figure pas dans l’Indice du t. V p. 628.

aou violent D. Omission.

breprendrait qu’avec peine ce qu’on lui a ôté. D.

cJe ne suis pas un moment en doute sur votre âme : je sais qu’elle est bien : car plus Dieu vous cache à vous-même, plus il D longue omission (nous donnons ici tout le début du paragraphe de D).

dvous ; vous D omission.

eoublierez davantage. Je D.

fen vous D.

gcomme dans les D.

hla ménage, ce D.

ide Dieu. Vous faites D omet deux paragraphes.

jpas D.

kcette D.

lâme anime notre corps, et que l’air que nous respirons. C’est D.

mveut non seulement être le principe D.

nactions (seulement) vertueuses, qui est ce que D.

otendent même les D.

pespèces, distinctions D.

qN. D.

rau D.

svenir présentement. Je D.

tpoint D.

uréponse de … D.

vne vous puis dire. Pour M. D.

wfin de D.

1en note : « Cet avis n’est que pour des personnes fort avancées. » D.

2en note : « Que la certitude perceptible. » D.

3Actes, 17, 28 : Car c'est en lui que nous vivons, que nous nous mouvons, et que nous avons l'être ; ainsi que quelques-uns même de vos Poètes ont dit : Car même nous sommes de sa race. (Sacy).

4La Marvalière ?

5Ps., 67, 36.

6l[‘abbé] d[e] L[angeron] ?

.  De Fénelon. 15 mai 1690.

« Il ne m’en a point donné l’absolution. … Indolence ».

J’ai eu, madame, une peine sur une chose que je pourrais croire un . .1 et j’ai envoyé chercher M.2 pour le lui dire et pour savoir si je devais m’en confesser. Il ne m’en a point donné l’absolution. C’est une chose [f°112v°] qui est d’une matière très délicate et où j’avais fait avec une mauvaise complaisance et une espèce de curiosité ce que j’avais cru peu de temps auparavant ne devoir pas faire ; cependant au moment même où je le fis, il me semble que je le faisais avec une espèce de conviction que je ne faisais ni ne voulais rien de mal ; peu de temps après je m’en sentis repris, puis j’envoyai à Paris pour avoir M., craignant que MNC3 ne m’embrouillât ; mais quand mon laquais fut parti, il me sembla que son voyage [f°113r°] n’avait pas été nécessaire et que j’aurais dit la messe sans scrupule : je l’ai dite aujourd’hui et rien ne me reprend au-dedans. La veille de cette action qui était avant-hier au soir, je fus quelque temps avec Ma, recueilli, plus uni à vous et plus rassasié que je ne l’ai été depuis longtemps. Hier pendant la journée j’étais abaissé en moi-même et plus recueilli qu’à l’ordinaire. Mandez-moi sans réserve ce que Dieu vous mettra au cœur. Je me trouve toujours plus uni à vous sans réflexion.

[f°113v°] Avant le recueillement où j’ai été avant-hier, je ne trouvais en moi que faiblesse, que goût pour le mal, mais sans tentation violente : à peine apercevais-je mon abandon, excepté dans les occasions où il se réveille pour le besoin. Si on me parle de bonheur ou de malheur éternel, je sens que mon fond repousse ces motifs et qu’il rejette avec horreur tout rapport à moi. Hors de là je n’ai que langueur et indolence, en sorte que c’est plutôt indolence qu’abandon que je trouve en moi, j’ai eu très peu de cuisson intérieure [f°114r°] sur le doute de cette faute d’hier. Pour N., je ne sens aucune peine et je craindrais même la fatigue de le reprendre. D’ailleurs je n’ai ni lumière, ni certitude, ni goût. Mon humeur sèche et hautaine agit. Je parle plus inconsidérément du prochain que je ne faisais il y a six mois. Voilà mon état. Mille et mille fois tout à vous sans réserve en Dieu. 15 mai 1690.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 112 (lettre no. 28a) - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 119.

1Un péché.

2Son directeur le P. Le Valois.

3« Monsieur notre curé », François Hébert. Né à Tours en 1651, […] il débuta à vingt-trois ans comme professeur de théologie au séminaire de Sens. Il fut ensuite supérieur du séminaire d’Aleth (1677), puis de celui d’Arras. Nommé en 1686 curé de la nouvelle église paroissiale de Versailles, il y resta jusqu’en 1704. Cette année-là, il fut sacré évêque d’Agen, ville où il mourut le 21 août 1728. Il affirme dans ses précieux Mémoires (éd. G. GIRARD, Paris, 1927, p. 241, voir aussi p. 238) avoir eu « la confiance » de Fénelon « pour ce qui regardait sa conscience [...] pendant tout le temps qu’il a demeuré à la Cour ». La présente lettre prouve qu’il se faisait quelque illusion. Elle n’en confirme pas moins qu’il était le confesseur ordinaire du précepteur des princes. […] Hébert se déclara pourtant en 1693 contre Mme Guyon ; mais celle-ci l’attribue au fait que ses disciples, Mme de Mortemart et de Guiche, l’avaient abandonné pour un autre directeur, le P. Alleaume (URBAIN-LEVESQUE, t. VI, p. 366).[O].

.  À Fénelon. Autour du 20 mai 1690.

« Vous n’êtes plus à vous. Dieu seul est et cela suffit. … Il vous veut nu de tout bien. »

Je vous conjure de vous abandonner à Dieu sans réserve pour tout ce qu’Il voudraita permettre vous arriver. [f°114v°] Ce sont de ces sortes de choses qu’Il permet pour nous perdre sansb ressource mais fidélité et fermeté pour ne point chercher de remède hors de Dieu, et pour ne point vous priver de la communionc. Si Dieu veut vous pousser aussi loin que j’ai connu dès l’abord qu’Il le ferait, Il permettra qu’il vous arrive bien des choses : mais courage pour ne vous point regarder. Je me sens un mouvement fort de vousd envoyer certaines dispositions anciennes que je vous prie de lire. Vous verrez par où il a fallu passer à certaines personnes. Je me suis trouvée plus unie [f°115r°] à vous cependant et j’ai trouvé votre âme sans milieu. Ce qui me fait croire que Dieu n’a point été fâché et qu’Il ne permet certaines choses quee pour avoir le plaisir de vous purifier Lui-même, et afin qu’il ne vous reste pas le moindre appui. Je serais fâchée que Dieu vous épargnât le moins du monde, car se serait une preuve que vous Lui seriez moins cher.

Vous êtes à Lui : qu’Il vous jette dans la boue ou qu’Il vous élève sur le trônef, ce n’est plus votre affaire. [f°115v°] Votre affaire seule et unique est de ne point vous reprendre, de vous oublier, de ne pas plusg vous regarder si l’on vous jetait dans l’abîme que s’Il vous élevait sur le trône. Vous n’êtes plus à vous : Dieu seul est et cela suffit. S’Il vient à perdre quelque chose de ce qu’Il est, cela seul peut et doit vous occuper ; mais votre propre intérêt ne vous regarde plus, c’est 1’affaire de Dieu. Qu’Il tue ou qu’Il vivifie, qu’Il perde s’Il veut, qu’importe ! N’est-il pas maître de ce qui est à Lui ? Il est plus proche de vous [f°116r°] que jamais. Votre fond est en vérité : c’est pourquoi il rejette et rejettera toujours ce qui n’est point cette unique vérité. Dieu seul en lui-même pour lui-même.

Demeurez convaincu que c’est au Seigneur seul qu’il appartient de vous purifier, et ne soyez point si hardi que d’y mettre la main et d’entreprendre sur ses droits. Il est un Dieu jaloux, et si fort jaloux de votre âme que vous lui déplairez moins touth couvert d’ulcères que s’il vous voyait faire la moindre action pour vous guérir. Au contraire, vous [f°116v°] voyant de cette sorte, sans chercher de remède, vousi serez 1’objet de Ses complaisances. Vous avez sans doute remarqué dans le Deutéronome1 que, lorsqu’il est parlé du commandement de l’amour, il est dit en même temps que Dieu est un Dieu fort jalouxj. Comptez qu’Il met tout en usage pour n’avoir point de compagnon.Il vous veut nu2 de tout bien, ce mot renferme plus que toute expression. Sans cela, vous ne seriez pas propre pour être le trône de ses complaisances. Ne tendez pas même à avoir un certain fond d’humiliation [f°117r°] dans ces choses. Celak est bon, mais c’est une bonne chose qu’il fautl perdre. N’ajoutez rien du tout à vos dispositions sous quelque prétexte que ce puisse être. Dieu est jaloux. Laissez-vous tout naturel àm moins que Dieu lui-même n’ajoute sans que vous y ayez aucune part.

Dieu Se sert souvent des faiblesses extérieures pour enfoncer plus l’âme en Lui. Alors elle est surprise que Celui qui était caché, reparaît et Se fait sentir par les mêmes choses qui autrefois l’éloignaient : c’est un effet de Son indépendance souveraine [f°117v°] qui n’a besoin que de Lui-même sans aucun moyen, soit pour Son propre bonheur, soit pour la sanctification de Ses saints.

Quand une fois la lumière de vérité est manifestée à une âme, elle voit les choses bien d’un autre œil qu’elle ne les voyait auparavant. Mais ce n’est ni la raison illuminée, ni même la foi qui apprend ces choses : la seule expérience qui est la science de la sagesse, peut en instruire.

Il me semble que je suis toujours unie à Dieu avec vous, sans qu’il y ait un moment [f°118r°] d’interruption. Mais comme votre état est mort et caché, cette union de vous à moi demeure cachée, comme celle de vous avec Dieu est couverte. Mais toutes les fois que 1’union à Dieu se découvre et se fait sentir, celle que vous avez avec moi reparaît parce qu’elle est une, seule etn indivisible en Dieu même.

Je crois qu’il vous servira, N. et vouso, de vous voir quelquefois, car je suis persuadée, comme je vous l’ai mandé, que Dieu veut que vous soyez unis. Je serai toujours inséparable de cette union comme Dieu en est inséparable. Dans [f°118v°] la suite, l’on expérimente ce qui est dit dans l’Évangile comme[nt] l’on arrive dès cette vie à l’unité parfaite en Dieu qui fait que l’on devient indivisible ; et l’on éprouve que les véritables parents et amis sont ceux qui sont dans les mêmes dispositions et qui font la volonté de notre Père, qui nous dépayse quelques fois sur Sa volonté afin de nous mettre à toute épreuvep. Je ne fus jamais plus à vous en Notre Seigneur.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 113v° (lettre no. 29) - Dutoit, t. I, Lettre 171, p. 501-505. Cette lettre ne figure pas dans l’Indice du t. V p. 628.

apourrait D.

bperdre à nous-mêmes sans D.

cde la messe. D.

dfort pour vous D.

ecertains défauts que D.

fsur un trône D.

gne plus D.

hmoins avec vos petits défauts extérieurs, même tout D ajout.

iremède hors de lui, vous D.

jfort, jaloux D. Virgule.

kdans vos défauts. Cela D.

lqu’il vous faut D.

mtout naturellement à D.

nune et D. Omission.

oà N et à vous D.

pfin de D.

1Deutéronome, 6, 5 & 15.

2Note de Dutoit : « Dieu veut un fond où Lui seul ait lieu et devant lequel disparaîsse tout bien fini, créé, propre, aperçu et sensible. »

.  De Fénelon. 25 mai 1690.

« Nous sommes assez souvent le soir comme de petits enfants ensemble et vous y êtes aussi… »

25 mai [1690],

Votre dernière lettre qui répond à la mienne m’a fait grand plaisir, mais vous m’en avez [f°119r°] encore fait davantage en me faisant espérer que nous nous verrons au retour de votre voyage. Votre santé n’arrêtera-t-elle point ce projet ? Faites-vous tout ce qu’il faut pour la ménager ? M de B lit votre dernier volume de lettres que vous m’avez prêté1. Je sens un très grand goût à me taire et à causer avec Ma2. Il me semble que son âme entre dans la mienne3 et que nous ne sommes tous deux qu’un avec vous en Dieu. Nous sommes assez souvent le soir comme de petits enfants ensemble, et vous y êtes aussi, [f°19v°] quoique vous soyez loin de nous.

Je suis en paix pour ce qui est passé, mais si dans la suite il m’arrivait de tomber dans des fautes plus grandes, que voulez-vous que je fasse? Parlez précisément, je vous demande une réponse décisive, à moins que vous ne deviez venir bientôt4, auquel cas il suffira que vous me répondiez de vive voix.

Je me sens de plus en plus porté à tout abandonner à Dieu et à suivre tous mes premiers mouvements sans sagesse et sans retour sur les bienséances. Pour [f°120r°] l’oraison, j’en suis bien écarté, car je n’en fais plus que de hasard. Je ne cherche plus même une certaine présence de Dieu aperçue : tout va comme il peut. Que ne demandez-vous à Dieu l’entière conversion d’un homme dont vous m’aviez dit que vous espériez tant et pour lequel vous fûtes si touchée une fois en traversant ici le parc ? Il me semble que vous devriez bien avoir déjà obtenu que cette âme fût à Dieu, n’est-il pas encore temps ?

Pour ma santé, elle est toujours à [120v°] l’ordinaire. Je mange le soir de la viande, à moins que je ne me sente l’estomac surchargé. J’ai quelquefois de petits mouvements d’ennui sur ma langueur, mais ce n’est quasi rien, et dans le moment ces bouffées d’impatience s’évanouissent sans que j’y aie consenti. Vous me donnerez de la santé quand il vous plaira, comme cela m’est venu dans l’esprit, je vous le dis en bon enfant. Ce n’est plus mon affaire. Je suis à vous comme à Dieu, car je ne suis à vous qu’en Lui et pour Lui en toute vérité. Alleluia 25 mai.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 118 v°- 120 v° (lettre no. 29a)

1M. de Beauvillier ?

2La Marvalière ? L’association d’idées serait d’autant plus naturelle que celui-ci était le secrétaire du duc de Beauvillier. [O].

3Allusion à I Rois 18, 1 : « Lorsque David achevait de parler à Saül, l"âme de Jonathas s’attacha étroitement à celle de David, et il l’aima comme lui-même. » (Sacy).

4«…la traversée du parc dont il est question quelques lignes plus loin ne devait pas être bien ancienne. Fénelon avoue dans sa Réponse à la Relation sur le quiétisme : « Elle passait de temps en temps à Versailles allant voir une de ses parentes... Je l’ai vue un assez grand nombre de fois pendant plus de quatre ans » (1re édit., p. 17 citée par Bossuet, Remarques sur la Réponse, art. V, n. 2, éd. LACHAT, t. XX, p. 221). » [O].

.  À Fénelon. Entre le 25 mai et le 11 juin 1690.

« …il n’y a plus rien à faire pour vous par la purification commune, mais Dieu lui-même vous doit être tout. »

Je vous assure, monsieur, que je vous parle toujours avec une extrême franchise et que je n’ai rien de réservé pour vous. Aussi vous puis-je protester devant Dieu qui le sait que rien au monde ne m’est ce que vous êtes et après vous ma1. Je trouve que peu à peu cela devient unité et qu’il vous est plus propre que nul autre, parce qu’il est véritablement petit et par conséquent selon le cœur de Dieu. Car ce n’est que par la petitesse que l’on doit mesurer le progrès d’une âme puisque nous sommes d’autant plus que nous sommes moins. [121 v°] Il me semble que je suis toujours proche et inséparable de vous. Il me semble que Dieu est infiniment content que vous fassiez les enfants ensemble, et lorsque j’irai à B., j’espère bien que cela se continuera. Il me semble que vous êtes venu au point où je vous rêvais une fois, et que rien ne vous arrête pour peu que ce soit dans votre pente.

Je vous prie, quelque chose qui vous arrive, ne vous alarmez point. Vous pourrez, si vous le voulez, vous découvrir en conversation à M. de V.2 : il a de la lumière et de l’expérience, mais que ce ne soit jamais pour chercher de l’appui [122 r°] dans son caractère. Dieu veut de vous plus d’abandon et plus de mort, il faut qu’Il soit votre seul appui et votre seule purification. Dans l’état où vous êtes, toute autre purification vous salirait. Ceci est fort, cependant il est essentiel pour vous et tellement essentiel que, de ce courage et de cette perte, dépend toute 1a gloire que Dieu prétend tirer de vous par tous les états qu’Il permettra [de] vous arriver. Comptez donc qu’il n’y a plus rien à faire pour vous par la purification commune, mais Dieu lui-même vous doit être tout. Il faut entrer là et y persévérer avec courage, c’est [122 v°] le point le plus important et vous verrez par la suite que Dieu qui vous conduit par la main comme Son enfant bien aimé, vous fera comprendre que c’est ce qu’Il veut de vous. Et quand par infidélité ou par faiblesse vous vous mettriez en devoir d’en user autrement, votre fond n’y correspondrait pas et vous sentiriez fort bien que c’est une assurance que la nature craintive recherche.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 121 r° - 122 v° (lettre no. 30).

1La Marvalière ?

2M. de Valois, confesseur ( ?) de Fénelon. Dupuy écrira au marquis de Fénelon, en 1733 : « M. de Cambrai a connu fort superficiellement le P. Valois avant qu’il fût confesseur de M. le Duc de Bourgogne. »

.  De Fénelon. 31 mai 1690.

Je dis : amen, amen, du plus profond de mon cœur à tout ce que vous me mandez. Ne pourrait-il point y avoir telle faute si librement faite que je devrais m’en abstenir ? parlez librement. Mon goût pour Ma [125r°] continue. Il me tarde de vous revoir. Je fais tout ce que vous me mandez pour ma santé. Je veux tout, je suis prêt à tout croire, à tout attendre, et néanmoins je ne tiens à rien. Il me semble d’un autre côté que je ne dis et ne fais rien que pour moi, mais ce n’est point par réflexion volontaire que je me trouve si attaché à moi-même : c’est une certaine vue qui se présente assez souvent et qui me rend horrible à mes yeux sans me jeter dans l’inquiétude. Mille fois tout à vous. 31mai.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 124v° (lettre no. 30a) - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 121 - Il n’est pas sûr qu’il s’agisse de la réponse à sa lettre précédente.

.  À Fénelon. Début juin 1690.

« Vous guérirez de votre langueur… ».

Vous ne sauriez être trop fidèle à vous abandonner à Dieu sans retour ni réserve et à suivre vos premiers mouvements, car le Seigneur est avec [123 r°] vous ou plutôt Il est vous. Ne vous étonnez point si à mesure qu’Il perdra le fonds en Lui, l’extérieur et les sens seront plus faibles et plus impuissants. Il me semble que Dieu fait de nous, lorsqu’Il nous fait passer en Lui, comme nous faisons de la nourriture que nous prenons. Ce qui est bon passe en notre substance et le reste est rejeté dehors comme un excrément.

Je n’ai point pensé à prier pour l’homme que vous savez il y a quelque temps, je n’en espère pas moins. La pensée qui m’est venue après avoir [123 v°] reçu votre lettre est que vous n’y travaillerez efficacement qu’après et dans le temps même que vous éprouverez le plus de misères extérieures. C’est la pensée qui m’est venue que je vous dis avec ma simplicité ordinaire. Il me semble que je serai unie avec vous ou plutôt que j’y suis déjà pour cela. J’espère qu’il sera humilié. Le p.1 lui nuit beaucoup, mais ne perdez aucune occasion de l’éclairer, car il le sera par vous. Ce qui n’a pas son plein effet dans un temps, l’aura dans un autre.

Je rêvais il y a deux ou trois nuits que vous vous étiez évanoui [124 r°] et je fus peinée pour votre santé : conservez-la, je vous prie. Je souhaite de tout mon cœur que vous ne soyez plus languissant. Il m’est aussi venu la pensée 1à-dessus que, lorsque vous seriez exercé et affaibli d’une autre manière, vous seriez mieux pour votre santé. Ce sont de simples pensées que je vous dis. Je n’ai pas d’autre mouvement à présent. Lorsque j’en aurai, je les suivrai. Il y a quelques jours qu’après avoir songé que vous étiez malade, il me vint la pensée que si vous l’étiez, je vous irai voir et je vous guérirais : [124 v°] il me paraît que cela serait très véritable. Vous guérirez de votre langueur, vous en guérirez et bientôt. Dieu seul sait ce qu’il me fait être avec vous, ce n’est plus qu’une même chose. Quoiqu’il vous arrive, ne vous abstenez pas de dire la messe, mais allez à l’autel vous immoler avec Jésus-Christ.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 122 v° - 124 v° (lettre no. 31).

1Non identifié.

.  À Fénelon. Début juin 1690.

« …je suis certaine que vous ne ferez jamais volontairement une chose que vous croirez dans ce moment être mal. »

Je vous prie au nom de Dieu, n’hésitez point sur le fait de laisser à Dieu le soin de vous juger et de vous punir de ce qui pourrait Lui déplaire en vous. Vous ne ferez point librement des fautes que vous puissiez envisager comme fautes dans le moment que vous les faites ; ou elles se feront par entraînement, précipitation et faiblesse, ou bien après avoir cru ou vu quelque temps auparavant les pouvoir ou devoir éviter. Toutes ces vues se perdent dans le moment, où il pourrait arriver qu’elles ne vous paraîtraient point [126 r°] fautes, ou de quelqu’autre manière connue à Dieu seul ; mais je suis certaine que vous ne ferez jamais volontairement une chose que vous croirez dans ce moment être mal. Vous pourrez croire dans la suite que vous l’avez faite avec plus de liberté, mais je vous assure que non et je vous conjure au nom de Dieu de lui en laisser le jugement et de vous abandonner à Lui sans nulle certitude. Où serai[en]t la perte et l’abandon si cela était autrement ? Je vous conjure de tenir ferme sur cet article plus que sur tout autre, parce que tout dépend de là.

[126 v°] Les personnes beaucoup attachées à elles-mêmes ne connaissent et ne sentent guère cette attache, au contraire ils s’en disent souvent fort détachés. Il est bon que vous éprouviez de toutes parts votre corruption, et c’est le moyen qui vous détachera plus que tous les autres de vous-même. Oh que celui qui se trouve horrible perd bientôt tout l’amour qu’il a pour soi-même ! Comme le sentiment de l’amour de Dieu n’est pas toujours la réalité de ce même amour, de même le sentiment de l’amour de nous-mêmes en bannit la réalité et nous fait entrer peu [127 r°] à peu par l’expérience de notre corruption dans la véritable haine de nous-mêmes. Si vous vous appuyiez comme vous le dites, je ne vous aimerais pas autant que je le fais. Ne jugez jamais de vous : surtout dans la suite vos sentiments seront tels que si vous y posiez un jugement, vous ne pourriez qu’être beaucoup rétréci et découragé.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 125 v° - 127 r° (lettre no. 32).

.  À Fénelon. 11 juin 1690.

« Union. »

J’ai été deux ou trois jours sans vous trouver, ni penser à vous, et lorsque je voulais essayer de le faire, je ne pouvais. Ce matin tout à coup, à mon réveil, j’ai trouvé que je vous possédais dans le plus intime de [127 v°] mon âme, indistinctement de Dieu, d’une manière autant élevée qu’elle est douce et suave. Je sais, je goûte certainement que c’est vous et que c’est Dieu, et il ne peut rester de cela aucun doute, parce que la même certitude foncière de Dieu en Lui-même et de Dieu en 1’âme est de vous aussi, comme si Dieu et vous possédiez cette âme et la mélangiez à ce que vous êtes et qu’elle vous possédât, vous dévorât et vous changeât en soi. O bonheur infini que celui de posséder même les créatures de cette sorte, parce que cette possession cause la plénitude de Dieu. Aussi m’êtes-vous plus intime que l’âme même et il [128 r°] est aussi difficile que je sois divisée d’avec vous que d’avec Dieu, et plus difficile que mon âme ne fût divisée d’elle-même.

Je n’ose vous dire qu’il semble que Dieu et vous fussiez la plus forte partie de son essence. Notre Seigneur m’a fait connaître qu’il n’y a personne sur terre qui Lui fut aussi chère que vous et cela sans exception. Il me confond avec vous : aussi veut-Il de nous une union d’unité, une union sans borne et du tout en tout, une union sans division, union que les sentiments n’entretiennent point, que les dégoûts n’altèrent point, union incorruptible comme [128 v°] Dieu, qui ne se laisse pas toujours apercevoir non plus que Lui, mais qui est autant essentielle à votre demeure et à votre perte en Dieu qu’il est essentiel que vous soyez perdu en Lui. Vous ne pourriez en sortir sans être désuni d’avec moi, ni être désuni d’avec moi sans sortir de Dieu : union qui dans la perte même fait une béatitude en Dieu même, qui se conservera et se consommera durant toute l’éternité, union qui est un véritable sacrement et qui, sous une apparence basse et commune, confère une grâce profonde et cachée, union qui sous des apparences d’abjection [129 r°] conserve ce qu’il y a de plus grand et de plus élevé, union que je sens sans la sentir, qui est une expression et qui tient même quelque chose de la réalité de l’union hypostatique et du mariage sacré de Jésus-Christ et de Son Église, qui ne m’ôte point la possession de mon époux céleste et qui m’unit plus fortement à Lui. Je L’ai épousé, Il m’a reçue pour Son épouse et ce mariage se fortifie par cette union, union qui rend plus chaste et plus vierge aux yeux de mon céleste époux. Oui, je le dis, et il est vrai que c’est de cette union que le prophète a dit [129 v°] : « Le jeune époux se réjouira avec la vierge son épouse » et le reste du passage.

C’est cette union que les sages devenus enfants, - et les enfants étant la véritable sagesse,- se jouent devant Dieu et s’y jouent avant la formation du monde, étant au-dessus de ce que tout le monde renferme de cérémonies et de lois : ils sont avant tous les siècles, étant les enfants de l’éternité et non du temps, aussi tout ce qui est du temps ne leur convient plus. Ils se sentent dégagés de tous liens bons et mauvais, leur pays est celui du parfait repos et de l’entière liberté. Que s’ils sentent quelquefois [130 r°] le poids de leur état, c’est qu’il reste encore quelque fil à rompre. Ils sont comme ces heureux oiseaux qui volent dans les airs de la divinité et que quelque fil retient par le pied : s’ils veulent se débattre, ils s’entortillent et se resserrent, mais s’ils ne cessent point de voler, le fil enfin se rompt. Toutes les peines de nos états ne viennent que de l’amour de nous-mêmes et de la propriété, d’un reste d’arrangement et d’envie de régler notre destinée. La véritable perte n’admet aucune de ces choses : ce qui fait le malheur, la peine et la douleur [130 v°] des autres, fait son plaisir et son souverain bonheur. Celui qui est encore renfermé par la loi n’est point parfaitement libre et dégagé de cette même loi. Celui qui ne sait pas perdre la lettre de la loi n’atteindra point au législateur. Celui qui, étant affranchi par la puissance de son Seigneur et par Sa bonté et qui veut rester esclave, est indigne de la grâce de son Seigneur.

Je vois que cette union est unique et qu’il serait impossible que nul autre pût tenir votre place, quoique je sois unie à bien d’autres avec une différence extrême. Mon âme est comme [131 r°] une eau qui se mélange avec la vôtre et qui s’y confond si parfaitement qu’elles seront bientôt indistinctes. Je trouve que vous convenez si parfaitement à mon cœur que rien ne lui convient plus. Tout ce que je vous dis n’exprime qu’imparfaitement ce qui est. 11 Juin.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 128 v° - 131 r° (lettre no. 33).

.  À Fénelon. Juin 1690.

Il y a un martyre de confusion plus difficile à porter que tout autre. Il peut être plus fort à l’égard de Dieu que des créatures. Quel qu’il soit, il le faut souffrir. Il est plus dans l’expérience de ce que nous ...a que dans tout le reste.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 131 r° (lettre no. 34).

aomission du ms.

.  À Fénelon. Juin ou juillet 1690.

« Le directeur éclairé de l’Esprit de Dieu a peu à faire… » 

Plus vous deviendrez faible, plus les sentiments se réveilleront et vous pourrez dire avec raison que votre force vous a abandonné. Ne changez rien, quoique vous puissiez ressentir, ni dans votre conduite ni dans l’ordre de votre domestique.

À présent que M. de B.1 connaît la route de l’abandon, il y marchera. Faites seulement de votre côté qu’il ne tienne à rien. Le directeur éclairé de l’Esprit de Dieu a peu à faire : il n’a qu’à détruire les obstacles, empêcher que l’on ne s’arrête et montrer la route [132 r°] de l’intérieur et la fidélité aux plus simples mouvements de la grâce, car ce n’est point le directeur qui fait faire le chemin et donne des lois, du moins celui qui ne se cherche point soi-même. Il conduit droit à Dieu, il tâche de marquer à l’âme ce que Dieu veut d’elle et le moyen de découvrir Ses volontés, il montre les dépouillements, mais il l’abandonne au Seigneur. Pour le reste il se contente de montrer le sentier, assuré qu’il est que Dieu y conduira. C’est une peine inutile de parler des dépouillements à ceux qui n’y sont pas appelés. Lorsque l’on vous parle d’un dépouillement, s’il vous paraît [ 132 v°] faisable, si vous hésitez pour le faire, si la seule raison vous retient, raison de devoir, si vous ne sentez pas au-dedans une détermination fixe qui vous assure que Dieu ne le veut pas et que Lui-même vous retienne par la main, c’est une marque que Dieu veut le dépouillement. Quoique 1’âme s’en effarouche, elle ne laisse pas de s’y apprivoiser dans la suite et de voir combien il lui était utile.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 131 v° - 132 v° (lettre no. 35).

1M. de Beaumont ?

.  À Fénelon. Juin ou juillet 1690.

J’ai pensé ce matin qu’il y avait des possédés et des magiciens, que les premiers faisaient tout ce que leur maître voulait, sans [133 r°] pouvoir lui résister ni faire nul usage de leur liberté ; les derniers au contraire, semblent commander au démon et l’obliger comme par force à faire ce qu’ils veulent. Jusqu’à présent j’ai été possédée de mon petit Maître et Il a usé sur moi de Son autorité souveraine. À présent je suis Sa magicienne et je la veux être, cela est juste. Je veux donc que pour commencer mon apprentissage, mon cher frère guérisse de sa langueur. Filii sapientiae ecclesia justorum et natio illorum obedentia et dilectio1. Ceci a un sens infini et m’a été imprimé de mes petits enfants qui ne sont [133v°] que souplesse et amour pur. Ils sont enfants et enfants de mon petit Maître qui est la sagesse.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 132 v° - 133 r° (lettre no. 36).

1Ecclésia stique 3, 1 : « Les enfants de la sagesse forment l’assemblée des justes, et le peuple qu’ils composent n’est qu’obéissance et amour. » (Sacy).


.  À Fénelon. Juin ou juillet 1690.

« … vous n’arriverez jamais en Dieu même que par une destruction totale… »

Il m’est venu tout à coup cette nuit une pensée sura ce que je vous dis hier, une pensée d’un certain étonnement de ce que Notre Seigneur me faisait vous parler de cette sorte, moi qui ne parlais même jamaisb si clairement à ceux qui sont déjà dans l’épreuve et dans le besoin de secours, Dieu m’empêchant non seulement de les prévenir, de peurc que leur imagination ne leur fasse présumer des états qui n’y sont pas, et de peur aussi qu’ilsd ne soient appuyés sur des témoignages. Cependant, Notre Seigneur me fait tenir sur vous une conduite toute opposée, sans que je puisse faire autrement. Il a fallu même me sacrifier à Dieu pour que mes paroles vous fussent un sujet de scandale s’Il le permettait.

Lorsque je dis sacrifier, ce n’est pas que je fasse rien, mais la même pensée1 qui vient des choses trouve dans la souplesse de l’âme l’immolation toute faite. Dieu fait qu’il n’y a rien au monde à quoi je ne me livrasse pour votre bien ; et comme je ne puis avoir de ménagement avec Dieu, je n’en puis avoir avec vous.

C’est2 le trajet le plus difficile à passer et où les âmes demeurent arrêtées toute leur vie sans passer outre, y restant comme embourbées faute de courage : et c’est là lese grandes peines de la vie spirituelle, sourcef d’obscurité et de désespoir pour ceux qui se confient à leur propre force, ne sauraientg s’abandonner à Dieu. Toutes les peines qu’ils se donnent ne servent qu’à les convaincre de leur faiblesse, sans leur donner nulle force pour les tirer de là : au contraire, faisant comme une personne qui se remue beaucoup dans un abîme de boue, qui s’y enfonce bien davantage, ils demeurent embourbés et accrochés, au lieu que ceux qui demeurent paisibles sur cette boue en sont portés, et sont toujours en état d’être secourus d’une main charitable qui se présente à leur secours.

Nous ne saurions nous tromper en souffrant les épreuves du Seigneur avec un abandon plein de soumission et de respect, sans chercher d’autre secours que celui qu’il Lui plaira de nous donner, contents même qu’Il ne nous en donne aucun, mais demeurant inébranlables dans l’amour de Sa volonté et de Sa justice sur nous. Frapper où Il frappera, c’est-à-dire être contents qu’Il nous frappe aussi longtemps qu’il Lui plaira, et, perdant réellement (et non en figure ou en désirs) tout intérêt du temps et de l’éternité, nous laisser mener par tout où il Lui plaira.

C’est ce qui fait voir l’amour pur et dégagé de tout intérêt. C’est ce qui nous affranchit d’autant plus deh nous-mêmes que nous ne voulons pas même nous intéresser dans ce qui nous regarde. Et c’est ce qui fait à Dieu le sacrifice d’holocauste où le feu de Son amour consume tout, ne laisse rien d’entier, et transforme en Soi la totalité de l’âme.

Faites si bien qu’il vous plaira, vous pouvez mener une vie vertueuse, mais vous n’arriverez jamais en Dieu même que par une destruction totale, non flattée d’espérance, mais réelle pour la perte où toute perte est gain. Pour moi, qui n’ai plus d’intérêt à ménager, je ne puis rien ménager avec vous, et je suis tellement faite malgré ma folie pouri vous dire toute vérité que rien au monde ne serait capable, pas même l’échafaud, de me faire changer de conduite avec vous.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010 f° 133v° - 136r° (lettre no. 37) - Dutoit, t. I, Lettre 159, p. 468-472. Cette lettre ne figure pas dans l’Indice du t. V p. 628.

anuit sur D. Omission.

bparle jamais D.

cm’empêchant de les prévenir, non seulement de peur D.

dqui n’y sont point, mais aussi de peur qu’ils D.

elà (où sont et d’où viennent) les D. Ajout.

fsources D.

gse confiant à leur propre force, ne sauraient D.

hplus tôt de D.

ifaite (malgré ma folie) pour D. Parenthèses.

1Note Dutoit : « Les pensées qu'on a de ceci et de quoi que ce soit, se trouvent dans l'âme en état d'immolation et de sacrifice. »

2Note Dutoit : « Cette matière de l'abandon, de quoi il est fait mention dans la lettre précédente. »

.  À Fénelon. Eté 1690.

Unité, flux et reflux de communication. Dieu « veut S’associer des esprits… »

Il m’est venu dans l’esprit ce matin que M. B[ertot]a, en mourant, m’ayant laissé son esprit directeur pour ses enfants, ceux qui se sont égarés aussi bien que ceux qui sont restés fidèles n’auront la communication de cet esprit que par moi, mais dans votre union. Car Dieu me fait être avec vous une et indivisible et, quand toutes les répugnances de vous à moi seront ôtées, vous découvrirez une union d’unité divine qui vous charmera. Il y a plusieurs pédagogues, mais il n’y a qu’un père en Christ1, et le père en Christ ne [137 r°] se sert pas seulement de la force de la parole, mais de la substance de son âme qui n’est autre que cette communication centrale du Verbe que le seul Père des esprits peut communiquer à Ses enfants, et comme cette communication du Verbe dans l’âme est l’opération de la paternité divine et la marque de l’adoption des enfants, c’est aussi la preuve de la paternité spirituelle qui communique à tous en substance ce qui leur est nécessaire sans savoir comme cela se fait.

Il y a des personnes qui, à cause de leur état imparfait, sentent [137 v°] mieux cette communication parce qu’elle est toujours conforme au sujet qui la reçoit, et non à celui qui la communique. Il en est de même de tous dons du Seigneur : ils sont [d’autant] plus sensibles ou spirituels que celui qui les reçoit est plus sensible ou spirituel. Cette communication se reçoit de tous, quoiqu’elle ne se sente pas également de tous. Il me semble que, lorsque je suis avec vous, les choses ne sont que comme une simple transpiration imperceptible. Vous n’en connaissez pas les effets : il ne laisse pas d’y en avoir beaucoup, [138 r°] mais comme vos sens sont dissipés et que vous êtes souvent occupé à parler ailleurs, cela me cause un tiraillement furieux. Mais si nous étions ensemble du temps sans distraction, vous apercevriez plus de largeur et d’aisance et moins d’opposition pour moi. Dieu veut qu’il y ait entre vous et moi une communication parfaite de pensées sans exception, de cœur et d’âme, sans réserve, et Il m’a fait comprendre qu’il fallait qu’il y eût comme de vous à moi un flux et reflux et que ce serait la communication éternelle [138 v°] que nous aurions ensemble, lorsque nos âmes seraient de niveau. Mon âme fait à présent à votre égard comme la mer qui entre dans le fleuve pour l’entraîner et comme l’inviter à se perdre en elle.

L’on ignore deux choses, qui sont et la fécondité des esprits en Dieu et cette communication mutuelle de ces mêmes esprits : c’est ce qui cause mille principes erronés. C’est cette fécondité spirituelle qui nous fait participants de la paternité divine, et c’est ce flux et reflux de communications qui nous fait participer en quelque [139 r°] manière au commerce ineffable de la Trinité, et c’est tout le secret hiérarchique. Cette paternité fait une communication de substance des ordres supérieurs aux inférieurs, et ce flux et reflux fait une communication d’égalité entre les anges du même ordre. Toute l’éternité, la source de la béatitude sera ceci que Dieu le père et toute la Trinité Se communiquera aux esprits bienheureux en manière de paternité et leur donnera la fécondité, en sorte qu’ils seront féconds comme Lui sans multiplicité de productions. Il leur communiquera en même temps [139 v°] Son flux et reflux personnel, en sorte qu’ils auront ce flux et reflux à l’égard de Dieu, recevant et rendant continuellement ce qu’ils reçoivent, et ils l’auront entre eux dans l’ordre égal en manière d’égalité, et dans les ordres supérieurs aux inférieurs en manière de puissance comme Dieu, car le dessein de Dieu dans la création des anges et des hommes a été de S’associer des esprits auxquels Il pût communiquer ce qu’Il est.

Il ne pouvait rien faire de plus grand que de faire des images de Sa substance par la communication du Verbe [140 r°] dans les anges et les hommes, qui est comme une lumière réfléchie de ce même Verbe dans tous les anges et les saints : aussi est-Il la splendeur des saints. Or ce qu’il y a de grand dans les saints est la ressemblance de Dieu. Ce qui n’est point cela est détruit et consommé par le même Dieu avant qu’Il S’unisse les âmes. Dieu est toute action pour Se communiquer et tout passif pour recevoir ce qu’Il communique, si bien que donner et recevoir fait et la fécondité et l’égalité des personnes dans ce flux et reflux continuel. Il se passe [140 v°] la même chose dans les saints et chaque saint est un miroir où toute la Trinité représente efficacement les opérations. Et comme Dieu ne peut Se contempler dans les saints sans leur communiquer substantiellement ce qu’Il y fait représenter, c’est pourquoi les anges et les saints participent à ces deux qualités de Dieu, de fécondité et de communication réciproque. Or dans cette vie, toute la perfection consiste à ce qui fait la consommation de cette perfection dans le ciel. La perfection du ciel n’est point autre que celle de la terre : elle [141 r°] est plus pure, plus parfaite et plus consommée, mais nul ne peut être parfait s’il ne l’est comme le Père céleste est parfait. Il faut donc que le don du Père de lumière, lorsqu’il est parfait en nous, nous communique et Sa fécondité et ce flux et reflux personnel, et Son indépendance, Sa simplicité et unité. Tout ce qui n’est point cela n’est point sainteté.

Les saints ne nous sont donnés comme modèle que dans ce qu’ils expriment de Dieu : c’est pourquoi il nous est dit que nous regardions le modèle qui nous est montré sur [141 v°] la montagne. Jésus-Christ est père des esprits et la génération est immortelle. Jésus-Christ S’est communiqué à tous et leur a été une substance nourrissante, germe d’immortalité. En nous donnant Sa chair à manger, Il nous a été comme une figure de la nourriture substantielle qu’Il nous donne comme Verbe [et] sans laquelle nous ne pourrions vivre. Aussi a-t-Il dit : « Faites ceci en mémoire de Moi », comme s’Il eut voulu dire : en mémoire de la nourriture que Je donne à tous les hommes par la communication de Mon esprit en manière centrale [142 r°]. Car le Verbe est esprit et vie pour l’âme, lui communiquant une vie abondante et nourrissante et fécondité, le seul esprit du Verbe étant la nourriture convenable à la substance de l’âme. Cette âme, étant une participation du Verbe, ne peut vivre que par la communication du Verbe, et c’est cette communication qui fait et son rassasiement et son immortalité : son rassasiement lorsqu’Il est communiqué en objet béatifique, son immortalité à cause de sa vie essentielle. Les damnés auront nécessairement [142 v°] l’immortalité à cause qu’ils sont des êtres participés de Dieu, mais ils n’auront ni cette vie ni ce rassasiement : au contraire un vide et une faim substantielle. Vous pouvez juger par ce que j’ai écrit ce que je suis à Dieu et à vous.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 136 v° - 142 v° (lettre no. 38).

aM. (B. biffé), en.

1Il s’agit de la paternité spirituelle : Bertot fut le père spirituel de Madame Guyon, comme celle-ci l’est de Fénelon, puis en union avec Fénelon de leurs disciples.

.  À Fénelon. Juin ou juillet 1690.

« Plus vous serez misérable de cette sorte, plus Dieu se servira de vous pour de plus excellents ouvrages. »

J’ai encore una grand goût de votre âme. Il me paraît que je la vois comme Dieu la voit, que je la goûte comme Dieu la goûte, et que nul n’en peut avoir une connaissance plus parfaite.

J’ai connu en même temps que le temps de N. serab [f°143r°] long, et très long parce qu’il ne vous est pas seulement donnéc pour vous faire mourir ; mais comme Dieu vous destine à de grandes choses pour Sa gloire et pour les âmes, et qu’Il ne veut pas que vous ayez d’humiliation extérieure (parce que cela ne convient pas à Ses desseins)d, les humiliations cachées vous serviront de contrepoids et ce sera dans leur compagnie que vous serez tout pour les autres, et que vous serez garanti de la corruption. Je vous dis comme [f°143v°] il fut dit à saint Paul : La vertu se perfectionne dans 1’infirmité, et la grâce vous suit1.Vous dirai-je qu’elles dureront jusqu’à la mort, que vous aurez des peines comme vous en avez eues de temps en temps, que cet état vous paraîtra quelquefois entièrement passé comme chose qui ne doit jamais revenir ; puis il reviendra tout à coup avec d’autant plus de force qu’il paraissait plus éteint. Lorsqu’il sera réveillé, il vous paraîtra ne devoir jamais finire.

Plus vous serez misérable de cette sorte, plus Dieu se servira de vous pour de plus excellents [f°144r°] ouvrages. Ce sera alorsque vos paroles porteront plus de coup. Enfin il faut être immolé jusque au bout ! Combienf de tentations contre N., de défiances, de dégoûts ! C’est un lien indissolubleg par le fonds, quoiqu’il puisse arriver bien du changement dans les sentiments intérieurs. Mais soyez persuadé que je vous dis la vérité. Gardez cette lettre car c’est la vérité pure, belle, que Dieu me la fait connaître (afin) que je vous annonce.

Jeh suis venu apporter le feu2 : que veux-je sinon qu’il brûle ? [f°144v°] Je suis venu apporter 1’épée3. O martyr du pur amour immolé pour le salut des autres, il faut que vous soyez humilié jusque à l’excès entre Dieu et vous. Si vous étiez moins à Lui, Il vous ménagerait : il n’y a pas moyen de reculer, victime du Tout Puissant ! Vous négligez de dire vos peines parce cela vousi paraît inutile : cela ne l’est nullement. Si vous les disiez telles qu’elles sont, cela vous rendrait plus simple et vous élargirait le cœur.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 142v° (lettre no. 39). - Dutoit, t. III, Lettre 146, p. 605-607. Cette lettre ne figure pas dans l’Indice du t. V p. 628.

aencore eu un D.

bde question sera D.

cseulement pas donné ms. Nous adoptons D.

dAbsence de parenthèses D.

eéteint et, lorsqu’il sera assoupi, il vous paraîtra ne devoir jamais revenir. D.

fbout : mais combien D.

gdégoûts ! Cependant le lien est indissoluble D.

hvérité. Je D. Omission.

iparce qu’il vous D.

1II Cor., 12, 9.

2Luc, 12, 49.

3Matthieu, 10, 34.

.  De Fénelon. Septembre ? 1690.

Je suis dans une paix et une largeur qui m’étonnent. [f°145r°] Ce qui m’aurait le plus effrayé ne me touche plus, mais je sens une grande répugnance pour les petites choses. J’ai encore je ne sais quoi de roide et de sec contre la souplesse enfantine. Il me semble que le fond de mon âme est comme fondu, mais la superficie est encore dure comme une croûte, ô que j’aurai encore à mourir ! Ce qui devrait coûter le plus n’est pas ce qui me coûtera davantage, mais n’importe, allons toujours.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 144 v° - 145 r° (lettre no. 39a) - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 122.

.  À Fénelon. Eté ou automne 1690.

Devenir enfant.

Plus vous serez abandonné, plus vous serez large et en [f°145r°] paix. Je ne prétends violenter votre attrait en rien : ainsi je vous laisse à Dieu pour tout ce qu’Il pourrait permettre. Il est vrai que les petites choses font autant et plus mourir que les grandes, et je vous assure qu’il m’a autant coûté de devenir enfant que des grands sacrifices, non en douleurs si vives, mais en doutes, hésitations, hontes, m’imaginant que je faisais cela de moi-même, cependant ne trouvant de repos que là. Plus vous êtes sage et opposé à ces choses par naturel, plus y faudra-t-il venir. Il ne faut [f°146r°] pas qu’il y ait un glaçon au-dehors ou au-dedans qui ne soit tout fondu, et je crois qu’étant libre vous ne sauriez trop vous laisser aller à faire l’enfant, et que Dieu y donnera grâce.

Si ce que vous m’avez dit à l’égard de la M.a arrive, cela lui causera de la peine à la suite et pourra vous faire souffrir, mais je n’ai garde de poser des bornes à la mer si Dieu ne lui en donne point. Je vous avais écrit cette lettre hier, je vous l’envoie. Ne vous rebutez point du pain d’enfance car il vous faudra en manger.[f°146v°] J’ai été autrefois un peu sage et opposée à ces choses, mais ô Dieu que m[on] petitb Maître m’a bien changée ! Comptez que tout ce qui est arrêté ou fixé par quelque chose ne peut s’écouler et se mélanger. Il faut que la souplesse du dedans et du dehors soit pareille. Je crois que vous ne serez pas épargné. Votre cœur est trop grand et Dieu vous aime trop pour celac. Ne vous verrai-je de longtemps, Dieu le sait. Mon cœur ou plutôt le centre de mon âme vous voit continuellement.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°144v°-146v° (lettre no. 40) - Dutoit, t. I, Lettre 214, p. 605-606. Cette lettre ne figure pas dans l’Indice du t. V p. 628.

ade N. Dutoit. Non identifié.

bdivin D.

cfin de D.

.  À Fénelon. Fin septembre ou début octobre 1690.

« … la moindre réserve entre nous était comme une pelle d’écluse, qui retient les eaux. »

[f°147r°] J’eus le jour de saint Denis, ainsi que je lui ai mandé, un goût exquis de votre âme : elle me fut montrée comme les délices de Dieu, sur laquelle Il avait des desseins infinis par rapport à Lui-même et à Sa seule gloire. Il me fut donné à connaître jusqu’à quel point Dieu voulait qu’elle fut anéantie, les moyens, et ce qui pouvait y être un obstacle. Dieu me faisait comprendre que la moindre réserve entre nous était comme une pelle d’écluse qui retient les eaux, qu’Il voulait une simplicité et une confiance mutuelle si [f°147v°] parfaite, - car elle n’a pas encore été parfaite, - que nos âmes se répondissenta. Que si vous me cachez la moindre chose, soit de ce qui vous regarde, soit de vos pensées et dispositions à mon égard, cela ferait comme un petit rempart, empêcherait cette parfaite aisance et vous cacherait la pure vérité de Dieu cachée dans son mystère de petitesse et d’abjection. Sitôt que quelque chose vous choque en moi, vous me le devez dire, et les défauts que vous y remarquez. Dieu le veut : cela élargit l’âme et empêche une petite [f°148r°] croûteb.

Notrea Seigneur veut que je vous dise qu’Il me tient si fort égarée de moi qu’il m’est impossible de me voir ni par dehors ni par dedans. Rien chez moi ne s’imprime et cela est impossible. Vous êtes de toutes les personnes que je connais et [avec] la m.1, ceux qui voient lec plus mes défauts, parce que je suis avec vous en toute liberté et que de me contraindre le moins du monde pour par sagesse paraître autre que je ne suis, me paraîtrait un crime, dont il me semble que Dieu me rend incapable. J’agis donc dans [f°148v°] toute l’étendue de ma simplicité. Mon Maître veut que je vous dise et Il m’en donne la vue actuelle que, quelque faible que je sois, je ne suis pas assez dépourvue de bon sens, si je me possédais le moins du monde et si je voulais attirer votre estime, que je ne me contrefisse et contraignisse assez dans le temps que je vous vois pour ne rien laisser qui ne vous édifiât. Que plutôtd mon cher Maître m’enfonce dans l’enfer que de fairee cela ! Je ne vous trompe point : vous me voyez sans fard [f°149r°] et sans rien de composé comme la tromperie le fait.

Vous remarquerez même deux choses que le Maître me fait remarquer dans ce moment pour vous le dire : la première que, lorsque vous me reprenez et qu’à la suite vous le ferez encore plus que vous n’avez fait si vous voulez obéir à Dieu, vous remarquerez, dis-je, que je m’excuse presque toujours. Cela vient de ce que les défauts ne sont point subsistants et, lorsque je les cherche, je ne les trouve point parce qu’il n’y a en cette créature nulle subsistance [f°149v°] propre, en sorte que les fautes n’impriment nul caractère comme dans les autres âmes. Ceci demande une explication qui vous fasse concevoir la conduite de Dieu et la nature des âmes de tout étatf. Faites-moi vous dire cela et les caractères particuliers des choses : Dieu le veut pour votre propre instruction. J’ai plusieurs choses à vous dire là- dessus qui vous regardent.

Les âmes qui sont encore en elles-mêmes, ont des défauts qui portent caractère, comme un papier écrit avec de 1’encre : c’est pourquoi elles les voient [150r°] et sentent et sontg de conséquence venant de source ; mais ces défauts-cih que l’âme ne trouve plus, sont comme une écriture que l’on trace sur le sable lorsqu’il fait grand vent et qu’il est impossible de lire, le vent l’emportant plus tôt qu’elle n’est tracée. Il y a là-dessus des choses admirables de l’économie de 1a Sagesse qui ne paraît pas, et que je vous dirai selon le dessein de Dieu.

L’autre chose que vous remarquerez esti que, lorsque l’on me vient de reprendrej d’un défaut et que je m’en suis justifiée, [f°150v°] j’y retombe aussitôt sans changer de manière. C’est qu’il n’y a plus de possession de soi. Ô si vous saviez ce que c’est que la grâce de l’enfance et de l’innocence, et comme cette manière vient des causes que je vous ai dites, et que le soin de paraître sage devant vous ou de pratiquer une vertu serait abomination !

Je vous expliquerai ceci : je ne tiens à rien tel qu’il puissek être. La lumière de vérité est une lumière délicate, subtile, qui pénètre dans le fond de l’âme, et qui y voit comme défaut ce qui paraît vertu, et comme [f°151r°] vertu ce qui paraît défaut. Et lorsque j’étais dans les maisons religieuses, elles disaientl qu’elles ne me trouvaient point de défauts, et j’en sentais, quoiqu’il n’en parût point. Il en paraît etm je n’en sens point. O vérité de Dieu, que vous êtes grande ! que vous êtes simple ! que vous êtes différente de ce que le monde imagine !

Il vous est d’une très grande conséquence de ne me cacher aucune des pensées que vous pourriez avoir de moi, sans cela vous ne deviendrez jamais assez simple. C’est un reste de fierté [f°151v°] et d’élévation de faire certaines choses, attribuant àn faiblesse cette naïve simplicité qui fait qu’on ne réserve rien, que 1’on se plaint à ses amis de leur tort, que l’on se dit ce que l’on pense. On néglige mille choses, les uns par honte de les dire, les autres parce qu’ils regardent ces menues choses comme inutiles et faiblesses : et c’est piso. Tout cela fait des milieux. Il faut que votre âme soit une eau qui s’écoule sans cesse, sans quoi il y a des endroits qui se corrompent et qui incommodent [f°152r°] par leurs mauvaises odeurs. Recevez les paroles de vie de la gueule du lion mort2.

Je suis bien aise que vous ayez trouvé le Purgatoire bien. Commep je ne me connais pas à ce que j’écris, je ne sais point faire le discernement de ce qui est vieux ou nouveau, beau ou laid, c’est à vous de le faire. Je crois qu’il y a peu de choses nouvelles pour vous qui êtes savant et enseigné du Seigneur. Ce que j’écris me paraît toujours nouveau à cause que rien ne subsiste chez moi, et que ce qui m’est manifesté dans le moment [152v°] présent, ne me laisse pas souvenir du passé, si je l’ai écrit. Il faut que vous me disiez franchement tout ce que vous pensez, car je suis un enfant. Notre Seigneur m’a fait entendre que vous êtes mon père et mon fils, et qu’en ces qualités vous me devez conduire et me faire faire ce que vous jugerez à propos à cause de mon enfance, qui ne me laisse du tout rien voirq, ni bien ni mal, que ce qu’on me montre dans le moment actuel.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 147r° (lettre no. 41). - Dutoit, t. I, Lettre 215, p. 606-612.

arépandissent. D.

bempêche (comme) une petite croûte (qui s’y formerait). D.

cet N. N. ceux qui voyez le D.

dMon Maître veut que je vous dise (et il m’en donne la vue actuelle) que, si je me possédais le moins du monde, et que je voulusse attirer votre estime, je ne suis pas assez dépourvue de bon sens, quelque faible que je sois, pour ne me point contrefaire ou me contraindre assez dans le temps que je vous vois, afin de ne rien laisser échapper qui ne vousédifiât. Mais que plutôt D.

ede (me laisser) faire D.

[2°.D] Notre D qui numérote les sept paragraphes de la lettre.

fde tous états D.

get (ces défauts) sont D.

hces autres défauts-ci D.

iremarquerez en moi est D.

jde me reprendre D.

krien quoi que ce puisse D.

ldéfaut. Lorsque j’étais dans les maisons (des) Religieuses, elles disaient D.

msentais (cependant) quoiqu’il n’en parut point : il en paraît (à présent) et D.

nchoses, que d’attribuer à D.

oet en cela on fait pis. D.

ptrouvé à votre goût ce que je vous ai envoyé. Comme D.

qcar je suis un enfant, et mon enfance ne me laisse rien du tout voir D. Omission.

1La Marvalière ?

2Juges 14, 9 : le lion tué par Samson.

.  À Fénelon. Début octobre 1690.

Récits de songes dont celui de l’agneau occis.

[152 v°] La nuit du vendredi au samedi 29 à 30, j’ai vu M.1 en ma manière [153 r°] de voir. Il a de la simplicité, de la candeur, l’âme belle, du dénuement, de la désappropriation : je le goûte comme la bonne eau. Cependant j’ai quelque chose à lui reprocher. Il a encore de la présomption qu’il ne connaît pas, estime de son don, il a de l’attache à N. quoiqu’il ne la connaisse pas et cela par rapport à soi. Comme il possède toute l’affection de N., il ne connaît pas à quoi il tient, il le connaîtrait s’il le perdait. Moi qui y parais attachée, je ne la suis point selon que l’on m’a fait connaître étant une nécessité pour lui sans nulle [153 v°] relation sur moi. Son extérieur est plus achevé que celui de N., mais l’intérieur de N. a plus d’étendue que le sien.

J’ai vu N., l’âme claire, pure, candide, d’une grande étendue : elle me paraissait en des endroits comme plissée et ayant quantité d’étoffe à étendre qui ne se peut étendre que peu à peu à mesure que mon petit Maître et moi ferons notre office vers lui selon la charge que nous avons. M. n’avait pas tant d’étoffe plissée, il s’en faut bien. Il y a dans ses plis des cachettes que l’on ne voit que lorsque le pli est étendu : [154 r°] plus les plis se défont, plus 1’âme devient simple et innocente. Je voyais que N. a du vif sur certaines choses et de la mort sur d’autres, et je voyais que la mort était un effet de sa vie même, aussi grande et plus que le vif.

« Il faut, a dit le Maître me montrant l’agneau occis devant le Trône de Dieu, qu’il soit de même. » - « Eh quand sera-t-il de la sorte ? » ai-je dit. « Quand il sera comme cet enfant ». J’ai pris un joli enfant que j’ai caressé, dont j’ai fait ce que j’ai voulu : il riait toujours également. Je lui voyais mille enfances. J’ai dit : « comment cet [154 v°] enfant si vif est-il l’agneau occis? » - « Il n’est vivant de la sorte, m’a-t-on dit, que parce qu’il est parfaitement mort. Je te donne le droit de tuer, et il n’est donné qu’à toi. La mort n’a rien d’agréable pour celui qui la reçoit. » L’on m’a montré un endroit de la vie de N. qu’il ne devinerait jamais : je le lui montrerai lorsque je le verrai. « Eh, Seigneur, comment ces personnes que Vous affaiblissez et que Vous tuez d’une manière si contraire aux autres, Vous peuvent-elles être agréables ? » - « Ce sont celles qui suivent l’agneau. » - « Mais ce sont celles qui ont vaincu, ai-je [155 r°] dit, qui suivent l’agneau ? » - « Nul n’a vaincu, a-t-Il répondu, que celui qui s’est quitté soi-même et qui donne par là toute-puissance à l’agneau. Tous les saints austères et combattants, ce sont des saints militaires, mais ils ne sont point les victorieux s’ils ne se sont vaincus eux-mêmes. L’on ne se vainc qu’en se quittant et c’est ce qui s’opère par l’abandon, et N. ne sera parfaitement quitte d

e lui que lorsque ses plis seront défaits : c’est ce qui le rend plus dur. » - « Eh, Seigneur, faites-le donc aux dépens de toutes choses. Mais n’est-ce point [155 v°] une folie de donner une forme à une chose spirituelle? » - « L’on ne peut, ç’a-t-on dita, s’expliquer d’une autre sorte. » Cette âme ainsi figurée était extrêmement claire et transparente : les plis faisaient comme de petits nuages. « C’est à toi, ce m’a-t-on dit, que je donne d’achever cet ouvrage. Sitôt que tous les plis seront étendus, il sera comme toi : toute forme disparaîtra et vous ne serez qu’une seule âme » - « Faites-le, Seigneur, ai-je crié, que nous ne soyons lui et moi qu’une âme. » Ensuite, j’ai vu sans voir une multitude d’enfants. Je voyais que N. portait lui seul trois [156 r°] qualités, de père, d’époux, et de fils, ce que tous les autres ne portaient point. Ils sortaient tous de mon esprit, et N., comme caché dans un nuage, rendait en mon petit Maître mon esprit fécond. Je ne comprenais pas ce mystère, lorsque mon petit Maître m’a dit : « c’est Moi qui rend Ma mère féconde : lorsque J’étais en elle, J’étais plus grand qu’elle. Mais vous et N. serez faits une même chose : quand toutes répugnances seront ôtées envers Moi, elles le seront envers toi. »

Après, j’ai vu B., il m’a paru comme un vase extrêmement poli et orné, tout enrichi de [156 v°] feuillures très belles : je le croyais d’un grand prix. J’ai dit à mon petit Maître: « cher petit Maître, ce vase est-il d’un plus haut prix que ce crêpe plissé que je viens de voir en N.? » Il a ri et m’a répondu: « oui, aux yeux des hommes, mais à mes yeux le crêpe l’est infiniment davantage. Et il faut que ce vase se fonde, ce qui ne se fera pas sans peine : alors tu le verras s’il se laisse fondre comme un crêpe ! Ne vois-tu pas que ce crêpe s’étend insensiblement et devient immense, au lieu que le pot ne peut contenir que peu de chose quoiqu’il paraisse d’une [157 r°] éclatante beauté? » O Seigneur, que les hommes sont aveugles et trompés !

Ensuite j’ai vu deux enfants nus qui jouaient ensemble et semblaient faire des choses indécentes. Mon petit Maître les regardaient en riant. Je Lui ai demandé si cela ne L’offensait pas. Il m’a dit que non, qu’ils Le divertissaient par leur innocence, et plus Il riait plus ils faisaient ces choses pour Lui plaire, dont j’ai été étonnée. Ensuite, j’ai vu un grand prêtre d’un air sévère et mortifié, tout plein de lui-même, enflé dans son humilité apparente, qui s’est mis dans une colère horrible contre [157 v°] les enfants, disant que le zèle le dévorait et qu’il fallait punir ces enfants, qu’il était tout plein du désir de la gloire de Dieu. J’ai été fort étonnée, regardant mon petit Maître, de voir qu’Il tournait le dos à celui-là. Il avait comme mal au cœur de lui et regardait amoureusement les enfants qui continuaient le jeu malgré le prêtre. Il en fut avertir bien d’autres qui voulaient faire mourir les enfants qui ne cessaient leur jeu pour cela, jusqu’à ce que le petit Maître les cachât, et ils ne parurent plus.

Ensuite, je vis une quantité [158 r°] de mes enfants qui étaient comme dans un parquet de pasteurs2, qui ne faisaient que marcher sans sortir de ce lieu. Je demandai à m[on] petit Maître ce que c’était. Il me dit : « ce sont les âmes qui entrent bien dans l’étable de ma volonté cachée, mais ils ont un motif intéressé de perfection, ils sont en eux-mêmes comme dans un parquet et, quoiqu’ils marchent toujours et qu’ils fassent, ce semble, plus de chemin que les autres, ils ne sortent jamais de là, faute de se perdre au point qu’il faut. Il ne faut point regarder l’avancement par le chemin [158 v°] que l’on a fait, mais par l’entière désappropriation ». Où sont les âmes qui n’ont plus aucune réserve sur l’honneur, sur le bien, sur la santé, sur l’infamie, sur la vie et la mort, sur la perte de toute perfection, sur le salut éternel ? Tel qui se sacrifie croit assurer son éternité, se faisant croire à lui-même qu’il la perd. Propre intérêt, que tu fais de mal ! J’en voyais qui se servaient pour se nourrir de tout ce qu’on leur donnait pour les faite mourir. Il m’a donné une faux et m’a dit: « sois mort pour les enfants et qu’ils ne vivent plus. » -« Mais [159 r°] Seigneur, lorsque je suis mort pour eux, ils me fuient autant qu’ils me caressent lorsque je leur communique la vie. Hélas ! que voulez-vous que je fasse ? » - « Que tu sois mort, et ils n’auront la vie qu’en souffrant que tu leur donnes le coup de la mort ». Ensuite, il a séparé mes enfants les uns des autres, puis Il a dit : « Ceux-là, ce sont enfants vivants, ils refuseront la mort, ceux-ci te seront enfants semblables, parce que contre leur gré ils recevront la mort ». Alors je me suis trouvée animée d’un esprit impétueux pour ceux qui doivent mourir et d’un [159 v°] cœur tendre et caressant pour les autres. Mes caresses sont mort aux autres. J’ai couvert mon visage de mort et je n’ai montré que douceur et suavité.

J’ai été ensuite à une église, il y avait une presse épouvantable. J’ai demandé quelle dévotion c’était. Le petit Maître m’a dit : « Gens de négoce et voleurs, et il n’y a personne en toute cette presse qui adore Mon Père en esprit et en vérité. Lorsque Je fis voir tant de zèle contre ceux qui vendaient au Temple, c’était la figure de Mon indignation pour ces gens de [160 r°] commerce : les uns font commerce d’orgueil grossier, les autres de spirituel ». Les sept péchés mortels spirituels et corporels y étaient. Ceux qui étaient les plus innocents n’étaient là que par un motif d’intérêt de leur salut, mais nul n’adorait Dieu pour Dieu même. D’autres marchandaient le paradis, croyant qu’il leur était dû à cause de leurs œuvres : enfin c’était une Babylone. Recevez ceci de la part du Seigneur notre Dieu.

Il m’a dit de vous envoyer mon portrait au naturel : c’est cette feuille de papier, Il y écrit ce qu’il Lui plaît [160 v°] et s’il est toujours blanc [sic].

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 152 v° - 160 v° (lettre no. 42).

a[ce m’] a-t-on dit.

1Les personnes N., M., B., auxquelles cette lettre se réfère ne sont pas identifiées dans la mesure où l’on ne connaît pas intimement les membres du cercle guyonien dont les plus connus sont les ducs et duchesses de Chevreuse et de Beauvillier…

2Enceinte de bergers.

.  À Fénelon. Automne 1690.

« … ceci est un coup de partie pour le suivre ou vous dérober à sa conduite. »

[160 v°] J’ai souffert toute la nuit comme une martyre, je souffre encore à présent d’une manière que Dieu seul connaît. Je crois être obligée de vous dire qu’il ne faut pas manquer au dessein de Dieu sur vous, que ceci est un coup de partie pour le suivre ou vous dérober à Sa conduite. Je ne regarde point mon intérêt. Je veux bien être jetée comme Jonas dans la mer pour apaiser la tempête, mais ce que je dois à votre âme me fait vous dire que si vous vous étrangez de moi, si vous cessez [161 r°] de me croire et de suivre aveuglément ce que je vous dirai, vous vous plongerez, vous vous plongerez en vous-même d’une manière d’autant plus fâcheuse qu’elle serait plus irrémédiable. Au nom de Dieu, croyez-en à mon expérience : quel intérêt pourrais-je avoir en cela et ne me serait-il pas bien plus doux de vous communiquer toujours la vie que la mort ? Mais comme je suis sans vie et sans choix, il ne m’est pas possible de ne pas frapper où Dieu frappera. Surmontez en cela votre raison et laissez-vous guider à la foi qui ne vous égarera pas [161 v°] quoiqu’elle paraisse le faire. Passez sur tous vos raisonnements avec courage. J’avoue que si je pouvais me plaindre de Dieu, je me plaindrais du tour qu’Il m’a joué, mais je ne peux qu’adorer Sa sagesse et, sans rien examiner, être ravie qu’Il Se soit servi de moi pour votre plus grande destruction.

Quelque chose qui vous pût arriver, vous auriez eu trop d’appui en moi si vous n’aviez pas eu sujet d’être tenté contre moi. Votre naturel quoiqu’éteint est violent et impétueux. Vous pourriez beaucoup vous nuire soit en [162 r°] prenant dans sa violence des résolutions précipitées, soit en cherchant avec ardeur du remède à vos maux. Sachez qu’à moins de perdre pour jamais votre voie, de manquer pour vous et pour les autres à tout ce que Dieu veut de vous, vous n’en trouverez point. Qui dit mourir et tout perdre pour Dieu, dit plus que l’on ne pense. Qu’il est aisé de le dire ! Il est bien dur de le penser, mais qu’il est dur de l’exécuter !

C’est aujourd’hui le 25e, c’est la fête de mon petit Maître. Je veux que vous vous sacrifiiez de nouveau à la messe à toutes Ses volontés suprêmes. Il n’est [162 v°] plus temps de reculer, vous êtes à Lui. Ô si vous L’avez suivi dans le chemin uni, suivez-Le dans les abîmes et dans les précipices. Je Le prie, ce Dieu de bonté auquel je suis sans réserve et auquel je m’immole dans Son immolation même, n’ayant rien à immoler en moi, de ne me point épargner pour servir votre âme selon l’étendue de Ses desseins. J’avoue que rien au monde ne me pouvait être plus dur, mais quand il m’appliquerait à crucifier mon cher petit Maître, je le ferais avec la même soumission de sacrifier pour vous ce qu’Il veut de moi.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 160 v° - 162 v° (lettre no. 43).

.  À Fénelon. Automne 1690.

Pouvoir de Dieu qui rejaillit d’elle sur les créatures. Vie dans l’instant présent.

Notre Seigneur me poursuit vivement pour achever de vous dire mes dispositions et des circonstances sur les choses que je vous commençai hier. Je vous prie qu’une discrétion ne vous empêche pas de m’interroger, car je suis disposée à ne vous rien cacher, quoi qu’il en pût arriver, ni à ne rien ménager du tout, non seulement des dispositions où j’ai toujours été, et où je suis encore, d’impuissance de rien refuser à Dieu à quelque chose qu’Il me pût livrer et de quelque nature qu’il pût être, ne prenant non plus de part à moi qu’à un mort que [163 v°] l’on livre à un chirurgien pour en faire la dissection - mais de plus [à ne vous pas cacher] les lumières qui m’ont été données et la disposition de pureté infinie dans laquelle l’âme et même le corps sont mis par là. Si vous trouvez de votre côté quelque répugnance à m’entendre, c’est à vous de m’arrêter. Pour moi, je n’ai qu’une chose à faire, qui est d’obéir à Dieu et d’aimer, et quand j’aurai marqué là dessus ce qu’il exige de moi, c’est à vous à m’écouter ou non. Cela me suffit.

Ma vie est telle que tout ce qui a jamais été écrit n’égale point cela. Dieu a un pouvoir si absolu sur moi [164 r°] que j’ose dire qu’il n’y a aucune créature sur terre sur laquelle Il en a un plus étendu, puisqu’à quelque usage qu’Il pût me mettre, je ne trouverais pas même en moi une répugnance. La mesure du pouvoir qu’Il m’a donné sur les âmes surpasse et ce que je pourrais vous en dire et ce que vous en pourriez comprendre ; celui qu’Il m’a donné sur les démons et, j’ose dire, sur Lui-même, vient du pouvoir qu’Il a sur moi, qu’Il a mis et qu’Il pourrait toujours mettre à toute épreuve, mais je dis de même qu’un mort. Les miracles ne sont point miracles et ne s’étendent que peu sur [164 v°] l’extérieur, mais c’est un pouvoir sur les âmes, et comme les âmes des justes sont en la main de Dieu, aussi sont-elles dans les miennes par rapport à la souplesse infinie que Dieu a donnée à mon âme.

Le terme de perdre tout intérêt du temps et de l’éternité est bientôt dit, mais il est d’une étendue infinie. Et il a des circonstances si fortes qu’il n’y a que le pouvoir d’un Dieu qui puisse réduire l’âme à un tel état : non seulement l’âme de cette sorte se laisse mettre en toute posture pour la gloire de Dieu, mais comme la charité pour le prochain ne peut être parfaite que l’âme ne soit [165 r°] consommée en Dieu en parfaite charité, les mêmes dispositions où Dieu l’a mise pour Sa propre gloire, de désintéressement consommé et de souplesse infinie, elle l’a pour le bien du prochain, sans regarder ce bien et sans pouvoir avoir sur cela une disposition particulière, mais se laissant à tout ce que Dieu fait.

Si pour vous seul il me fallait porter tous les états que j’ai passés, et de plus étranges même, cela ne trouverait chez moi nulle répugnance. Etendez cela aussi loin qu’il peut aller, et vous ne l’étendrez point trop. Je n’ai point encore dormi cette nuit. Il me semble que Dieu [165 v°] dispose votre âme par la mienne et Il opère tout ce qu’Il veut. Ô que Dieu vous veut souple ! Ô qu’Il vous veut pur ! mais pur de la pureté seule qu’Il estime être telle. La souplesse du papier dont vous parlez est bien peu de chose : il déchire souvent. L’on veut bien autre chose de vous. Au nom de Dieu, ne faites point de difficulté de me demander tout ce que Notre Seigneur vous inspirera de savoir.

Lorsque je parle sur l’avenir, comme l’âme est très pure et nue, je dis simplement ce qui m’est donné, non en manière de prophétie, mais comme de simples pensées, je le [166 r°] dis sans me soucier du succès. Mais quoique je ne me trouve point (lorsqu’on me reparle des choses) de pensées qui combattent les premières, je me trouve, lorsqu’on me parle de ce que j’ai dit, comme étrangère à moi-même et comme si je n’avais rien dit là dessus, comme si l’on me parlait grec. Et il m’est impossible de rappeler une disposition passée et de recevoir d’autre impression que l’impression actuelle, indépendante du passé et de l’avenir, de sorte que l’âme demeure toujours dans sa pureté et netteté, parce que ce qu’elle dit ne fait nulle impression en [166 v°] elle et ne laisse point de traces, pas même celle de la certitude. Dieu est vérité, mais vérité simple, qui dit les choses nûment et en manière présente, et ne les répète que peu : s’Il le fait, c’est que cela est nécessaire.

Je suis donc sacrifiée de tout mon cœur pour votre propre utilité à toutes les volontés de Dieu. Celui qui veut bien se sacrifier à servir les âmes dans toute l’étendue des desseins de Dieu sans nul ménagement, se sacrifie au gibet. Il me paraît que, si je venais à vous arrêter ou retarder sous prétexte ou de ne vous pas rebuter ou de me ménager [167 r°] avec vous, je retarderais ou arrêterais tout le bien d’un royaume. Ceci est aussi fort que réel : faites-y attention, car la mort et la vie est attachée à vous par un ordre secret de Dieu, qui vous choisit pour premier mobile.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 163 r° -167 r° (lettre no. 44).

.  De Fénelon. Automne 1690.

« Mon cœur est ouvert à tout … Je suis fort au large… »

Votre petit Maître est le mien : Il fera tout ce qu’il Lui plaira, je n’ai à Le dédire1 sur rien. Je réponds sans répondre : fiat, fiat mihi secundum verbum tuum2. Je reçois ce que vous me mandez non avec une paix aperçue, qui n’est point de mon état, mais avec une entière non-résistance3. Mon cœur est ouvert à tout et n’est surpris de rien, tant les choses lui paraissent faciles à Dieu, qui n’a qu’à vouloir. Ce qu’Il fait en moi, et que je ne puis concevoir moi-même, est plus étonnant que tout ce que vous dites qu’Il fera dans les autres. Je suis fort au large et dans un goût de la souplesse pour me laisser mener en petit enfant. Je sens que j’en ai besoin et qu’il y a au-dessus de ma droiture4, qui me semble presque parfaite avec vous pour ne rien dire que de vrai, une facilité ingénue pour montrer d’abord toutes les rêveries qui passent par ma tête. Bonsoir, je suis plus à vous que je ne saurais ni le dire ni même le comprendre.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 167 r°-168 r° (lettre no. 44a). - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 123.

1Dédire : désavouer, contredire.

2Luc, 1, 37 : « Voici la servante du Seigneur, qu’il me soit fait selon votre parole. Ainsi l’ange se sépara d’elle. » (Sacy).

3Bien que l’expression semble rare sous la plume de Fénelon, on trouvera un beau développement sur la non-résistance dans sa Lettre spirituelle CXCVII, sans doute adressée à l’un des fils de la duchesse de Mortemart (Fénelon (Gosselin), t. VIII, p. 576).

4Droiture : loyauté.

.  À Fénelon. Automne 1690.

« C’est moi, c’est moi en vous qui terrasserai l’ennemi… »

[168 r°] Il faut vous dire, monsieur, que l’on ne peut aimer plus que je vous aime. Je vous quitte sans peine, quoique mon cœur ait une tendance continuelle vers vous. Dieu a fait une union qui me paraît surpasser toute union. Votre âme est pour la mienne quelque chose de si exquis que je [168 v°] ne peux l’exprimer. C’est une substance qui en nourrit une autre, c’est ce bon vin dont il est parlé dans le Cantique, préparé pour être bu de l’époux.

Vous êtes selon le cœur de Dieu, celui qu’Il a choisi entre mille pour faire éclater les trésors de Sa sagesse et de Sa bonté, et c’est par vous qu’Israël connaîtra le Seigneur son Dieu. Ceci est vérité de Dieu, cachée dans le mystère de Sa petite fille. J’étendrai mon cordeau par toute l’Idumée, Moab est le peuple que je désire m’assujettir ; il le sera par [169 r°] vous, ô Jacob, qui êtes comme le petit ver, et vous Israël qui êtes comme mort. Vous êtes le fils de la droite du Très Haut : vous assemblerez Ses élus comme le blé dans Son grenier, et vous dissiperez la paille. Ce sera en moi que vous ferez ces choses. C’est moi, c’est moi en vous qui terrasserai l’ennemi, ce sera en vous par moi que le Très Haut prendra Ses délices. O cher Benjamin de mon cœur, sacré par l’Esprit Saint, vous êtes au Seigneur, vous êtes au Seigneur comme le peuple qu’Il s’est [169 v°] acquis et comme Son héritage perpétuel, et nul ne sera à Lui que par vous de ceux qu’Il a destinés pour régner à jamais. Ceci est vérité de Dieu, comme Dieu est vérité. L d1 connaîtra la vérité, et elle me connaîtra parce que je suis de Dieu pour elle et pour sa maison, qui est au Seigneur notre Dieu.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 168 r° -169 v° (lettre no. 45).

1S’agit-il de la duchesse de Charost ? 

.  À Fénelon. Automne 1690.

L’enfance et la simplicité requises.

Je suis ravie que Notre Seigneur vous inspire toujours plus l’enfance et la simplicité qu’Il veut assurément de vous, et que vous me disiez jusqu’à vos moindres pensées, ou, si vous [voulez], [170 r°] rêveriesa : il n’ y a que ce moyen de devenir petit. Vous ne sauriez croire comme votre fidélité à faire et dire les plus petites choses dès qu’elles viennent, et les plus extravagantes, dilate le cœur. Dieu a choisi ce moyen, qui est bien au-dessus de dire lab vérité lorsque l’on parle : le premier estc de la juste droiture, le second est la simplicité enfantine de mon très cher petit Maîtred. Il faut toujours plus que vous soyez formé à Sa mode. C’este dans l’enfance que vous ferezf toute chose.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 169v° 170r° (lettre no. 46) - Dutoit, t. I, Lettre 213, p. 604.

avous voulez, rêveries D qui corrige l’oubli.

bdire seulement la D.

cparle. Ce dernier est D.

dcher divin Maître. D.

eà la mode de Dieu. C’est D.

fserez D.

.  À Fénelon. Novembre 1690.

« Vous êtes mon unique… »

[170 v° ] L’on ne peut pas, monsieur, être plus unie à vous que je la suis. J’ai quelque crainte que vous n’ayez quelque besoin intérieur. Je ne sais pourquoi cela me vient dans 1’esprit.

J’ai à présent quelque facilité à prier pour N., et il me semble qu’il est tiré d’un purgatoire où il s’ignorait lui-même et qu’il connaît à présent que son salut est assuré. Notre Seigneur semble me l’offrir de temps en temps et me dire intérieurement : « J’en ferai bien d’autres pour te témoigner Mon amour ». [171 r°] Je veux bien payer et abréger son purgatoire. Ô que Dieu donne à une âme en qui Jésus-Christ vit seul ! Que ne donne-t-il point à Jésus-Christ ? Data est mihi omnis potestas in coelo et in terra : si les hommes pouvaient comprendre cela sans se scandaliser, je le leur crierais de toutes mes forces. Vous êtes mon unique, celui des enfants de ma mère qui m’a été destiné de toute éternité, afin que nous accomplissions toute justice, mais justice de Dieu contre toutes créatures vivantes et contre tout être propre. Le Seigneur a fait ici ce qui fut [171 v°] fait du feu sacré caché dans la boue : Il était boue dans le puits, et Il devint feu exposé aux rayons du soleil, mais feu qui embrasait et consommait toutes les victimes. Je souhaite que tout se consomme dans votre cœur. Soyez au large. Nos dames ne se repentent pas de s’être chargées de la fille de m[on] petit Maître. Nov. 1690.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 170 v° - 171 v° (lettre no. 47).

.  À Fénelon. Fin 1690.

Voyage.

[171 v°] Je ne vous dirai rien de nouveau, monsieur, lorsque je vous assurerai que je vous irai aussi présent que si j’étais auprès de vous. Mon union [172 r°] pour vous ne saurait, ce me semble, être altérée.

Nous avons fait le voyage avec assez de consolation. J’espère que Dieu en tirera Sa gloire. Je me suis sentie appliquée deux ou trois fois pour R.1 : cela vient comme un coup de flèche et s’en retourne de même. Une seule chose demeure fixe : Dieu et vous sans distinction l’un de l’autre.

Que toutes les créatures sont humaines ! Je ne trouve presque plus de vestige d’intérieur dans cette maison ! C’est un langage et un pays barbare. Ils ont eu des maîtres étrangers, ils pourraient bien dire : «  Seigneur, des [172 v°] maîtres étrangers nous ont possédés sans vous, faites qu’étant en vous, nous ne soyons conduits que de vous ». Que le langage de la mort de soi-même et du dénuement parfait est peu connu ! Il me semble que Dieu a imprimé dans votre âme Sa vérité avec des caractères ineffaçables. J’ai eu le cœur frappé sur M. de qu’il était expédient qu’un mourût pour le salut de plusieurs. Vous savez à quel point je suis à vous en Notre Seigneur.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 171 v° - 172 v° (lettre no. 48).

1Non identifié.

.  À Fénelon. Fin 1690.

« … vous ne ferez rien sans celle qui est votre racine, vous enté en elle comme elle l’est en Jésus-Christ… »

[172 v°] Il y a ici quelques personnes qui ont fait vœu au démon de lui attirer autant d’âmes que [173 r°] j’en attire à Notre Seigneur : je suis restée immolée pour souffrir pour elles si Dieu les veut convertir. Je suis toujours plus convaincue que Dieu donnera R., mais ce sera dans notre union. Ne vous étonnez pas si je vous hâte, car c’est la volonté du Seigneur qui veut avancer l’heure. Il n’y a plus qu’un temps et la moitié d’un temps, et puis la gloire du Seigneur sera révélée et les nations connaîtront qu’Il est le Seigneur, et qu’Il a manifesté en moi et par moi en vous Sa puissance. L’heure viendra, l’heure viendra, vous ne [173 v°] l’attendez pas, car vous êtes pauvre et dénué, mais le Seigneur étalera la puissance de Sa droite : elle passera les extrémités de la terre. Soyez pliéa, vous qui êtes comme le cyprès, et que vos rameaux contre votre nature couvre une partie des nations, car le Seigneur l’a ainsi voulu. Mais vous ne ferez rien sans celle qui est votre racine, vous enté en elle comme elle l’est en Jésus-Christ, et, quoiqu’elle soit comme le fruit de vos branches, elle est cependant la sève qui vous donne la vie. Lorsque la [174 r°] vérité sortira de vous et que les paroles de vie couleront de la bouche que j’ai aimée comme le fleuve de lait, alors vous connaîtrez que la vérité ne s’est point retirée de moi, qu’elle est jusque dans l’éternité, que Dieu a mis Son trône au milieu d’elle et qu’Il y habitera éternellement. Amen.

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 172 v° - 174 r° (lettre no. 49).

asic : pour « souple » ?

.  À Fénelon. Fin décembre 1690 ?

De l’enfer.

Car ils seront tous salés par le feu, comme toute victime doit être salée par le sel. Ayez du sel en vous-même et gardez la paix entre vous. Marc 9 c v. 48-491. ….a

- B. N. F., ms. Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 174 r° (lettre no. 50).

afin abrupte du ms. Nouv. acq. fr. 11 010.

1Mc 9, v. 48-49 : « Car tous seront salés par le feu, comme toute victime doit être salée par le sel. [49] : Le sel est bon ; mais s’il perd sa force : avec quoi l’assaisonnerez-vous ? Ayez du sel en vous-mêmes, et gardez la paix entre vous. » (la trad. Amelote connue de Madame Guyon commente : « salés par le feu » ainsi : « les damnés seront conservés sans corruption par le feu de l’enfer » ). Ces deux versets viennent à la fin du chapitre 9 résumé ainsi par Amelote : « La transfiguration de Jésus. Elie est déjà venu. Jésus chasse un démon sourd et muet. Il prédit sa passion. Le plus grand de ses disciples doit être le plus petit. Qui n’est pas contre eux est pour eux. Il faut arracher notre œil, s’il nous scandalise. »

.  À Fénelon. 1690.


Que vous dirais-je, mon bon, sura l’état où vous vous trouvez à mon égard ? Je n’ai nul mouvement ni pour vous rassurer ni pour vous retenir. Laissez-vous à Dieu : Il ne vous trompera pas. Est-ce sur la créature que vous vous êtes appuyé, en moi ou sur Lui ? Si c’est sur la créature, c’est un roseau brisé qui vous percerait la main. Si c’est sur Dieu, demeurez attaché à Dieu : Il est immuable, Il ne change point, Il peut Se servir d’instruments et puis les rejeter. Si Dieu vous veut ôter de moi, comment vous retiendrais-je ? Ô, à Dieu ne plaise ! Laissez votre esprit vide de précautionsb, ni pour ni contre, et laissez votre cœur ouvert à Dieu afin qu’Il le tournec comme il Lui plaît. Ne cherchez d’assurance ni en vous ni dans la créature : la vraie servitude est en Dieu. Dieu peut permettre tout ceci pour vous faire mourir à l’attachement que vous avez aux servitudes. Il peut le permettre aussi parce qu’Il peut ne Se vouloir plus servir de (f. 1 v°) moi pour vous. Je peux avoir mélangé Sa pure lumière de mon impureté : c’est à Lui à démêler tout cela dans votre cœur. Ne désirez donc point de continuer d’être lié à moi si Dieu vous délie. Il vous avait lié à un faisceau d’épines pour vous purifier : en vous piquant, Il veut peut-être les jeter au feu. Ô, ne soyons pas assez téméraires pour L’en empêcher ! Qui suis-je qu’un chien mort1 ?

Je peux être trompée : ce n’est pas une chose extraordinaire quand je le serais. La voie est bonne en soi ; et si Dieu permet en moi de l’illusion, c’est à cause de mon orgueil, mais allant droit comme vous allez, Dieu ne vous trompera pas. La voie est bonne et droite, s[ain]te, pure et sans tache, mais combien de méchants marchent-ils par la voie des saints ? Je n’ai jamais voulu vous tromper, mais je ne vous ai jamais donné de certitude sur moi : je vous en ai donnée sur vous et sur la voie. Plût à Dieu que, par tout mon sang, je vous la puisse faire suivre jusqu’à la mort ! Puis pourd moi, (f. 2 r°) laissez-moi, mon bon, laissez-moie, ne vous liez qu’à Dieu seul. Les moyens sont bons tant qu’ils sont dans l’ordre de Dieu : ils nous nuiraient si nous les retenions un moment contre Sa volonté. J’espère que, quand vous serez arrivé en Lui, vous trouverez cette misérable goutelette dansf cet océan divin. N’ayez nulle peine de vous sentir retiré de moi si Dieu le veut, je vous en conjure. Et croyez qu’en mon cher Maître, quoi qu’il arrive, vous me serez toujours infiniment cher.

Je crois qu’il ne faut point parler que vous ne m’ayez fait examiner, afin de ne vous pas tromper et ne rien avancer que de juste. Si vous saviez ce que c’est que les femmes en général, soyez une fois de la vérité ou du moins des apparences avant de parler. Si je suis trompéeg, ayez assez d’humilité pour avouer que vous vous êtes laissé tromper par la personne et non pas par la voie (car vous devez soutenir la voie de Dieu). Il ne faut pas avoir de honte de se dédire : tant de grands hommes ont été trompés par des femmes.

(f. 2 v°) Bonh courage : que cela ne vous arrête pas un moment. Augmentez votre foi, [et croyez que]i Dieu saura bien vous tirer de l’erreur et du mensonge pour vous mettre dans la vérité. Allez à Dieu sans crainte et sans hésitation avec un cœur étendu. Ne vous rétrécissez point par la crainte de mal faire en me quittant. Faites avec générosité ce que Dieu voudra de vous, sans égard humain. C’est aux hommes à soutenir avec opiniâtreté leurs opinions, mais c’est aux enfants de Dieu à se laisser éclairer avec simplicité. Défiez-vous de votre naturel timide dans cette rencontre. Si Dieu me rejette, rejetez-moi avec une fermeté digne de Lui : ne comptez la créature pour rien. Mille fois toute à vous, mon bon, enj Celui qui est tout en toutes chosesk.

- A.A.-S. pièce 7346 autographe – Dutoit, t. III, Lettre 138. - lettre absente de la copie La Pialière. La date est incertaine, l’écriture est proche de celle, datant de 1694, des pièces voisines. Nous donnons les variantes de D qui montrent sa fidélité mais aussi de légères retouches.

adirai-je sur D.

bpréventions D.

ctrouve D.

dmort ! mais pour D.

elaissez-moi, laissez moi D.

fgoutelette d’eau dans D à partir duquel nous rétablissons la lecture de « goutelette ».

ginfiniment cher. Si je suis trompée D qui omet deux phrases.

hdédire. Tous les grands hommes ont été trompés. Bon D.

iomission dans le ms.

jrien. Toute à vous en D.

kpour mon bon en travers raturé.

1I Rois, 24, 15 : « Qui poursuivez-vous, ô roi d’Israël ; qui poursuivez-vous ? Vous poursuivez un chien mort et une puce. » (Sacy).

.  À Fénelon. 1690.

Copie d’une lettre de notre mère à notre père.

Je voulais vous écrire par M. et je ne l’ai pas fait. Je lui ai dit mille choses qu’il m’a promis qu’il vous dirait. Il n’est pas possible que vous ne répugniez à mille choses que je vous dis, parce qu’elles sont d’une extrême force et qu’elles excèdent votre portée : aussi ne vous les dis-je pas afin que vous y travaillez, ce qui ne se peut, mais afin qu’elles s’opèrent en vous par le plein et entier acquiescement. C’est comme si on disait à une personne : il faut monter [à] une vue inaccessible ; elle serait effrayée de la proposition ; mais qu’elle attende, elle s’y verra montée peu à peu sans savoir comment.

Dieu vous pousse avec tant de force qu’Il ne vous donne aucun relâche. Vous êtes toujours en l’air comme un homme qu’on ballotte dans une couverture, en sorte qu’il ne faut pas s’étonner que vous soyez toujours étourdi sans pouvoir vous reposer nul instant. Votre esprit pénétrant [66] et accoutumé de raisonner veut voir : on ne lui en donne pas le temps. Il ne laisse pas de se dérober sans que vous vous en aperceviez, à cause de l’habitude de raisonner. L’on vous dit : « Dieu veut de vous un agir tout simple, et du centre : c’est un agir nouveau ». Vous dites : « Je n’ai point cela, je ne le puis discerner »- « Acquiescez, et il vous sera donné dans le moment présent ». C’est de l’arabe pour vous : comment vous faire parler une langue que vous ne connaissez pas ? Patience, vous la parlerez : je ne vous demande nulle action, quelle qu’elle soit, que le plein et libre acquiescement.

L’on ne peut vous donner que de deux sortes de conseils : des avis de choses que nous avons passées ou que nous possédons, et à ceux là, nous y entrons sans difficulté, parce que nous tenons la choses en nos mains et en sommes les maîtres ; ou bien vous donner des avis qui nous surpassent et que nous n’atteignons par aucun endroit, et ceux là trouvent chez nous du rebut : cela ne peut [67] pas être autrement. Cependant une personne que Dieu poursuit sans relâche comme Il vous fait, auquel on ne laisse pas poser le pied à terre, doit aller comme un étourdi, être laissé poussièrea et grimper dans tous les lieux qu’elle ne connaît pas.

Comptez que, sans souffrir beaucoup et d’une manière sensible, c’est la plus dure mort pour l’âme : ne lui laissez pas un moment de repos. Vous me devez craindre et vous me faites pitié ! Que serait-ce donc si je ne portais pas les coups. L’on vous tire pour vous faire avancer, et l’on frappe sur moi pour cet avancement. Bon Dieu, à quoi ne me livrerais-je pas pour vous ! Vous ne le connaîtrez que dans l’éternité. Je ne connais que vous qui soyez mené de cette sorte. Lorsque je vous dis ou écris quelque chose, entrez-y de volonté et de soumission d’esprit, et croyez qu’il vous sera donné dans le moment actuel l’usage de ce que je vous veux dire, pourvu que vous ne l’anticipiez pas d’un instant de vue. Cette conduite est très détruisante, mais elle est très pure : je vous dis que c’est à quoi [68] vous êtes appelé. Je ne le dis à personne comme à vous. Je ne m’étonne pas que vous soyez si vide : on vous plie sans précaution et sans vous graisser par nulle onction. Vous ne verrez que tard ce que vous aura valu cette poursuite sans relâche.

Au lieu d’étudier vos répugnances, dites-les moi. Mandez-moi ou dites-moi dans le moment présent vos pensées comme un enfant, quand vous n’auriez qu’un mot à mettre. Ce n’est pas assez pour la petitesse que Dieu veut de vous que de dire : je répugne en général. Mais il faut dire le fait positif toutes les fois qu’il se présente, quand vous ne les écriviez qu’avec un crayon : c’est un trajet qu’il faut une fois passer, sans quoi vous seriez toujours vide. Il n’y a que l’usage qui vous en fasse voir l’utilité. Quand me direz-vous ou m’écrirez-vous des puérilités ? Comptez que, sans le savoir, vous m’êtes bien plus mort et sans action pour les choses du dedans que pour celles du dehors : l’un doit atteindre l’autre. Vous négligez certaines pensées, elles s’effaçent ensuite, et vous ne les trouvez plus : ce serait une activité de les chercher, comme ce [69] serait une fidélité, qui vous élargirait infiniment, de les dire dans le moment. Comptez que nul des conseils bien pris ne peuvent vous faire rentrer en vous-même, ni vous brouiller et embarrasser la simple soumission et la fidélité. Dans l’usage, sitôt que les choses se présentent sans les anticiper vous1 rendra savant.

Les choses ne sont difficiles que de loin, et lorsqu’on les regarde comme un travail qu’il faut faire. C’est comme de dire : « il faut qu’un enfant se nourrisse » ; l’on répondrait : « mais cet enfant n’a nul usage de lui-même, il ne sait pas même s’il vit » ; cependant rien n’est plus aisé à cet enfant que de se nourrir lorsqu’il a dans la bouche la mamelle de sa mère. Mon cher enfant que j’enfante chaque jour à Jésus-Christ, avalez simplement et recevez la nourriture que je vous présente, et votre âme, étant engraissée, sera dans la joie. C’est le seul moyen de devenir souple : sans cela, il se fait des calus à vos jointures. Entrez d’un cœur enfantin et vous recevrez la vie, car mes paroles sont pour vous esprit et vie : elles se doivent insinuer comme l’esprit. Recevez donc cet esprit qui est en moi pour vous, et qui n’est autre que l’esprit de mon Maître qui S’est caché pour vous non sous la forme d’une colombe, non sous des figures de langues, mais sous celle d’une petite femmelette. Je prie le Seigneur qu’Il vous guérisse par mon onction sainte, afin que vous Lui soyez une victime pure et [70] sans tache.

Ne dites point la messe dès que vous êtes incommodé, à moins d’une simple envie de la dire. Ne vous faites de loi de rien, mais laissez-vous au moment présent comme un enfant qui s’amuse de rien, mais qui est aussi captivé quelques fois par son Maître. Je prie l’Esprit de vérité de passer de moi en vous, et de vous communiquer la simplicité que je vous vois être si nécessaire, afin que nous achevions ensemble notre course. Je vous porte dans mon sein afin que vous ne vous fatiguiez point : lorsque je vous pose à terre, vous le sentez. Marchons par les pas de Dieu même dans une carrière qu’Il a franchi le premier et à laquelle Il vous invite plus que personne. Qu’Il soit votre force, votre lumière, votre docilité, et que Celui dont il est chanté non horruisti virginis userum, vous donne la petitesse de vous laisser porter dans le sein d’une petite femmelette. C’est le temps des miséricordes de mon petit Maître, temps de Son enfance. Devenons petits comme Lui : Il le fera par Sa grâce. Amen.

Chanson de la même personne :

Pour le juste, il n’est plus de loi [bis].

Le pur amour, l’aveugle foi :

Sous sa loi non écrite,

Quoique libre, il n’est plus à soi

et jamais il n’hésite. [71]


Je n’aime plus comme j’aimais [bis].

Je ne sais plus ce que je fais :

C’est hors de moi que j’aime.

C’en est fait, je suis pour jamais

Etrangère à moi-même.


[sur un autre air :]

Je ne pense plus à moi.

Je m’abîme et perd en foi.

Seigneur tout-puissant,

Dieu juste et clément

Qui faites mes délices,

Loin de vous je suis languissant

Et souffre des supplices.


Ô Dieu mon souverain bien,

Je veux tout et ne veux rien.

De ne rien avoir,

De ne rien vouloir,

C’est la pauvreté même,

Puisque je n’ai pas le pouvoir

D’oser dire que j’aime. [bis] [72]


Puisque Dieu m’a commandé

De L’aimer, c’est Sa volonté :

Il sera mon Roi, qu’Il fasse de moi

Tout ce qu’Il en veut faire.

Sa volonté sera ma loi

Comme au ciel sur la terre.


Cachez-nous donc la beauté,

Ou laissez-moi la liberté

D’aimer purement ce Dieu tout charmant

Et que je trouve aimable.

Est-il un plus rude tourment

Que ces gens intraitables ?


Il faut cacher dans son cœur

Sa tendresse et Son ardeur.

Tous les sentiments plus purs et touchants

Ne sauraient se produire :

Ce serait un crime à présent

Si l’on osait les dire.

- A.S.-S. ms. 2176, pièce 7417, f°65. Copie du marquis. Les pièces voisines sont de 1714. Nous estimons d’après son contenu ( dont : « Ne dites point la messe dès que vous êtes incommodé […] Ne vous faites de loi de rien ») qu’il s’agit d’une copie de lettre ancienne.

aLecture incertaine.

1Il manque un mot oublié par le copiste.

.  À Fénelon ? 

C’est souvent où le péché a abondé que la grâce surabonde. C’est une grande miséricorde de Dieu lorsqu’Il nous donne le goût et la connaissance du pur amour, et c’est déjà un grand pas de fait ; mais il faut soutenir cette lumière et ce goût par une entière efficacité. Pour y réussira, il est de la dernière conséquence de nourrir ce germe intérieur qui est, comme vous le dites fort bien, un penchant du cœur pour un objet inconnu et néanmoins très certain. La plupart des âmes périssent après avoir bien commencé, faute de nourrir cette grâce ou en se dissipant trop, ou enb prenant mal à propos des amis qui sont donnés pour des personnes fort avancées. Vous ne sauriez nourrir cet attrait qu’en détruisant ce qui lui est contraire. Il faut marcher par le chemin du renoncement continuel et travailler infatigablement à se défaire de ses défauts durant [f°1v°] que la lumière paraît et que le jour éclaire, car si vous n’employez pas ce commencement d’attrait à vous combattre, vos défauts, comme une mauvaise ivraie, croîtront avec le bon grain, s’y mélangeant de sorte qu’on ne pourrra plus les séparer. C’est ce qui fait qu’il est d’une extrême conséquence dans ces commencements de ne se rien pardonner, car cette grâce vous est donnée pour vous combattre vous-même, et si vous ne le faites pas durant que la lumière luit, vous ne le pourrez faire dans les jours de ténèbres.

Je suis toujours peinée lorsque l’on donne des avis ou des lectures trop avancées aux âmes, parce qu’elles négligent les moyens essentiels pour elles. Il faut se servir des pieds pour marcher, mais si l’on nous les coupe, alors laissons-nous porter. La pratique de se poursuivre soi-même est lumineuse : plus l’on se poursuit avec fidélité sans se rien pardonner, et plus Dieu nous éclaire des choses qui Lui déplaisent en nous. Ce combat ne se fait point avec inquiétude, mais avec paix, tranquillité, attendant plus de Dieu que de nous. Sa lumière [f°2r°] est très fidèle pour le cœur qui Lui correspond.

Il ne faut point non plus regarder les autres pour s’y conformer, ni pour se mettre par soi-même dans des états qui ne nous conviennent pas [quatre mots illis.] la lumière avec fidélité sans la précéder ni la laisser de trop loin. Il faut surtout aller fortement contre le naturel, sans quoi l’on ne fait jamais rien. Mortifiez toute curiosité soit dans vos lectures, soit dans ce que vous voulez savoir. Ne demandez rien de ce qu’on ne vous dit pas, parlez peu des choses spirituelles. Il faut beaucoup faire et peu dire. La science enfle, mais la charité édifie. Nous nous persuadons souvent avoir les états dont nous parlons et cette fausse prévention nous cause une présomption secrète, nous fait négliger nos obligations essentielles par une spiritualité d’idée : pour nourrir votre grâce, ne lisez que les choses qui vous conviennent et sans curiosité. Lisez peu, et pour vous recueillir et remuer votre cœur ; lorsqu’il est remué et que vous sentez quelque pente au recueillement, laissez-vous y aller. Gardez le plus de solitude que vous pouvez [f°2v°] selon votre état, ne faisant que les visites d’obligation et d’une certaine bienséance qu’on ne doit pas trop étendre.

Mortifiez vos gens1, loin de les suivre : défiez-vous des penchants de la nature. Il faut bien du temps à la grâce pour redresser les penchants tortueux d’une nature habituée au mal. Si vous êtes fidèle à Dieu, Il vous enseignera Lui-même mille petites manières de vous renoncer. Croyez-moi, il faut que la nature soit longtemps en presse, car elle a été libertine. Vous ne trouveriez pas votre compte à toute autre conduite. Il s’en faut bien que vous ne soyez en état de jouir de cette sainte liberté que Dieu donne aux âmes innocentes après les avoir purifiées par de longs travaux. C’est toujours à nous à aller par la voie du renoncement, jusqu’à ce que nous nous soyons si fort renoncés que nous ne trouvions rien qui répugne à la grâce : sans ce fondement, il serait impossible que vous pussiez vous soutenir dans la voie. Allez donc courageusement, n’ambitionnez pas d’avancer, mais d’aller comme Dieu vous fera aller. C’est reculer que de courir dans une carrière qu’Il ne nous ouvre pas [f°3r°] Lui-même, mais c’est avancer infiniment que de suivre Ses traces.

Il faut que le pur amour vous fasse devenir un homme nouveau, qu’il évacue tout ce qui est du vieil homme. Lorsque le feu s’attache à du bois, avant de le changer en soi, il en fait d’abord sortir toutes les humidités qui lui sont contraires, ensuite il le sèche, le prépare, et enfin l’embrase. C’est ce que doit faire en vous l’amour divin : chasser vos défauts, vous préparer par l’oraison, le recueillement, la lecture, etc., et puis vous consommer par sa chaleur divine. Appliquez-vous surtout à remplir vos devoirs, et faites toutes ces choses parce que mon Maître le veut de vous et qu’Il sera glorifié en cela.

Ne croyez pas que ce soit un état trop rabaissé pour vous que de travailler à la mortification. C’est le plus relevé puisque c’est celui que Dieu veut de vous : crucifiez ces membres charnels de peur qu’ils ne reviennent dans la mollesse. Mais crucifiez bien plus votre esprit, votre curiosité, vos sens, vos paroles : ne donnez pas la liberté à votre langue de tout dire parmi [f°3v°] les gens du monde. Autant que vous devez être simple avec ceux qui aiment Dieu, autant devez-vous être prudent avec les pécheurs [qui] ont fait mille fautes par la langue, qui salissent sans cesse si l’on n’y prend pas bien garde. Qui garde sa langue garde son âme et celui qui ne pèche point par la langue est un homme parfait. Ne blessez jamais le prochain en parlant : la médisance est un des plus grands maux. L’on juge souvent et l’on condamnec même celui que le Seigneur justifie. Je crois devant Dieu que vous éloigner de ce que je vous marque ici, c’est vous éloigner de ce que Dieu veut de vous.

Dites simplement à Madame de Mortemart ce que vous remarquez en elle de défectueux : elle est bien éloignée ni d’être parfaite ni de se la [le] croire, mais elle travaille à se défaire de ses défauts qui, comme de mauvaises herbes, renaissent souvent. Dieu ne sera pas fâché contre nous de ce que nous ne sommes pas parfaits, mais Il le sera si nous ne travaillons pas à nous défaire de ces mêmes défauts. Le travail de la destruction de nous-mêmes est [f°4r°] très long : il faut le porter sans chagrin, sans inquiétude et sans nous rien pardonner. Trouvez bon aussi qu’elle vous dise ce qu’elle voit en vous qui ne va pas bien. Aidez-vous les uns les autres à suivre la voie du Seigneur. Toute autre spiritualité pour vous que ce que je vous mande ici ne serait pas ce qu’il vous faut à présent. Pour votre oraison suivez l’attrait de Dieu et l’obéissance. Lorsque vous aurez quelque peine contre Madame de M[aintenon], dites-le lui simplement.

- Fonds Fénelon, pièce 1022 autographe ; en tête : « Lettre trouvée parmi les papiers de Mr l’Archevêque de Rouen (Colbert) en 1718 sur la conduite spirituelle ». L’écriture ferme et nette est antérieure à la période des prisons. La présence parmi les papiers de Fénelon ne prouve pas que cette lettre lui soit destinée. Si c’est le cas, comme semble le montrer le conseil concernant Madame de Maintenon, elle est d’une époque antérieure aux lettres précédentes, ce que l’on conjecture aussi de son contenu concernant l’intérieur. Dans l’incertitude quant au destinataire nous la plaçons toutefois à la fin de la série présente.

aefficacité, (pour y réussir add.interl.) il.

btrop (et biffé)(ou add. interl.) en.

csouvent (de celu biffé)(et l’on add.interl.) condamne

1De l’entourage de Fénelon.


III. Lettres écrites après 1703.

.  À Fénelon.

Le 25e [d’]octobre.

Je ne suis point surprise, mon cher père, que vous éprouviez un dérangement d’humeurs, qui sont en partie la source des défauts que vous marquez dans votre lettre. La mélancolie et la douleur profonde à laquelle vous vous êtes peut-être laissé un peu trop aller, a causé des humeurs aigres et chagrines dont les effets ont paru au-dehors dans vos paroles. Dieu s’est servi de cela afin que vous eussiez un contrepoids qui vous empêchât de vous élever en haut. Les talentsa, d’autres dons du Seigneur enflent la nature, qui, comme l’éponge, s’enfle et s’imbibe de tout. Il faut que des défauts qui paraissent au-dehors soient comme une poix qui presse l’éponge et lui fasse rendre l’élèvement qui lui est si naturel. Je me souviens vous avoir dit une fois en riant que vous étiez comme un coussin de bonne plume, qui se relevait de lui-même lorqu’on l’avait pressé.

Prenez courage, mon cher père, et laissez-vous dilater par l’amour doux et tranquille, après avoir été si longtemps pressé par la douleur, l’affliction amère, les occupations continuelles, le peu de temps que vous avez de demeurer en repos dans une paix sèche qui, quoique telle, ne laisse pas d’avoir une onction secrète et qui, pour ainsi parler, fait le même effet que l’huile sur un parchemin desséché. Le peu de dons que vous avez, dis-je, de rester en repos et l’accablement de tout le reste, joint à ce qu’il est bon que vous sentiez ce que vous êtes, vous rendent âprea et sec. Ce que je vous demande est d’éviter la critique, parce que cela entretient une certaine acrimonie. Bon courage, vous êtes mieux que jamais, quoique vous vous croyez plus mal.

Dérobez des moments de repos : vous ne vous apercevez pas du bien que ce repos vous fait à cause que l’imagination et même l’esprit sont voltigeants et peu arrêtés, mais un sommeil où l’on reste ne laisse pas de réparer la nature, au lieu que qui ne voudrait point dormir à cause de ses rêveries s’épuiserait le cerveau. Je ne sens point d’union non plus que vous, mais j’ai un témoignage intime d’une union d’unité avec vous en Dieu seul. Plus l’union s’approfondit, moins elle se discerne.

Le bon put [Dupuy] vous mandera bien des choses que nous avons dites ensemble. Il vous dira aussi la situation où nous sommes et les raisons, outre la mauvaise santé, qui ont empêché M. F[orbes]1 de vous aller voir. R[amsay] ne saurait le quitter. Ils sont bons enfants, M. F[orbes] un peu trop sage et trop resserré. Priez pour nous. Je vous demande trois messes à la Sainte Vierge pour M. F[orbes] : c’est un homme d’une grande grâce, mais le peu d’ouverture qu’il a, le fixe en lui et lui est un obstacle. Il a une sorte de petitesse, reçoit bien ce qu’on lui dit, mais il n’a jamais rien à dire. R[amsay] est plus ouvert. Je vous embrasse des bras du petit Maître.

- A.S.-S. pièce 7564 autographe.

aLecture incertaine.

1Identité non prouvée mais probable compte tenu de l’amitié entre les deux Ecossais, Ramsay et Forbes.

.  De Fénelon avec les réponses de Madame Guyon. 4 ? Mai  1710.

[Le f. dénoté 2, r° en haut sur toute la longueur porte un ajout du marquis de Fénelon : « Ecrit de la propre main de M. l’Archevêque de Cambray que l’on a avec les réponses en marge de Madame Guion ».]

[f. 2r° colonne gauche, Fénelon, question no. 1 : ] Si la guerre dure nous allons être ruinés sans ressource. Les armées seront sur nos terres. D’ailleurs le moindre mauvais événement enlèvera toute cette frontière à la France. / Il faut attendre en paix la volonté du petit Maître et Le laisser Se jouer de nous1.

[f. 2r° colonne droite, Mme Guyon, réponse no. 1 : ] J’ai fait réponse sur le mémoire qu’il fallait suivre votre sentiment sur les gens et les places. Peut-être Dieu aidera-t-Il ce bon prince : Dieu peut tout. Je vous avoue que je suis fort affligée que le R[oi] tournât ses armes contre lui, mais, pour tout le reste, on peut le faire si on est sûr de la paix à ses conditions. Mais croyez-vous que les ennemis la donnent de bonne foi et qu’après avoir détrôné le fils, ils ne tâchent pas de détrôner le père? / Je ne vois point qu’on se convertisse ni qu’on s’humilie. Il semble qu’on ne travaille qu’à augmenter la mesure des iniquités. J’en suis souvent affligée.

[f. 2r° colonne gauche, Fénelon, question no. 2 : ] Vous avez paru avoir quelque pensée que vous ne vivrez pas longtemps. Cette pensée subsiste-t-elle encore ? En quel état est votre santé ? N’avez-vous besoin d’aucun secours pour des commodités dans votre indisposition ? Je serais ravi de vous envoyer tout ce que vous voudriez bien souffrir que je vous envoyasse.

[f. 2r° colonne droite, Mme Guyon, réponse no. 2 : ] Il est vrai que la pensée que je mourrais bientôt m’a resté quelque temps dans l’esprit, mais cela m’a été enlevé tout à coup. Tout est dans l’équilibre pour vivre ou mourir. Je vous ai écrit une lettre qu’il y a du temps que put [Dupuy]a m’a mandé vous avoir envoyée par gens sûrs : vous ne m’en dites rien. C’était l’état de mon âme que je vous exposais, elle commençait benedic me pater3.

[f. 2r° colonne gauche, Fénelon, question no. 3 : ] La p[etite] D[uchesse]4 ne m’écrit presque plus; pour moi je lui écris moitié vérité dite avec beaucoup de douceur et de ménagement, moitié raisonnant sur les nouvelles générales, et amitiés pour ne lui montrer point trop de changement, mais je vois bien que [f. 2v° col. g.] son cœur demeure malade parce qu’elle croit que tous nos bonnes gens5 ont changé et ont tort à son égard. Elle est piquée à l’égard du P. abbé [de Langeron] et de Dupuy qui ont secoué son jougb.

[f. 2r° colonne droite, Mme Guyon, réponse no. 3 : ] Il est certain que la petite d[uchesse]c est fort peinée du changement universel et qu’elle ne prend point le change, que toute amitié qui ne sera point accompagnée de confiance et de dépendanced ne la contentera pas. C’est une crise. J’espère que cela passera et qu’elle rentrera dans la place où elle doit être. Il est plus sûr d’obéir que de commander.

[f.2v° col. g., Fénelon, question no. 4 : ] Le petit abbé fait fort bien ici, mais il dort une sixième partie de la journée4. Je trouve qu’il vieillit et s’appesantit. J’en crains les suites. D’ailleurs il est bon, accommodant, gai et simple. Il fait d’excellentes instructions dans notre séminaire.

[f.2v° col. d., Guyon, réponse no. 4 : ] Le petit abé[sic] ne devrait pas se laisser aller au sommeil : c’est cela qui l’appesantit et qui le vieillit. Comme je dors peu la nuit à cause de mes infirmités, quelquefois je dormirais volontiers de jour une heure, mais je ne m’y laisse point aller. Me trouvant la tête embarrassée jusqu’à en avoir la fièvre, je prie le Seigneur de vous le conserver car il vous est utile ; je ne puis m’empêcher de déplorer le temps qu’on lui a fait perdre. Quoi, n’est-on pas éclairé là-dessus et n’en est-on point touché, et vous, cher père, comment ne vous êtes-vous pas servi de l’autorité que Dieu vous avait donnée pour le tirer de cette léthargie ?

[f.2v° col. g., Fénelon, question no. 5 : ] L’abbé de Chanterac, homme savant, expérimenté, pour toutes les matières ecclésiastiques, et d’un très bon conseil pour le gouvernement d’un diocèse, (c’est lui qui a été à Rome pour moi, et qui s’y est acquis une grande vénération) est accablé d’incommodités et, à soixante-douze ans, il voudrait fort nous quitter pour [f.3r° col. g.] aller chercher dans notre pays de Gascogne un climat plus doux dans sa vieillesse caduque5. Je n’ai que lui pour conseil éclairé dans les matières difficiles de droit canon. Je ne saurais compter sur les gens du pays. Lui ferais-je toujours violence pour le retenir, ou bien m’abandonnerais-je à la Providence pour m’en passer?

[f.2v° col. d.., Guyon, réponse no. 5 : ] Je serais très fâchée que l’abbé de Ch[anterac] vous quitte. Croit-il se mieux porter ailleurs et peut-il mieux faire que de consacrer le reste de sa vie pour l’Église ? Que ne donnerais-je pas pour cette sainte Mère si déchirée, si combattue, qui porte dans Ses entrailles un millier d’Esaü pour un Jacob ? Si vous pouvez le retenir, tâchez de le faire avec votre douceur ordinaire. Je voudrais qu’il sentît une petite partie de ce que je sens pour l’Église : je ne prie que pour elle et je m’oublie absolument de tout le reste ; je vois ici6 un mal horrible. Vous avez pu apprendre de p[ut] [Dupuy] tout ce qui s’y passe : je le lui ai mandé afin que vous en fussiez instruit7. S’il veut absolument s’en aller, que faire autre chose que s’abandonner ? mais arrêtez-le si vous pouvez.

[f.3r° col. d., Fénelon, question suivante : ] J’ai ici M. l’abbé de Laval, homme de grande condition8, plein d’honneur et de probité, sensible à l’amitié jusqu’à une délicatesse épineuse, assez savant, et véritablement désabusé du jansénisme dont il avait été fort prévenu. Son naturel est haut, sec, négatif, roide, âpre, critique et dédaigneux. Il ne se fait point aimer. Il sent son naturel et voudrait faire mieux, mais l’humeur le tourmente. Il a le cœur [f.3v° col. g.] serré et ne peut l’ouvrir. Voilà bien des défauts pour l’épiscopat. Mais en comparaison de tant d’autres qui ne valent rien, voilà d’excellentes qualités. Le puis-je proposer comme un bon sujet en cas que le père confesseur du roi trouvât quelque ouverture pour le faire évêque ?

[f.3r° col. g. après une demi-colonne blanche, face à « J’ai ici M. L’abbé... », Guyon, réponse suivante : ] Ce qui fait qu’il y a si peu de gens qui réussissent, c’est qu’on ne connaît point la petitesse, la hauteur et le partage de ceux qui se disent honnêtes gens : il faut porter les défauts, et c’est ce qu’on trouve partout. On regarde l’humilité chrétienne comme une chose honteuse. Les gens même qui en parlent et qui l’affectent en sont infiniment éloignés. Elle ne consiste pas dans les discours, mais dans une simplicité petite et naïve qui n’a rien de lâche et de pusillanime, qui est au-dessus et au-dessous de tout. Vous ne trouverez cela que dans les gens qui aiment Dieu réellement, car tant qu’on s’aime soi-même pour peu que ce soit, on n’est point parfait dans l’amour, et on veut quelque chose et être compté être bon à quelque chose. Que Dieu a peu de cœurs dont Il puisse disposer absolument. Il faut prendre les moins mauvais, et [f.3v° col. d. ] je crois que vous le pouvez proposer pour être é[vêque]9. Ce qui m’effraye, c’est que les gens qui ont été placés parce qu’ils paraissaient opposés au Jan[sénisme], le deviennent dès qu’ils sont placés : on ne trouve que cela, les plus déréglés s’en piquent.

[f.3v° col.g. Fénelon : ] L’abbé de Beaumonte a un très bon esprit et une grande étendue de connaissances fort exactes avec un cœur noble, ingénu, et très pieux. Mais il est très lent, d’une exactitude excessive et amusé par ses curiosités10. Je ne trouve pas qu’il avance dans l’intérieur, comme je le désirerais. Il y a trop de raison en lui.

[f.3v° col.d. Guyon : ] Que ne dites-vous à l’abbé de Beaumontf votre pensée, car il croit vous obéir comme un enfant. Rien n’est plus nuisible à l’intérieur que la curiosité et la propre raison. Amour, vous aviez raison de dire qu’il faut devenir comme un enfant pour entrer au royaume des cieux11, il faut être tel pour le royaume intérieur. Dieu ne demande pas de tous l’austérité mais la mortification du propre esprit, qui n’est rendu souple, non plus que la volonté, que par un renoncement continuel jusqu’à ce qu’on n’ait plus rien à renoncer.

[f.3v° col. g. Fénelon : ] Je suis bien embarrassé sur les jansénistes de ce pays. Tout notre clergé en est plein, et nous n’avons presque aucun bon sujet qui ne soit prévenu en faveur de la nouveauté. Si je tenais ferme pour n’admettre que les ecclésiastiques

[f.1r°, col. g., Fénelon :] opposés à la nouvelle doctrine, je remplirais mal les places. Je n’aurais que des sujets ignorants et faibles. Le tempérament à prendre, ce me semble, est de se servir des moins mauvais qu’on trouve, de ne mettre point dans les places principales ceux qui sont les plus entêtés, de tâcher de gagner les autres, et cependant de travailler à former des sujets dans d’autres principes opposés. Qu’en pensez-vous ?

[f.3v° col. d. Guyon : ] Le mal dont vous vous plaignez est universel. Je crois qu’il faut prendre les moins entêtés, tâcher de les éclairer comme vous faites, et abandonner le reste à Dieu : c’est sa chose. J’espère beaucoup des ouvrages sur saint Augustin et sur saint Thomas, parce que cela éclaire sans combat et effarouche moins les esprits qu’une controverse12. J’ai été frappée de ce qu’on n’a pas admis la bulle contre M. de saint Pons : cela me fait voir qu’on protège secrètement ceux qu’on fait semblant de ne pas approuver.

[f.1r°, col.droite, Guyon : ] Il n’y a que Dieu qui puisse remédier à un si grand mal et si universel, mais il faut tâcher d’en former d’opposés. Le mal est que, lorsqu’on met ses  sujets qui ne sont pas Jan[sénistes] dans les mêmes places où il y en a là, en moins de rien ils sont gagnés. Travaillez infatigablement pour l’Église, et j’espère que vous en recueillerez un jour les fruits et que Dieu vous conservera malgré votre délicatesse. Le R[oi] n’a pas de plus dangereux ennemis. Ils attendent la perte et la destruction de leur patrie avec une ardeur impatiente, ils s’en expliquent même d’une manière autant hardie que honteuse.

[f.1r°, col. g., Fénelon : ] Si M. l’abbé de Chanterac veut absolument nous quitter, je prierai M. l’abbé de Langeron de prendre sur notre séminaire l’inspection que M. L’abbé de Chanterac y a ; / M. L’abbé de Leschelle est bon homme et bien à Dieu. Mais il a peu de fonds pour le travail ecclésiastique. Il a un neveu qui est incommodé, mais qui est de grande espérance, s’il peut rétablir sa faible santé.

[f.1r°, col. d., Guyon : ] C’est bien fait de mettre M. l’abbé de L[angeron] dans la place de L. de Ch[anterac]. S’il veut absolument quitter, qu’il dorme moins et Dieu l’aidera pour le mettre à portée de vous être plus utile. / Ce que vous dites de l’abbé de Leschelle est très vrai : il le sait et le connaît bien ; il a même des défauts, mais du reste bon et docile. Je donnerais ma vie pour un sujet. Il faut espérer que Dieu en donnera à l’Église. Je connais un ecclésiastique qui a été treize ans curé d’une paroisse de mon fils13. Il n’a quitté qu’à cause de son dérèglement d’œil. Il a quarante-huit ans, il sait prêcher, il a fort lu et goûté vos écrits contre le Jan[sénisme]. Il n’a pas de bénéfices. S’il était plus jeune, je vous le proposerais. Il est bachelier et n’a pu se pousser da[vantage].

[f.1v°, col. d., Guyon] est sage. Il approuve l’intérieur. Il a des défauts comme de n’avoir pas, à ce qu’on dit, tout le secret possible. Il comprend mieux qu’un autre ce qu’on lui dit et a du fonds. J’ai ouï dire à gens qui s’y connaissent mieux que moi qu’il était savant.

[f.1v°, col. g., Fénelon : ] Je ne suis point intéressé, mais il y a une certaine libéralité d’abandon qui n’est pas assez journalière et unie en moi. Je ne veux rien réserver ni pour moi ni pour les miens. Je suis ravi quand je donne beaucoup aux pauvres. Je me réduirais avec joie à une vie très petite et très simple : elle me débarrasserait. Je ne crains point de me trouver pour ma personne dans une pauvreté sans secours, si la guerre, qui est à la veille de me ruiner cette campagne, me fait tous les maux qu’il est presque certain qu’elle me fasse.

[f.1v°, col. d., Guyon : ] Je continuerais de faire comme vous avez fait, retranchant le superflu de la table, car je crois qu’il faut éviter la magnificence trop forte comme la lésine. Je suis très persuadée que, pensant comme vous pensez, vous seriez content d’une fortune médiocre, mais Dieu vous ayant mis sur le chandelier pour éclairer, il faut y rester jusqu’à ce qu’on vous en ôte. Je crois qu’Il vous a donné exprès du revenu afin de vous faire connaître et de vous rendre utile. Je le prie d’achever en vous son œuvre. Vous savez que rien au monde ne m’est aussi cher que vous : croissez, multipliez, remplissez la terre.

Je voudrais savoir si vous avez reçu mes deux lettres, mandez les mots à Putg , qui disent que vous les avez reçus avec un oui ou non pour la dernière. Si je dois vous faire un plus grand détail, mandez que j’écrive plus amplement. Si ce que j’ai écrit suffit, usez-en auprès de Dieu comme il vous plaira pour lier ou délier. Si vous voulez que je fasse à l’abbé Colash 14 ce que je vous ai mandé, un oui me suffira. Ne lui nuirais-je point à lui-même par là ? Commandez : vous serez obéi.

§§§

[Rupture et changement de taille des écritures de Fénelon et de Madame Guyon. Annotation en tête du f. 2r°. L’ordre des folios est : 2, 3, 1, 4. On a assemblé l’un dans l’autre deux feuillets qui devaient être juxtaposés ou même disjoints car appartenant peut-être à deux lettres différentes.]

[f.4r°, col. g., Fénelon :] Je quitterais, même en pleine paix, mon revenu, qui est grand, pour me retirer dans une solitude où je n’aurais que le nécessaire avec du repos et de la liberté.  Je ne serais en peine que pour mon neveu, qui a besoin de mon secours. Mais je crains les grosses dépenses que je fais par l’abord continuel que nous avons sur cette frontière, et par la facilité avec laquelle nous faisons les honneurs à tous, allants et venants. D’un côté, j’aime à faire honneur à l’Église par une dépense noble et bienfaisante. [f.4v°, col. g.] D’un autre côté je me reproche de n’être pas dans une certaine frugalité apostolique. Il y a en tout cela quelque chose de mélangé et de vertueux humainement. Cela n’est pas assez simple. Qu’en dites-vous ? / D[ieu] seul sait ce qu’Il fait en moi pour m’unir à vous.

[f.4r°, col. d., Guyon : ] J’entre dans toutes vos raisons sur le mémoire qu’on ne m’a jamais exposé de la sorte, mais par le seul revers il n’y a pas à hésiter et le scrupule ne vaut rien en cette occasion. Mille fois à vous dans notre petit Maître.

[Le reste de la colonne est resté en blanc.]

[ f.4v° resté en blanc sauf l’annotation postérieure du marquis, en travers : «  Cet écrit de la propre main de feu M. l’archevêque de Cambrai, mon grand oncle, et les réponses en marge de Madame Guion, qui sont de la main de cette dame, doivent être de l’année 1710 qui est le temps où les armées commençèrent à se trouver dans le grand voisinage où elles furent de Cambrai, cette campagne et les deux suivantes. De semblables consultations à une dame par ce grand archevêque, montrent de quelle vénération sa mémoire est digne. J’atteste ces écritures comme les connaissant parfaitement. Le Marquis de Fénelon. »]

Coll. Rothschild A[utographes], XVII, t. V, 296. « 4 ff. in-4°, non chiffrés (les 2e et 3e ff., insérés par erreur entre le 1er et le 4e, sont à lire en premier lieu) [...] La date est fixée approximativement par le mémoire dont il est également question dans les lettres à Chevreuse […] » [O].

Le ms. se présente selon deux colonnes sur des folios qui furent pliés en quatre, Fénelon laissant la place prête pour les réponses de sa correspondante. La procédure fut donc concertée et probablement usuelle entre nos correspondants (elle fut d’ailleurs utilisée par Fénelon dans ses rapports avec d’autres, v. par ex. la pièce 1099 des A.S.-S.). Cette lettre en constitue le vestige unique qui nous soit parvenu et, par là, elle est importante. Elle établit l’importance que Fénelon attacha toujours aux avis de Mme Guyon, comme il le recommande d’ailleurs à la même époque au duc de Chevreuse.

L’édition de la Correspondance Fénelon (Orcibal), tome XIV, Genève, 1992, fournit le contenu de ce dialogue décomposé en deux « lettres » numérotées respectivement 1373 pour les questions posées par Fénelon et 1373À pour les réponses apportées par Mme Guyon. Ce procédé est simple, mais obscurcit le sens, le lecteur étant mis en face de succession de blocs disparates car les questions sont diverses. De plus il eût été nécessaire de numéroter les paragraphes dans chacune des « lettres » pour faciliter le repérage de la correspondance entre réponses et questions. Enfin le rendu littéral (tout à fait exceptionnel dans ce tome) de l’orthographe de Madame Guyon pour la « lettre » 1373À la fait apparaître comme une illettrée et ajoute à l’obscurité du dialogue.

Nous rendons ici compréhensible la séquence des questions et réponses en suiva nt l’ordre du manuscrit qui alterne, comme nous l’avons décrit, questions de Fénelon et réponses de Madame Guyon. Pour éviter le recours à des colonnes, mal adaptées au format étroit des pages de notre édition, nous plaçons toutefois les réponses (situées à droite dans le ms.) en dessous des questions (situées à gauche dans le ms.). Nos indications sur les numéros des folios et des colonnes (droite ou gauche) placées en tête des questions ou réponses, ainsi que le maintien de l’usage de corps distincts pour les correspondances passive et active, lèvent toute ambiguïté. Enfin nous utilisons « / » pour indiquer un nouveau paragraphe dans le ms. afin de rendre plus claire la présentation du dialogue.

L’ordre des folios est : 2, 3, 1, 4, car le folio 1 fait référence au sommeil de l’abbé indiqué au folio 2. L’édition Fénelon (Orcibal) a de même rétabli l’ordre correct.

aPut biffé : Isaac Dupuy, intermédiaire habituel.

bdu P. abbé … joug raturé.

cpetite d. biffé.

dde dépendance biffé.

eBeaumont raturé.

fl’abbé de illisible raturé. Nous rétablissons Beaumont votre d’après la question.

gput biffé

hcolas biffé

1[O] renvoie au mémoire mentionné au début des lettres à Chevreuse des 3 et 4 mai 1710 « résumé » par ces lignes.

2« Les Hollandais demandaient à Louis XIV de tourner ses armes contre son petit-fils roi d’Espagne. Villars déclara, en partant commander la dernière des armées du Roi, que « l’Etat se trouvant exposé au hasard d’une journée », il avait cru devoir, comme un bon sujet, « presser S.M. de faire la paix à des conditions dures, même en déclarant la guerre au roi d’Espagne ». Cette condition exorbitante fut refusée par Louis ; heureusement Villars fut victorieux… » [O].

3Bénis-moi, père.

4« Langeron souffrait depuis au moins quinze ans d’une propension au sommeil dont il se moquait lui-même [...] Dès le 12 juillet 1710, il n’était plus en état de répondre à Mme de Noailles et allait mourir le 10 novembre suivant à Cambrai [...] » [O].

5« Pendant sa mission à Rome, Chantérac avait déjà les jambes malades […] Une aggravation de sa maladie l’avait empêché de signer « à cause du tremblement continuel de ses mains » le second testament qu’il avait passé à Cambrai le 20 juillet 1709 en faveur du séminaire et des pauvres. [...] il mourut à Périgueux le 20 août 1715… » - ce qui évoque une longue maladie de Parkinson.

6Ici : c’est-à-dire à Blois, dans une maison située au-dessus des fossés du château [royal]. Elle y mourut en 1717, en très bons termes avec l’évêque D. de Bertier.

7Des intrigues ( ?) jansénistes ?

8Né en 1668, neveu du premier évêque de Québec, il fut proposé par Fénelon et devint en 1709 archidiacre et official : la note d’Orcibal à la lettre 1373À constitue une biographie.

9« Encouragé par Mme Guyon, Fénelon travailla à procurer un « petit évêché », comme Lombez, à l’abbé de Laval [...] La nomination de celui-ci à Ypres le 16 février 1713 parut un grand coup [...] mais il mourut dès le 24 août 1713. » [O].

10« En particulier par son goût des recherches généalogiques : voir sa lettre du 4 mai 1710 à Clairambault. Mais Fénelon écrivait le même jour à l’érudit ! » [O].

11Matthieu, 18, 3.

12 Mme Guyon pouvait avoir reçu une copie du mémoire au P. Le Tellier de février 1710, où Fénelon annonçait : « Je me charge d’une explication claire et précise du texte de saint Augustin […] M. l’abbé de Langeron travaille actuellement pour faire une semblable explication du texte de saint Thomas… » [O].

13Armand-Jacques, qui accueillit à Dizier sa mère à la sortie de la Bastille le 24 mars 1703. « Vers le milieu de 1706 elle voulut s’établir dans un autre domaine, Courbouzon, mais Pontchartrain refusa, parce que ç’aurait été sortir du diocèse de Blois. Vers le 15 septembre, elle alla demeurer dans la maison de Forges, près Suèvres, et au bout de trois mois, elle eut l’autorisation d’acheter à Blois une maison… » [O].

14 « Pierre Collas […] sans doute receveur des tailles à Montargis, cousin germain du mari de Mme Guyon, était un des cinq parents qui confièrent le 27 septembre 1683 la tutelle de ses enfants à Denis Huguet… » [O].

.  De Fénelon. fin mai 1710 ?

On1 me charge de vous prier de croire qu’on veut être plus uni que jamais. On se trouve si dépourvu de tout fond au-dedans qu’on y aperçoit rien que la seule nature, sans aucun [don] de grâce. C’est un vide et un néant de tout ce qui est vertueux. On serait tenté de croire que l’on n’a plus aucun reste de foi, ni de trace de christianisme. Cependant on aimerait mieux mille morts que manquer à Dieu, mais tout cela est si obscurci et embrouillé, qu’on [n’]y trouve que de quoi se confondre et s’abandonner. On craint de ne pas avoir assez de foi pour transporter les montagnes, car il faudrait les transporter pour faire un si grand changement.

On fera aussi la neuvaine que vous avez demandée et on la commencera le 29 de ce mois2. On vous conjure de ménager votre santé et de ne mourir pas si tôt, car on a grand besoin de vous. On se trouve fort uni à P. P.3 et au petit abbé4. On aime de tout son cœur et on embrasse votre fils, M. F[orbes]5, avec une véritable tendresse. On est à vous sans mesure.

- [CF] lettre 1377. « Extrait d’une lettre de M. de Cambray », Aberdeen University Library, ms. 2746.

1Fénelon.

2Jour de l’Ascension. La neuvaine se terminerait donc la veille de la Pentecôte, qui tombait le 8 juin 1710.

3P. P. : le duc de Bourgogne. On pense aussi à Pierre Poiret, mais le contexte donne priorité à cette première interprétation.

4De Langeron.

5Entre 1710 et 1717, Madame Guyon eut auprès d’elle à Blois jusqu’à sept Ecossais à la fois, ce qui explique la présence de ce manuscrit à Aberdeen.


IV. Echange de poésies spirituelles.


Nous numérotons ces poésies comme des pièces indépendantes, sachant toutefois qu’elles pouvaient en fait accompagner des lettres en prose (v. la dernière lettre).

[1reDe Fénelon.


O pur amour, achève de détruire

Ce qu'à tes yeux il reste encore de moi.

Divin vouloir, daigne seul me conduire ;

Je m'abandonne à ton obscure foi.


En quelque état que cet ordre me mette,

Les yeux fermés, pleinement j'y consens :

C'est pour lui seul que mon âme fut faite,

C'est à lui seul que j'offre mon encens.


Je ne suis plus désormais à moi-même ;

Dieu me possède et je ne sens que Lui ;

L'Eternel en mon coeur vit et s'aime,

Il en arrache et bannit tout appui.


- Poésies et cantiques spirituels, t. II, n°CXXIX, p. 157 : Perte de l'âme par l'amour. Air : Les Folies d'Espagne.

[2eA Fénelon.


Vous vous croyez sans soutien, sans défense:

Vous êtes loin du parfait dénûment.

Que vous avez d'appui et d'assurance !

N'avez-vous plus ni goût, ni sentiment ?


Celui qui sent et voit encore qu'il aime,

O qu'il est loin de ce terrible rien1,

Où l'on n'ose se regarder soi-même,

Tant on se voit éloigné de tout bien.


Mais suivons Dieu, ne cherchons point de route,

Contentons-nous de marcher sur ses pas2.

S'il veut de nous une entière déroute,

Il le fera : nous ne le saurons pas.


Amour, Amour, si l'on croyait te suivre,

On marcherait sans cesse et sûrement.

Mais, lorsqu'Amour à l'ennemi nous livre,

Si l'on se perd, c'est éternellement.


Du moins on croit qu'il en va de la sorte :

On ne connaît plus ni sentier, ni lieu ;

Et cependant l'âme alors se transporte

Bien loin de soi, s'abîmant en son Dieu.


- Poésies…, t. II, n°CXXX, p. 157-158 : Même sujet, même air.

1V. lettre de Fénelon : « …Dieu tout, nous rien. 16 d’avril [1689]. »

2V. lettre de la jeune Madame Guyon à Bertot (lettre 43), avant 1681 : « Je cours sans savoir où… » ; de Fénelon du 17 juillet 1689 : « Je veux aller sans savoir où, partout où Dieu me mènera… » ; du même, de l’automne 1689 : « …l’on s’abandonne à l’inconnu sans savoir où. » ; du même, du 11 août 1689, sur l’impossibilité de « suivre Dieu clairement à la piste », etc.


[3eDe Fénelon.


Que la pure souffrance

Sans résistance,

Que la pure souffrance

Cause de bien !

Du coeur c'est l'assurance,

Et le soutien.

Que la pure souffrance

Sans résistance,

Que la pure souffrance

Cause de bien !


Mais on ne l'apprend guère,

Ce grand mystère,

Mais on ne l'apprend guère,

Que par la mort.

Seule elle a droit de faire

Un heureux sort.

Mais on ne l'apprend guère

Ce grand mystère,

Mais on ne l'apprend guère,

Que par la mort.


- Poésies…, t. III, n°XXV, p. 36 : Bien de la souffrance pure. Air : Ah ! Ma chère maîtresse.

[4eA Fénelon.


Toute la résistance

Dans la souffrance,

Toute la résistance

Ne sert de rien ;

Perte sans assurance

Est mon soutien.

Toute la résistance

Dans la souffrance,

Toute la résistance

Ne sert de rien.


Que l'amour me détruise

Et qu'il me brise.

Que l'amour me détruise,

Sans m'épargner !

Toute à lui sans remise,

Il doit régner.

Que l'amour me détruise,

Et qu'il me brisea,

Que l'amour me détruise,

Sans m'épargner !


Je suis à lui sans feinte

Et sans contrainte ;

Je suis à lui sans feinte,

Il le sait bien.

Périsse donc la contrainte !

Point de soutien !

Je suis à lui sans feinte

Et sans contrainte ;

Je suis à lui sans feinte

Il le sait bien.


Connaissez-vous, mon frère,

Ce grand mystère,

Connaissez-vous, mon frère,

Cet heureux sort ?

C'est l'amour qui l'opère,

Donnant la mort.

Connaissez-vous, mon frère,

Ce grand mystère,

Connaissez-vous, mon frère,

Cet heureux sort ?


- Poésies…, t. III, n°XXVI, p. 37-38 : Même sujet, même air.

aprise D.



[5eDe Fénelon.

Je suis dans un état

Que je ne puis décrire ;

Ce que je ressens m'abat

Je languis et je soupire.

Ah ! quel est mon martyre !

Ah ! quel est mon combat !


Je n'aurais jamais cru

Ce que j'expérimente ;

Je ne l'ai jamais connu.

Ah ! c'est ce qui me tourmente !

Hélas ! tout m'épouvante !

Il faut être perdu.


J'ai fait ce que j'ai pu

Pour me tirer de peine.

Mon esprit est abattu,

Ma plainte se trouve vaine ;

Il faut porter ma chaîne

Il faut être vaincu.


L'Amour est un trompeur :

Il étale ses charmes,

Il fait sentir sa douceur,

Lorsqu'il veut gagner les âmes ;

Les brûlant de ses flammes,

Il en est le vainqueur.


Mais on ne connaît pas

L'état où l'on s'engage ;

Il faut souffrir le trépas.

Cependant avec courage,

Au plus fort de l'orage,

Il faut franchir le pas.


On est si enfoncé

Dans l'amour de soi-même,

Que l'on se croit égaré.

Lorsqu'il faut briser sa chaîne,

On ressent une peine,

Dont on est étonné.


Il n'en coûte si cher,

Que parce que l'on s'aime ;

Si l'on voulait s'oublier,

On sortirait de soi-même

Et l'on verrait sa peine

Bientôt diminuer.


Je vois bien à présent

Je change de langage ;

Mon esprit est fort content,

Je m'accoutume à l'orage,

Je n'ai plus de courage,

Mais mon coeur y consent.


Qu'importe de périr,

Puisque l'objet que j'aime

Ne saurait rien ressentir

De toute faiblesse humaine !

C'est moi qui sens la peine,

Pour lui est le plaisir.


Non, ce n'est point aimer

Que penser à soi-même !

Il ne faut point s'étonner

Dans la perte la plus extrême ;

II faut souffrir sa peine,

Et ne rien ménager.


Dieu possède tout bien,

Et moi toute malice :

Il est tout, je ne suis rien.


Qu'il règne et que je périsse !

Je fais ce sacrifice

A mon souverain Bien.


- Poésies…, t. III, n°CVI, p. 156-158 :  Etat d'une âme dans les rigueurs de la purification. Air : Le beau berger Tirsis.

[6eA Fénelon.

Je vous plaindrais peut-être,

En voyant tant de coups,

Si je ne savais que mon Maître

Veut devenir un avec vous.


Il vous aime sans doute

Après tant de rigueur :

Il a dessein, quoiqu'il vous coûte,

D'être maître de votre cœur.


Je serais criminelle,

Secondant son dessein,

Si par une pitié cruelle,

Mon bras n'était votre assassin.


Quoi ? Faut-il que je tue

Ce que j'ai de plus cher !

Et que, rendant mon âme nue,

Dans son sein je plonge le fer !


Isaac par son père

Ne fut pas immolé,

Car Dieu, suspendant sa colère

Arrêta le couteau levé.


Il n'en est pas de même :

Mon immolation

Est, malgré mon amour extrême,

Sans espoir et sans fiction.


Ce Dieu inexorable

Est pour moi sans quartier :

Il faut, dans le mal qui m'accable,

A ses yeux vous sacrifier.


Trop aimable victime,

Je consens à ce choix.

Ne me l'imputez pas à crime

Pour vous, je meurs plus d'une fois.


Je mourus pour moi-même :

Que mon sort fut heureux !

Je meurs en tuant( correction) ce que j'aime,

Double trépas fort douloureux !


- Poésies…, t. III, n°CVII, p. 158-159 :  Même sujet ; air : Si tu voulais, Lisette.


[7eDe Fénelon.

Je ne puis plus me dépeindre moi-même,

Je ne sais plus ce que devient mon cœur :

Ce que hais, en un moment je l'aime ;

En moi tout passe, excepté ma langueur.


Je ne vois plus chemin, sentier, ni trace,

Vois-je un sommet de rochers escarpé,

Tout aussitôt, c'est par là que je passe,

Prêt à tomber du roc où j'ai grimpé.


Gouffres, torrents, abîmes, précipices,

Je ne puis plus me défier de vous :

Si vous l'osez, faites que je périsse

Courant après les parfums de l'Epoux1.


Amour, amour, que veux-tu que je fasse ?

Je ne sais plus ce que tu fais en moi ;

Ce qui s'imprime en un moment s'efface :

Tu m'ôtes tout jusqu'à ta propre loi.


Tu veux régner, amour, et tu te caches ;

Sans t'expliquer, tu demandes toujours.

Amour cruel, tu crains que je ne sache

De tes chemins réglés suivre le cours.


C'est peu pour toi que n'avoir plus de vie

Et qu'abîmer ce Moi jadis si cher ;

Il faut encore craindre ta jalousie

Suivre à l'aveugle et n'oser te chercher.


Eh bien ! c'est fait : je ne sais plus si j'aime,

Je ne veux plus songer à le savoir.

Dieu dans mon cœur s'aimera seul lui-même;

Il fera tout sans me le laisser voir.


- Poésies…, t. III, n°CXVI, p. 171-172 :  État d'une âme amante au fort des épreuves intérieures. Air : Les folies d'Espagne.

1Cant., 1, 3.

[8eA Fénelon.

Celui qui peut se dépeindre soi-même

Est encore loin d'avoir perdu son cœur.

Le mien n'est plus ; et, s'il est vrai qu'il aime,

C'est de l'amour même de son vainqueur.


En lui perdu, je ne vois plus de trace.

II n'est pour moi de sommet escarpé :

Je vais toujours, sans savoir où je passe,

Et suis bien haut, sans que j'aie grimpé.


Je ne vois plus, Seigneur, des précipices,

Depuis qu'Amour, en m'abîmant en vous,

Me dit : Suis-moi ; il faut que tu périsses,

Sans espérer un regard de l'Epoux.


Lors je lui dis : Que veux-tu que je fasse ?

Détruis, abîme, arrache-moi de moi.

Je veux, Amour, que tu te satisfasses :

Je ne connais plus ni règle ni loi.


En me montrant un sentier, tu te caches :

Et te suivant, je m'égare toujours ;

Tu me conduis, sans vouloir que je sache

D'aucun chemin réglé suivre le cours.


C'est peu, dit-il, que n'avoir plus de vie

Et de quitter pour moi ce Toi si cher.

Je veux si loin porter ma jalousie,

Qu'en me perdant, tu n'oses me chercher.


Je veux de plus, qu'ignorant si je t'aime,

Tu n'oses pas songer à le savoir.

Il faut qu'en toi je m'aime seul moi-même,

M'y contemplant sans te le laisser voir.


Depuis ce temps, je me trouve sans vie,

Je ne vois plus en moi de propre amour.

Dieu tient mon âme en soi-même ravie,

Sans me laisser sur moi faire un retour.


Je ne connais ni la mort ni la vie :

Dieu vit en moi et je vis en Dieu.

Pour tous plaisirs mon âme est assoupie :

Il n'est pour moi ni loi, ni temps, ni lieu.


Sans rien savoir, il n'est rien que j'ignore

Sans rien avoir, je ne manque de rien.

Sans rien aimer, nul tourment je n'abhorre :

En voulant tout, je ne veux aucun bien1.


Plus que la mer mon coeur se trouve immense.

Rien d'ici bas ne saurait le borner ;

Dieu verse en lui sa divine science

Ferme et constant, qui pourrait l'ébranler !


-Poésies…, t. III, n°CXVII, p. 171-172 :  Même sujet, même air.

1V. lettre de Fénelon du 28 mars 1689 : « Je veux tout en rien » ; du 26 juin : « Quand je dis que je veux tout et que je ne veux rien […] je veux tout ce qui est donné, rien que je me donne par mon propre désir. » ; du 31 mai 1690 : « Je veux tout, je suis prêt à tout croire, à tout attendre, et néanmoins je ne tiens à rien. »

[9eA Fénelon.


Si je pouvais me dépeindre moi-même,

Vous avoueriez que je n'ai plus de cœur.

Dieu dans mon fond agit, l'anime et s'aime.

Libre de tout, il est mon possesseur.


D'un vol hardi jusqu'en son sein je passe,

Laissant des monts le sommet escarpé.

Perdu, de moi l'on ne voit plus de trace ;

J'entends l'orage, et n'en suis point frappé.


Je vois, Seigneur, les affreux précipices

Que j'ai franchis en m'abîmant en vous.

C'est là qu'il faut que tout amant périsse,

Avant que de s'unir à son Epoux.


Il faut qu'Amour jaloux se satisfasse.

Sans m'épargner, il me tira de moi.

Tout disparut : je lui cédai la place :

Il en bannit jusqu'à sa propre loi.


Qu'il serait doux de perdre ici la vie,

Pour conserver ce que l'on tient si cher !

L'Amour si loin porte sa jalousie,

Qu'en le perdant on n'ose le chercher.


Depuis ce temps je ne sais plus si j'aime,

Je ne puis pas songer à le savoir ;

Dieu seul en moi se contemple lui-même,

Et s'y produit sans me le laisser voir.


Je ne sens plus ni plaisir ni souffrance ;

Dieu seul en moi par moi-même est heureux ;

Sans me donner part à sa jouissance,

Il est pour moi de soi-même amoureux.


Vide de tout, rien ne manque à mon âme.

Tout plein de Dieu, j'ignore mon bonheur.

Brûlant d'amour, je ne sens point de flamme ;

Possédant tout, je perds jusqu'à mon cœur.


La loi d'amour, aux autres rigoureuse,

N'a rien pour moi qui ne soit naturel.

Je ne la sens dure ni savoureuse :

Tout se réduit au moment éternel.


Heureux moment exempt d'incertitude,

Fortuné jour, où tout homme est détruit !

Chez toi, la paix bannit l'inquiétude,

Jour permanent qui n'a jamais de nuit !


La vérité se voit en ta lumière ;

C'est là qu'elle éclaire sans nul brillant.

On la soutient sans baisser la paupière ;

Elle se couvre en se manifestant.


Je sens, Amour, que je ne puis rien dire,

Que je ne fais que bégayer de toi.

On pourrait bien dépeindre mon martyre,

Mais non l'état qui m'a tiré de moi.


- Poésies…, t. III, n°CXVIII, p. 173-175 : Même sujet, même air.

[10eDe Fénelon.


Mon faible navire entr'ouvert

Reçoit l'onde irritée

Il est le jouet d'une mer

De mille écueils bordée.

Au gré des vents, au gré du sort,

La nuit et sans étoiles,

Sans espérances d'aucun port,

Je vogue à pleines voiles.


La mer où je suis embarqué

N'a plus ni fond, ni rive.

Et le gouvernail échappé

De tout espoir me prive.

L'abîme s'ouvre ; et je ne vois

Qu'horreur, perte, naufrage ;

Et ne trouve au-dedans de moi

Sagesse ni courage.


Qu'importe qu'un vil excrément

Dans les ondes périsse,

Et que l'abîme s'entr'ouvrant

A jamais m'engloutisse !

En périssant, je bénirai

D'amour trompeur l'orage.

En pleine paix, je périrai,

Content de mon naufrage.


- Poésies…, t. III, n°CXXXIII, p. 196 : Abandon dans la perte totale. Air : Joconde.

[11eA Fénelon.


Vos vers font voir à découvert

Où votre âme est montée.

L'onde inconstante de la mer

Ne l'a point agitée.

Toujours contente de son sort,

Au-dessus des étoiles,

je la vois prendre son essor,

Sans nuages, sans voiles.


Votre cœur, s'étant embarqué

Sur l'abandon, arrive,

De mille dangers échappé

Il revient sur la rive.

Qu'avec plaisir je le revoi,

Sauvé par le naufrage.

Lorsque l'on ne craint plus pour soi,

De quoi sert le courage !


O que j'aime votre abandon

Et l'oubli de vous-même !

Que votre coeur me semble bon

Le mien le goûte et l'aime.

Je n'y vois rien à désirer

Qu'un peu plus de souplesse.

Qu'à tout je le puisse plier,

Que j'en sois la maîtresse !


- Poésies…, t. III, n°CXXXIV, p. 197-198 : Même sujet, même air.

[12eDe Fénelon.


J'ai le goût de l'Enfance

De mon hochet content,

La faiblesse et l'obéissance

De moi font un petit enfant.


Fruit d'une sèche étude,

Austère gravité,

Importuns restes d'habitude,

Laissez-moi vivre en liberté.


Vérité simple et nue,

Que j'aime taa candeur !

Et que l'innocence ingénue

Est au-dessus de taa pudeur !


Tropb heureuse innocence,

Exempte de raison

La vertu pleine d'assurance,

A qui tête est hors de saison.


Vice et vertu surpasse

Un enfant comme moi.

Comme au maillot je suis en grâce,

Sans honte, sans crainte et sans loi.


A peine je bégaie,

Je ne sais pas mon nom,

Je pleure, je ris, je m'égaie,

Je ne crains que maman teton.


La main qui dans l'enfance

Sut me mettre au berceau,

En dépit de toute prudence

Me bercera jusqu'au tombeau.


Sagec trop incommode,

Voulez-vous qu'un enfant

Ne badined qu'avec méthode,

Et soit grave comme un pédant ?


Quoie ! vous dédaignez d'être

Simple et petit enfant !

Abaissez-vous : mon petit-Maître

Ne veut rien de haut ni de grand.


[12eDe Fénelon : Parodie.

Jadis j'aimais l'Enfance :

De mon hochet content,

La faiblesse et l'obéissance

Me rendait un petit enfant.


Doux fruit de mon étude,

Austère gravité,

Revenez, ancienne habitude,

C'est vous qui m'avez enchanté.


Je n'ai dans la cervelle

Qu'Aristote et Platon.

Je suis grand, je suis plein de zèle,

Je n'aime que dame Raison.


Sagesse trop commode

Je vous goûte à présent.

Le petit n'est plus à la mode ;

Je hais ce qui ressent l'enfant.


Désormais je veux être

Sage comme un Caton,

Je n'aime plus le petit-Maître :

J'aime mieux être grand garçon.


Plus je hais l'innocence,

Plus j'aime la raison,

Bannir ce qui tient de l'Enfance

Est aujourd'hui ma passion.


Que j'aime la sagesse,

Que j'aime la hauteur !

Toute Enfance à présent me blesse :

Le petit me fait mal au coeur.


La main, qui dans l'enfance

Put me mettre au berceau,

Est rejetée de ma prudence

Je la bannis jusqu'au tombeau.


Ah ! comment pouvoir être

Simple et petit enfant !

Je retourne à mon premier Maître,

Qui m'apprit à devenir grand.


J'abhorre la bouillie,

Je ne veux plus de lait.

Tout cela n'est qu'une folie

Qu'il est beau d'être grand et droit1 !


Autographe A.S.-S. reproduit par Masson, p. 355-358. - Poésies…, t. III, n°CXXXIV, p. 197-198. Fénelon écrivit la parodie que l’on vient de lire, sur laquelle Masson nous informe : « Cette pièce se trouve dans le même recueil que la précédente, à laquelle elle fait suite dans le manuscrit. Elle est également autographe et porte en titre de la main même de Fénelon : Parodie. »

ata D

bDutoit place ce quatrain avant les deux précédents.

c…hors de saison / Sage… Dutoit omet trois quatrains : Vice et vertu… / A peine… /La main…

dNe joue plus qu’avec D

eDutoit omet ce dernier quatrain.

1Prononciation « dret ». (v. note Masson).

[13eA Fénelon.

Vous avez le goût de l'enfance

Et craignez la réalité.

Ce n'est être enfant qu'en apparence

Sans en avoir la vérité.


Ceux en qui l'Enfance est réelle

Ne la sauraient voir ni goûter.

Elle leur est si naturelle,

Qu'ils ne la peuvent surmonter.


On ne la saurait contrefaire

Ni la cacher : Quand Dieu le veut,

Il en découvre le mystère.

Celui qui l'entend est heureux.


Le désir de la petitesse

Est renfermé dans cet état.

Il effarouche la sagesse

Et lui fait perdre son éclat.


O Sagesse que je révère,

Vous savez seule son néant :

L'état de la pure misère

Est moins nu que celui d'enfant.


Il renferme toute faiblesse,

Impuissance, incapacité ;

Mais il est la même souplesse :

Dieu fait en lui sa volonté.


- Poésies…, t. III, n°CXLV, p. 211-212 : Même sujet, air : Mon cher troupeau.

[14eDe Fénelon.


Adieu, vaine prudence,

Je ne te dois plus rien.

Une heureuse ignorance

Est ma science ;

Jésus et son enfance,

C'est tout mon bien.


Jeune, j'étais trop sage

Et voulais tout savoir.

Je n'ai plus en partage

Que badinage,

Et touche au dernier âge,

Sans rien prévoir.


Au gré de ma folie

Je vais sans savoir où.

Tais-toi philosophie !

Que tu m'ennuies!

Les savants je défie,

Heureux les fous !


Quel malheur d'être sage

Et conserver ce Moi

Maître dur et sauvage,

Trompeur volage !

O le rude esclavage

Que d'être à soi !


Loin de toute espérance,

Je vis en pleine paix.

Je n'ai ni confiance

Ni défiance ;

Mais l'intime assurance

Ne meurt jamais.


Amour, toi seul peux dire,

Par quel puissant moyen

Tu fais sous ton empire

Ce doux martyre,

Où toujours l'on soupire

Sans vouloir rien.


Amour pur, on t'ignore.

Un rien te peux ternir :

Le Dieu jaloux abhorre

Que je l'adore,

Si, m'offrant, j'ose encore

Me retenir.


O Dieu, ta foi m'appelle,

Et je marche à tâtons ;

Elle aveugle mon zèle ;

Je n'entends qu'elle.

Dans ta nuit éternelle

Rien ne l'opprime,


Content dans cet abîme,

Où l'amour m'a jeté,

Je n'en vois plus la cime,

Et Dieu m'opprime :

Mais je suis la victime

De vérité.


Etat qu'on ne peut peindre

Ne plus rien désirer,

Vivre sans se contraindre

Et sans se plaindre,

Enfin ne pouvoir craindre

De s'égarer.


- Poésies…, t. III, n°CXLVII, p. 214-216 : Renoncer à la sagesse humaine pour vivre en enfant. Air : Quittons notre houlette.

Nous résumons une longue note (p. 360-361) de Masson : « Cette poésie, dont Le Siècle de Louis XIV a rendu une strophe célèbre, fait partie depuis 1824 des Œuvres complètes de Fénelon (dans l’édition de 1852, t. VI, p. 660). Voici le commentaire, dont Voltaire, prend plaisir à accompagner sa citation (Siècle…, chap. XXXVIII, « Du Quiétisme ») : « Sur la fin de sa vie, il [Fénelon] méprisa enfin toutes les disputes [...] L'archevêque de Cambrai (qui le croirait !) parodia ainsi un air de Lully : Jeune, j'étais trop sage, etc. Il fit ces vers en présence de son neveu le marquis de Fénelon, depuis ambassadeur à La Haye. C'est de lui que je le tiens. Je garantis la certitude de ce fait. Il serait peu important par lui-même, s'il ne prouvait à quel point nous voyons souvent avec des regards différents, dans la triste tranquillité de la vieillesse, ce qui nous a paru si grand et si intéressant dans l'âge, où l'esprit plus actif est le jouet de ses désirs et de ses illusions. » Et il ajoute en note : « Ces vers se trouvent dans les Poésies de Mme Guyon ; mais le neveu de M. l'archevêque de Cambrai m'ayant assuré plus d'une fois qu'ils étaient de son oncle et qu'il les lui avait entendu réciter le jour même qu'il les avait faits, on a dû restituer ces vers à leur véritable auteur. [les caractères italiques indiquaient, parmi les Poésies de Mme Guyon, celles que Fénelon avait composées.] […] » [Et Masson ajoute :] La pièce est-elle de « la fin de sa vie », comme le prétend Voltaire sur la foi du marquis de Fénelon ? Les allusions « au dernier âge » qui approche, et à la vérité « opprimée » rendent la date assez vraisemblable. » [M]. - Nous pensons de même à une date tardive, car le marquis de Fénelon est fiable, comme en témoigne son compte-rendu de la querelle du quiétisme, et Voltaire est un bon historien soucieux de la qualité de ses sources. On a donc bien ici trace de la correspondance, du début du XVIIIe siècle, entre Madame Guyon et Fénelon.

[15eA Fénelon.


Heureux si la prudence

N'est plus pour nous un bien

Une docte ignorance

Est la science,

Qui dans la sainte Enfance

Sert de soutien.


Ce serait être sage,

De prétendre savoir

Quel sera le partage

Etl'avantage,

Que dans le dernier âge

On peut avoir.


O la sage folie,

D'aller sans savoir où !

Sotte philosophie,

Je te défie

D'embarrasser la vie

D'un heureux fou !


En cessant d'être sage,

Il sort enfin de soi ;

Il quitte l'esclavage

Dur et sauvage.

Du moi trompeur, volage,

Pour vivre en foi.


En perdant l'espérance,

On retrouve la paix.

L'amour sans confiance

Ni défiance

Est l'unique assurance

Pour un jamais.


Amour de qui l'empire

Est rigoureux et doux,

On souffre le martyre

Sans l'oser dire,

Quoique le cœur soupire

Dessous tes coups.


Il vit dans cet abîme,

Où l'amour l'a jeté.

Il ne voit plus de crime ;

Rien ne l'opprime,

Quoiqu'il soit la victime

De vérité.


- Poésies…, t. III, n°CXLVIII, p. 216-217 : Même sujet, même air.

[16eDe Fénelon.

S'il est vrai que mon coeur veut toujours vous aimer,

D'où vient le tourment qui m'accable ?

Faut-il encore m'en alarmer ?

Toi seul es juste et moi coupablea.


J'ignore cependant ce qui t'offense en moi.

Je ne veux jamais te déplaire,

Pur amour ! mon cœur est à toi :

En quoi donc te suis-je contraire ?


Je suis comme un enfant qui ne discerne rien,

Qui vit dans la simple innocence.

Je ne vois plus ni mal ni bien ;

Je ne sais si c'est ignoranceb.


Je ne veux rien savoir. Si je suis ignorant,

Je n'en saurais avoir de peine ;

Je badine comme un enfant :

Mon lit, mon maillot e(s)t ma chaîne.


Mon corps est arrêté. Il n'en est pas ainsi

De l'esprit. II est toujours libre :

Il ne connaît plus le souci,

Restant dans le même équilibre.


Tu me donnes des coups quelquefois bien cuisants.

Tu frappesc avec violence.

Je crie ainsi que les enfants,

Et ne perds point la patience.


Je n'en connais pourtant presque plus que le nom,

Mais je ne veux rien autre chose.

Non que le mal me semble bon,

Je le veux sans en voir la cause,


Reçois donc, cher Amourd, les cris de ma douleur,

Comme tu fis mone sacrifice ;

Le mal quelquefois me fait peur,

Mais j'avale en paix le calice.


- Poésies…, t. II, n°CXLII, p. 176-177 : Souplesse de l'âme dans l'état de l'Enfance chrétienne au milieu des souffrances. Air : Je ne veux de Tirsis [entendre les raisons]. Masson indique : « La pièce n’est pas imprimée en italique, ce qui semble l’attribuer à Madame Guyon elle-même. Mais j’en ai retrouvé le manuscrit à la Bibliothèque Saint-Sulpice, de la main même de Fénelon. Il est vrai que Fénelon aurait pu la copier sur l’original qu’il avait reçu, comme il avait fait sans doute pour la pièce précédente : l’attribution reste ainsi incertaine. »

aVous êtes juste de moi coupable A.S.-S.

binnocence et ignorance intervertis A.S.-S.

ctu me frappes A.S.-S.

damant A.S.-S.

ecomme autrefois mon A.S.-S.

[17eA Fénelon.


Vous m'arrachez ma solitude,

M'accablant de soins superflus :

Mon cœur languissant ne peut plus

Supporter un état et si dur et si rude.


Loin d'avoir pitié de mes peines,

Vous ajoutez incessamment

A mon mal un nouveau tourment ;

Vous riez de mes cris, et mes larmes sont vaines.


Votre cœur plus dur qu'une roche,

Loin de s'attendrir à mes pleurs,

S'aigrissant contre mes douleurs,

Me fait le plus souvent quelque sanglant reproche.


Celui qu'en secret je révère,

Et qui seul connaît ma douleur,

Voyant mon extrême langueur,

Sera de mes désirs un juge moins sévère.


Il sera de mon coeur un temple,

Où, malgré l'orage et le bruit,

J'aurai le calme de la nuit ;

Et rien n'empêchera que je ne le contemple.


- Lettres chrétiennes et spirituelles, t. I, p. 270-271 à la suite de la lettre LXXXVII, lettre 97 de notre volume : «  [12e ] À Fénelon. Février 1689. » : La personne pour laquelle Notre Seigneur me donne toujours plus de correspondance intérieure… »

La direction du marquis de Fénelon après 1703.


Un jeune mousquetaire.

Madame Guyon eut bien du mal avec ce mousquetaire arrivé à elle à l’âge de vingt-trois ans après avoir été blessé. Il avait des difficultés à s’unifier dans la vie intérieure. Elle le confia au début à un ami, lord Forbes ou Ramsay128, puis développa une tendresse particulière pour son « cher boiteux ». En outre, cette correspondance décrit les précautions que devait prendre le petit groupe quiétiste surveillé de près, et nous renseigne sur la publication de manuscrits de Fénelon après sa mort.

Gabriel-Jacques de Salignac de La Mothe, marquis de Fénelon, neveu de l’archevêque, mena une vie de militaire :

Né le 25 juillet 1688, petit-fils du frère aîné de Fénelon, il était le second d’une famille de quatorze enfants. Mousquetaire en 1704, colonel du régiment de Bigorre en 1709, il reçut une grave blessure le 31 août 1711 au siège de Landrecies, lors de l’enlèvement du camp ennemi à Hordain. Mal soigné, il subit une opération au début de février 1713, qui fut suivie de trois mois de maladie dont nous trouvons l’écho dans la correspondance. Il se rendit aux eaux de Barèges en 1714 avec « Panta », l’abbé Pantaleon de Beaumont. Ils s’attardèrent à Paris et peut-être à Blois129. Commença alors une correspondance suivie avec Madame Guyon. Il fut inspecteur général de l’infanterie en 1718, brigadier en 1719. Son mariage avec la fille de Louis Le Pelletier avait fait de lui un parent du comte de Morville, secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères : celui-ci le désigna en 1724 pour l’ambassade de Hollande. Il y resta jusqu’en 1728, où il fut nommé plénipotentiaire au Congrès de Soissons, puis retourna en Hollande de 1730 à 1744. Chevalier des Ordres du Roi en 1739, il servit comme lieutenant général dans l’armée du maréchal de Noailles, puis dans celle de Maurice de Saxe. Il était en passe d’obtenir le bâton de maréchal quand il fut blessé très grièvement à la bataille de Raucoux, près de Liège, et mourut quelques jours après, le 11 octobre 1746130.

Légataire universel de son grand-oncle et dépositaire de tous ses écrits originaux, qui lui avaient été remis par l’abbé de Beaumont, il les publia131, en y ajoutant un Avertissement pour servir d’introduction à la lecture des Œuvres spirituelles recueillies dans cette nouvelle édition132. Cet exposé fut peut-être rédigé avec l’aide de Dupuy.

Nous disposons d’une série de 70 lettres, dont 69 qui lui sont adressées par Madame Guyon. La seule lettre attribuable au marquis, datée du 31 mars 1614, ne permet guère de mieux le connaître, mais - outre les traits observés par Madame Guyon - on se reportera à la préface du marquis rédigée avec soin pour son édition de 1738 des Œuvres spirituelles de Fénelon133. Nous avons ajouté deux lettres adressées au marquis, l’une des duchesses de Mortemart et de Guiche (depuis maréchale de Grammont), l’autre, tardive, de Dupuy, informant le marquis à l’occasion de la rédaction de sa préface que nous rééditons dans le volume II Combats.

L’édition par Dutoit atteste en son Indice (p. 628 du t. V) trois lettres au t. III, puis une série de trente-huit lettres au t. IV. Nous avons pu recourir à de nombreux originaux (autographes de l’écriture difficile qui caractérise la fin de la vie de Madame Guyon ; copies sous dictée le plus souvent de la main de son secrétaire Ramsay) et à défaut, au « cahier des lettres » de la main du marquis. Dutoit s’est avéré utile pour certains mots indéchiffrables ; malheureusement toutes les difficultés n’ont pu être surmontées, de déchiffrage comme d’identification de personnes.

L’accord entre ces trois sources s’avère excellent. On relève dans toutes les variantes la fidélité du pasteur Poiret. Son édition fut reprise scrupuleusement par Dutoit, à l’exception d’omissions de noms et de détails personnels : notons toutefois une tendance à occulter le « petit Maître », expression remplacée par « Seigneur » ou « Dieu », ainsi que les témoignages de tendresse, fréquemment omis.

L’ordre obtenu suivant les indications de dates, souvent portées sur les sources (mais fréquemment il manque l’année !), s’avère respecter de près celui donné par la série des trente-huit lettres citées134 : la « Table des lettres de ce IV. volume » par Poiret, reproduite par Dutoit, déclarait d’ailleurs qu’elles « sont écrites à une même personne, et dans le même ordre ».

Lettres

.  Au marquis de Fénelon. Septembre 1711 ?

Fraternité spirituelle ; la ferveur n’est pas la perfection de la dévotion.

J’ai reçu1 votre lettre, monsieur, avec beaucoup de joie, y remarquant le désir sincère que vous avez d’être à Dieu, et les miséricordes qu’Il vous a faites. Je suis ravie que vous puissiez voir quelquefois M. N.2 Il désire depuis longtemps d’être tout à Dieu, et Dieu lui a fait bien des grâces. On se sert les uns les autres dans la volonté de Dieu, et l’union des cœurs et des esprits en Lui Lui sont très agréables. Celui qui a dit : Lorsque vous serez assemblés deux ou trois en mon nom, Je serai au milieu de vous3, aime cette fraternité spirituelle, puisqu’Il ne sépare point l’amour du prochain du grand commandement de l’aimer purement au-dessus de tout : Mes petits enfants, aimez-vous les uns les autres4.

C’est cette charité mutuelle qui, après le pur amour, débarrasse le cœur de toute amitié profane dangereuse, et même de celles qui sont trop naturelles et trop humaines. Car la véritable amitié, qui est selon Dieu, doit naître de la conformité de nos pensées et de nos sentiments pour Dieu. Ces sortes d’unions, loin d’être imparfaites, unissent davantage le cœur à Dieu. Mais il faut une correspondance simple, sans trop retourner sur nous-mêmes, et lorsque la Providence nous a fourni un moyen de voir ou de connaître ceux qui veulent être à Dieu, il faut agir avec simplicité : Dieu, qui voit le fond du cœur, connaît bien le motif qui fait agir en cela. Ce sont quelquefois des moyens que Dieu nous choisit pour nous avancer dans Sa voie, et le rejet de ces moyens sous bon prétexte nous nuit souvent beaucoup. J’espère que vous vous trouverez bien d’entrer en société spirituelle avec M. N. Vous vous aiderez mutuellement dans le chemin de la foi et de l’amour. Je veux bien y entrer en tiers en esprit.

Pour ce qui vous regarde, monsieur, ne doutez point que vous ne soyez appelé à l’intérieur, puisque vous avez été appellé au christianisme : car un chrétien sans intérieur n’est qu’une figure de chrétien et un corps sans âme, n’ayant pas au-dedans de lui cet Esprit vivifiant, qui est l’esprit de la filiation divine. C’est cet Esprit qui prie et gémit en nous5 et qui, comme dit l’Ecriture, fait en nous toutes nos œuvres6.

Mais il faut comprendre une bonne fois que cet Esprit n’est pas moins réellement en nous pour n’être pas toujours sensible. Au contraire, plus Il Se communique à nous, plus Il le fait d’une manière secrète et cachée, afin de dérober Son opération à la vue du démon et de l’amour propre : c’est ce que nous appelons marcher en foi et non pas dans une claire évidence. Cette clarté est souvent trompeuse et sujette à méprise, mais la foi est toujours certaine en elle-même, quoiqu’elle cause des doutes à cause de son obscurité. Il est vrai qu’elle est moins satisfaisante pour les sens : la nature veut toujours sentir et connaître, et la foi se confie en Dieu au-dessus de toute connaissance.

L’âme qui veut bien aller à Dieu par la foi et se laisser conduire par un abandon entier à la volonté de Dieu, ne peut que se taire en Sa présence. Et pourrait-on faire autrement envers Celui qui voit tout ce qui se passe en nous ? Qui connaît mieux ce qu’il nous faut que Lui-même ? Et qui a plus de bonté pour nous le donner ? Que désirer hors Dieu et Sa divine volonté ?

Votre oraison est une simple exposition devant Dieu. Il faut y être fort fidèle, sans vouloir mettre notre main grossière à son ouvrage. Les distractions, lorsqu’elles ne sont pas volontaires, n’empêchent point l’oraison du cœur. Le cœur est constamment à Dieu malgré les diverses agitations de la vie, pourvu qu’on ne se reprenne pas, et qu’on veuille bien ne Le point offenser et ne point reprendre son cœur après le Lui avoir donné. Le sentiment et la ferveur dans la dévotion n’est pas la perfection de la dévotion, mais des accidents passagers, qui ne l’augmentent ni ne la diminuent : c’est un feu de paille, qui ne saurait être de durée. Mais la solide dévotion ne se perd pas lorsqu’on cesse de la sentir : elle n’est point assujettie aux causes accidentelles. L’amour sacré, la foi, l’abandon à la volonté de Dieu, sont l’âme de la piété, qui ne gît point dans le sentiment.

Ne craignez point tant l’avenir. Si Dieu vous exposait encore au combat, Il combattrait pour vous, comme dit l’Ecriture7, et vous demeureriez en repos auprès de Lui, à couvert sous l’ombre de Ses ailes. Surtout ne vous découragez point : vous ne sauriez faire un plus grand outrage à Dieu. Le découragement vient de présomption et de faiblesse. Lorsque l’on présume de soi, notre faiblesse nous fait trouver du mécompte ; mais celui qui se confie à Dieu, ne se décourage jamais. Job disait : Quand il me tuerait, j’espérerais en Lui8. Prenez courage pour combattre les combats du Seigneur. Je désire qu’Il vous soit toutes choses, amen.

- Dutoit, t. IV, Lettre 38, p. 81-86.

1L’attribution est de Dutoit, Indice du tome V, p. 629 ; étant donné son contenu, nous la plaçons au tout début de la correspondance, avant ou juste après la blessure du marquis.

2Ami non identifié, probablement d’origine écossaise (Madame Guyon nomme parfois le marquis « mon petit milord boiteux »). Il peut s’agir soit de Ramsay (qui à cette date est probablement à Cambrai auprès de Fénelon, dont il avait fait la connaissance en août 1710 ; il ne sera à Blois que tardivement : sa présence y est toutefois attestée en mars 1714 ; v. Henderson, Chevalier Ramsay, p. 31 & p. 38), soit de Lord Forbes dont nous éditons, dans la série des correspondances avec les Ecossais, deux lettres plus tardives adressées au m arquis de Fénelon.

3Matthieu, 18, 20.

4I Jean, 4, 7.

5Rom., 8, 26 : « De plus l’Esprit de Dieu nous aide dans notre faiblesse. Car nous ne savons ce que nous devons demander à Dieu dans nos prières pour le prier comme il faut ; mais le Saint-Esprit lui-même prie pour nous par des gémissements ineffables. » (Sacy).

6Isaïe, 26, 12 : « Seigneur, vous nous donnerez la paix, car c’est Vous qui avez fait en nous toutes nos oeuvres. » (Sacy).

7Exode, 14, 14 : « Le Seigneur combattra pour vous, et vous demeurerez dans le silence. » (Sacy).

8Job, 13, 15.

.  Au marquis de Fénelon. Septembre 1711.

« Vous êtes avec Jésus-Christ sur la croix… »

Je vous assure, monsieur, que personne ne prend plus de part que moi à tout ce qui vous regarde, et que j’ai été affligée avec vous, que je vous ai recommandé de tout mon cœur à Notre Seigneur, que je l’ai prié et le prie encore que, s’Il vous fait participant de la peine et de la douleur de Jésus-Christ, Il vous donne aussi la patience nécessaire. Vous êtes avec Jésus-Christ sur la croix, et Il est avec vous dans la tribulation1 : Il vous y fait compagnie.

Vous trouverez toujours dans votre cœur ce fidèle Ami lorsque vous L’y chercherez par un retour simple et sincère : un simple coup d’œil Lui suffit pour entendre tout ce que vous voulez Lui dire et que vous ne Lui dites point. Vous ne trouverez de consolation, de soutien et de force qu’en Lui. Vous L’avez toujours au-dedans de vous. Vous pouvez, à tous les instants, par un petit retour, témoigner l’amour que vous avez pour Lui. Il n’a pas besoin de parole pour vous entendre ni de contention d’esprit, qui ne s’accorde pas avec une vive douleur. Mais ce simple retour vous fera posséder votre âme en patience, calmera votre cœur, adoucira votre douleur, la rendra moins piquante. Ô que je souhaite que l’amour de Jésus-Christ règne dans votre cœur et que la part qu’Il vous donne à Sa croix me fait concevoir d’espérance pour l’avenir ! Oui, monsieur, j’espère que Dieu achèvera en vous ce qu’Il a commencé et qu’Il vous rendra un de Ses enfants très chers. C’est en Lui que je suis véritablement à vousa.

- A.A.-S. ms 2176 pièce 7417 p. 107-108 & ms 7566 autographe. Adresse : « À monsieur le m. de F. » - Dutoit, t. IV, Lettre 1, p. 1-3.

Cette lettre est reproduite avec l’orthographe d’époque par E. Griselle, « Madame Guyon directrice de conscience, quelques lettres inédites », Revue Fénelon, 1910 p. 109-126, 1911 p. 165-169, comme première lettre du « Recueil d’extraits formé par le marquis de Fénelon en vue de l’impression, et écrit de sa main. Pour quelques-unes, nous avons en outre sous les yeux l’autographe, écrit par Mme Guyon elle-même, ou sous sa dictée » (p. 109). Les lettres du recueil sont attribuées à « M. de saint Fr[ançois]».

aje suis etc. D

1Le marquis fut blessé à la jambe le 31 août 1711, au siège de Landrecies. Cette lettre a dû être écrite juste après.

.  Au marquis de Fénelon. Octobre ( ?) 1711.

Conseils pour se recueillira.

Si la part que j’ai prise, monsieur, à ce que vous avez souffert, avait pu adoucir vos peines, elles eussent été plus légères. Après avoir demandé à Dieu pour vous la patience dans vos vives douleurs, je Lui demanderai de tout mon cœur qu’Il vous fasse faire bon usage de la santé, et même de la vie qu’Il vous a rendue1.

La défiance que vous avez de vous-même vous garantira des chutes ordinaires aux personnes de votre âge, si vous y joignez une grande confiance en Dieu, un soin exactes de retourner souvent en vous-même, pour y chercher Dieu avec amour et fidélité, si vous prenez quelque temps le matin, avant tout autre emploi, pour vous consacrer à Lui, [f°1 v°] Le priant de vous garder Lui-même, afin que vous ne Lui soyez pas infidèle, qu’Il vous empêche de vous égarer, et si vous étiez assez malheureux pour le faire, qu’Il vous rappelle à Lui. Ensuite recueillez-vous profondément, et demeurez quelque temps dans un silence humble et respectueux, que vous entremêlerez d’affections et d’actes selon votre besoin. Durant le jour, lorsque vous vous trouverez trop dissipé et que vos passions se réveilleront, rentrez en vous-même, quand ce ne serait que le temps d’un clin d’œil, pour implorer sans rien dire le secours de Dieu. Et je m’assure que ces petites pratiques qui paraissent peu de choses, vous seront très utiles.

Si je puis vous être bonne à quelque chose, je me ferai un plaisir de vous marquer par mon exactitude combien je vous honore en Jésus-Christ. Mais, étant proche deb la source, de quelle utilité vous peut être un petit ruisseau qui, toutc petit qu’il est, ne vous refusera jamais les eaux que le Seigneur lui a données ? Si j’osais, j’assurerais de mon respect une personne1 que j’honore extrêmementd.

- A.A.-S. , pièce 7489 autographe, d’une bonne écriture ferme et lisible, adresse « Le bon marquis » - A.S.-S. ms 2176 pièce 7417 p. 108 (recueil) - Dutoit, t. IV, Lettre 2, p. 3-4. - Reproduite avec l’orthographe d’époque par E. Griselle, Madame Guyon..., comme deuxième lettre du « Recueil d’extraits » formé par le marquis de Fénelon.

1La date paraît donc postérieure à la blessure du 31 août 1711, de quelques semaines à quelques mois : E. Griselle l’attribue au mois de septembre.

aRésumé en tête repris de la pièce 7417.

bprès de D.

cqui pourtant tout D.

dSi j’osais … extrêmement omis par la pièce 7417 & par . Ces deux sources secondaires sont très fidèles.

1Allusion à Fénelon auprès duquel le marquis se trouvait à Cambrai.


.  Au Marquis de Fénelon. 26 mars 1714.

« …de la fidélité ou de l’infidélité à l’oraison dépend tout le bien et le mal de notre vie. »

Je vous assure, monsieura, que, si vous avez quelque bonté pour moi, mon cœur en est plein de reconnaissance. Je vous souhaite toutes les bénédictions du ciel. Il y a quatre jours que j’étais encore à l’extrémité et je me sers d’un peu de mieux, que le Seigneur me donne, pour vous assurer que personne ne s’intéresse plus que moi à tout ce qui vous concerne et surtout à votre bien spirituel. Quand je n’aurais pas pour vous tous les sentiments que le Seigneur m’a inspirés, ceux à qui vous appartenez me sont trop chers pour ne pas prendre un juste et singulier [intérêt] à toutb ce qui vous regarde.

Puisque vous voulez bien que je vous dise ma pensée, je vous assureraic que de la fidélité ou de l’infidélité à l’oraison dépend tout le bien et le mal de notre vie. Il est impossible que vous vous souteniez, à votre âge et dans vos emplois, qu’autant que vous prendrez de la force auprès de Dieu dans la prière. C’est comme un magasin d’eau qui se répand insensiblement sur toutes les actions de la journée. Nous sommes si faibles par nous-mêmes que, si nous ne nous tenons attachés à ce premier principe, nous tombons insensiblement dans la langueur. Moins on fait d’oraison, moins on a envie d’en faire : on se refroidit en s’éloignant du feu. Quand on est soigneux d’approcher souvent du feu, on éprouve une certaine chaleur douce qui rétablit le corps. Il en est ainsi de l’âme, lorsqu’elle approche de Dieu.

Votre lettre est pleine de lumière, et je comprends fort bien que, si vous êtes fidèle à écouter Dieu et à Le suivre, vous pouvez aller loin, mais je vous demande en grâce que, quand quelque chose vous fait peine et vous cause quelque honte, vous le disiez sur le champ à votre bon père1. La nature souffre et a peine de dire les choses dans le moment présent. On les dit plus facilement lorsqu’elles sont passées, mais il faut surmonter la nature et ne la point écouter, aller tête baissée contre elle car c’est votre plus grand ennemi. Ne vous découragez jamais, quoi qu’il arrive. Quand nous sommes bien convaincus de ce que nous sommes par nous-mêmes, nos misères redoublent notre confiance en Dieu. Il Se plaît, ce Dieu de bonté, à nous faire sentir ce que nous sommes, afin que nous ne nous appuyons point sur nous-mêmes et que nous ayons un recours perpétuel à Lui. Il vous a fait connaître combien il nous est utile d’être humiliés et rapetissés.

Je ne vois rien de meilleur à faire pour vous que d’être fidèle à l’oraison. Trompez-vous vous-même et vous dérobez aux autres occupations. Quand on le veut bien, on trouve toujours le temps de la faire, mais quand on y est un peu lâche, le temps s’évapore et s’enfuit, en sorte qu’on se persuade qu’on n’a pu faire autrement que de la perdre par d’autres occupations. Soyez aussi exactes à dire dans le moment les choses qui vous peinent, sans attendre que la peine soit passée. Tâchez de vous rappeler souvent à votre cœur pendant le jour et croyez que tout ira bien, quoique vous éprouviez souvent des vicissitudes.

Je veux bien de tout mon cœur vous accepter en la qualité que vous me donnez : je prierai le Seigneur qu’elle ne soit pas vaine ni en vous ni en moi. Je Le prie de vous être toute chose. Plus de compliments, s’il vous plaît, entre nous : cela ne convient pas à la simplicité chrétienne dont nous faisons profession.

Ce 26 de mars.

- A.A.-S., ms 2177, pièce 7522 & A.A.-S., ms 2176, pièce 7417 p. 110 - Reproduite avec l’orthographe d’époque par E. Griselle, Madame Guyon..., comme troisième lettre du « Recueil d’extraits » formé par le marquis de Fénelon. - Dutoit, t. IV, Lettre 3, p. 5-8.

aSoyez assuré, monsieur D.

bprendre un intérêt singulier à tout D.

cdirai D.

1Fénelon.

.  Au marquis de Fénelon. 21 mai 1714.

[Billets de Pentecôte]1

Voilà, mon cher enfant, un billet que j’ai tiré pour vous à la Pentecôte. J’en ai fait comme à l’ordinaire pour tous les enfants du petit Maîtrea. Je les ai tirés ensuite, après avoir prié. Voilà celui qui vous est échu : la Providence a tout accommodé. Les messieurs étrangers que vous avez vus, ont passé pour vous car ils vinrent me rendre visite et sont repartis si promptement que cela a passé pour constant que c’était des étrangers. Et les jésuites entrant comme ils sortaient, ils les ont vus : ainsi si quelqu’un fait de[s] questions sur celui qui était avec R[amsay], on croira que c’était ces étrangers dont on veut parler, d’autant plus qu’il y en a un qui parle parfaitement bien français. Ainsi n’ayez point de peine car le petit Maître accommodera toujours tout comme il faut. J’aib envoyé cette lettre circulaire àc tous les enfants en leur envoyant les billets et comme vous n’êtes point avec eux, je vous l’envoie séparément. La voici :

« Je prie le Saint-Esprit de remplir le cœur de [f. 1 v°] mes chers enfants et de leur donner cet amour chaste qui ne regarde que Dieu en Lui-même et pour Lui-même, sans égard à nos propres intérêts. Cet amour pur rend l’esprit et le corps chastes, nettoyant l’esprit de toute idée, opinion, raisonnement propre, pour les soumettre à la foi et faisant que toutes les puissances réunies auprès de leur centre laissent le corps sans vigueur pour le mal. La chasteté du corps consiste à s’éloigner non seulement de tout plaisir illicite, mais à se priver souvent de ceux qui sont permis, pour l’amour de Celui dont il est dit « proposito sibi gaudio sustinuit crucem2 ». J’ai prié pour vous tous dans cette grande fête. Voilà des billets que je vous envoie après les avoir faits et invoqué le Saint-Esprit; je les ai tirés pour chacun tels que la Providence les a envoyés. Je prie Dieu qu’Il vous soit toute chose. Veni Sancte Spiritus. »

Croyez, mon cher enfant, que vous m’êtes très cher dans le petit Maître etd que je ne vous oublierai jamais.

Ce 21 de mai.

[f. 2 r°] Si je mesurais, mon cher frère, la réalité de ma tendresse et de mon respect pour vous sur ce que je sens, je vous dirais peut-être plus que n’est vrai, en tout cas je souhaite de vous aimer en Dieu et de vous être utile pour Lui, et si je ne me trompe point, le bien de votre âme me touche infiniment. Je prie le petit Maître de perfectionner en vous ce qu’Il a commencé.

[f. 2 v°] De Bloise « À monsieur / monsieur le marquis de Fénelon / Colonel du Régiment de Bigorre chez M. le marquis de Fénelon son / père à Limoges. / À Consalent / Province de Toulouze » / Bannières aux eaux de Baresgef.

[Billets du petit Maître :]3

[premier billet :]

Don de force : fruit de douceur. La force est dans la douceur, comme le dit l’Ecriture : par la patience vous posséderez vos âmes4. Une âme qui s’accoutume à la patience porte les plus grandes adversités sans s’ébranler, et c’est la vraie force. Sine tuo Numine / Nihil est in homine, / Nihil est innoxium5.

[deuxième billet :]

Don de crainte : fruit de charité. Fuyons la crainte mercenaire, / Ne craignons que de vous déplaire, / Un véritable enfant craint tout de votre courrouxg / Et ne peut plus craindre vos coups.

Entendement charité. Don de force. force douceurh.

- A.S.-S., pièce 7140, sans date, avec l’adresse : « À monsieur / monsieur le Marquis de Fenelon / Collonel du Régiment de Bigorre / ches Mr le Marquis de Fenelon son père à Limoges / à (Consolent / Route de Toulouze) biffé (Bannières / Départ à Carrière / aux eaux de Barèges) add. interl. »

Elle fut transcrite par Griselle, Revue Fénelon 1910-1911, « Madame Guyon, directrice de conscience, quelques lettres inédites », 1910, pièce IV, p. 114-116, avec l’orthographe d’époque et l’annotation : « 1 feuille in-8, pliée en deux. Ecriture de Ramsay » - La copie manuscrite par le marquis de Fénelon A.S.-S., 2176, pièce 7417 p. 113 (Le M de saint Fr., lettre 4) en donne des extraits - Dutoit, t. IV, Lettre 4, p. 8-10.

adu divin petit Maître D.

baccomodé. J’ai D omission.

clettre à D.

dCroyez que vous m’êtes très cher en Jésus-Christ et D.

eEcrit en gras sur « À monsieur... »

fAdresse modifiée sur « À Consalent... » biffé.

gcraint votre seul courroux D.

hEntendement … douceur omis par D.

1Ajout de Griselle.

2Hebr. 12, 2. « Au lieu de la vie tranquille et heureuse dont il pouvait jouir, il a mieux aimé souffrir la croix. » D qui souligne deux fois par l’emploi de majuscules de même que pour Veni Sancte Spiritus (nous n’utilisons qu’un unique soulignement par des italiques, ce qui dans le cas présent est ambigu - nous ne pouvons le vérifier, v. note suivante).

3Billets que nous n’avons pas retrouvés sur ce manuscrit de la main de Ramsay : ils ont été séparés de celui-ci, peut-être récemment. Ils sont attestés dans l’édition Dutoit, où ils constituent un second long paragraphe

4Luc 21, 19.

5C’est-à-dire : Sans vous, Ô Dieu, rien de bon n’est dans l’homme / Rien qui soit innocent D (strophe du Veni Sancte Spiritus).

.  Au marquis de Fénelon. 27 mai 1714.

Ne pas s’occuper de soi. Conseils pour l’oraison.

Je reçus hier soir votre lettre, mon cher fils en Notre Seigneur. Je vois que le petit Maîtrea Se plaît de vous exercer pour vous accoutumer à la patience. Tous ces dérangements, en nous exerçant, nous accoutument à pratiquer la vertu. Tout ce qui va contre notre humeur, qui renverse nos mesures, nous est très utile si nous en faisons bon usage. Cela nous accoutume peu à peu à vaincre notre ennemi qui est notre nous-même, nos inclinations, nos passions. Ne vous étonnez pas des pensées [116] qui vous viennent lorsque Dieu vous a fait la grâce de pratiquer quelque vertu : il faut que le diable tâche d’avoir sa proie de façon ou d’autre, mais le mépris que vous en ferez sans vous en occuper le rendra confus. Car il sera toujoursb ravi de vous occuper de vous-mêmes. Laissez-le donc là et n’y pensez pas davantage. Quand ce que vous avez oublié de me dire serait plus considérable, je ne voudrais pas que vous vous en occupassiez un seul moment.

Quand vous êtes inquiet et que vous voulez vous occuper de vous-mêmes, tournez-vous vers le petit Maîtrec. Priez-Le de ne plus permettre que vous vous occupiez qued de Lui seul. En vérité tout le reste ne vaut guère la peine d’occuper un honnête homme. Commençons ce que nous devons faire éternellement. Jamais nous ne serons sans être occupés de Dieu. Que la seule fragilité humaine nous fasse perdre cette vue. Quand je dis « vue », ce n’est pas une pensée que je demande mais le poids de tout le cœur. Mon amour est mon poids1. Plus j’aime, plus je suis entrainé [117] par cet objet aimable.

Je vous prie de laisser tomber les activités de la tête qui dessèchent le cœur. Faites une oraison d’affection entremêlée d’un peu de silence, comme dire : « Mon Dieu, je voudrais Vous aimer autant que Vous le méritez, faites du moins que je Vous aime autant que j’en suis capable » ; puis restez quelque temps dans un silence respectueux devant Dieu et dites après : « Etendez mon cœur afin qu’il contienne plus d’amour. Faites-le dissoudre afin qu’il s’écoule en vous ». Ce sont de petits essais, vous direz ce qui vous viendra. Mais agissez plutôt par le cœur que par la tête et, après quelques affections, demeurez en silence avec une profonde humilité et un respect plein d’amour.

Croyez que vous m’êtes très cher et que je ne vous oublierai jamais dans le petit Maîtrec. Ma santée vacille quelquefois mais ce n’est rien. Je prie Dieu qu’Il vous conserve. Amen.

- A.A.-S., pièce 7528, autographe - A.A.-S., ms 2176, pièce 7417 p. 115, « Le marquis de saint Fr. lettre 5 ». - Dutoit, t. IV, Lettre 5, p. 10-13, à la fin de laquelle figure : « Ici devait suivre la Lettre qui est déjà imprimée dans le troisième volume, Lettr. XXII ». V. la lettre suivante du 26 juin.

aque Dieu D.

bconfus. Il sera pourtant toujours D.

cle Seigneur D.

doccupiez de rien que D.

eLa copie par le marquis indique l’omission de cette fin de lettre donnée par l’autographe à l’aide de points de suspension.

1« Paroles de S. Augustin, Confessions, livre XIII Chap. 9. » Dutoit.

.  Au marquis de Fénelon. 26 juin 1714.

« …Le prier de commander absolument en vous… »

Ne vous contraignez point, mon cher enfant, pour ne me point écrire, quand vous avez au cœur de le faire. Je ne vous ai point écrit plus tôt parce que je n’avais point mon secrétaire et que je craignais que vous ne fussiez pas encore arrivé à Barège et que ma lettre ne fût inutile.

Vous ne m’avez aucune obligation. J’écris bonnement ce qui me vient au cœur. Je croyais même que vous ignoreriez cette affaire toute votre vie. Nous devons être unis dans le petit Maître sans autre considération que de désirer qu’Il soit glorifié en nous. Jea vous conjure d’être plus courageux et d’avoir des sentiments du Seigneur dignes de Sa bonté, sans vous amuser à chicaner avec vous-même. Il faut être fidèle et exactes à tout dire dans le moment, mais lorsqu’on ne l’a pas fait ou qu’on n’est pas à portée de le faire, il faut le laisser tomber sans s’en occuper et prendre garde que cette ingénuité, si excellente et que Dieu aime si fort, ne se tourne pas à vous entortiller en vous-même. Il ne trouvera pas mauvais que vous vous désoccupiez de tout, pour ne vous occuper que de Lui.

Il faut être fort fidèle à votre oraison, mais lorsque par un coup inopiné de la Providence, vous êtes empêché de la faire, ne vous en inquiétez point, et tâchez d’y suppléer par des retours fréquents au-dedans de vous : ce que vous pouvez faire au milieu de la conversation sans que cela paraisseb. Je conviens que vous n’êtes pas encore en état de combattre. Nous sommes tous si faibles que, sitôt que nous voulons attaquer l’ennemi de front, nous sommes aussitôt vaincus. Il faut nous enfermer dans une bonne citadelle, où le commandant ne saurait être attaqué ni vaincu : cette citadelle est votre cœur, dont le petit Maîtrec est le défenseur. Si vous êtes fidèle à y rester auprès de Lui, ni les hommes ni les démons ne pourront vous nuire. Le seul combat que vous avez à faire, c’est contre ceux qui voudraient vous empêcher d’y entrerd. Qui sont ceux-là ? Votre imagination, l’occupation de vous-même, les fréquents retours sur vous, mille chicanes que vous vous faites à vous-même. Le petit Maîtree tient la forteresse ouverte afin de vous y donner entrée : entrez-y courageusement. Fermez la porte sur vous et méprisez tous vos ennemis, car lorsque vous êtes une fois rentré dans votre cœur et que vous vous y tenez assis auprès du petit Maître, on ne pourra vous y nuire et vous pourriez défier tout l’enfer, non appuyé sur vos forces mais sur Celui qui en doit être le maître absolu.

Il y a une chose à faire que j’ai oublié de vous dire, qui est de Le prier de commander absolument en vous, de Lui céder tous les droits que vous avezf sur vous-même. Dites souvent : adveniat regnum tuum, fiat voluntas tua, parce que, quand Dieu commande absolument en nous, Il nous fait faire Ses volontésg. Je ne crois pas que vous deviez mander à d’autres ce qui se passe dans votre esprit. Cette pratique, si louable envers ceux que Dieu vous a donnés, deviendrait une pusillanimité si vous l’étendiez plus loin.

Adressez vos lettres au secrétaire, qui vous salue avec un tendre respect que son cœur seul peut vous dire. Il n’est pas nécessaire d’y mettre d’enveloppe car il ne les ouvrira jamais sans me les donner [en] premier. Vous m’êtes bien cher. Je vous embrasse des bras du petit Maître. Mandez-moi de vos nouvelles et comment va la santé.

Ce 26 de juin 1714.

- A.A.-S., pièce 7523 (original sous dictée ; écriture de Ramsay) : « De Blois » [rajouté] « À monsieur le Marquis de Fénelon, colonel au régiment de Bigorre à Banières pour Barège » cachet couronne et deux cœurs - A.A.-S., ms. 2176, pièce 7417 p. 118 : « Le M de saint Fr., lettre 6. » - Dutoit, t. III, Lettre 22, p. 95-97.

aD commence ici.

bsans qu’il en paraisse rien. Je D.

cdont Notre Seigneur D.

dvous en empêcher l’entrée D.

eLe Maître D.

faviez D.

gD s’arrête ici.

.  Au marquis de Fénelon. 9 juillet 1714.

« … un Dieu dont la bonté est immense, qui ne chicane point avec nous … Il a une infinité de sentiers… »

Je vous assure, mon cher enfant, que vous me tenez fort au cœur et que je ne vous oublie pas auprès du petit Maître. Ila me semble que je ne le pourrais quand je le voudrais. Je serai bien fâchée que vous fussiez occupé ni de ma santé ni de quoi que ce soit qui me regarde, car je désire que vous soyez occupé de Dieu seul. Quand un habile homme fait une belle statue, chacun admire la statue, mais nul ne s’imagine de penser de quel instrument il s’est servi pour la faire : ce sont souvent de petits ferrements fort méprisables. Ainsi le petit Maître, pour faire Ses plus beaux ouvrages, Se sert de fort vils instruments. Il ne faut regarder que Sa main et non les sujets qu’Il prend pour achever Son œuvre en nous. Il est néanmoins certain qu’Il Se sert des instruments souples et pliables qui ne lui font aucune résistance : moins ils ont d’éclat en eux-mêmes, plus ils sont propres en Sa main, afin, comme dit saint Paul, queb l’œuvre ne soit point attribuée à l’homme mais à Dieu1. Soyezc donc fidèle et sans scrupule à suivre le chemin qui vous a été marqué : plus vous y serez fidèle, plus vous attirerez les grâces de Dieu sur votre âme.

Ne soyez point ravaudeur, mais étendez votre cœur, comme dit David, pour courir dans la voie desd préceptes2. Faites ce que vous faites avec joie, car nous servons un si grand Maître que nous devons en être comblés en Le servant. C’est un Dieu dont la bonté est immense, qui nee chicane point avec nous et qui ne fait aucun incident à un cœur simple et droit qui veut L’aimer pour Lui-même. Si l’on tombe, il faut se relever et recourir à Lui du fond du cœur, être humilié de notre misère sans en être jamais découragé : retenez bien ceci car ce doit être la règle de votre vie. Nous sommes si faibles qu’il ne faut pas nous étonner si nous bronchons souvent, mais implorer aussi souvent le secours du petit Maîtref. Sa petite main est d’autant plus forte que nous sommes plus faibles. J’espère de Sa bonté qu’Il S’imprimera Lui-même dans votre cœur. L’amour fait souvent semblant de se cacher afin de réveiller notre paresse et que nous le cherchions avec plus d’ardeur ; mais lorsque nous le croyons plus loin, c’est lorsqu’Il est plus proche de nous.

Les images ne s’impriment point dans le cœur, mais bien dans l’esprit. Il ne faut pas vous étonner de l’inconstance de l’esprit, lorsque le cœur n’y a point de part. Votre cœur sera toujours un refuge assuré pour vous retirer et vous défendre de tout ce qui se passe dans votre esprit. Quand votre esprit est assiégé de différentes pensées, retournez à votre cœur et implorez là le secours de Dieu. Ne vous avisez jamais de vouloir mener le petit Maître, mais laissez-vous conduire par Lui dans les sentiers qu’Il vous a marqués et qu’Il a préparés pour votre âme. Car, quoi qu’Il soit pour tous, voie, vérité et vie3, comme Il est immense, Il a une infinité de sentiers par lesquels Il conduit ceux qui s’abandonnent à Lui sans réserve.

Quoique vous ayez pris un temps fixe pour l’oraison, lorsque vous croyez qu’il est temps de la quitter et que le petit Maître vous rappelle par un certain petit recueillement, restez-y encore quelques moments pour Lui obéir ; mais lorsque c’est le scrupule qui vous retient, ne le suivez pas. N’interrompez point votre attrait à moins que vous n’y soyez engagé par quelque événement dont vous ne pouviez vous défendre, car lorsqu’on est attiré au-dedans c’est une récolte que l’on fait, et souvent l’on perd de grands biens pour interrompre ce recueillement. Quand vous lisez, lisez simplement pour vous recueillir et non pas pour voir si vous êtes selon ce que vous lisez. Cela ne servirait qu’à vous occuper de vous-même, ce qui est une très mauvaise occupation. Allez donc à Dieu au-dessus de tout ce qui vous regarde.

Vous ne pouvez point vous défaire des importunes pensées de la vanité qu’en vous oubliant vous-même. C’est ce qui fait que je vous recommande si fort cet oubli. Allez toujours avec courage, quoique vous ne voyiez rien encore, parce que Dieu fera Son ouvrage en vous lorsque vous y pensez le moins. Je le prie d’être Lui-même votre fidélité. Soyez persuadé que vous m’êtes plus cher, et beaucoup plus cher, que je ne pourrais vous le dire, et que je désire fort votre perfection. Comptez sur Dieu et nullement sur vousg. Je vous embrasse tendrement.

Ah4 ! Mon cher fr[ère] : cor meum est apud se sine voce et silentium meum loquitur tibi5. Notre mère vous défend de plus payer les lettres, obéissez en enfant, je vous embrasse avec un tendre respect très intime et très réel. Ce 9 de juillet.

- A.A.-S., pièce 7521 ; original sous dictée, de l’écriture de Ramsay ; cachet ; adresse : « À monsieur / monsieur le marquis de Fénelon Collonel du Régi / ment de Bigorre à banières pour Barège / route de Toulouze par / (Toulouze biffé) (à banières ajout marg. d’une autre main, biffé et corrigé par :) faux renvoyée à (mots illisibles) de Toulouse » - A.A.-S., ms 2176, pièce 7417 p. 121 : « Le M de saint Fr., lettre 7 » - Dutoit, t. IV, Lettre 6, p. 13-17.

aVous me tenez fort au cœur, mon cher enfant, et je ne vous oublie pas auprès de Dieu. Il D.

bmain, [qui fait tout] afin que D.

cDieu comme dit S. Paul. D.

dde ses D.

eimmense. Il ne D On a pu se rendre compte, dans cette lettre et dans les précédentes, du degré de fidélité de D ; dorénavant, ici comme dans les lettres suivantes, nous ne donnons plus que les rares variantes précisant ou affectant le sens profond.

fdivin petit Maître. D qui remarque en note : « c. à d. de Jésus-enfant. »

gfin de D.

1II Cor. 4.7.

2Ps. 118, 32.

3Jean, 14, 16.

4Ajout de Ramsay.

5Mon cœur est en toi sans parole et mon silence te porte.

.  Au marquis de Fénelon. 7 août 1714.

Je vous ai mandé, mon cher fils, de vous enfermer dans votre citadelle, lorsque vous êtes attaqué par les sentiments soit de vanité soit autre. J’avoue que cela est difficile au commencement parce que l’on marche la nuit et à tâtons et qu’on a peine d’en trouver la porte. Mais à force de faire ce chemin, il devient fort aisé. Quand vous ne vous y retireriez que pour des moments, ces moments ôtent à l’ennemi beaucoup de ses forces. Quand il veut revenir à la charge, il faut rentrer dans ce même lieu et faire comme un homme qui voit, sur le bord de l’eau, lorsqu’il est en pleine eau lui-même, des gens tous armés qui le mirent pour tirer sur lui : il ne fait autre chose que de faire le plongeon dans la rivière, et cela aussi longtemps qu’il aperçoit les ennemis. Ne vous découragez point pour toutes les folies de votre imagination car vous n’en êtes pas le maître. Il suffit pour vous de ne pas agir en conséquence et de retenir votre langue, et de ne rien dire qui puisse vous satisfaire. Quand vous y aurez manqué, humiliez-vous devant Dieu et ne vous en inquiétez pas. Un enfant qui apprend à marcher fait souvent des faux pas, il tombe et se relève. Faites-en de même. Je ne doute point que la nature ne soit fort contente lorsqu’elle trouve des amusements et des compagnies agréables. Lorsqu’elles viennent par providence, il faut les souffrir sans s’y attacher, et j’espère que le Bon Dieu ne vous laissera pas longtemps dans ces sortes d’amusements, qui peuvent vous nuire.

Une des plus grandes grâces que Dieu puisse faire à une âme, c’est de l’éclairer sur ce qu’elle a à faire de moment à autre. La fidélité à suivre cette lumière en attire une autre, [f°1v°] mais lorsqu’on y est infidèle, Dieu se retire et paraît ne plus rien demander, ou du moins Il le demande moins fréquemment. C’est un des points les plus essentiels de la vie spirituelle, auquel vous devez tâcher de vous rendre plus fidèle. Néanmoins lorsque vous aurez manqué, ne vous entortillez point en vous-même par trop de réflexions, mais humiliez-vous profondément dans la vue de votre bassesse disant au petit Maîtrea : « Voilà de quoi je suis capable, j’en ferai bien d’autres si Vous ne m’aidez ». Prenez ensuite une résolution avec Sa grâce d’être plus fidèle et n’y réfléchissez plus après, car le démon ne travaille qu’à vous entortiller en vous-même, qu’à vous refroidir le cœur et à vous décourager. Quand je vous ai mandé de n’être pas ouvert avec tout le monde, c’est sur ce que vous vouliez mander à Calasb, parce que avec votre pèrec et avec moi vous ne sauriez être trop ingénu. Je ne prends pas les choses plus fort que vous ne me les dites, car je sais bien que ce ne sont que des bagatelles, mais lorsque ces mêmes bagatelles vous viennent pour les dire, il faut le faire simplement, quand vous en avez l’occasion et non autrement, sans vous en faire un scrupule. Je veux que vous soyez fidèle à Dieu et non scrupuleux, car le démon ne demande qu’à nous occuper de nous-mêmes. Allez à Dieu avec un cœur étendu. Vous ne sauriez trop l’avoir de la sorte pour y loger l’immensité même.

Lorsque vous n’avez pas pu lire avant de faire oraison, il ne faut pas vous faire une pratique de lire après. Lorsque je vous ai dit de lire avant l’oraison, ç’a été pour vous faciliter le recueillement, et lorsque je vous ai dit d’entremêler [f°2r°] les affections, ç’a été pour la même chose et pour ramener votre esprit lorsqu’il est trop distrait. Mais quand vous êtes recueilli, il faut bien vous donner de garde d’interrompre le recueillement pour produire des affections parce que je vous ai dit d’en produire. Allez à Dieu comme un enfant plus par l’amour que par la crainte. Dieu veut qu’on agisse avec Lui en enfant, et c’est ce qui Lui plaît davantage. Les distractions sont un effet de la faiblesse de l’homme lorsqu’on ne s’en est point aperçu quoiqu’elles aient duré un temps considérable : elles ne sont point volontaires. La volubilité de l’esprit est étrange, il faut la porter comme une infirmité de l’humanité.

Vous devez croire que j’aurai une grande joie de vous voir: ce serait une belle chose que vous passassiez si près de votre Mère sans la voir !

J’aie bien de la joie de ce que votre jambe est un peu allongée. Ne revenez pas que vous n’ayez fait tout ce qu’il faut pour l’affermir1. Il me paraît qu’on prend pour l’ordinaire les deux saisons, sans quoi on courrait risque d’y retourner. Je vous embrasse avec tendresse. Je me porte mieux, mais ma santé est fort vacillante. [f°2v°]

Il2 me vient au cœur, m[on] c[her] frère, de vous dire que dans la grâce comme dans la nature, tout ce qui est le plus réel et le plus intime est ce qui se sent le moins. On ne voit point comment les arbres croissent. On ne sent point les circulations infinies que la viande fait dans nos corps pour en devenir la substance. Vous avez un beau Discours3 là-dessus qui commence : Ce n’est pas du pain seul que l’homme vit, etc. Les sentiments, l’imagination et la raison sont ce qui se fait le plus apercevoir en l’homme, mais ce n’est que l’action foncière de la volonté qui le rend ce qu’il est devant Dieu, et il faut s’accoutumer à faire peu de cas des trois premières pour donner place à cette pente et tendance centrale qui peut subsister au milieu de toutes les distractions et divagations involontaires. Pardonnez-moi si je dis cela. J’ai été toujours peiné avant que notre Mère m’eût appris cela, et je vous l’ai dit, ce me semble, par simplicité.

Onf vous aime fort ici et on sera ravi de vous voir. Si m[on] frère est de retour, notre joie sera grande de nous voir tous ensemble pendant quelques jours car il est un bon enfant et bien au petit Maître. Permettez de vous baiser les mains et d’embrasser votre cœur que je goûte et que j’avale comme de l’eau à cause de sa simplicité. Pardonnez ce babil de ma part. Ce 7 d’août.

- A.A.-S. pièce 7446 - A.A.-S., ms 2176, pièce 7417, p. 125 : « Le M de saint Fr., lettre 8. » - Dutoit, t. IV, Lettre 7, p. 17-22.

aà Dieu D.

bà ** D.

cavec ** D Il s’agit de Fénelon.

dfin de D.

efigure dans la seule pièce 7446.

fcette suite figure sur la pièce originale 7446 seule.

1Suite de la blessure reçue 31 août 1711 au siège de Landrecies. Le marquis de Fénelon se rend aux eaux de Barèges avec Panta, l’abbé Pantaleon de Beaumont.

2Addition de Ramsay exceptionnellement reproduite par D.

3Discours spirituels, t. I, Discours XII  :  « [§ 5] Si on disait à une personne ignorante, que le pain qu’elle mange et qu’elle sent descendre dans l’estomac, porte sa substance ensemble au cerveau et à toutes les parties du corps, elle aurait peine à le croire : cela est pourtant certain. Il en est de même de cette parole muette […] [§ 7] Sa pureté la rend insensible. On ne peut s’apercevoir de quelle manière la sève monte dans un arbre et s’insinue dans toutes ses parties : on ne s’aperçoit point aussi de cette parole vivante, sinon par une force secrète, par un amortissement des sentiments, par une perte de son propre esprit et de sa propre volonté. »

.  Au marquis de Fénelon. 29 septembre 1714.

Rendez-vous caché ; conseils spirituels.

J’étais fort en peine de vos nouvelles, mon cher enfant, eta dans la résolution de vous écrire lorsque j’ai reçu votre lettre. Je vous dirai d’abord de peur de l’oublier que, dès que vous serez arrivé à l’hôtellerie, vous envoyez quérir R[amsay] à sa maison ou ici parce qu’il vous y introduira, car ma fille est ici et j’ai peur qu’elle ne soit pas partie quand vous viendrez. Que cela ne vous fasse aucune peine car il vient des étrangers souvent me voir et vous passerez pour un chevalier flamand de la connaissance de M. F[orbes]1 et de R[amsay]. Je vous recevrai comme ma fille reçoit ceux qui la viennent voir, c’est-à-dire dans ma chambre où vous dînerez à part avec moi. Vous porterez le nom du Chevalier Souabe ou de quelque autre gentilhomme frandrin [de Flandres]. Je vous dis tout ceci en cas qu’elle soit ici quand vous passerez, car peut-être sera-t-elle partie. Elle ne compte de rester que jusqu’à la Toussaint, encore ne crois-je pas qu’elle y soit si longtempsb.

Nous avons perdu le Bon Ducc 2. J’ai écrit plusieurs lettres de consolation à notre cher pèred, qui devait s’attendre depuis longtemps à cette perte. Il ne laisse pas d’être fort affligé, vous connaissez son cœur. Je mande au bon Put [Dupuy] de l’aller trouver en cas que ses affaires le puissent permettre parce que je sais que ce serait une grande consolation pour luie.

Votre disposition malgré votre faiblesse ne laisse pas de me faire un grand plaisir. Lorsque je vous ai mandé de lire quelque chose immédiatement devant3 laf prière, ce n’a été que pour vous faciliter le recueillement, parce que lorqu’on a été dissipé par divers objets, ces mêmes objets ne s’effacent pas si aisément de l’imagination. Un moment de lecture entre la dissipation et la prière fait un bon effet. Ce n’est pas pour vous occuper de ce que vous aurez là que je vous ai conseillé la lecture, mais seulement pour vous faciliter le recueillement. Lorsque vous vous sentirez attiré à la prière et qu’il semble que Dieu vous y appelle, il ne faut point lire. La même lecture qui servirait à vous recueillir lorsque vous êtes dissipé, vous dissiperait lorsque vous avez une tendance au recueillement. Il faut donc suivre simplement et librement la disposition où vous vous trouvez. On donne de la nourriture à un homme qui en a besoin, mais on ne force pas à manger celui qui est déjà rempli. C’est pourquoi il faut prendre les conseils avec une certaine discrétion selon les besoins présents.

Pour ce qui regarde des amusements, c’est sur quoi vous devez le plus vous combattre parce que votre naturel deviendrait indolent, paresseux, ce qui vous empêcherait de remplir vos devoirs avec exactitude. Ces sortes de naturels ne trouvent presque du temps pour rien, de sorte qu’il faut se précipiter pour faire en peu d’heures ce qu’on aurait fait en plusieurs avec facilité et d’un esprit reposé. J’espère que le petit Maîtreg qui vous aime et qui prend soin de vous donnera cette discrétion si nécessaire . Je ne sais pas ce que vous m’avez fait, mais vous êtes bien cher à mon cœur, et je prie ce bon petit Maîtreh que vous soyez toujours du nombre de Ses enfants.

Ne vous étonnez pas d’être faible. Il est bon que vous sentiez ce que vous êtes. L’orgueil et l’appui en soi-même déplaisent bien plus à Dieu que les faiblesses qui, n’ayant rien de volontaire, nous font connaître ce que nous sommes et nous obligent en même temps de mettre toute notre confiance en Dieu et de nous abandonner à sa conduite.

J’aurais une véritable joie de vous voir et de vous dire bien des choses pour notre pèrei que je ne peux pas lui écrire. Je vous embrasse comme une mère tendre et affectionnéej.

Mon cher frère, que j’aurai une joie intime de vous revoir et de vous embrasser. J’espère que monsieur F[orbes] sera du parti, cela vous fera plaisir à tous deux de vous voir mutuellement. Je n’ai rien à vous dire que la même chanson qui est que je vous aime et vous chéris devant le petit Maître avec une effusion du cœur tout à fait fraternelle, mais devant les hommes je vous honore. Je vous respecte plus que je ne saurais dire. À Dieu sans nous séparer jamais.

Ce 29 de septembre.

- A.A.-S., pièce 7530, de l’écriture de Ramsay & ms 2176, pièce 7417, p. 131 - Dutoit, t. IV, Lettre 8, p. 23-25.

anouvelles et D.

bJe vous dis… longtemps. Omis par D.

cperdu ** D.

dà *** D.

eJe mande … lui. Omis par D.

fchose avant la D.

gle divin Maître D.

hbon maître D.

ipour *** D.

jfin de; la suite est de Ramsay.

1Sur Lord Forbes v. dans ce volume la correspondance avec les Ecossais.

2Le duc de Beauvillier, mort le 31 août 1714.

3Le mot s’est d’abord employé avec un sens temporel aujourd’hui réservé à auparavant. (Rey).

.  Au marquis de Fénelon. 25 novembre 1714.

ce 25 de ...

pour mon petit milor boiteux.

J’ai été très satisfaite, mon cher enfant, de votre visite et j’espère que le petit Maître vous comblera de plus en plus de Ses grâces si vous Lui êtes fidèle. Laissez tomber le plus que vous pourrez les pensées qui vous viennent parce que je crains que cela ne vous distraie trop et ne vous fasse perdre la tranquillité. Ne dites que celles que vous vous sentez pressé de dire et qui restent quand vous ne les dites pas. Il faudra vous borner dans la suite à ne les dire qu’à notre cher pèrea et j’espère que, lorsque Dieu aura exercé cette simplicité qui vous est si nécessaire, cela tombera de soi-même. Tant que les choses nous font peine à dire, Dieu nous oblige de les dire pour nous faire mourir à nous-même et pour nous faire acquérir cette simplicité qui Lui est plus agréable que tout le reste, mais lorsque les répugnances sont passées, Il cesse de nous les demander, non qu’il ne faille pas toujours être ingénu et simple car le défaut de la plupart est d’être trop resserré et de ne pas dire les choses ou ne les pas dire entièrement telles qu’elles sont, ou par orgueil ou par mauvaise honte, et c’est l’écueil de la plupart. Allez donc bonnement et simplement, laissez tomber ce qui ne fait que passer. Il en restera toujours assez pour vous tenir souple et petit.

Croyez que vous m’êtes bien cher dans le petit Maîtreb. Je salue et j’embrasse le bon Panta1. Je sais l’accident qui a pensé vous arriver en passant par-devant le chariot avec R[amsay], mais le petit Maître a été avec vous. N’oubliez pas d’écrire à Amboise pour tâcher de ravoir votre lettre car nous sommes en suspens de porter un jugement décisif sur le maître de la poste ici, jusqu’à ce que nous voyons où votre lettre a été tout ce temps-ci. Je vous embrasse, mon cher enfant, des bras du petit Maître.

Je n’ai pas manqué, m[on] très c[her] frère, de faire vos compliments en anglais à nos chers Trans et de prier un intime ami de les faire à notre cher Milor de shifdc car il n’y avait point de place dans sa lettre pour y parler de vous à lui-même. Aimez tous ces pauvres Trans et priez pour eux2. J’embrasse tendrement et avec respect le cher malade3. C’est avec le plus tendre attachement et cordialité que je suis tout à vous dans le petit Maître.

Ce 25 de Nov.

- A.S.-S., pièce 7455, de la main de Ramsay qui ajoute le dernier paragraphe au marquis - Dutoit, t. IV, Lettre 9, p. 25-27 - Griselle, Revue Fénelon 1910-1911, « Madame Guyon, directrice de conscience, quelques lettres inédites », [1910] p. 116-117, pièce V.

aqu’à *** D. Il s’agit évidemment de Fénelon auprès duquel réside le marquis.

bcher en Notre Seigneur D fin de D.

cLecture incertaine.

1Panta : l’abbé Pantaléon de Beaumont. 

2Trans serait l’abréviation de Trans Maria, ou « trans fines » : au-delà des mers, ou des frontières. Il s’agit ici des Ecossais jacobites aux prises avec des « actes délibérés de provocation d’un Parlement dominé par les Anglais » (R. Mitchison, A History of Scotland, p. 318) dans le cadre de l’Union de 1707 : l’irritation mènera au soulèvement de 1715, qui sera toutefois réglé entre Ecossais avec modération (celui de 1745 sera réprimé beaucoup plus durement).

3Fénelon. Il tombera gravement malade le 1er janvier 1715 et mourra le 7.

.  Au marquis de Fénelon. 1715 ?

Il est naturel, mon très cher marquis, que vous ayez en vous tous les mouvements corrompus. Cela ne marque autre chose que la filiation d’Adam. Si vous avez lumière pour la tempérance dans le boire et le manger, il faut la suivre. Encore plus dans les lectures et les conversations. L’oraison, le recueillement et le travail sous les yeux de Dieu vous nourriront d’antidote contre la corruption et feront recouler l’imagination portée au mal dans le cœur paisible et stable en Dieu. Turbaris et sollicita es erga plurima porro unum est necessarium1, cette unique chose nécessaire ne vous atteindrait point par l’occupation avantageuse ou méprisante de vous-même sur la discipline. Le détour de vous-même et l’union à Dieu dans votre néant connu et aimé, feront votre affaire dans le temps du petit Maître et non dans le vôtre. Vous y trouverez l’exactitude paisible et désintéressée à vos affaires parce que l’amour est toute action et réalité. Quand vous ne déroberez rien au petit Maître, Son éternité vous donnera le temps nécessaire pour remplir humblement tous vos devoirs. Amen.

Vendredi au matin.

- A.A.-S., pièce 7450, cachet lune et 2 étoiles ; adresse : « À monsieur / monsieur le marquis de fénelon à l’hôtel de Mortemart ».

1Luc 10, 41-42 : « Martha Martha sollicita es et turbaris erga plurima, porro unum est necessarium (Vulgata, Gryson) - Marthe, vous vous empressez et vous vous troublez dans le soin de beaucoup de choses. Cependant une seule chose est nécessaire. (Sacy) »

.  Du marquis de Fénelon ? 31 mars 1714 ?

Autre du même du 31 mars

Ma très chère et vénérable mère, je ne puis laisser partir [mots illis.] du vénérable P[oiret] sans y joindre ce petit mot pour vous assurer de mes très profonds respects, et pour vous prier de me continuer votre charité en notre cher petit Maître. J’ai eu de temps en temps des pensées qui me faisaient souhaiter de savoir que notre mère me regardait tout de bon comme un de ses enfants, ou plutôt comme un enfant du petit Maître, puis mes infidélités fréquentes m’en faisaient bien douter, sans pourtant me laisser aller à aucune inquiétude sur cela. Je ne sais pas aussi que cela aie fait beaucoup d’impression sur mon esprit.

Cependant j’ai eu un songe un dimanche matin, le vingt-et-un mars, qui semble avoir quelque rapport à cela, que je vais dire en toute simplicité. C’est que je me trouvais avec le bon Sevina pour aller ensemble chez notre mère. Je perdais en chemin mon compagnon, puis, en avançant, un domestique m’invitait d’entrer dans la maison où il était. J’y entrais en descendant premièrement, et puis je montais vers un lieu qui ressemblait [à] une grande salle où il y avait beaucoup d’enfants qui jouaient ensemble et avaient devant eux des corbeilles, où étaient de petits fruits rouges de la grandeur des groseilles rouges de Hollande. Le cher M. R[amsay] y était, apportant de ces corbeilles vers notre mère, qui était devant une grande table, causant avec deux ou trois enfants qui étaient debout sur la table. J’allais vers notre mère qui me tendait la main que je baisais. Mais elle, avec un air bien gracieux, se tourna vers moi m’embrassant, me baisant à la bouche, y tenant appliqué la sienne quelque petit espace de temps, pendant lequel je priais le petit Maître en disant : « Donnez-moi, mon Dieu, Votre bon esprit, donnez-moi Votre Esprit saint, etc. » J’y sentais une douceur tranquille, et là-dessus il me semble que je m’éveillai ayant l’esprit rempli d’un grand calme.

Avant la rencontre de notre mère, il me semble aussi que j’étais avec le bon Sevin et [….]b dans une salle,- je ne sais si c’était la même que l’autre, - qui [26] avait un prospect1 dans un grand et magnifique jardin, et nous nous divertissions entre nous et avec d’autres enfants.

Je vous demande pardon, ma très chère mère, que je vous entretienne de mes songes. Je prie Dieu de me disposer et de me rendre capable d’en recevoir la réalité. Quoi qu’il en soit, depuis ce temps-là je ne saurais nullement douter de la charité de notre chère mère pour moi, tout indigne que j’en suis et nonobstant mes infidélités. Priez-le cher petit Maître qu’Il me rende bien petit et enfant. Ô que j’en suis encore éloigné ! [….]b Mon frère vous assure aussi de ses profonds respects en se recommandant de même à votre charité, laquelle excusera ma liberté et simplicité enfantine à raconter des rêves. Plaise au petit Maître [de] nous conserver encore longtemps notre chère mère et de vous combler de plus en plus de Soi-même. Nous saluons et embrassons avec respect le cher M. pèlerin2.

- A.A.-S., ms 2176, pièce 7417, p. 24 ss. Nous supposons que cette lettre, comme la précédente, est du marquis de Fénelon et non de Ramsay puisque ce dernier est cité sous l’abréviation « R ».

a(serein biffé) sevin - Il s’agit peut-être de Servais, au service de Madame Guyon.

bpoints de suspension du ms

1Manière de regarder un objet. (Littré).

2Surnom  de Dupuy ou d’un Ecossais ?

.  Au marquis de Fénelon. 7 décembre 1714.

Conseils de discrétion. « Je suis souvent occupé de vous de la manière du monde la plus cordiale… »

J’ai reçu, mon cher enfant, votre lettre de Versailles eta je suis toujours contente de vos dispositions. Pour ces petits soupirs qui vous échappent de temps en temps, ils sont assez remarquables quelquefois, mais tout cela se tombera et, se concentrant dans votre fond, deviendra plus imperceptible à vous-même et aux autres. Je ne crois pas que vous devez ni affecter cela ni vous gêner pour les contraindre, mais vous abandonnant au petit Maîtreb Le laisser faire en vous ce qu’il Lui plaît.

Ne vous ouvrez point qu’à notre pèrec. L’âme au commençement a une simplicité à tout dire qui est bon dans son principe, mais l’amour propre s’y peut mêler et nous perdons quelquefois la simplicité enc voulant l’être trop. De plus il y a très peu d’âmes qui sont capables de goûter la vraie simplicitéd qui dit [f°1v°] tout et ne dissimule rien. Au contraire cela leur donne l’occasion de faire des retours et des réflexions qui leur nuisent après. Il y a très peu d’âmes qui sont capables de porter l’extérieur, beaucoup moins l’intérieur des autres. C’est une règle constante de tous les spirituels de ne s’ouvrir à aucune créature qu’à ceux que Dieu nous donne Lui-même pour nous conduire.

Votre naturel est tendre et sensible. Il faut, dès le commencement, vous habituer à vivre par une foi simple égale, sans beaucoup vous embarrasser de vos sentiments. Autrement quand le temps de sécheresse viendra, vous aurez de la peine à tenir ferme. Soyez toujours fidèle au milieu de vos infidélités et servez-vous de tout ce que vous remarquez en vous pour vous humilier et vous rendre méprisable à vos propres yeux. De nous compter pour rien et de tendre au néant, c’est le chemin et la fin de toute la perfection.

Soyez persuadé de ma tendresse. Je vous porte dans mon cœur comme un de mes plus chers enfantse. J’ai fait R[amsay] vous [f°2r°] recommander aux Trans. Recommandez-les à votre tour aux Cis1 et aimez bien mon g-papaf quand vous le verrez car c’est un excellent enfant que j’aime beaucoupg.

Rien au monde n’est plus tendre ni plus respectueux tout ensemble que ce que je sens pour vous, m[on] très ch[er] frère. Je suis souvent occupé de vous de la manière du monde la plus cordiale, mais je m’en défie parce qu’elle [est] trop sensible. Peut-être aussi que ma nature a une vanité d’être liée avec une personne si fort au-dessus de moi, mais je m’imagine que vous êtes Trans et je crois que tout m’est permis avec vous comme avec eux. Pardonnez-moi pourtant s’il m’est échappé quelque chose de trop familier avec vous : je croyais être avec le marquis de Fén[elon] anglais, je veux dire le petit milor de Deskford. Vous me gronderez pour ce compliment, mais ce que vous m’êtes devant le petit Maître ne me fait point oublier que je ne suis rien devant les hommes et beaucoup moins devant Dieu3. Je sens que j’écris par vanité mais je [f°2.v°] vous mande ce qui me vient à la bouche. Tout le monde ici vous aime et la Chante...h prend la liberté de vous assurer de ses profonds respects.

[post-scriptum de la main de Madame Guyon :]

Mon cher enfant, je vous aime tendrementi, soyez bien petit, bien fidèle, mourez à tout, oubliez-vous vous-même, et vous serez dans la vérité. N’oubliez pas la nuit de Noël et si vous êtes auprès du cher pèrej, qu’il dise la messe pour tous les enfants du petit Maître dispersésk. Communiez à cette intention.

[D’une autre main :]

Ce 7 décembre

Notre mère salue cordialement le cher Panta2 et prend beaucoup de part à l’état où est madame sa sœur. Elle vous embrasse tous deux des bras du petit Maître. Oserai-je vous prier de l’embrasser pour moi ? J’aime sa douceur.

- A.A.-S., pièce 7524, de la main de Ramsay principalement - ms 2176, pièce 7417, p. 136 - Dutoit, t. IV, Lettre 10, p. 27-29.

aJ’ai reçu votre lettre et D.

bau divin petit Maître D.

cs’y (peut add.interl.) mele(r add.) (deux lignes et demie lourdement raturées illisibles), et nous (un mot raturé illisible) perdons quelquefois (la simplicité add.interl.) en.

dla simplicité D.

efin provisoire de D.

fLecture incertaine (g- ? ou gr- ?ou p- ?).

gsuit un grand trait de séparation.

hLecture incertaine.

ireprise de D.

jde ** D ; il s’agit de Fénelon.

kenfants dispersés D.

1Trans : disciples étrangers ; cis : disciples français.

2Panta : l’abbé Pantaleon de Beaumont.

3Ramsay décidément antipathique !

.  Des duchesses de Mortemart et de Guiche au marquis de Fénelon. Entre le 11 décembre 1714 et le 7 janvier 1715.

Comment1 vous trouvez-vous de vos bains, mon cher marquis ? Je souhaite fort que vous en reveniez avec une entière liberté de votre jambe, je me flatte que vous en êtes persuadé. J’ai été bien aise de voir dans vos deux lettres la satisfaction que vous avez eue dans la visite que vous avez faite en chemin2 : il me semble que vous en avez bien profité et que vous y avez acquis une lumière, avec ses accompagnements qui vous feront remplir les desseins de D[ieu] sur vous plus pleinement, car le seul bonheura que d’être à Lui sans partage et dégagés de nous-mêmes. Et c’est ce dégagement qui est le plus distinct, mais c’est toujours où la grâce nous fait tendre parce que [f°1 v°] c’est ce qui s’oppose le plus à son ouvrage en nous. Il faut pourtant avoir de la patience avec soi-même et vouloir bien se voir tel que l’on est dans la vérité sans se flatter. C’est ce qui produit en nous l’humilité réelle, qui va à nous mépriser nous-mêmes : la lumière de Dieu nous conduira toujours là tant que nous lui laisserons la liberté de nous éclairer. La fidélité à la prière est un moyen sûr et plus nécessaire que la nourriture ne l’est au corps sans comparaison, elle nous donne une connaissance de la pureté de Dieu et de l’éloignement où nous en sommes, mais en même temps une force et un courage qui ne se rebutent point du grand travail que nous avons à faire, parce que nous n’attendons rien de nos propres forces qui ne sont [f°.2 r°] que faiblesse. Mais toute notre confiance et notre courage est en Dieu, nous contentant d’être fidèles à chaque moment, sans se laisser aller au découragement quand nous y avons manqué, étant toujours prêts à recommencer à travailler et à mettre notre confiance en Dieu3.

Nous sommes toujours dans une affligeante situation ici, mon cher marquis, beaucoup plus mauvaise que quand vous êtes partis : souvent de la toux, toujours une pente au dévoiement, une maigreur qui augmente toujours et un affaiblissement si grand qu’il ne peut presque plus demeurer debout, de très mauvaises nuits assez fréquemment. Malgré cet état, on parle d’un voyage de Bourbon pour la seconde saison : je vous avoue que je ne vois pas grande apparence qu’il puisse soutenir ce voyage, à moins que d’ici à un mois qu’il faudra [f°2, v°] partir, il ne se remette considérablement, ce que nous n’avons pas trop lieu d’espérer jusqu’à présent4. Il faut adorer les desseins de Dieu et s’y soumettre en paix dans les choses les plus dures et les plus intéressantes de la vie, et attendre qu’Il nous manifeste Ses desseins.

Vous connaissez trop mes sentiments pour vous, mon cher marquis, pour que je doute ne devoir pas vous faire de nouvelles protestations. Je vous assure seulement que je prends un intérêt bien vif et bien sincère à tout ce qui vous regarde.

- A.S.-S., pièce 7477 autographe ; adresse : « [autographe :] à monsieur / monsieur le marquis de Fénelon [d’une autre main :] Colonel du Rgt de Bigorre, à Barèges, Pour Bagnières. Par Toulhouse. » Le marquis, après être passé par Paris, était aux bains de Bagnères pour traiter sa blessure.

aOubli d’un verbe.

1Cette lettre entre tiers témoigne de la santé ébranlée de Fénelon (« il ») et illustre la série de lettres autographes de la duchesse de Mortemart et de la duchesse de Guiche (depuis maréchale de Grammont) adressées au marquis de Fénelon, constituant la série des pièces 7471 à 7492 (sauf la pièce 7489 qui s’avère être un autographe de Madame Guyon).

2Visite chez Madame Guyon à Blois.

3Long développement typique de Madame de Mortemart qui a donc rédigé la lettre de sa large écriture.

4Fénelon va mourir le 7 janvier 1715 après être tombé malade le 1er janvier - peut-être déjà fortement affaibli si la lettre date de la fin décembre 1714. Voir l’annotation de Griselle, lettre suivante.

.  Au marquis de Fénelon. Début janvier 1715.

Fénelon malade.

[recto:] Quoique je sois presque aveugle,mon cher enfant, je vous écris ; R[amsay]1 n’étant pas ici, je l’envoie quérir. Demain il y a de quoi mettre une chaise, le prélat2 n’est pas ici, je vous attends avec impatience. J’ai été fort en peine de vous. Notre cher père a pensé périr, Dieu l’a conservé par miracle : c’est un récit qui fait trembler. Je vous embrasse tendrement et salue votre compagnon. J’ai un neveu réformé qu’on rappelle avec les autres. Vous m’êtes bien plus. Ne craignez rien.

[verso:] Je viens d’arriver, mon cher frère. J’ai fait trois lieues à pied en deux heures de temps pour recevoir les ordres de notre mère qui veut que j’aille vous trouver à Amboise, mais je lui ai dit que vos gens me reconnaîtraient. J’ai obtenu d’elle après beaucoup d’importunité que j’aille seulement à une lieue d’ici vous rencontrer et vous amener à la maison du petit Maître où vous serez reçu dans son cœur. J’aurais été ravi de voir le cher Cou…a mais je crains d’exciter la terreur panique. Cependant le cher petit Maître fait couvrir d’une toile d’araignée ceux qui se confient en Lui mais parce qu’Il ne veut…b

- A.S.-S., pièce 7562, recto autographe, verso de l’écriture de Ramsay. Adresse : «  Amboise / À monsieur / monsieur le Marquis de Fenelon Colonel du régiment de Bigorre pour lui être donné en passant par le maître de la poste / à Paris / passe pour chez Madame de Cheury Rue de Tournon à Paris » - Revue Fénelon 1910-1911, « Madame Guyon, directrice de conscience », [1910] p. 118-119. « Cette lettre est antérieure à la mort de Fénelon [...] postérieure au 11 décembre 1714, puisqu’à cette date le marquis n’avait pas encore acheté un régiment. Il est question ici d’une maladie de Fénelon. Or il n’a ressenti l’inflammation de poitrine qui l’emporta que le 1er janvier 1715. On peut supposer qu’après avoir appris l’attaque du mal, Mme Guyon a reçu de meilleures nouvelles. » (Griselle).

aillisible.

bfin de la page.

1Ramsay revint à temps pour ajouter cette note à la lettre ; l’entourage de Madame Guyon craint la surveillance policière.

2Probablement l’évêque de Blois, M. de Berthier, ami de Fénelon.

. Au marquis de Fénelon. 11 janvier 1715.

Lettre de consolation1.

Mon cher boiteuxa, quoique ma douleur soit plus grande que je ne peux vous le dire, je ne laisse pas de prendre part à la vôtre.Que vous perdez et que nous perdons tous ! On peut dire que l’Église de Franceb a perdu sa plus vive lumière. Mais la volonté de Dieu qui nous doit être au-dessus de tout, est l’unique consolation qui nous reste. Je ne le plains point parce qu’il est arrivé au terme qui est sans bornes et sans limites, où il jouit de Celui qu’il a voulu, qu’il a cherché et auquel il a consacré tous les moments de sa vie. Comme je ne doute point qu’il ne soit mort dans un abandon entier entre les mains de Dieu, aussi ne doutais-je point de sa béatitude. Je vous conjure que, si vous avez de ses cheveux ou quelque autre chose qui lui ait appartenu, de m’en faire part pour moi et pour mes chers amis2. Ils nec seront guère moins touchés que nous le sommes de sa mort. Les ennemis de l’Église en triompheront, mais les serviteurs du petit Maîtred, en quelque lieu de la terre qu’ils puissent être répandus, prendront part à notre douleur. Je vous prie de témoigner aussi à Mr l’abbé de Beaumont et à Mr l’abbé votre frère la part que je prends à leur pertee.

J’ai de la consolation d’apprendre que vous avez un frère qui veut appartenir au petit Maîtred: aidez-lef en tout ce que vous pourrez sans avoir égard à vous-même, puisqu’il n’a que vous et qu’il a entière confiance en vous. En vous abandonnant à Dieu, Il vous donnera pour lui tout ce qui est nécessaire. Ne doutez point de ma tendresse, mon cher enfant, et de la disposition où je suis (si Dieu me laisse encore en vie après de si grands coups) de vous rendre tous les services que Dieu voudra que je vous rende selon Ses desseins éternels sur votre âme. Je vous embrasse, mon cher enfant, de tout mon cœurg. M. S. prend toute la part possible à l’affliction qui nous est commune à tous, et il vous embrasse tendrement.

Ce 11 de janvier.

M[on] très c[her] frère, je sens votre douleur depuis que j’ai su la maladie. J’attendais avec crainte la mort. Mon âme crie après lui abba pater3 : c’est toute mon essence qui le crie, il m’entend, il m’écoute, il est dans le sein du petit Maître, il n’est plus à plaindre, c’est nous, c’est vous, mais le petit Maître aura soin de vous. Je vous embrasse avec toute la tendresse et respect imaginable. M. F[orbes] fait de même. Je m’unis souvent comme le jeune Elizée quand Elie fut enlevé. Pater mi, pater mi, cursus Israel et auriga ejus4.

- A.A.-S., pièce 7532, autographe - A.S.-S., ms 2176, pièce 7417 p. 139 « Autre du 11 janvier 1715 la première après la mort du cher père » - Dutoit, t. IV, Lettre 11, p. 29-30 - Griselle, Revue Fénelon 1910-1911, « Madame Guyon, directrice de conscience », 1910, p. 119-120, pièce VII.

acher ** D.

bde ** D.

cchers (Trans recouvert d’une autre main) amis Ils ne pièce 7532 ; béatitude. N.N. ne D omission.

ddu Seigneur D.

ephrase omise par D.

fque vous avez ... au petit Maître: lourdement barré sur la pièce 7532.

gfin de D.

1Titre ajouté par D, qui renforce l’opinion de Griselle, v. note suivante.

2« Il y a eu hésitation ici dans l’expression. Il avait d’abord « mes chers Trans »[v. la variante c]. Ce dernier mot a été rayé et remplacé par « amis », terme moins spécial. Si l’on rapproche de ce détail une autre dénomination, celle de l’abbé de Beaumont, qui, ici, n’est plus appelé « Panta »; si l’on prend garde au ton de la lettre, assez tenu et littéraire; si l’on remarque l’absence d’allusion trop précise aux doctrines semi-quiétistes, ne peut-on pas conclure que cette lettre était destinée à être montrée, sans doute aux parents du défunt ? » (note de Griselle).

3Marc 14, 36 : le cri (Heb. 5, 7) de Jésus à Gethsémani.

4IV Rois, 2, 12 : « Mon père, mon père, char et cavalerie d’Israël » (c’est-à-dire : toi qui est la vraie force d’Israël). Il est dit, IV Rois, 2, 15 : « …L’esprit d’Elie s’est reposé sur Elisée ; et venant au-devant de lui ; ils se prosternèrent à ses pieds avec un profond respect. »

.  Au marquis de Fénelon. 1715.

Si le discours sur le renoncement de soi-même n’est pas le même que celui que vous avez qui a pour titre « Le détachement de soi-même », on vous prie de vouloir bien nous envoyer les premières cinq ou six lignes du commencement et quelques lignes de la fin1.

Ayez la bonté de nous marquer aussi à quelle page du livre imprimé finit le manuscrit qui commence Il ne faut pas s’étonner que les hommes

Je me souviens que vous m’aviez promis, il y a quelques mois, un Térence qui avait été à notre père. Je serais ravi de l’avoir. Nous avons déjà renvoyé le dernier paquet que vous nous aviez envoyé : c’est Sir Isaac [Dupuy] qui l’a et qui doit vous le faire tenir sûrement.

M F[orbes] croit que l’épitaphe que je vous ai envoyée pour mettre sur la tombe avait trois lignes de trop, nous sommes convenus d’en retrancher deux qui lui parurent superflues et pour la troisième Arescunt jamassi flores et unde je vous laisse en pleine liberté de la mettre ou non, mais cette ligne me parut nécessaire pour expliquer la science de notre père. Voici la seconde édition de cet épigramme :

Heu ! Tanti sola superstes viri

Mortua sed non muta cinis.

Arescunt Parnassi flores et unde

Obiit

Immeritus mori.

Vita, doctrina, labore

Intaminatus Christi discipulus

Observantissimus Ecclesiae filius

Ignitum episcopatus lumen

Verba desunt

Audi viator

Quid tibi loquitur silentium2.

[Ajout de Ramsay: ]

Les autres deux lignes flamecit Gallice decus, etc. ne lui parurent pas nécessaires parce que ce qui suit les renferme.

Notre mère vous écrit elle-même : ainsi c’est inutile que je vous dise rien de sa part. M. F[orbes] salue avec vénération Mr l’abbé de B[eaumont]. Souffrez que je l’assure ici de mes profonds respects. Permettez-moi de vous embrasser dans le cœur de celui qui unit les petits et les grands.

- A.A.-S., pièce 7449, « À monsieur Le Marquis de fenelon / à l’hôtel de Mortemart. »

1Œuvres de Messire François de Salignac de La Mothe-Fénelon…, À Anvers, Chez Henri de la Meule, 1718, Premier vol., « Première partie, Divers sentimens chrétiens… », « IX Sur le renoncement à soi-même » p. 59-71 & « X Du détachement de soi-même » p. 71-78. Sur les ms. et les éditions des Œuvres spirituelles v. Fénelon, Œuvres I, Bibl. de la Pléiade, notice p. 1415 : « En 1713 paraissaient anonymement les Sentiments de piété, réédités en 1715 avec la caution de Fénelon. »

2Epitaphe qui évoque une pièce composée en vers rhopaliques, (dont un exemple célèbre est le chant du pressoir dans le Ve et dernier livre de Rabelais), que l’on peut rendre ainsi :

Hélas ! De ce si grand homme seul subsiste

La cendre morte mais non muette.

Les fleurs et les fontaines du Parnasse sont desséchées

Il est mort

Lui qui n’eût pas dû mourir

Par sa vie, par sa doctrine, par son travail

Disciple intActesdu Christ

Fils très respectueux de l’Eglise

Lumière enflammée de l’épiscopat.

Les mots manquent.

Ecoute, passant,

Ce que te dis le silence.

.  Au marquis de Fénelon. 20 janvier 1715.

Sur les écrits de Fénelon.

Il faut que je me sois mal expliquée, mon cher e[nfant], car j’ai fort bien compris l’avantage qu’il y aurait que les écrits de notre père fussent imprimés dans le lieu où vous dites1. J’ai seulement voulu qu’ils fussent imprimés tels qu’ils sont et qu’on ne fît point à ceux-là ce qu’on a fait aux autres : les ennemis de notre père sont plus puissants que jamais, et ne sera-t-on point charmé, quoiqu’il soit extraordinairement précautionné, de flétrir encore sa mémoire, c’est ce que je voulais vous faire comprendre. Vous pouvez cependant sur cela prendre précautions avec le libraire et voir entre vos amis, ceux qui sont le plus capables de comprendre ces choses, ce qu’ils en pensent car je ne trouve point en moi de décision là-dessus. Pour les lettres je les garderai et je m’en charge. Je n’entends rien aux écrits latins, mais R[amsay] les a mis en bonnes mains qui les trouvent admirables. Il ne paraît aucun inconvénient pour ceux qui sont ici. Peut-être suis-je sur cela un peu trop partisan : sitôt que vous vous serez déterminé et accommodé avec le libraire, je vous les renverrai. Otez-vous de l’esprit que je vous ai écrit dans une autre disposition que celle qui regardait le bien de la chose et pour vous porter à faire toutes vos réflexions : vous n’ignorez pas combien la mémoire de l’auteur m’est chère.

Pour l’autre affaire dont vous me parlez, je persiste à croire qu’on peut y mettre de plus mauvais sujets. Pourvu qu’il soit exactes et vigilant, il reviendra facilement à sa première éducation et se défera des sentiments qu’il n’avait pris que par intérêt. Il serait à souhaiter que l’intérêt n’entrât point dans ces sortes de choses, mais hélas où en trouver qui pense autrement ? Je crois qu’il serait plus aisé de trouver à présent des raisins dans les vignes que des gens qui agissent par un autre motif. Il n’est pas question à présent de chercher le meilleur mais le moins mauvais. Je prie Dieu qu’il fasse tout recueillir pour Sa gloire et pour le bien des uns et des autres, et qu’Il lui donne un esprit courageux et le tire d’une certaine mollesse que notre père a toujours appréhendée pour lui, car ordinairement les gens mols sont plus entêtés que les autres. Je vous embrasse, mon cher e[nfant], et le papa en fait autant.

Ce 20.

- A.A.-S., pièce 7494, copie.

1Les Oeuvres spirituelles de Messire François de Salignac de La Mothe-Fénelon, Archevêque-duc de Cambrai, prince du S. Empire, paraîtront à Anvers, « chez Henri de la Meule », en 1718, en deux volumes, dont le second de lettres.

.  Au marquis de Fénelon. 9 février 1715.

Je vous suis tout à fait obligée, mon cher boiteuxa, du compte que vous avez bien voulu me rendre de ce qui est arrivé à la mort de notre pèreb. Ce récit m’a fait un plaisir douloureux. Je ferai un grand cas du reliquaire et du petit manteau [....]c. Il me semble que si je venais à mourir, il me porterait bénédiction. Ne pourrais-je point avoir un portrait ? [....] [143] [.…]

Pourd ce qui vous regarde, il ne faut pas vous mettre en peine de tant de pensées involontaires, qui viennent dans le bien comme dans le mal. Ce n’est pas qu’on ait une vraie volonté de paraître bon aux yeux des hommes, mais c’est que l’amour propre, ainsi qu’un serpent, se glisse partout : il faut toujours qu’il lève la tête de quelque manière que ce soit.

Le petit mot que vous m’avez mandé que notre père nee cherchait point à faire parade d’une belle mort m’a fait grand plaisir. J’ai bien compris qu’il serait simple, uni, recueilli en soi-même dans cet instant. C’est là où il faut faire usage de la mort qu’on a pratiquée pendant sa vie. Celui qui est véritablement mort ne songe pas à se faire briller aux yeux des hommes. Il remplit seulement une mort chrétienne, du reste il demeure seul à seul avec Dieu et il lui suffit non seulement que Dieu voit sa mort mais que Dieu l’opère. Ce cher père nef sortira jamais de mon cœur. Je crois que son souvenir vous sera fort utile et que vous le trouverez dans vos besoins. Je vous conjure de rassembler le plus que vous pourrez de ses lettres et de ses écrits [....] [144] qui regardent l’intérieur [.…]1

Il ne faut pas être pour soi-même, mais il faut tâcher que ce que nous avons de bon se communique à ceux qui désirent d’en profiter : c’est ce que je vous recommande sur toutes choses, mon cher enfant. Croyezg que vous m’êtes doublement cher présentement, tant à cause de vous que de celui qui s’est éloigné de nous pour retourner dans son principe. Si nous pouvions désirer quelque chose, ce serait de l’y aller joindre. Pour moi il me semble que je n’ai plus rien à faire sur terre. [.…]

- A.S.-S., ms 2176, pièce 7417, f°142 - Dutoit, t. IV, Lettre 12, p. 31-32.

aBoiteux omis par D, remplaçé par **.

bde ** D.

cdu reliquaire etc. D : du reliquaire et du petit manteau [….] l’omission du ms. est indiquée par des points de suspension multiples que nous reproduisons entre crochets.

dCe paragraphe de D est absent du ms.

eque N ne D.

fN ne D.

gbesoins. Mon cher E., croyez D omission.

1Ce qui sera fait par le marquis de Fénelon, éditeur des Œuvres Spirituelles de Fénelon en 1738 et 1740, qui reprend et complète l’édition de 1718. Sur les éditions des Œuvres spirituelles de Fénelon, v. Fénelon, Œuvres, Bibl. de la Pléiade, I, notice, p. 1417ss.

.  Au marquis de Fénelon. 11 février ? 1715.

Sur un mariage.

Pour le boit[eux], ce 11 f[évrier].

Le mariage en question est une providence non recherchée, je l’accepte de tout mon cœur. Cessez non seulement les vues sur l’avenir [sic]. La multitude d’enfants ne doit nullement vous faire peur. Pour ce qui regarde la fille de notre amie, c’est une chose impraticable dans la situation où elle est. Son bien ne sera pas plus considérable. Acceptez la proposition, écrivez-en chez vous et laissez à Dieu le succès. J’ai cette confiance que si cela ne vous convient pas, le petit Maître y mettra Lui-même des obstacles. Acceptez sans réserve : on vous veut bien tel que vous êtes, cela suffit. Une personne qui veut bien être à la campagne et qui est de condition, vaut plus selon moi qu’un million d’ailleurs. Acceptez, vous dis-je, et ne craignez pas que le petit Maître vous laisse égarer : nul choix n’égale celui de la Providence. J’ai passé une assez mauvaise nuit à parler selon l’homme. Je vous embrasse bien tendrement dans mon petit Maître. Il a permis sans doute que vous fussiez à Paris afin qu’on vous fît cette proposition. Acceptez : si ce n’est pas du petit Maître, tout s’en ira en fumée. Si vous voyez Put [Dupuy], dites-lui que j’ai reçu sa lettre et que je l’aime bien. S’il prenait un grain de cardamone, il n’aurait plus de toux : c’est le plus excellent et court remède.

- A.A.-S., pièce 7498, autographe, cachet, « par monsieur DuPuy, rue de l’université faubourg saint Germain à Paris » 

.  Au marquis de Fénelon. 18 février 1715.

« …vous accoutumer à plus de silence… »

Ce 18 février

au cher boit[eux]

Vous ferez bien, mon cher m[arquis], de parler aux ducs qui s’intéressent pour vous. Vous pouviez borner là, votre secret étant absolument inutile à tous les autres. Présentement qu’il n’est plus un secret, donnez-vous bien de garde de faire imprimer le Te... [illis.] : j’en mande les raisons à Put [Dupuy]. Je ne saurais approuver ce que vous avez fait à l’égard de la Col.1, quoique je sois bien persuadée de sa bonne volonté et que si elle dit quelque chose, ce sera par hasard. Mais vousa êtes trop plein de saillies et vous sortez trop au-dehors. L’usage que vous devez faire de la vue et de la connaissance des bonnes âmes est de vous recueillir au-dedans, pour tâcher de participer à leurs grâces, et non pas de vous épancher au-dehors. Votre intérieur n’ayant pas encore une certaine consistance, c’est vous répandre comme l’eau.

Je vous prie donc de vous accoutumer à plus de silence et de recueillement, ce qui n’est point contraire à la simplicité, car la simplicité qui nous évapore au-dehors change de nature et devient imprudence. C’est pourquoi le même Sauveur qui nous a dit : Soyez simples comme des colombes2, nous dit aussi : Soyez prudents comme des serpents. Il faut être extrêmement simple à l’égard de ceux que Dieu nous a donnés et auxquels nous devons nous ouvrir, mais plus circonspects à l’égard des autres.

- A.A.-S., pièce 7527, copie - Dutoit, t. IV, Lettre 13, p. 32-33.

aIci commence D, qui omet donc le début de cette lettre : « vous ferez bien … mais ».

1La Colombe : Mme de Mortemart.

2Matt. 10, 16.

.  Au marquis de Fénelon. 16 mars 1715.

Pour le boiteux.

N’hésitez pas un moment, m[on] c[her] enfant, de faire tout ce que vous pourrez pour gagner M. l’Abbé de Chanti de démettre son canonicat en faveur de M. l’Abbé de S.1 votre frère. Il est juste et plus juste que les amis de notre père profitent des biens de l’Église que mille autres qui ne l’ont pas si bien servie. Ne manquez pas donc de faire tout votre possible de lui obtenir ce bénéfice. Comme mon petit-fils vient d’entrer tout à l’heure, il faut que les chers Trans soient prisonniers jusqu’à demain, de sorte que je ne saurais plus dicter rien pour vous2.

Je dois vous dire seulement qu’il y a une grande différence entre s’épancher trop sur ce qu’il faut faire ou sur ce qu’il n’est pas nécessaire de dire, et se réserver quand il faut parler et demander conseil. Je vous en ai dit un mot dans une lettre que vous avez dû recevoir déjà. Demandez à Dieu qu’Il vous donne la sagesse de Son esprit avec la simplicité qu’Il vous a accordée, et alors vous garderez en tout le juste milieu sans aller aux extrêmes. Comme la vraie simplicité nous enseigne à retrancher toutes paroles, toute action, toute réflexion superflue, de même la vraie prudence nous enseigne à ne parler, à n’agir que quand il faut, dans le moment qu’il faut, et dans une dépendance et une attention à l’Esprit de grâce. À proportion que vous vous livrerez à cet Esprit de grâce, vous deviendrez simple et sage, simple sans détours et sans multiplicité, sage sans prévoyance humaine et réflexions inquiètes.

Vous m’êtes infiniment cher. Je garderai soigneusement la relique. Je la porterai sur mon cœur. Je donnerai ordre qu’on vous le rende à ma mort. Ayez soin de m’envoyer tout ce que vous pouvez trouver des écrits de notre père. Les Transa vous aiment tendrement et vous sont fort unis. Mille amitiés de ma part à Panta. Embrassez-le pour moib.

Ce 16 de mars.

- A.A.-S., pièce 7452, copie sous dictée, cachet enfant bras ouverts - §2 et suivant : Dutoit, t. IV, Lettre 14, p. 34-35.

ainquiètes. Les *** D omission.

bD omet « Mille … moi. »

1Non identifié.

2Précaution nécessaire, compte tenu de la surveilla nce policière à laquelle Madame Guyon reste soumise.

.  Au marquis de Fénelon. Après le 16 mars 1715.

Mon cher b[oiteux].

Je ne vous ai [per]mis de vous donner la discipline jusqu’à Pâques, que les vendredis, que pour vous en ôter le goût et l’occupation. Ce n’est pas votre corps qu’il faut tuer mais l’esprit. Ne vous faites plus donner la discipline par R[amsay]. Le démon se servirait de cela pour vous tendre des pièges. Laissez votre corps en paix, mais travaillez infatigablement à détruire l’esprit, car c’est ce que Dieu abhorre. Si vous venez vous serez le bienvenu. Bon courage ! la perfection n’est pas [.…]a d’un jour. Bonjour, mon cher enfant.

- A.A.-S., pièce 7453, autographe, cachet buste, « Le boiteux ».

adéchirure.

.  Au marquis de Fénelon. Après le 17 mars 1715.

Pour le boit[eux].

J’ai enfin la valise, mon cher enfant. Je vous conterai tout ce qu’il m’a fallu faire. Elle était déjà embarquée avec le reste du bagage et j’avais été la prendre au bateau. Ne parlez point avec votre frère que vous sachiez cette circonstance ; mais s’il vous mande que je l’ai voulu avoir, mandez-lui que vous m’êtes obligé et qu’elle sera plus sûrement chez moi qu’à l’hôtellerie. Ignorez qu’elle était partie avec le bagage. Comme vous m’aviez mandé qu’il vous était capital qu’elle ne fût pas chez vous avant vous, j’ai suivi mon cœur plutôt que la sagesse des sages. Elle est enfermée sous lacet dans mon cabinet, car si M. votre frère avait eu dessein de la laisser dans l’hôtellerie et qu’il eût pris un billet, qu’on avait mis la malle entre leurs mains, qui est-ce qui aurait empêché qu’on ne l’ouvrît et qu’on prît dedans ce qu’on aurait voulu ? On aurait assuré que la malle était comme on l’avait donnée. À qui s’en prendre ? Mais elle était embarquée pour aller plus loin. Je prie Dieu qu’Il donne une bonne et prompte fin à vos affaires et que j’aie bientôt la joie de vous embrasser. Ce que j’ai vu des m[essieur]s vos frères [montre qu’ils] sont bien loin de la simplicité. Adieu, mon enfant.

- A.A.-S., pièce 7454, autographe.

.  Au marquis de Fénelon. 22 mars 1715.

Se relever après les chutes.

Ce 22 marsa

Il y a déjà huit jours passés, mon cher boiteux, que j’ai envoyé à la p[etite] d[uchesse]1 une bague avec deux lettres pour madame et mademoiselle de Risbour. Je ne sais pas si elles ont été égarées car je n’en ai point de nouvelles. Je les avais fait donner au maître de la poste ici qui promit de les faire tenir sûrement à Paris.

Je voisb bien, mon cher enfant, par votre dernière lettre que vous m’écrivîtes en quittant Paris, que votre âme était alors dans le trouble. Ces sortes de mésaises, qui viennent ou de la dissipation ou de la mélancolie, font que nous nous plaignons sans savoir bien où est notre mal. Je ne peuxc donc vous rien dire pour vous remettre, sinon de vous tenir en repos auprès de Dieu. Exposez-vous auprès de Lui comme un pauvre mendiant boiteux. Le silence et la solitude guériront votre âme fatiguée par le commerce des créatures. Ne vous découragez point, ne croyez point que les forces vous manquent : c’est plutôt le courage. Quand Dieu nous ôte les forces, Il nous porte Lui-même, mais quand l’amour propre nous les ôte, nousd nous laissons engourdir sans avancer. Notre âme au lieu de se relever après ses chutes se laisse abattre par une vue et un esprit propriétaire de nos misères.

Ne vous laissez donc point abattre, ranimez-vous, recourez à notre cher père, regardez-le par la foi qui vous tend la main pour vous relever. Il est plus proche de vous que quand il était sur terre : il connaît vos besoins, vos faiblesses, vos misères. Il y compatit. Ses secours seront d’autant plus efficaces qu’ils ne sont plus les objets de vos sens et de votre imagination. Il ne parle plus à vos oreilles, mais étant dans le sein du petit Maître, son action sur votre âme sera beaucoup plus intime, pure, vitale ; il participe mêmee de la force de la Divinité. Regardez-le donc avec un œil de foi et dites-lui au fond de votre cœur : « Mon cher père, intercédez pour moi, venez, venez à mon secours, jef veux vous suivre mais je ne peux pas ». Puis taisez-vous, reposez-vous sur son sein, enfoncez-vous-y : il vous introduira un jour dans celui du petit Maître. Ayez la foi seulement, et toutes ces montagnes qui vous accablent, qui vous séparent du petit Maître, qui vous épouvantent, seront transportées et jetées dans la mer. Ô, mon cher enfant, si vous saviez ce que c’est que de supporter vos misères en vous haïssant vous-même, que vous trouveriez de paix au milieu de toutes vos faiblesses ! Je vous conjure donc de ne vous point décourager, vous ne pourriez jamais vous corriger par votre chagrin. L’œuvre de Dieu ne s’accomplit point par notre colère et nos dépits contre nous-mêmes, mais par une humble persévérance.

Quand je vous ai dit de ne vous point épancher trop au-dehors, je voulais dire seulement qu’il ne fallait point vous ouvrir indifféremment à tout le monde. Il ne faut pas que mes conseils vous gênent, vous entortillent, et vous multiplient. Mais à proportion queg l’Esprit de grâce aura pris le dessus du vôtre, vous comprendrez ce que j’ai voulu dire. Il n’y a rien pour vous présentement que le repos, le silence, la paix, le recueillement : ils vous remettront dans votre place.

Je vous embrasse, mon cher enfant, je vous porte dans mon cœur comme une mère tendre porte son petit dans son sein. Ecoutez votre mère, nourrissez-vous de ce qu’elle vous donne, à la plus grande distance des lieuxh. Ouvrez-vous à Panta puisque vous n’y avez nulle répugnance. Je crois que vous y trouverez plus de satisfaction qu’en tout autrei

J’étais fâché contre vous, mon cher et très honoré frère, de ce que vous ne m’avez pas envoyé la bague avec les cheveux de notre père et notre mère plutôt qu’à Babet ? Notre mère me le donne et m[on] frère donnera à cette bonne fille une jolie bague qu’il a en votre nomj. Il ne convient nullement de lui donner un tel présent. Mon amour propre a souffert un peu de cet oubli que vous aviez de moi, maisk c’est un amour propre légitime et que notre mère même approuve. Il n’est donc pas si dangereux qu’un autre et j’espère que vous ne le condamnerez point si je me saisis ainsi de vos biens et en dispose à mon gré. Rien n’est plus sincère, rien n’est plus tendre, rien n’est plus respectueux que mon attachement pour mon cher marquis. M. vous embrasse tendrement et vous prie qu’il n’y ait jamais aucune ombre de compliments entre vous. Il se compte trop heureux si vous voulez bien le regarder comme votre frère. Je vous envoie deux billets du sang de notre mère pour madame et mademoiselle de Risb[our] et, si j’osais, je leur ferais mille compliments respectueux. Dieu sait combien je me réjouis de leur situation. Mais je n’ose pas les appeler nos sœursm jusqu’à ce que nous soyons ensemble dans le sein du petit Maître. Ô qu’il y a loin d’ici jusque-là, c’est un grand chemin ! Il faut longtemps avant d’y aller, et perdre toute forme propre avant d’y parvenir. Mille sincères et respectueux compliments à Panta et M. l’abbé de Fénelon.

- A.S.-S., pièce 7456, dictée, de l’écriture de Ramsay, adressée « au milor [sic] boiteux », folio plié en 2 de 0,33 m x 0,225 m. Cachet de cire rouge ovale 0,016 x 0,014 représentant l’enfant Jésus emmaillotté les bras libres, debout sur des nuages et environné de rayons. Autour de lui la légende : Verbum Caro Factum. - A.S.-S., ms 2176, pièce 7417, p. 146 (lettre no. 16) - §2 et suivants : Dutoit, t. IV, Lettre 15, p. 35-38 - Revue Fénelon, 1910-1911, « Madame Guyon, directrice de conscience, quelques lettres inédites », 1910, p. 120-122.

apièce 7456 seule : le premier paragraphe et la fin sont de Ramsay et ne sont donc pas repris par Dutoit. Rappelons que nous leur attribuons un corps plus petit.

bDébut de D et de la lettre de Madame Guyon.

cpuis 7417.

dnous les ôte omis dans l’autographe, ajout 7417.

eet participée même 7417.

fvenez, je 7417.

gà mesure que 7417.

hfin de D.

imême feuillet, à l’envers, absent de 7417.

ja (envotre nom add.interl.).

k(d’un mots illisibles raturés) (de moi add. interl.).

lgré.(une ligne raturée illisible) Rien.

mje (une demi-ligne raturée illisible)(n’ose .. sœurs add. interl.).

1La duchesse de Mortemart, à laquelle Ramsay envoie ces bagues.

.  Au marquis de Fénelon. Après le 26 mars 1715.

« Prenez courage… »

J’ai reçu, mon cher enfant, votre lettre du 26 mars avec plaisir : malgré tous les défauts dont vous me parlez, je ne laisse pas d’y découvrir beaucoup de grâce dont vous devez être redevable à Dieu. Il ne faut point vous décourager pour vos faiblesses, mais au contraire vous abandonner davantage à Dieu. Vous l’oubliez trop et c’est la source de vos défauts, mais prenez courage. Vous ne pouvez avoir une meilleure compagnie que celle de madame La Voisine1. Si vous vous y dissipez, vous vous dissiperiez bien davantage ailleurs.

Je suis ravie que vous vous ouvriez à Panta. C’est le mieux que vous puissiez faire dans le lieu où vous êtes et j’espère que votre simplicité lui servira et l’accoutumera à devenir simple. Je le salue avec respect et je désire de tout mon cœur pour lui ce que mon cher père lui a désiré. Il faut espérer que les prières feront plus que toutes les paroles.

Je ne comprends point où est le paquet en question car si vous l’aviez auprès de vous, il aurait été facile à La Voisine de le garder à sa campagne [et]a sortir par madame sa sœur comme on me l’avait mandéb. Il faut tout abandonner à Dieu et ne rien précipiter.

Prenez courage et tâchez de vaincre votre lenteur et votre amusement, car quand on s’y est une fois habitué, on a toutes les peines du monde à se vaincre là-dessus. J’ai connu des personnes, fort parfaites d’ailleurs, qui, à force de s’être accoutumées à une certaine indolence, croyaient courir la poste lorsqu’elles ne faisaient que marcher dans leur chambre. J’espère beaucoup de votre âme si vous êtes fidèle à Dieu. Quittez-vous vous-même et vous trouverez tout. Ne songez à plaire qu’à Dieu seul et non aux créatures, et pensez encore moins à vous satisfaire vous-même. Croyez-moi toute à vous dans notre cher petitc Maître.

La santé de notre mère, mon très cher et très honoré frère, est beaucoup meilleure. J’ai cru vous l’avoir mandé. Vous aurez la bonté de croire que, quand cette chère santé est aucunement en danger, que vous serez entre les premiers à qui je le manderai, et quand je ne vous en dis rien, c’est une marque que tout va à l’ordinaire. Il y a environ trois semaines qu’elle n’est plus alitée. On se promène, on est gai, on écrit des chansons et fait tout pendant la journée avec une aisance qui nous fait oublier les maux passés, mais on passe souvent mal les nuits sans dormir. On mange toujours peu. Le petit Maître fera Sa volonté.

Milady Sd. ne m’a pas encore envoyé la bague pour Babet, mais elle me mande qu’elle doit l’envoyer bientôt. Comme elle m’en envoie aussi une pour moi, j’aurai soin de donner à babé celle que vous lui destiniez. M. F[orbes] vous salue avec tendresse et respect. Vous ne douterez jamais de mon attachement respectueux.

- A.S.-S., pièce 7531, dictée, de la main de Ramsay - A.S.-S., pièce 7417, p. 151 - §1, 2 & 4 : Dutoit, t. IV, Lettre 17, p.40-41.

aLecture incertaine. La campagne peut désigner une demeure en province.

bPhrase absente de la copie pièce 7417.

ccher de divin petit D addition.

dLecture incertaine.

1Non identifiée.

.  Au marquis de Fénelon. 30 avril 1715.

« La source de tous vos défauts vient de votre indolence, de votre paresse… » Tenir l’oraison.

J’ai lu moi-même votre lettre tout entière, personne ne l’a vue que moi, mon cher enfant. J’espère d’y répondre de manière que vous ne pourrez en avoir de peine. Il m’a pris hier une fluxion sur l’œil qui m’empêche de vous écrire moi-mêmea.

Je vous dirai d’abord que la source de tous vos défauts vient de votre indolence, de votre paresse, et de vos amusements inutiles qui, prenant presque tout votre temps, vous empêchent et de remplir vos obligations envers Dieu et de finir vos affaires. Outre qu’il est de grande conséquence d’aller toujours contre son naturel, en sorte que celui qui est trop vif doit laisser tomber sa vivacité avant que d’entreprendre quelque chose, et celui qui est paresseux doit au contraire s’évertuer pour vaincre sa paresse, il ne faut pas se laisser aller aux amusements. Et si vous étiez bien fidèle à Dieu, Il vous ferait sentir, lorsque vous auriez donné un temps suffisant à vos visites, qu’il faudrait se retirer. L’amusement et l’indolence accoutument à une certaine mollesse qui est un grand obstacle à l’esprit de Jésus-Christ et d’autant plus dangereux que l’âge, qui diminue la vivacité, augmente au contraire l’indolence et la paresse.

Travaillez donc courageusement à détruire votre naturel. Levez-vous le matin quand vous êtes éveillé et qu’il est heure de vous lever sans rester dans votre lit plus longtemps. Ces sortes de naturels ont besoin de se faire à tout moment violence. Après que vous aurez prié Dieu, faites sans y manquer, avec le plus de diligence que vous pourrez, vos petites affaires, sans les laisser accumuler en les remettant au lendemain, car la paresse d’aujourd’hui ne vous donnera pas plus de vigilance et d’activité pour le lendemain. Au contraire elle vous entretiendra dans une certaine mollesse qui vous rendra ce que vous avez à faire le lendemain plus difficile et plus ennuyeux. [f°1v°] Vous êtes vif où il ne faut pas l’être et vous ne l’êtes pas où il faut.

Craignez surtout le découragement de différer l’oraison, de la quitter même, sous prétexte que vous n’y êtes pas recueilli comme vous le voudriez. Comment voulez-vous être recueilli après de si grandes dissipations ? Si vous voulez que vos pensées ne viennent pas en foule vous inquiéter dans la prière, ne leur donnez pas la liberté d’entrer en foule pendant le jour, et de faire dans votre tête autant de séjour qu’il leur plaît. Accoutumez-vous à leur fermer la porte pendant le jour lorsqu’elles veulent entrer, c’est-à-dire laissez-les tomber dès qu’elles se présentent, ne les entretenez pas volontairement et tournez-vous du côté de Dieu.

Plus vous aurez de peine à le faire dans ce temps-là et plus vous devez vous faire violence pour vous retourner vers Dieu, car il n’est pas difficile, lorsque Dieu nous attire d’une manière sensible, de Le suivre. Dieu nous montre alors Sa fidélité, mais nous ne Lui donnons des témoignages de la nôtre qu’en faisant violence à notre naturel pour Le chercher de tout notre cœur. Il faut Le chercher jusqu’à ce que nous L’ayons trouvé, frapper jusqu’à ce qu’Il nous ouvre, demander jusqu’à ce qu’Il nous ait accordé Sa divine présence, qui est la seule chose qui puisse remédier à tout ce qui nous arrive.

Il faut au commencement se faire beaucoup de violence, mais dans la suite cela devient aisé et comme naturel. Nous n’acquérons jamais rien qu’il ne nous en coûte quelque chose. C’est présentement le temps de labourer votre terre. Il faut que le soc de la charrue, c’est-à-dire la violence, ouvre votre cœur; mais, après que le divin Maître y aura mis la semence, il n’y aura plus pour vous qu’à la laisser croître et fructifier. Prenez donc courage car Dieu vous ayant appelé à Sa milice, ce serait une chose bien honteuse à vous si vous retourniez en arrière et si vous refusiez le combat. J’espère que ce sera tout le contraire et votre âme étant fidèle, vous serez un des vaillants soldats de Jésus-Christb.

Que votre ami ne se donne point la discipline puisqu’elle lui fait les effets que vous me marquez. Dites-lui, je vous en prie, puisqu’il a eu assez de simplicité pour vous le dire : il doit éviter tout ce qui peut éveiller ces sentiments. Je vous prie de dire à mademoiselle de R[isbour] qu’on écrit pour elle quelque chose qu’on lui enverra par la première commodité. Assurez Panta, je vous prie, que je ne l’oublie point devant Dieu et que je m’intéresse fort à tout ce qui le regarde, que je souhaite qu’il soit à Dieu dans toute l’étendue de Ses desseins, que je me recommande à ses prières et à ses saints sacrifices.

Je vous prie de dire à La Voisine que je salue de tout mon cœur, qu’il y a déjà du temps que j’ai renvoyé ses lettres et celles de la Sol[itaire] afin de les leur faire tenir. On a fait le plus de diligence qu’on a pu, persuadé qu’on était que l’on avait besoin de ce trésor1. Permettez-moi de saluer aussi ici la Solitaire pour qui j’ai toujours les mêmes sentiments [....]c respect. Nous n’entendons plus parler du tré[sor]d. Nous l’attendons en patience. Je vous embrasse, mon cher enfant, ete j’espère beaucoup de votre âme si vous êtes fidèle. Adieu. Je prie Jésus-Christ de vous donner cette paix qu’Il donna à Ses apôtres après Sa résurrectionf.

Mes enfants vous saluentg avec respects et tendresse.

Ce 30 d’avril.

Mandez-moi si l’on a mis l’épitaphe encore. Il y a [à] ajouter quelque chose qu’on pourrait mettre s’il n’est pas trop tard.

- A.A.-S., pièce 7448, sous dictée, de la main de Ramsay, adressée « Au Cher Boiteux », avec cachet à l’enfant mains ouvertes – A.A.-S., pièce 7417, p. 153 « le boiteux, l. 20 » – Dutoit, t. IV, Lettre 18, p. 42-46.

a phrase omise pièce 7417 – D débute au paragraphe suivant.

bD interrompu.

cdéchirure.

dLecture incertaine.

ereprise de la pièce 7417 et de D.

ffin de D.

gsaluent. fin de la pièce 7417.

1Le sens demeure obscur.

.  Au marquis de Fénelon. 20 mai 1715.

Conseils de direction.

J’ai reçu deux de vos lettres à la fois, mon cher e[nfant]. Je vous dirai que vous ne vous inquiétiez point de tout ce qui se passe en vous sans vous et que vous ne vous en occupiez pas : l’occupationa vous ferait plus de mal que la chose même. Laissez aussi tomber toutes les pensées de vanité. Pourvu que vous ne disiez rien exprès pour l’entretenir ni pour satisfaire un certain orgueil secret, cela ne doit servir qu’à vous humilier, car rien n’est si honteux que d’agir par cet esprit, ce qui ne sert qu’à attirer le mépris de ceux qui s’en aperçoivent, et [ce] qui doit nous donner plus de confusion à nous-mêmes que des choses qui paraissent plus honteuses. Le remède à cela est de vous occuper de Dieu le plus que vous pouvez lorsque vous êtes dans des conversations dissipantes, et de ne rien dire, volontairement et en vous en apercevant, qui flatte votre nature et votre amour propre. Si vous êtes fidèle à vous occuper de Dieu de temps en temps, Il vous fera sentir ce que vous devez faire et ce que vous pouvez dire. Quelquefois la trop grande vivacité fait passer par- dessus un certain avertissement intérieur, ce qu’il est d’une grande conséquence de ne pas faire, parce qu’on s’accoutume insensiblement à outrepasser cet instinct léger qui ne nous manque point lorsque nous sommes fidèles et qui se perd par notre infidélité. C’est pourquoi saint Paul nous exhorte à ne point éteindre l’Esprit1 parce que l’inspiration s’éteint aisément.

Plus nous sommes fidèles à Dieu, plus Il prend soin de nous. C’est une expérience qui vous sera un jour très douce : elle est possible dans le commencement. Mais si vous vous habituez à l’écouter, vous ne serez point en doute de ce que vous aurez à faire ou ne pas faire, à dire ou à faire.

Il faut commencer tout de bon, mon cher enfant, à aller contre votre naturel et à tâcher de surmonter également votre vivacité et votre lenteur. Quand vous êtes en vivacité vous vous échappez facilement ; quand vous êtes dans la paresse, vous ne pouvez en sortir. Il faut agir avec courage lorsque vous sentez votre amusement et votre lenteur, et quand votre vivacité vous entraîne, il faut vous arrêter tout court, comme on tient la bride haute et serrée au cheval qui veut s’échapper. J’espère beaucoup de votre âme si vous êtes fidèle à cette pratique et à l’oraison. Soyez sûr que la plus grande marque d’amitié que je puisse vous donner est de vous gronder, puisque vous appelez cela gronderieb. Soyez persuadé que je prends une double part en vous dans le petit Maître, tant parce que vous avez été cher à notre père que pour vous-même. Je prie Dieu qu’Il vous garde par Son infinie bonté.

Nous avons tout reçu bien conditionné et Sc vous garde votre part qui servira aussi à la bonne Voi[sine] : je vous prie de l’assurer que j’ai toute la reconnaissance possible du soin qu’elle a bien voulu prendre.

Je vous prie pour répondre à l’autre article de votre lettre, de laisser le passé pour ce qu’il est. Tout cela n’est qu’un ravaudage, tenez-vous en à ce que vous a dit notre père pour l’avenir, mais ne songez non plus au passé que s’il n’en avait jamais été question. Il ne vous convient point de réformer le genre humain ni de changer un usage établi depuis longtemps, non seulement chez vous mais chez les autres. La vue que vous avez pour soulager des officiers de mérite est très bonne et quand vous n’agirez que par ce principe, vous n’en devez avoir aucun scrupule, bien au contraire. Je vous défends, mon cher enfant, d’être honteux de m’avoir fait un si long détail, écrivez-moi avec liberté et franchise. J’avais lu moi-même la lettre dont vous me parlez et autre que moi ne l’avait lue. Je vous prie de dire à Panta que je me recommande à ses bonnes prières et que je ne l’oublie pas devant Dieu.

[Billet collé :]

Je vous prie, mon cher Put, [de] demander au boiteux que, s’il est encore temps, qu’il conserve soigneusement certains écrits que notre père avait faits sur l’intérieur, de me les faire tenir lorsqu’il le pourra : si vous aviez été là, sans doute il vous les aurait mis entre les mains. Je vous prie instamment qu’on mette une tombe sur le corps de mon cher père où son nom soit écrit. Cela m’est venu au cœur et j’espère que Dieu en tirera un jour Sa gloire.

- A.A.-S., pièce 7496, dictée, peut-être de l’écriture de « Put » (Dupuy) tandis que le billet collé reproduit à la fin de cette lettre est de l’écriture de Ramsay. - A.S.-S., pièce 7417, p. 158 (lettre 21) - Dutoit, t. III, Lettre 21, p. 93-95.

aD commence ainsi : « Ne vous inquiétez point de tout ce qui se passe en vous sans vous, et ne vous en occupez pas. L’occupation ».

bD se temine à « …gronderie. »

cLecture incertaine.

1I Thess., 5, 19.

.  Au marquis de Fénelon. Après la fin mai 1715.

La malle précieuse.

Vous ne devineriez jamais, mon cher b[oiteux], qu’il n’y a rien que je n’aie fait pour avoir votre malle. J’ai écrit même à M. votre frère pour le prier de me la confier : je me suis toujours dit de la connaissance de M. votre frère abbé. Ce qui m’avait fait prendre ce parti, c’est à cause des vols qui sont à présent fréquents, mais je crois que M. votre frère a entré en défiance que je ne fusse quelque escroc. Il n’a pas voulu ou pas osé me la confier. Je l’ai prié de souper ce soir, il y doit venir mais je crois qu’il laissera la malle à l’hôtellerie. Il m’a demandé si je connaissais M. Dupuy. Je lui ai dit que oui. Lorsque j’y ai envoyé [chercher], il a répondu qu’il ne savait ce que c’était que cette malle, que vous lui aviez écrit et que vous ne lui en parliez point : bref je n’ai pu l’avoir. Si vous êtes encore du temps à Paris, envoyez-moi le billet de l’[...]a et je la ferai retirer. Nos gens sages n’approuveront pas sans doute ce que j’ai fait, mais qu’importe !

Je vous prie d’achever vos affaires : vous faites bien de les poursuivre et vous auriez tort de faire autrement. M. votre frère a été voir notre évêque. Je prie le petit Maître de donner bonne issue à vos affaires. Je lui recommande encore plus celle du dedans que celle du dehors. J’ai dit à M. votre frère que je vous avais vu lorsque vous partîtes pour Barèges, que vous ne pourriez avoir de chevaux pour courir tout de suite, enfin je lui ai témoigné que tout ce qui portait son nom m’était vénérable. S’il se défie et s’il me croit un escroc, il sera du moins content de l’honnêteté que je lui ai faite. Quelle façon aussi ! Il n’y avait qu’à écrire un mot à M. votre frère, me l’adresser, mettre dessus à M. Servais et prier M. votre frère de remettre votre malle entre ses mains, mais ce qui est fait est fait. Je vous embrasse, mon cher enfant.

- A.A.-S., pièce 7500, autographe.

amot surchargé illisible.

.  Au marquis de Fénelon. 28 juin 1715.

Fidélité à l’oraison. « Une personne fort maigre ne sent pas d’abord le profit que lui fait la nourriture… »

Vous ne sauriez vous méprendre, mon cher enfant, en suivant les avis de Panta1 sur la sainte communion : il vous connaît bien et voit actuellement vos besoins. La sainte communion est très utile et est avec l’oraison la véritable nourriture de l’âme, quoiqu’on ne sente pas toujours un profit actuel. Elle ne laisse pas de faire insensiblement avancer l’âme et ceux qui s’en privent volontairement, le pouvant faire, sea font un grand tort. Une personne fort maigre neb sent pas d’abord le profit que lui fait la nourriture, au contraire elle s’en trouve surchargéec à cause d’une longue diète. Cependant à la suite elle aperçoit qu’elled reprend de nouvelles forces et un nouvel embonpoint. Quoique cela soit de la sorte, il ne faut rien forcer lorsque vous êtes dans des lieux où vous ne le pouvez pas si commodément.

Plus vous ferez oraison, plus vous aurez de facilité pour la faire. C’est pourquoi je vous conjure d’y être fidèle, et que votre lenteur et votre amusement ne vous empêchent pas de la faire. On se trouve souvent mieux et plus recueilli durant le jour qu’à l’oraison, cependant ce recueillement du jour est une fruit de l’oraison. Pendant que nous mangeons nous ne sentons pas notre plénitude, mais après que nous avons mangé nous nous trouvons remplis. Si nous ne mangions pas nous nous trouverions desséchés par laf suite. Le recueillement que nous avons durant leg jour vient de l’oraison actuelle, et si nous cessions l’oraison actuelle, nous perdrions insensiblement ce recueillement du jour. Il y a des personnes qui, parce qu’elles se trouvent dans des temps plus recueillis hors de l’oraison que dans l’oraison, ont cessé de la faire, ce qui a été la cause de la perteh de leur intérieur et une pure illusion.

Il y a une très bonne raison pourquoi nous sentons plus Dieu dans l’action que dans l’oraison, c’est que Dieu ne tombe point naturellement sous les sens : ce que nous sentons est quelque écoulement de grâce. Or lorsquei nous sommes à l’oraison uniquement pour y faire la volonté de Dieu, Dieu nous traite alors comme il Lui plaît, et selon qu’il nous est plus avantageux. Ce qui nous est le plus avantageux, c’est la foi nue et simple. C’est ce qui fait que Dieu ne nous donne pas toujours le sentiment de Sa présence afin que nous marchions en foi, mais il n’en est pas de même dans la journée, où nous avons des occasions de nous distraire. Dieu fait alors sentir Sa présence afin de nous rappeler au-dedans et d’empêcher une trop forte dissipation. L’oraison est comme naturelle à l’âme quand elle s’y estj habituée, comme l’œil voit sans s’apercevoir qu’il voit et sans le sentir : nous ne sentons notre œil que quand il est malade. La bonté de Dieu est si grande qu’Il Se fait plus sentir dans le besoin, à moins que nous ne commettions des péchés volontaires qui L’obligent à Se retirer. Encore quand nous en aurions commis, si nous retournons à Lui du fond de notre cœurk, Il oublie nos péchés. Il ne laisse pas de nous en punir par le sentiment des mêmes choses dont nous nous sommes servis pour L’offenserl.

Je serai très ravie de vous voir, mon cher enfant, quand l’occasion s’en présentera sans la trop forcer, car vous savez que vous m’êtes très cher en Jésus-Christ. Je vous embrassem.

Je vous prie de m’envoyer six copies du petit livre de notre père qui a pour titre [mot illis.] prières du matin et du soir avec des réflexions saintes pour tous les jours du mois1. Ne l’oubliez pas, je vous en prie. Ce livret est imprimé depuis peu.

[de Ramsay :] Souffrez, mon très cher et très honoré monsieur, que j’ajoute un petit mot en réponse à la vôtre. Ne craignez-vous pas de me rendre orgueilleux en me traitant avec tant d’amitié ? Je l’accepte pourtant avec respect et j’y réponds par un dévouement du cœur entier et sans réserve.

J’ai reçu le Traité latin, mais si vous regardez la seconde ou troisième page, vous verrez qu’il est bien incomplet et que je n’ai que les trois premières parties, car l’auteur propose d’en faire quatre. Son dessein était de représenter premièrement au Saint Père le détail de tout ce qui s’est passé entre lui et ses adversaires : voilà le sujet des trois premières parties que j’ai, mais il manque encore une quatrième partie dont le but est de donner une idée de ses sentiments indépendamment de tout ce qui s’est passé dans la dispute qui ego ipse semper superior et si annum sentiam brevissime edisseram. Je vous prie donc de vouloir bien faire chercher cette quatrième partie. Je me suis mis en tête, peut-être sans raison, que ce pourra bien être l’autre Traité latin que vous avez qui en est la suite. Ce qui me le fait croire, c’est que Sir Isaac me dit la dernière fois qu’il était ici, que dans ce traité ou papier la question était traitée et théologiquement et philosophiquement et qu’il y avait une définition de la nature de l’amour et de son essence tirée des anciens philosophes. Or cela ressemble fort à ce que vous me dîtes de ce Traité latin, mais sa longueur, sa division, la préface qui est devant me font aussi douter si ma conjecture n’est qu’une pure imagination. Un petit mot là-dessus.

Pour les autres papiers tant latins que français, notre mère vous prie de les faire copier à votre loisir et surtout de les faire bien collationner car il y a beaucoup de fautes dans le Traité latin que j’ai, du moins dans les premiers six cahiers que je viens de lire. Les métaphysicités amoureuses [sic] dont vous me parlez réveillent aussi très fort ma curiosité. Notre mère vous prie que le tout nous soit envoyé à votre loisir quand tout sera copié et collationné, car rien ne presse pour que vous hasardiez les originaux même, mais on peut dépêcher les copies autant qu’on peut. Elle nous assure que c’est la volonté du petit Maître : cela suffit pour vous animer.

Pour l’Eloge. Tout ce que j’ai voulu dire par placavit était que sa soumission et sa foi avait apaisé les troubles qu’il y avait dans l’Église, et en disant Sponsa placuit j’ai cru marquer assez qu’il n’était pas la cause de ses troubles. Mais on peut changer ce mot si l’on croit que l’Église ne puisse pas être souvent troublée. Je ne dis pas [mot illis.] pendant que l’Epoux approuve fort la doctrine pour laquelle ses enfants la troublent. Pour le mot morose, j’ai voulu dire la fortune bizarre et capricieuse, car ce mot ne signifie nullement triste et fâcheux à celui qu’elle accueille, mais qu’elle [la fortune] était elle-même bizarre, et les mots suivants : suavitate mira equabilis sustinuit, le détermine à ce sens.

- A.S.-S., pièce 1101, du fonds Fénelon, original sous dictée, de la main de Ramsay - A.S.-S., pièce 7417, p. 162 (lettre 22), copie du marquis - Dutoit, t. III, Lettre 46, p. 199-202. Ce dernier, très fidèle au contenu - tout en corrigeant le style - disposait probablement de l’original sous dictée de Ramsay. Nous donnons toutes les variantes pour ce cas, où nous disposons de trois sources : elles permettent de juger de la fidélité de la copie du marquis et de l’édition Poiret reprise par Dutoit. La pièce 1101, intéressante parce qu’elle comporte l’ajout où Ramsay justifie des expressions qu’il avait employées dans son Eloge latin « ce 28 de juin… », nous a été signalée par I. Noye.

avolontairement la pouvant faire D volontairement pouvant s’en approcher se pièce 7417.

bfort maigre ne pièce 7417.

cs’en sent trop chargée pièce 7417.

delle aperçoit dans la suite D.

el’oraison : ce recueillement du jour est néanmoins un D.

fpar la pièce 7417.

gpendant le pièce 7417.

h été la perte pièce 7417.

i grâce. Lorsque D.

j elle est pièce 7417.

k revenons à lui du fond du cœur pièce 7417.

lfin de D.

mfin de la pièce 7417.

1Panta : l’abbé Pantaleon de Beaumont.

1Prières du matin et du soir avec des réflexions saintes pour tous les jours du mois, Cambray, N. J. Douilliez, 1715.

.  Au marquis de Fénelon. 5 août 1715.

J’ai reçu hier au soir une lettre, mon cher enfant, où vous dépeignez vos dispositions avec votre ingénuité ordinaire. Comme rien ne déplaît tant à Dieu que l’amour propre et la fierté naturelle, l’estime de soi-même au-dessus des autres, lorsque nous sommes dans ces dispositions, il ne manque guère à nous faire sentir notre faiblesse. Dieu aime mille fois mieux un homme faible qu’un superbe. Si nous ne faisons pas tout le mal possible, c’est un effet de la bonté de Dieu, et nous Lui en devons toute la reconnaissance, ne nous regardant jamais que comme une source d’iniquité qui se répandrait partout si Dieu par une miséricorde infinie n’en retenait le cours. Quand Dieu vous presse de dire quelque chose, il faut le dire le plus promptement qu’on peut. C’est en quoi consiste la fidélité, car lorsque vous allongez le temps, outre qu’il ne vous vient presque plus rien à dire, c’est que vous laissez passer le moment de la grâce, qui ne veut que vous rendre simple et petit. D’ailleurs, lorsqu’on dit les choses promptement, elles sont plus difficiles à l’amour propre et par conséquent plus agréables à Dieu et plus utiles pour nous-mêmes.

Il ne faut pas vous étonner de sentiments qui vous viennent, pourvu que vous ne fassiez rien en conséquence de ces sentiments-là. Il n’est pas étonnant qu’étant homme vous sentiez que vous l’êtes, cela vous doit porter à vous tenir le plus que vous pourrez auprès de Dieu, retournant souvent au-dedans de vous afin d’empêcher la nature de s’échapper. Il ne faut point se faire une occupation de dire, mais dire les choses tout d’un coup quand il vous vient. Vous faites en cela deux fautes : l’un[e] de ne pas dire les choses tout d’un coup, qui est la bonne manière, [f°1v°] et l’autre de vous en occuper après pour les dire, de sorte que vous manquez de fidélité à Dieu pour ne pas obéir tout d’un coup à ce qui vous pousse à dire, et vous vous faites une occupation embarrassante de ne l’avoir point dit et de le vouloir dire dans la suite. Lorsque Dieu voudra vous ôter cela, Il vous fera oublier de le dire et, quand ce sera par un simple oubli, ne vous embarrassez plus de le redire après. Comme je vous ai dit, la fidélité consiste dans le moment présent. Il serait bien plus avantageux pour vous d’être occupé de Dieu pendant la messe que de vous occuper de toutes ces choses-là, qui ne doivent point non plus vous empêcher de communier lorsqu’il n’y a point de faute notable ou volontaire. Ne vous amusez pas aux sentiments, je vous conjure, et laissez-les tomber : tout cela ne fait que grossir les images dans votre esprit et salir votre imagination. Bon courage, attendez tout de Dieu et presque rien de vous. Soyez seulement fidèle au moment présent et lorsque vous y avez manqué, ne vous en troublez point et ne vous en inquiétez point, retournant simplement auprès de Dieu en avouant votre faiblesse. Si votre recueillement n’est pas si sensible, il faut tout recevoir de la main de Dieu. Dieu vous veut une action plus simple que le grommellement : c’est pourquoi j’espère qu’Il vous l’ôtera peu à peu pour vous donner une oraison plus simple.

Jea ne voudrais pas que vous lussiez tout de suite, mais interrompez votre lecture sitôt qu’elle vous cause le moindre recueillement et la reprenez pour un temps lorsque le recueillement est passé. Je fais différence entre la lecture entremêlée de recueillement et l’oraison actuelle. Pour l’oraison actuelle, tenez-vous y auprès de Dieu, étant content de le faire comme il Lui plaît, soit qu’elle soit sèche ou fervente, car c’est la même chose pour Dieu, quoiqu’elle soit moins agréable pour vous. Demeurez exposé à Sa lumière et à Sa chaleur, Lui disant de temps en temps ce qu’il vous vient au cœur de Lui dire, n’agissant pas continuellement mais demeurant de temps en temps dans un silence qui, quoique sec, ne laisse pas de donner lieu à l’opération de Dieu, car si vous agissez toujours, Dieu n’opérera point en vous. Vous me direz : « Mais je ne sens point son opération ». L’opération de Dieu n’est pas toujours sensible, il s’en faut bien. Plus elle est sèche et plus les effets en sont avantageux. Tout ce que vous devez faire de votre part, c’est de [f°2r°] laisser tomber les distractions et de ne les pas retenir sous quelque prétexte que ce puisse être.

[...]b Notre c[her] père1 et Pan[ta]2 ont eu3 raison de vous dire que l’âpreté, l’aigreur et la hauteur sont des défauts sur lesquels vous devez le plus travailler. Il y a deux manières de le faire, l’une par l’oraison qui vous rendra doux et humble de cœur et comme Jésus-Christ : lorsqu’on converse avec les doux et les humbles, on devient doux et humble, au lieu qu’avec les superbes on devient superbe ; la conversation intérieure avec Jésus-Christ vous communiquera ces deux vertus. L’autre manière de vous combattre est, lorsque vous sentez votre esprit aigri et ému, de ne faire aucune correction dans ce temps-là et prendre un temps où vous serez plus tranquille pour la faire. Lorsque vous vous sentez ému d’aigreurs, retournez au-dedans de vous auprès de Jésus-Christ, afin qu’Il vous assiste et ne permet[te] pas que vous vous laissiez aller à votre naturel. Travaillez à cela avec courage, car de cela dépend presque tout le bonheur de votre vie. Si vous ne travaillez pas de bonne heure à vous corriger de ces défauts, vous en formerez une habitude que vous ne pourrez plus déraciner.

Faites le voyage dont vous parlez, et ne vous inquiétez point et ne vous amusez pas à éplucher tous vos sentiments : cela ne ferait que les augmenter et il n’y aurait jamais de fin. Soyez sûr que vous m’êtes toujours bien cher. Je vous embrasse et salue avec respect Pantac. Une petite amitié à Cal4 s’il est avec vous. Mes compliments à madame la V[icomtesse] et à Mlle de R[isbourg]. [f°2v°]

Je n’ai presque rien à vous dire, mon très cher et très honoré Milord, sinon que j’attends les papiers5 avec grand plaisir et impatience. J’ai lu ceux que vous m’avez envoyés. Il y a plusieurs fautes : je les corrigerai. Les traités sont excellents. Notre père traite son adversaire avec une force, une délicatesse, une sublimité et une science qui passe la compréhension des lecteurs communs, mais ces traités seront un jour très utiles. M. F[orbes] vous fait mille compliments pleins de vénération et d’amitié. Pour moi vous savez mon respect. Cor unum et anima una6. Ce 5 d’août.

- A.S.-S., pièce 7458, dictée, de l’écriture de Ramsay qui ajoute le dernier paragraphe, adresse : « Pour le cher boiteux » – A.S.-S., pièce 7417, p. 166 ss. - Griselle, Revue Fénelon 1910-1911, « Madame Guyon, directrice de conscience, quelques lettres inédites », [1910] p. 122-125, pièce IX - Dutoit, t. IV, Lettre 19, p. 46-51.

aPièce 7458. Sinon copie du marquis, pièce 7417, p. 166 ss.

bPoints de suspension dans le ms.

cIci finit Dutoit.

1Fénelon.

2Pan[taleon] de Beaumont.

3En 1716, Ramsay est précepteur chez le marquis de Sassenage. La lettre serait de 1715 selon Griselle.

4Cal est peut-être l’abbé de Fénelon (Griselle).

5Les papiers de notre père (de Fénelon), dont le marquis n’avait pas la propriété car l’abbé de Beaumont en avait hérité, mais dont il pouvait néanmoins envoyer quelques-uns en communication à Ramsay (Griselle).

6Actes 4, 32.

.  Au marquis de Fénelon. 2 septembre 1715 ?

Discrétion, oraison, sevrage.

Pour le boiteux.

J’attends1, mon très cher et très honoré frère, les papiers dont vous me parlez ; cela fera un plaisir infini à notre mère. Il n’y a nul danger de les envoyer à milady S[hifd], et le plus tôt que vous pourrez, car mon voyage se fera bientôt. Ne mettez rien cependant dans le paquet que ce dont vous avez des copies, en cas qu’ils vinssent à s’égarer. Je vous aime et vous honore aussi parfaitement que le peut un pauvre mortel qui est dans la région de l’amour propre et souvent occupé de madame l’Egoïté, que je prie Dieu de confondre. M[ilord de] S[hifd] vous embrasse tendrement. Permettez-moi de faire le même. Voici un petit mot de notre mère.

Je suis ravie mon cher enfant, que Dieu, dont la bonté est infinie, ait fait pour vous ce qu’Il fait ordinairement pour ceux qui veulent être tout à Lui, qui est de les retenir plus fortement lorsqu’ils sont dans les occasions de plus grande dissipation. Ce n’est pas qu’il faille pour cela s’exposer par soi-même à la dissipation, mais lorsqu’on y est engagé par un certain ordre de providence, Dieu Se fait plus sentir. Tâchez de gagner sur vous et de ne vous engager à rien par vous-même pour vous mêler de choses que Dieu ne demande point de vous, car votre amour propre et votre vivacité se nourrissent en tout cela. Ne manquez jamais à l’oraison, soit que vous y ayez du goût ou non, car celui qui ne la fait que lorsqu’il y a du goût, se cherche plus soi-même que Dieu, mais lorsqu’on est fidèle à l’oraison dans les peines, les sécheresses et les dégoûts, on ne cherche que Dieu pour Lui-même, et cette oraison Lui est beaucoup plus agréable et plus profitable que toute autre. Lorsque vous êtes dans un état plus sec, c’est alors que vous devez faire usage de la lecture, laquelle est fort utile pour faciliter le recueillement.

Je serais bien aise de vous voir et que vous apportassiez de vous-même, si cela se pouvait et que Panta2 l’agréât, les papiers qui resteront de notre c[her] père. Nous trouverions ensemble un moyen de faire les choses de manière que tous seront contents. Soyez courageux et fidèle. Il est temps de quitter la première enfance pour devenir un homme fort. Je salue avec respect Panta et vous embrasse de tout mon cœur.

C’est une chose merveilleuse comme le règne de Dieu s’étend au loin : cela doit bien nous faire honte que nous autres qui avons tant de moyens et de secours pour être à Dieu, y soyons si peu, pendant que tant de pauvres personnes qui sont dépourvues de tout secours, y sont d’une manière admirable et sont soutenues dans les peines, dans la privation de toutes choses, avec un abandon à Dieu et une fidélité charmante. Il s’en manifeste tous les jours de nouveaux. Priez Dieu et vous unissez à nous pour demander à Dieu Son règne.

Ce 2 de septembre.

- A.A.-S., pièce 7457, copie - Dutoit, t. IV, Lettre 20, p. 52-53 - Griselle, Revue Fénelon 1910-1911, « Madame Guyon, directrice de conscience, quelques lettres inédites », [1910] p. 125-126.

1de Ramsay.

2Panta : l’abbé Pantaleon de Beaumont.

.  Au marquis de Fénelon. Entre le 2 septembre et le 1er octobre 1715.

« Je suis bien aise que Dieu vous fasse goûter sa présence. »

Vous n’aurez, mon cher fils, que peu de mots de moi, mes yeux étant épuisés par la grande lettre écrite à Panta. Je n’ai plus mon secrétaire. Je crois que vous devez laisser agir la Providence pour monsieur votre aîné. Il y a bien des sujets plus mauvais que lui, mais s’il donnait dans le parti opposé à son oncle, j’en aurais un véritable chagrin. Ma consolation est qu’il ne serait pas vu des plus forts antagonistes, et qu’il serait plus modéré que les autres quand il se souviendrait d’un oncle auquel il a tant d’obligation.

Je suis bien aise que Dieu vous fasse goûter Sa présence. Vous en avez besoin dans ce temps de dissipation. Ne manquez pas à faire oraison selon le temps que vous avez, abrégez vos longueursa pour en prendre davantage. Lorsque vous entendez lire, profitez-en en la manière que vous dites. Quand vous n’avez personne qui vous lise, lisez vous-même comme je vous ai dit. Ces sortes de lectures, quoiqu’on ne retienne rien, nourrissent l’âme et l’empêchent de se trop dissiper. Ne vous inquiétez pas pour vos défauts, mais ne faites rien de volontaire : à mesure que votre intérieur croîtra, ils se dissiperont. Je serai ravie de vous voir. Que Dieu vous soit toute chose.

[en travers] Gardez les papiers pour les faire voir à Saint-André. J’écrirai à La V[oisine]1 une autre fois mais mandez-moi son adresse à Lille.

- A.S.-S., pièce 7135, autographe, avec cachet d’un enfant sur un char ; adresse autographe en f°.1r° : « Le boiteux ». La lettre est écrite sur le f°2r°.- A.S.-S., pièce 7417, f°174 (Lettre 25) - Dutoit, t. IV, Lettre 21, p. 54.

amais n’en faites point de volontaires D.

aLecture incertaine.

1« La Voisine » qui apparaît dans plusieurs lettres mais n’est pas identifiée.

.  À ? 1er octobre 1715.

Ouverture et prudence.

J’espère que le bon Dieu aura soin de vous, car il n’y a pas grand chose à attendre des hommes dans ce siècle. J’aurais été bien aise de vous voir, mais il ne faut rien faire qui puisse vous faire du tort et vous incommoder. Il faut aller bride en main quand on n’a que le nécessaire [176]. Je vous conjure de vous ouvrir à Puta quand la pensée vous en vient et que vous êtes à portée de le faire : surmontez une mauvaise honte. Je vous prie aussi de ne vous point trop laisser aller à votre activité, cela vous fait une occupation de choses tout à fait inutiles lorsque vous devriez être occupé de choses plus nécessaires. Cela n’avancera point du tout vos affaires et je doute qu’on soit assez disposé à vous faire plaisir. Je commence à craindre que Pan[ta]b ne soit pas traité selon son mérite, mais il faut recevoir toutes choses également de la main du Seigneur. Les gens bien intentionnés ont déjà tâché de faire sentir les choses comme vous les sentez, mais inutilement. Les paroles ne manquent pas, mais l’effet y est entièrement contraire.

Je ne crois pas que votre ami le boit[eux]1 gagnec rien par tout de ce qu’il pourrait dire. L’entêtement, l’ambition, l’intérêt est ce qui gouverne tous les hommes : ainsi il pourrait se nuire sans faire aucun bien. Il sera toujours suspect pour bien des raisons et les gens même qui feront semblant d’entrer dans ses [177] sentiments, ne le feront peut-être que pour les découvrir. Pour ce que vous me dites de ne se point servir d’un sujet profane, cela serait bon si c’était pour des choses spirituelles. Mais comme il s’agit de choses temporelles, on doit s’en servir sans scrupule, vu la difficulté d’en trouver d’autres à présent [….]d Je prie le Seigneur de vous être toutes choses et de vous donner un ange comme à Tobie2 pour vous conduire dans votre chemin. Je vous embrasse avec tendresse.

- A.A.-S., pièce 7417, p. 175 (lettre 26) - Dutoit, t. IV, Lettre 22, p. 55-56.

aà *** D.

bque ** D.

cami gagne D.

d points de suspension du ms et de D qui l’a donc probablement utilisé (on note aussi l’accord quasi parfait entre ces sources).

1 « votre ami le boit[eux] » auquel cette lettre n’est donc pas destinée. S’adresse-t-elle à un Ecossais ? Nous la laissons dans cette série du « cahier des lettres » du marquis, dont elle est la vingt-sixième, comme dans la série des trente-huit lettres du tome IV de Dutoit attribuées par celui-ci au marquis, car « l’ami », le marquis, en eut connaissance.

2Tobie 5, 5.

.  Au marquis de Fénelon. 20 octobre 1715.

Il faut, mon cher enfant, faire comme le bon patriarche Jacob qui avait creusé un puits : comme il vit qu’on le lui disputait, il le quitta et l’appela contention; il en fut creuser un ailleurs. Puisque cela ferait trop de peine si vous alliez loger chez la p[etite] d[uchesse], il ne faut plus y penser, surtout Panta ne l’accordant qu’avec peine, car il faut avoir cette déférence pour lui de ne pas faire ce qu’il ne souhaite pas et même ce qu’il accorde avec répugnance. Lorsquea la Providence vous mettra hors d’état de rester où vous êtes, il faudra vous en aller. Aussi bien je doute fort que vous puissiez rien faire présentement et, si le bon Dieu veut bien vous assister, Il le fera aussi bien lorsque vous n’y serez pas. Vous ne manquez pas d’amis qui ne vous oublieront pas dans l’occasion.

Pourb ce qui regarde les mémoires dont vous me parlez, la chose étant faite il n’y a plus rien à dire : tout consiste à savoir si les gens sont aussi sûrs que vous les croyez, car quelquefois on se sert de la p atte du chat pour tirer les marrons du feu, car quelquefois les gens ont des intérêts secrets et ils sont bien aise de faire agir les autres sans paraître eux-mêmes. Défiez-vousc de votre imagination et de votre goût pour vous mêler des choses, [d’]une certaine démangeaison naturelle d’entrer en quelque chose et d’y faire un personnage. Mais quand les choses viennent naturellement avec des gens sûrs, - je ne dis pas que vous croyez être sûrs mais qui le sont réellement, - vous pouvez parler de ces sortes de choses. Mais ne vous engagez en aucune écriture : les paroles n’ont pas de suite, il n’en est pas de même des écrits. Combien de gens font leur cour aux dépens d’autrui ! Vous savez que le cher père aimait mieux parler par un tiers que d’écrire. Jed vous conjure dans ces sortes d’occasions, au lieu de vous laisser à votre imagination, de vous recueillir auprès de Dieu. J’espère qu’Il ne vous laissera point faire de fausses démarches. Je vous embrasse, mon cher enfant, des bras du petit Maître.

Ce 20.

- A.A.-S., pièce 7495, sous dictée et cachet - pièce 7417, p. 177 (lettre 27) - Dutoit, t. IV, Lettre 23, p. 57-58.

apeine. Lorsque D omission.

baller. Pour D omission.

crien à dire. Défiez-vous D omission.

décrits. Je D omission.

1contention : mot emprunté au latin contentio « tension, effort », d’où « lutte, rivalité, conflit ». (Rey) – Gen. 26, 21-22 : « Ils en creusèrent encore un autre [puits] ; et les pasteurs de Gérara les ayant encore querellés, il l’appela Inimitié. [22] Etant parti de là, il creusa un autre puits… » (Sacy).

.  Au marquis de Fénelon. Entre le 20 octobre et le 4 mars 1716.

Ne pas se retourner sur soi-même, porter sa croix avec agrément.

C’est un fait que tout ce qui remplit l’esprit dessèche le cœur. Vous vous laissez trop occuper de ce que vous faites ou ne faites pas. Laissez tomber vos imaginations le [179] plus que vous pouvez et n’en entretenez point volontairement, mais quand vous avez fait votre mieux, ne retournez pas sur vous-même pour éplucher ce que vous avez fait : cela ou vous élève si vous croyez avoir bien fait, ou vous fait une fourmilière de réflexions si vous croyez avoir mal fait [....]a

J’aurai bien de la joie de vous embrasser, mon cher enfant. Vous me faites une véritable compassion, mais Dieu ne traite pas Ses enfants comme les autres hommes : Il les marque de Son sceau qui est la croix. L’Imitation de Jésus-Christ [dit :]  « Les autres seront estimés et vous comptés pour rien. Ce que les autres feront sera admiré et ce que vous ferez sera blâmé du chapitre1. » Les autres réussiront dans des affaires injustes et vous ne pourrez réussir dans les plus équitables : c’est que les maximes du monde et celles de Jésus-Christ sont tout à fait opposées. Le cher papa disait hier qu’il n’y avait point de chrétiens. Pour moi qui en crois quelques-[180] uns, je dis qu’ils se distinguent par le signe du Tau2, c’est-à-dire par la croix, mais croix portée avec agrément, par ne réussir en rien, par être méprisés de tout le monde. Dieu les cache même à leurs propres yeux et à ceux des autres, Il les cache, comme dit l’Ecriture, dans le secret de Sa face3. Tenez-vous donc heureux dans vos disgrâces d’appartenir au petit Maître. Vous devez dans tous les mauvais succès penser que vous êtes entre les mains des ennemis du petit Maître. Nous ne serons jamais traités comme Il l’a été. Il a bu l’amertume du calice et ne nous en laisse que la superficie. Soyons de véritables chrétiens par l’amour et la croix. Je vous embrasse encore une fois.

- A.A.-S., pièce 7417, p. 178 (lettre 28) - Dutoit, t. IV, Lettre 24, p. 58-60.

ams.

1Adaptation assez libre du pass age : « Quod alii dicunt audietur : quod tu dicis pro nihilo computabitur […]  - On écoutera ce que disent les autres, ce que vous direz sera compté pour rien. […] » (trad. Lamennais, 3.49.4-5, éd. Chenu, p. 264.).

2Ezéchiel 9, 4-6 : « Et le Seigneur lui dit : Passez au travers de la ville, au milieu de Jérusalem, et marquez un tau sur le front des hommes qui gémissent, et qui sont dans la douleur de voir toutes les abominations qui se font au milieu d’elle. » (Sacy).

3Ps. 30, 27 : « …Il a fait paraître envers moi Sa miséricorde d’une manière admirable, en me retirant dans une ville bien fortifiée. » (Sacy).

.  Au marquis de Fénelon. Septembre 1716 ?

Je ne comprends pas, mon cher enfant, la bizarrerie de la sœur de Pan[ta]1 car, ne pouvant vous avoir, elle doit être ravie que vous soyez ailleurs. Cela s’appelle le chien du jardinier2. J’écrirai à Panta et je lui mandrai les raisons que vous avez de vous mettre chez la p[etite] d[uchesse]3. Pour ce qui regarde M. votre frère, il en doit être lui-même fort content puisque cela vous donne le moyen de faire vos affaires. Je crois que ce que vous a dit la s[œu]r de Pan[ta] sur le fils de la p[etite] d[uchesse] peut n’être pas tout à fait comme cela, mais quand ce serait, comment pourrait-elle se charger de cet enfant malade puisqu’elle allait elle-même à la campagne ? Quand elle serait restée, je doute qu’elle s’en fût chargée : ne doit-elle pas être libre ? Vous avez le sage Isaac4 qui peut vous dire sa pensée, je ne trouve à cela aucune difficulté. Après avoir été ami des gens pendant leur vie, il faut leur marquer en ceux qui leur sont plus proches qu’on l’est encore après leur mort. [f°.2 r°]

Lorsque je vous ai dit de ne point dire votre sentiment des événements présents, je n’entends pas que vous n’en parliez pas avec vos amis mais bien avec ceux qui, ne l’étant pas, pourraient se servir de cela pour vous nuire. Je sais par mon expérience combien cela est difficile à pratiquer en certaines occasions, mais il faut avoir bon courage, agir simplement sans s’entortiller au bout de soi. Si vous êtes fidèle à rentrer au-dedans de vous, j’espère que Dieu vous donnera la lumière et la force nécessairea.

Ne pourrait-on point se servir du lieu où est La Voisine pour faire tenir ce que nous avons de notre père ? Je lui ai écrit en droiture, mais je n’ai point mis saint Ghienb car elle ne me l’avait pas mandé. Je prie le petit Maître de vous être toute chose.

Je vous prie de dire à R[amsay] qu’on nous envoie tous les écrits français de notre père à la réserve de la métaphysique, je veux aussi le thé…c nous en rendrons bon compte, personne n’y prenant plus d’intérêt que moi5.

Ce bon R[amsay] a radoté quand il demande un catalogue. Qu’on nous envoie ce que nous demandons et tout sera en bon ordre. Que son latin soit aussi bien et sa métaphysique, tout ne sera pas mal.

- A.A.-S., pièce 7502, autographe - §2 « Lorsque […] force nécessaire » : Dutoit, t. IV, [courte] Lettre 25, p. 60-61.

anécessaire. Je le prie de vous être toutes choses. D ajout d’une formule finale.

bLecture confirmée, sens obscur.

cthéol : ou thél : voir la note 3.

1L’abbé de Beaumont.

2proverbe espagnol repris dans la comédie de Lope de Vega.

3La duchesse de Mortemart.

4Isaac Dupuy.

5On pense non pas au Télémaque, publié dès avril 1699, mais à des textes tels que ceux rassemblés sous le titre (moderne) d’ Opuscules théologiques, parallèles aux développements métaphysiques de la Démonstration de l’existence de Dieu, ou bien à ceux des Lettres sur divers sujets concernant la religion et la métaphysique. V. Fénelon, Œuvres II, Bibl. de la Pléiade. Le Gnostique de Saint Clément d’Alexandrie (demeuré inédit jusqu’en 1930) faisait déjà l’objet de l’intérêt de Madame Guyon de par sa richesse spirituelle et de par l’autorité attribuée à l’époque à Clément.

.  Au marquis de Fénelon. Entre le 20 octobre 1715 et le 4 mars 1716.

Souvenons[-nous] de ces paroles de notre Maître : mon Royaume n’est pas de ce monde1. Il s’est dépouillé Lui-même de toutes Ses grandeurs pour mener une vie pauvre et abjecte. La prospérité est selon moi la plus terrible tentation et dont on se défie le moins. Heureux celui qui dans ces temps de malheur n’aura rien à démêler avec personne, et qui se tiendra à l’écart de peur que la tempête ne le surprenne lorsqu’il y pense le moins. Je prie Dieu pour qu’Il conduise tout pour Sa gloire à votre véritable bien.

- A.A.-S., pièce 7417, p. 181 (lettre 30) - Dutoit, t. IV, Lettre 26, p. 61.

1Jean, 18, 36.

.  Au marquis de Fénelon. Entre le 20 octobre 1715 et le 4 mars 1716.

Pour le cher boiteux.

Mon cher enfant, je prends bien part aux croix que la Providence vous envoie. Vous m’en êtes beaucoup plus cher. Je ne suis jamais plus unie à mes amis que lorsqu’ils sont crucifiés. Ce m’est un gage qu’ils seront tout de bon à mon cher Maître. Mon petit-fils ne viendra pas : son père et sa mère ne le souffriront pas car ils ne veulent pas que je voie leurs enfants, cependant je saurai cela sûrement entrecié1 dimanche.

Bona courage, combattez les combats du Seigneur. Ne vous lassez pas et laissez-vous là pour ce que vous valez sans tant réfléchir sur vous-même. Faites bonnement de moment à autre ce que vous avez à faire, après quoi laissez tomber les réflexions, car lorsqu’on réfléchit après coup, on s’enfle facilement du bien et on s’abat du mal. Quand serez-vous une fois bien persuadé que, n’étant propre à rien, si vous réussissez en quelque chose, c’est Dieu qui l’a fait, et [que] si vous ne faites rien qui vaille, vous n’êtes pas capable de mieux ? Employez à penser à Dieu le temps que vous employez à penser à vous, et nous serons très bons amis. Finissez vos affaires et ne négligez rien pour cela : c’est l’ordre de Dieu sur vous, préférable à tout le reste. Jeb vous embrasse, mon cher enfant.

- A.A.-S., pièce 7417, p. 183 (lettre 32), et pièce 7505, autographe - Dutoit, t. IV, Lettre 29, p. 66-67.

1Lecture confirmée, sens obscur. Cela doit vouloir dire « entre ici et » (régionalisme ?).

aMaître. Bon D omission.

bamis. Je D omission.

.  Au marquis de Fénelon.

« Je voudrais bien savoir si je puis compter que vous serez ici… »

Ce 6ème juin, le b[oiteux] :

Vous m’aviez mandé, mon cher boit[eux], que vous seriez à Cambrai et que vous n’y seriez que deux jours. Je m’étais hâtée de vous écrire une longue lettre que je vous priais de garder et de lire quelquefois. Elle sera donc perdue puisque vous n’y êtes pas, et qui pis est, peut-être lue. Si le P.1 m’avait fait ce vilain tour, dame ! il ne serait pas bien joli. Je voudrais bien savoir si je puis compter que vous serez ici avec ma fille. Sinon je prendrais d’autres mesures pour avoir quelqu’un.

Je vous conjure de n’être plus perplexe, car votre perplexité vous embrouille et entortille, et ne vous laisse point une certaine netteté dans vos expressions que vous devriez avoir. Je veux que mon cher enfant soit courageux pour combattre les combats du Seigneur. Laissez-vous à Lui, quittez ce qui est de l’enfance spirituelle. Vous me manderez si vous avez reçu ma grande lettre : vous y trouverez correspondance à celle que je reçus hier. Je vous embrasse, mon cher enfant, et prie Dieu qu’il vous soit toutes choses.

- A.A.-S., pièce 7529, autographe.

1Père ?

.  Au marquis de Fénelon.

« Il est jaloux, laissez-Le reprendre son bien. »

Ô mon bon et cher enfant, il faut mourir mais [...]a pas de la mort naturelle : il y en a d’autre [sic] à passer avant ce temps. Vous êtes à Dieu et tout ce qu’Il vous a donné Lui appartient. Laissez-Lui tout reprendre, je vous en conjure. Nous en parlerons lorsque nous nous verrons. Ne laissez pas d’amenera une autre fois mon grand fils, car je vous promets qu’après que je l’aurai un peu vu, je ne [f°1v°] vous quitterai point pour lui.

Nous dirons toutes choses, laissez-vous tout aider. Ne savez-vous pas qu’une personne faite tient fortement ce qu’elle tient ? Mais lorsque ses forces s’affaiblissent, elle lâche peu à peu prise jusqu’à ce que l’extrême défaillance lui ouvre les mains et lui fait tout quitter tout à fait : c’est en vous [mot illis.] vous vous relâchez insensiblement mais que vous tenez encore. La faiblesse deviendra au point que vous ne pourrez rien retenir : quelque volonté que vous croyez [possible], vos efforts seront les vains efforts d’un homme, dont la défaillance ne lui permet qu’à peine de tenir la main à demi-fermée. Vous êtes à Dieu et non à vous. Il est jaloux, laissez-Le reprendre Son bien et employez l’équité, que vous devez avoir en la place où vous êtes, à Lui faire la première justice, à vous la faire à vous-même. Laissez-vous ôter ce que vous auriez assurément peine à rendre. Dieu vous fait grâce de tout prendre : je vous déclare que je serai toujours de Son parti et que mon cœur, sans vous rien dire, vous dérobera bien des choses pour les rendre à qui il appartient. Je suis méchante, je vous aime néanmoins de tout mon cœur. Plus je vous aimerai, moins vous serez épargné. Ce n’est pas pour vous que Dieu vous a fait dons de grâce, c’est pour avoir le plaisir de jouer au roi dépouillé : laissez-Le faire. Hélas ! Il est si nu Lui-même et dans la crèche et sur la croix : qui oserait vouloir une robe après cela, quelque froid qu’il fasse ? Je ne puis vous dire combien je suis à vous.

- A.A.-S., pièce 7534, autographe.

.  Au marquis de Fénelon.

Le boiteux.

J’ai bien de la joie, mon cher enfant, que la Providence ait disposé les choses de sorte que je puisse vous voir en passant : nous parlerons de tout. Voilà une lettre pour Panta. Il y avait dans les cahiers que vous avez emportés, dans un de ceux qui sont plus grands que les autres, des lettres du baron de Metternich que je vous prie de me renvoyer1. Je ne crois pas que la lettre que vous avez emportée et que j’ai corrigée, soit de M. B.2, mais bien de celles que Manon m’avait envoyées. Et comme sur une telle matière ce qui abonde ne viciea pas, je l’avais envoyée pour cela. Je vous embrasse, mon cher enfant.

- A.S.-S., pièce 7535, autographe.

1On en trouvera quelques-unes dans la série des lettres de direction de Metternich, cas rare où l’on dispose d’une correspondance passive tardive. Les « cahiers » de correspondance ont dû être communiqués à Poiret.

2M. Bertot ?

a lecture incertaine.

.  Au marquis de Fénelon et à Ramsay. 

Mon cher enfant, je suis beaucoup plus mal que je n’ai été. Les douleurs [où] j’étais [sont créées] par le dévoiement et elle[s] continue[nt] ; quoiqu’il soit plus forta, on a envoyé quérir le médecin à mon insu. Si cela continue, il est impossible que je puisse résister, à moins que le petit Maître ne me fasse vivre. Je ne puis plus rien manger du tout. Je crois que vous devez montrer à M. de Noailles ce qui a été fait. Ces sortes de couteaux à deux tranchants mérite[nt] d’être connus. Ne ravaudez point sur le passé, ne vous confessez que lorsque vous en aurez le mouvement ou un vrai besoin, non par vos ravauderies mais par un certain je ne sais quoi. Croyez-vous accommoder le procès ? Je vous embrasse.

Cher R[amsay], je ne puis de rien manger absolument et le bouillon ne m’accommode pas. Il m’est venu envie d’un petit morceau de fromage de Sas: il n’en faut qu’un morceau pour manger un peu de pain. On n’entend plus parler de [mot illis.], mon enfant abandonné de sa mère. Je salue xx et s et j’embrasse. Dites à Put [Dupuy] que j’embrasse, que lorsqu’il aura reçu l’argent de M. de Gautret, qu’il le mande à la petite Marc2 car c’est pour elle.

- A.S.-S., pièce 7548, autographe ; adresse : « monsieur de Ramsay à l’hotel de Sassenage sur le quai des théatins à Paris » - cacheté.

aSic.

bLecture incertaine.

1Qui fut au service de Madame Guyon.

.  Au marquis de Fénelon.

« Nous sommes du naturel des crapauds… »

Je vous dirai, mon cher enfant, que dans un temps bien misérable comme celui-ci, je ne vous aurais pas conseillé de rien faire pour la personne que vous savez, car véritablement c’est une mauvaise porte que celle par où il entre dans l’Église : l’ambition, [mot illis.] s’il y a avec cela des gens pour le jansénisme. Je serais très fâchée que vous vous en fussiez mêlé. Ce qui me donnait de l’indulgence sur le reste était que je l’y croyais entièrement opposé, mais si vous m’aviez dit son penchant de ce côté, je n’aurais jamais souffert que vous vous en fussiez mêlé. Je sens ces sortes de choses où il y a le moins de remède, car lorsqu’on est capable de régler sa religion sur son intérêt, on est capable de tout. Que vous ne vous expliquez-vous avec moi sur cela, car assurément je ne serais jamais entrée dans la chose ! Je prie Dieu ou qu’Il ne permette pas que la chose s’achève ou qu’Il change le sujet. Cela me chagrine fort aussi : pourquoi demander conseil sans s’expliquer de ce qu’il y a de plus dangereux et dans une matière de cette conséquence ?

Au reste, mon cher b[oiteux], pour ce qui vous regarde, soyez à Dieu au-dessus de toute pensée et de toute imagination et laissez tout tomber. Vous ne pouvez empêcher les folies de l’imagination, mais vous pourrez vous renoncer et ne prendre part à rien. Nous sommes du naturel des crapauds: nous nous enflons de tout. Mais de même que l’enflure du crapaud n’est que du venin et qu’il prend son poison sur la terre, il en est de même de notre enflure : c’est un poison mortel pour notre âme, ce poison vient de la terre qui est nous-mêmes et c’est notre amour propre qui nous enfle. Mais si le crapaud est si vilain, il a une admirable propriété qui est qu’étant exposé au soleil, il perd la malignité de son poison et sert à faire un excellent antidote. Si nous nous exposons au soleil de justice et que nous nous élevons de la terre, c’est-à-dire au-dessus de nous-mêmes par un entier renoncement, nous paraîtrons si horribles et si sales aux yeux de Dieu qu’il y aura en nous de quoi faire un véritable antidote contre toute enflure. Ayez bon courage, mon enfant, ne vous laissez jamais élever pour la prospérité soit spirituelle soit temporelle, ne vous laissez jamais abattre pour l’adversité spirituelle ou temporelle, accoutumez-vous à une certaine fermeté d’âme. Cette fermeté vient de notre souplesse envers Dieu : plus nous sommes souples en la main du petit Maître, plus nous sommes affermis contre tous les événements de la vie. Croyez-moi bien à vous dans le petit Maître.

- A.S.-S., pièce 7501, autographe - A.S.-S., pièce 7417, p. 181 (lettre 31) - Dutoit, t. IV, Lettre 27, p.62-63.

La pièce autographe couvre l’ensemble, sans s’arrêter entre « Au reste mon cher b. » et «  pour ce qui vous regarde ». Le cahier des lettres du marquis commence à partir de : « Pour ce qui vous regarde… », précédé de l’annotation habituelle : « une autre [lettre] » ; il a censuré le premier paragraphe. Même début pour D ce qui confirme l’hypothèse de son recours au cahier.

1La lettre 414, adressée au baron de Metternich, est suivie d’une fable mettant en scène un crapaud.

.  Au marquis de Fénelon.

Le boiteux.

Eh bien venez donc, vous serez en prison. .. ; Je doute que le petit-fils vienne : Servais1 m’a assuré qu’il avait dit la même chose lorsqu’il vint la dernière fois et [que] son père ne voulut pas qu’il vînt. Nous règlerons tout le reste lorsque vous serez ici. J’ai les nuits la fièvre et reprends du quinquina. Vous ferez mauvaise chère : on ne trouve rien dans cette saison. Le petit Maître vous conduise ! Amen.

- A.S.-S., pièce 7503, autographe.

1M. Servais, un familier qui sert Madame Guyon ainsi que sa femme, la « s[igno]ra Servais » (lettre précédant celle du 3 février 1716). V. la lettre relative à la malle précieuse (« Après la fin mai 1715 »).

.  Au marquis de Fénelon.

Ne rien faire de nouveau, éviter toute dispute.

Ce 15,

Il ne faut point avoir de regret, mon cher e[nfant], de ce que Dieu ordonne par Sa Providence. Tout ce qu’Il fait est bien. Lorsqu’Il le voudra, Il nous donnera les moyens de nous voir. J’ai été si mal que je n’aurais pu qu’à peine vous voir et vous parler. Je suis si considérablement mieux qu’à moins d’un renouvellement de mal, comme il m’est déjà arrivé plusieurs fois, je crois que je pourrai guérir bientôt.

Je voudrais faire passer au public l’ouvrage dont vous me parlez, quoiqu’il y ait peu à en espérer. Cela ne laisse pas de développer des vérités très utiles, mais après cela je ne voudrais plus rien tenter1. L’occupation où vous êtes de ces sortes de choses vous nuit infiniment. Cela tient toujours votre esprit en vivacité et ne lui donne point ce calme qui lui serait si nécessaire. Je vous demande donc deux choses après que vous aurez rendu public ce dont vous me parlez : l’une de ne rien faire de nouveau, l’autre d’éviter toute dispute. Il faut prier et se calmer, la vivacité naturelle ne pouvant produire rien de bon, surtout dans une personne qui a tant de besoin de la calmer. Sitôt qu’il sera imprimé, envoyez-le moi.

Je vous ai répondu par Put sur le mariage. Comment voulez-vous qu’après vous être livré vous-même volontairement à la distraction, vous n’en ayez [f°.1v°] pas lorsque vous voudriez bien n’en pas avoir ? Vous êtes trop plein de vous-même et de mille autres choses pour n’être pas sec à l’égard de Dieu. Il faut un esprit reposé et un cœur tranquille pour garder le don de Dieu et vous n’êtes rien moins que cela. Il serait étonnant que vous ne fussiez pas sec : l’impétuosité de votre esprit entraîne comme un tourbillon le peu d’eau de la grâce que vous pourriez avoir, et comme un grand vent sèche en un moment l’humidité, de même votre vivacité dessèche tout l’humide de la grâce. Votre mauvais goût est une chose que vous devez éviter, mais votre perplexité et vos retours, loin de le détruire, l’entretiennent. Donnez-vous la discipline tous les vendredis de ce carême et deux fois la semaine sainte, et vous me direz comme vous vous en trouverez. Soyez persuadé que je vous aime tendrement dans le petit Maître.

- A.S.-S., pièce 7506, autographe.

1La Vie ? La seconde partie au moins du manuscrit d’Oxford a été lue par Madame Guyon : elle y apporte quelques corrections manuscrites décrites dans notre édition de la Vie par elle-même…, Paris, 2001, p. 84-85.

.  Au marquis de Fénelon et à Ramsay.

« …un grand vide dans la tête pour causer une si grande plénitude. »

[Pour] le b[oiteux] ce 27,

J’ai été très mal cette nuit et je vois que les forces diminuent et [que] le mal revient. Le médecin ne veut pas venir et je ne sais que faire et ne m’en soucie guère.

Pour répondre, je vous dirais que, lorsque je vous ai défendu de dire, ce ne sont que les choses passées que vous ravaudez sans cesse. Mais lorsqu’il s’agit de faire une chose, au lieu de vous en remplir comme vous faites, je la dirais simplement et je demanderais avis comme vous avez fort bien fait à M. Isaac [Dupuy]. Mais lorsque vous dites une chose, il la faut dire entière sans en omettre une partie : quand vous faites autrement, c’est pure nature qui se décharge du plus gros fardeau et qui ménage l’amour propre ; dans le reste il vaut encore mieux dire que de conserver cette plénitude de tête qui, comme les mites, enfante un millier en un moment. Plût à Dieu que vous puissiez vous occuper de Dieu et de rien autre, mais puisqu’il faut que votre tête soit pleine, dites donc et parlez. Il faut que vous ayez un grand vide dans la tête pour causer une si grande plénitude. Je voudrais laisser tout tomber d’abord sans me laisser remplir de rien bon ou mauvais, mais pour cela il vous faudrait faire ici un an de noviciat, car jusqu’à ce temps vous serez comme les flots de la mer. C’est assez gronder.

Cher R[amsay]a : Je vous prie de donner à Mr Hooch1 les Juges et Ruth à lire. Je suis convaincue que cela lui fera du bien car c’est une suite depuis le commencement court et instructif. Je vous assure qu’il me tient fort au cœur. Je lui ai écrit par M. Isaac et par la p[etite] d[uchesse]. Adieu, mon pauvre rat2, emplissez toutes les ratures du petit Maître.

Faites pour moi à Milady et à Milor3 qu’ils m’excusent si je n’écris pas.

Le b[oiteux :]b 

Achevez votre projet vaille que vaille pour cette fois : vous menacez de venir pour le carnaval et c’est dans quatre jours les Cendres.

- A.S.-S., pièce 7507, autographe.

asur la même ligne : « gronder pour R cher R… »

bsauts de lignes. « Le b. » : le marquis.

1L’écriture ne présente aucun doute. S’agirait-il de Nathaniel Hooke, de Londres, qui devait connaître le Dr. Keith et qui traduira la Vie de Fénelon de Ramsay ? V. Henderson, M. N. E., p. 59.

2Furetière : « on dit d’une personne de fort petite taille, qu’elle n’est pas plus haute qu’un rat. » Ramsay était-il petit ?

3Un Ecossais et son épouse. S’agit-il de James, 16th Lord Forbes (1689-1761) « …younger brother … was twice married, first in 1715 to a sister of Lord Forbes of Pistligo … personnally acquainted with Mme Guyon » (Henderson, M. N. E., P. 50) ? Il ne s’agit probablement pas de Lord Deskford, James Ogilvie, (1690-1764), qui fut arrêté en août 1715 et confiné un moment au château d’Edimbourg.

.  Au marquis de Fénelon et à Ramsay.

« … je voyais tant de têtes et point de cœurs… »

Le b[oiteux].

Comme j’espère vous voir, je vous répondrai sur tout. Mais quand vous déferez-vous de votre tête ? Il me semblait, une de ces nuits, voir tous les hommes comme des esprits de blé ; je voyais tant de têtes et point de cœurs, je disais : «  Petit Maître, prenez une faux, moissonnez toutes ces têtes, qu’il n’y ait plus que des cœurs ».

R[amsay]a. Vous n’aurez pas grand chose de moi. Je vous ai obéi. J’ai vidé quantité de pus, mais je n’en vide point et la fièvre a été un peu plus forte, mais je la compte pour rien auprès des douleurs si violentes. Je confesse ma lâcheté.

[pièce séparée1 :]…à Servais … pour nous servir qu’il fasse donc, ce petit m[onsieur], tout ce qu’il voudra. Je vous attendsb.

- A.S.-S., pièce 7508, autographe.

1Ce dernier paragraphe appartient à une pièce séparée, de taille différente du reste de la lettre, mais groupée sur le même support (récent).

ams : « …cœurs R / Vous… »

bFin de phrase soulignée.

.  Au marquis de Fénelon.

Ce 16,

Mon cher b[oiteux], vous pouvez venir quand il vous plaira. Babet ne me pardonnerait jamais si vous ne veniez pas. Je lui ai représenté la mauvaise chère que vous feriez et la difficulté qu’elle aurait à faire la cuisine : elle dit que vous aiderez ou du moins que vous me garderez pendant qu’elle la fera tant bien que mal. J’ai toujours la fièvre, un extrême dégoût et on ne trouve chose au monde en cette saison que du veau, dont je ne mange guère. Dieu sur tout. J’ai grand regret à ma pauvre nourrice, mais plus le petit Maître m’est méchant, plus je L’aime. Il m’ôte encore la S[igno]ra Servais, qui aurait pu nous servir : qu’il fasse donc, ce petit M[aître], tout ce qu’il voudra. Je vous attends.

- A.A.-S., pièce 7509, autographe.

.  Au marquis de Fénelon. 3 février.

Ce 3 février.

Vous n’aurez pas une longue lettre de moi, cher e[nfant] : mon secrétaire est malade. Votre grande lettre m’a bien consolée et ce que vous me promettez de mon cher père. Je porterai la dent à mon cou et je tâcherai de mourir dans le manteau1, et l’un et l’autre vous seront rendus. Je suis bien aise de votre société. Il faut néanmoins paraître à la Cour et aller chez la s[oeu]r de Penta d’abord puisqu’elle le souhaite, ensuite vous retournerez à ce gîte. Votre société sera comme le ménage : vous n’en sortirez que pour remplir vos devoirs, qui sont indispensables dans le métier dont vous faites profession. Surtout après les avances que vos amis ont fait[es], vous ne sauriez différer à venir. Je vous aime bien tendrement. L’amitié de p et de mère [plusieurs mots illis.] vous salue dea tout le cœur. J’ai été trois semaines malade, ce qui m’a empêchée d’écrire à Pant[a] et de faire écrire à M. votre frère.


- A.A.-S., pièce 7510, autographe.

a« de tout le cœur […] votre frère » est écrit tête-bêche entre  « Ce 3 février […] Vous n’aurez pas… » par manque de place.

2Le manteau de Fénelon, v. la lettre suivante.

.  De Ramsay au marquis de Fénelon. 6 février 1716.

Ce 6 de février.

Pour le cher boiteux.

Mon cher marquis, notre mère étant tombée malade une seconde fois hier, et en l’ayant saignée, elle est encore bien faible aujourd’hui et ne peut pas vous écrire elle-même. Vous étiez bien présent à son cœur dans ses maladies. Elle m’a parlé de temps en temps de vous avec tendresse dans ses plus violentes peines. Comme je vous aime, cela me fit grand plaisir et je vous l’écris pour vous encourager de redoubler votre pas pour aller à notre Seigneur dans le sein du petit Maître. Allons ensemble : voulez-vous que je vous accompagne jusqu’à la crèche du pauvre Jésus ? Devancez-moi, je serai votre laquais. Nous ferons hommage au petit Maître : je me tiendrai volontiers à la porte pendant que vous entriez [sic] jusqu’à Son cœur.

Notre mère a reçu votre présent, elle l’a mis. Je suis ravi de voir ma mère couverte du manteau de mon père. Cela me paraît un grand mystère : son esprit dégagé de la matière couvre à présent le sien. Ils engendrent ensemble des petits enfants, elle reste pour les enfanter. Peut-être que ces deux violentes secousses qu’on a eues depuis peu étaient les travaux d’un nouvel accouchement, quelque Trans peut-être, quelque […] de Trans qui vient d’être mis au monde spirituel. Je suis fou, c’est vrai, mais les fous disent souvent de belles choses. Je ne sais ce que je dis, je suis insensé, j’ai oublié même ce qu’on m’a dit de vous mander. Je m’en souviens : c’est de vous tenir bien près du petit Maître, d’écouter le cœur de votre mère. Le respectable père vous aime. J’ai eu des lettres des trans, il y a quelque temps, où il y a des compliments pour vous. Aimez-moi comme je vous honore.

Je ne doute point que le seigneur Isaac nea vous ait appris qu’il y a huit jours que notre mère pensa expirer d’un catarrhe qui tomba sur la poitrine. Je vous avais envoyé un petit billet écrit de son sang. Hier les mêmes suffocations revinrent, la saignée l’a soulagée. Hélas ! nous serons peut-être bientôt orphelins, mais nous ne perdrons point ni père ni mère. Donnez-nous de vos chères nouvelles.

Commeb cette lettre m’est envoyée ouverte, je vous dirai que les nouvelles que R[amsay] m’écrit de notre mère. Voici mot à mot ce qu’il me marque : la poudre de vipère a bien fait et lui a procuré une sueur, laquelle l’a beaucoup dégagée. On ne l’a point saignée depuis qu’on me le manda hier parce qu’elle était faible, mais le besoin n’y était pas car elle était mieux. Son sang même à la saignée de la veille n’était plus si épais et avait des sérosités. Voilà, mon cher frère, le contenu de ma lettre. Tout ira bien s’il plaît au petit Maître.

- A.S.-S., pièce 7445,  « à monsieur / monsieur le marquis de Fénelon ». Ecriture de Ramsay suivie d’un ajout d’une autre main. Nous datons cette lettre de peu après la mort de Fénelon, « mon père ».

aPut (le Seigneur Isaac add.marg.) ne Il s’agit de Dupuy.

bNouvelle main.

.  Au marquis de Fénelon.

Ce 23,

Si on pouvait compter sur quelque chose, mon cher enfant, il serait bien avantageux pour l’enfant que Panta acceptât la proposition qu’on lui fait. Ce serait un grand sacrifice en toute manière qu’il devrait faire pour le bien d’un enfant qui nous est si cher. Il ne devrait pas, ce me semble, refuser M. de Fréa car, s’il demeure comme il a été nommé, Panta sera bien avec lui et l’on ne saurait trop désirer que cet enfant soit en de pareilles mains. Si on ne se sert pas de M. de F., il sera dégagé de sa parole ; on s’est déjà expliqué, à ce qu’on prétend, qu’on voulait le faire. Elle n’est pas des personnes dévouées au petit Maître et ce serait un grand malheur pour lui et les siens. Au reste cet emploi n’est point au-dessus des forces de Penta. Je sais que sa naissance est plus illustre que n’en n’ont d’ordinaire les personnes qu’on prend pour cet emploi, mais un véritable chrétien ne regarde point à tout cela et, pourvu qu’il soit à portée de faire un bien considérable comme serait celui-là, il sacrifie un certain point d’honneur qui n’est que dans l’idée des hommes. Mais, comme je vous dis, si la chose n’est pas fixée pour M. de F., sa parole se peut retirer ne la donnant qu’à lui, car je ne lui conseillerais jamais d’être sous une personne suspecte. C’est tout ce que j’ai à dire là-dessus. Comme il est la partie intéressée, tout ce que nous disons ici s’appelle conter sans [mot illis.]

Le procédé de M. de Vil. est bien vilain. Peut-être trouve-t-il à cela quelque petit gain auquel on prétend qu’il est fort sensible ? Souvenons-nous de ces paroles de notre Maître : « Mon Royaume n’est pas de ce monde », Il se dépouille Lui-même de toutes Ses grandeurs pour mener une vie pauvre et abjecte. La prospérité est selon moi la plus terrible tentation et dont on se défie le moins. Heureux celui qui, dans ces temps de malheur, n’aura rien à démêler avec personne et qui se tiendra à l’écart, de peur que la tempête ne le surprenne lorsqu’il y pense le moins. Je prie Dieu qu’Il conduise tout pour Sa gloire et votre véritable bien. [Pour] le boiteux.

- A.A.-S., pièce 7513, autographe. Nous ne connaissons pas l’objet de la lettre.

aLecture incertaine.

.  Au marquis de Fénelon. 20 mars.

Le vrai humble.

Ce 20, [pour] le boit[eux].

Mon cher enfant, il ne faut pas penser à venir : l’air est trop mauvais et vous auriez trop peu de temps, mais il faut espérer que le petit Maître nous fournira les moyens de nous voir avant que je meure.

Défiez-vousa de votre vivacité et de vous-même en toute manière. Vous avez besoin d’une protection de Dieu singulière. Comment l’obtiendriez-vous si vous n’êtes point occupé de Lui, et comment seriez-vous occupé de Lui si vous l’êtes de tout ce qui n’est point Lui ? Ne vous découragez pas néanmoins. Le plus grand de tous les maux est le découragement. Il faut être humilié de nos défauts et jamais découragé. Le vrai humble ne s’étonne point de ses fautes : il en est rabaissé devant Dieu et prend des forces toujours nouvelles pour recommencer à mieux faire, au lieu que l’orgueilleux est découragé et demeure lâche dans son découragement.

J’ai vu M. votre frère. Il dîna et soupa ici : je lui envoyai des rafraîchissements, ce que je pus, non à cause de lui, dont je ne fus pas contente, mais son nom m’est si respectable que quiconque le porte m’est cher. Je suis très obligée à Panta : je n’ai besoin de rien, je le remercie de tout le cœur. J’espère que Dieu me fera la grâce de n’être point à charge à mes amis, que vous me ferez de plaisir de me donner le portrait de mon cher père : il vous sera rendu avec le reliquaire. Je vous embrasse, mon cher enfant, saluez Panta et le remerciez pour moi.

- A.A.-S., pièce 7514, autographe. - A.A.-S., pièce 7417, p. 186 (lettre 34) - Dutoit, t. IV, Lettre 31, p. 71-72.

a « Mon cher enfant, défiez-vous […] découragement. » reproduit dans la pièce 7417 et par Dutoit qui ne disposait donc pas de l’autographe.

.  Au marquis de Fénelon.

« Ma santé est un peu plus mauvaise… »

J’ai reçu votre lettre d’Orléans, mon cher enfant : je vois que vous vous êtes trompé sur le jeûne, car il ne le fauta pas [faire]. Ma santé est un peu plus mauvaise qu’elle n’était quand vous êtes parti. Vous dites que Cervasa vous a joué d’un toura, il a fait son dû et vous, vous êtes un désobéissant : c’est de cela dont vous devriez faire scrupule, et non pas de ne pas jeûner quand l’Église ne l’ordonne pas. Ne savez-vous pas qu’il n’y a point de jeûne depuis Pâques jusqu’à la Pentecôte ?

J’aime[rais] bien mieux votre disposition présente si vous étiez obéissant que celle d’un plus grand goût et d’une plus [f°1v°] grande ferveur. Un abandon stable, un oubli de vous-même : laisser tomber les imaginations et les scrupules est tout ce qu’il vous faut présentementb. Je vous embrasse, mon cher enfant.

Je vous remercie, mon cher frère, du soin que vous prenez de moia, mais souhaiter bien des os à ronger à un chien, c’est tout ce que l’on lui peut souhaiter de mieux. Babet dit qu’elle ne saurait s’empêcher de priera quand il faut chanter parce que l’envie de rire ne lui prend que là.

- A.A.-S., pièce 7517, dictée. Ecriture inconnue : ce n’est pas celle de Ramsay. Le dernier paragraphe ne semble pas être dicté par Madame Guyon ; il est d’ailleurs marqué par un léger accroissement de l’intervalle entre lignes - A.A.-S., pièce 7417, p. 187 (lettre 35) - Dutoit, t. IV, Lettre 32, p. 72.

a Lecture incertaine : Servais ?

b « J’aime […] présentement » reproduit dans la très courte « lettre » de la pièce 7417 et par Dutoit.

.  Au marquis de Fénelon. 1716 ?

« Il faut que ces bons Evêques aient perdu l’esprit… »

Ce 20, [pour] le boiteux.

Mon cher e[nfant], ne vous confessez point de tout ce que vous me mandez : il n’y a point de péché, nous parlerons sur cela, il y avait même de la bonne volonté et un zèle mal réglé. Apportez-moi un Télémaque.

Il faut que ces bons évêques aient perdu l’esprit pour demander un concile national1. Peut-on mettre en compromis une bulle reçue universellement dans toute l’Église? Si on la met, où sera la matière de notre foi et quelle est l’autorité fixe qui nous règlera [f.1v° ] à [l’a]venir ? N’y a-t-il pas sujet de craindre que tant d’évêques vacillants et tant de chiens muets ne rendent le mauvais parti le plus fort ? Si le Saint Père accorde sur cette matière un concile national, la religion est perdue en France. Vous ne verrez que trop ce que je vous dis. Dominus illuminat caecos. Tout est dans un aveuglement horrible qui m’afflige plus que je ne puis dire, et je crains bien que ceux qui demandent concile ne soient pas fermes dans leur foi. J’ai vu une lettre de M. Raucechefa où il met que ce qu’a fait le Régent n’est que pour jeter de la poudre aux yeux au Saint Père et qu’ils reviendront [f. 2r°] triomphants. On a envoyé sa lettre à M. le Régent. Je crois qu’il sentira cet indigne procédé. Hélas ! nos propres intérêts est la seule chose qui nous touche : l’intérêt de Dieu et de Son Église ne nous touche point.

J’ai pensé mourir de défaillance de nature ces jours-ci. Je suis un peu mieux aujourd’hui. Je suis fâchée du double état où est la sœur de Penta : il y a peu espérer pour l’âme ; si elle faisait usage de son état, tout irait le mieux du monde. Je suis ravie que vous m’ameniez la petite mada. Et vous serez dans la maison du petit Maître tant que vous le voudrez et pourrez. Si les bons Ecossais viennent, vous pourrez découcher et descendre dans le bas, car je [f°.2v°] fais de vous comme des choux de mon jardin. À Dieu sans amen, mon enfant le boiteux.

- A.S.-S., pièce 7136, autographe.

a Lecture incertaine de la troisième lettre : ma(d ?).

1 Le Roi adopta une idée que Fénelon avait suggéré […] celle d’un Concile national où seraient jugés les opposants. Comme il était prévisible que Rome accepterait difficilement cette solution, Louis XIV y envoya en décembre 1714 un négociateur, Amelot […] en juin-juillet 1715 Louis XIV manifestait son intention de convoquer lui-même le concile, le pape finit par céder au début d’août. Les parlementaires firent alors une vive opposition, et la mort du Roi, le 1er septembre 1715, ensevelit définitivement l’idée d’un concile national. La régence de Philippe d’Orléans commença par une période de quelque deux ans pendant laquelle il se montra nettement favorable au jansénisme. » L. Cognet, Le jansénisme, 1968, p. 103. Il semble qu’il ne puisse s’agir de l’Appel du 5 mars 1717 à un concile général.

2Bulle Unigenitus du 8 septembre 1713 condamnant cent-une propositions extraites des Réflexions morales de Quesnel et tendant à en faire une sorte de somme de ce que l’on considérait comme la doctrine janséniste. Pour un résumé de l’attitude de Fénelon (et donc de Madame Guyon) précédant cette condamnation, v. Cognet, op. cit., p. 94 ss.

.  Au marquis de Fénelon.

Mon cher enfant, j’ai lu votre lettre moi-même et je dirais que je ne puis qu’approuver votre procédé et très peu celui de M. votre frère aîné. J’aurais fait tout ce que vous avez fait si j’avais été en votre place, vous n’avez rien à vous repentir. Je suis charmée du procédé de Panta, mais si vous avez fait une faute, c’est d’avoir passé un acte avec votre aîné. Comme les sujets sont à présent si dangereux, si M. votre frère n’est point janséniste, son père, qui le connaissait bien, ayant travaillé à lui faire avoir un évêché, je crois que vous devez sans scrupule suivre ses brisées : ayant les bonnes qualités qu’il a, il pourra se corriger des mauvaises et travailler tout de bon. Etant en place, Dieu verse Ses grâces sur Ses ministres pourvu qu’ils ne soient point entachés d’erreurs. Faites donc là-dessus ce que vous pourrez selon le jour qu’il vous y sera donné, et agissez sans hésitations ni scrupule, priant Dieu qu’Il ne fasse réussir que ce qui sera pour Sa gloire1.

Je crois qu’il faut loger cette fois où mad[ame] de Chevr[euse] désire : il la faut ménager par rapport à son frère et à elle-même. Croyez-moi plus à vous que jamais. J’honore et estime Panta[leon] plus que je ne puis vous dire. Il faut que je vous dise en [deux mots illis.]. [Il] me paraît capital de faire à présent ce que mad[ame] de Chevr[reuse] veut.

R[amsay] a fait en latin pour la tombe de notre père ce que j’ai dit en français.

- A.A.-S., pièce 7518, autographe.

1Nous ne savons rien sur les rapports avec le frère.

.  Au marquis de Fénelon.

« Dieu ne donne par Ses instruments que ce qu`Il donne par Lui-même… »

Il me paraît, m[on] c[her] e[nfant], que quand les choses sont d’elles-mêmes indifférentes, comme est de se baigner, qui est chose usitée de tous les temps et même nécessaire à la propreté et très souvent à la santé, vous ne devez point vous en faire de scrupule. Tout votre mal vient de l’occupation que vous vous faites des choses et de vos hésitations, ce qui peut rendre défectueuse une chose très innocente d’elle-même. Vous êtes toujours entre deux termes, comme dit Deborah1, à écouter les sifflements du troupeau, c’est-à-dire vos raisonnements, vos doutes, auparavant que les choses soient et après qu’elles sont faites, milles réflexions, ce qui vous cause une occupation perpétuelle de vous-même, et cette occupation de vous-même est la source de toutes vos distractions.

Il ne faut [pas] vous étonner si vous êtes plus sec à présent et si vous ne trouvez plus cette douceur et cette consolation que vous trouviez lorsque vous me veniez voir autrefois. Dieu ne donne par Ses instruments que ce qu’Il donne par Lui-même, selon la disposition et l’état qu’Il veut de l’âme. Lorsque Dieu a voulu vous attirer à Lui, Il l’a fait d’une façon plus douce et plus multipliée, mais à présent que Dieu veut vous faire aller par la foi et vous retirer du sensible, Il vous donne un état plus sec et plus simple. Tout votre mal, comme je vous l’ai dit, vient de l’occupation de vous-même et que votre tête est toujours pleine. Quand votre tête sera-t-elle coupée ? Ne savez-vous pas que l’Ecriture dit que qui marche simplement, marche confidemment2. Vous vous chicanez sans cesse vous-même et vous chicanez avec Dieu. Comme la porte chez vous est toujours ouverte aux réflexions, vous en avez ordinaire complaisance sans sujet ou de crainte ou de scrupule. Si vous pouviez une fois laisser tomber toutes ces réflexions, votre intérieur changerait de forme.

Lisez : lorsque la lecture vous fait l’effet que vous me dites, cela est fort bien. Car il faut savoir [f°.1 v°] que la lecture porte son effet dans le moment, sans qu’il soit nécessaire qu’il en reste quelque chose. Quoique vous vous trouviez plus sûr dans l’oraison qu’à la lecture, l’oraison ne laisse pas d’avoir son effet, surtout lorsque la distraction n’est pas volontaire. [Et] même, dans toute la voie de la foi, on est plus sec à l’oraison qu’en tout autre temps : cela n’empêche pas que Dieu n’y opère. Au contraire Dieu y opère davantage, afin que vos sens et vos réflexions n’y prennent rien, comme dans […]a les occasions et que Dieu est plein de bonté pour nous, Il se fait sentir alors pour nous empêcher de L’offenser en quoi que ce soit. Lorsque l’œil est malade, la lumière lui est pénible, mais lorsqu’il se porte bien, il regarde sans faire attention s’il regarde. Il en est de même de l’œil de la foi : lorsque nous sentons notre regard vers Dieu, cela vient de l’indisposition de notre vue intérieure.

Ainsi tout ce que j’ai à vous demander, c’est d’être toujours fidèle à votre oraison, sans vous mettre en peine si vous sentez ou ne sentez pas, si vous êtes d’une disposition ou d’une autre. Vous ne parviendrez jamais à la parfaite tranquillité d’esprit ni au repos du cœur, si vous ne laissez tomber toutes vos pensées et réflexions et vous ne vous déprenez même de vos propres idées, croyant toujours que les autres ont raison ou plutôt que vous [….]a en ce qui ne regarde pas la foi. Sans cela vous conserverez toujours votre vie propre et votre propre activité. Croyez-moi, soyez fidèle à ce que je vous demande et vous vous en trouverez bien. La prière fait beaucoup, mais ce n’est rien si elle n’est accompagnée d’un renoncement continuel. Vous savez bien tout ce que je vous suis en Jésus-Christ.

J’aime3 tendrement m[on] t[très] c[her] marquis. Je veux lui être uni par le cœur. Deux choses empêchent encore cette union : il y en a une en moi et une autre en lui, mais le petit Maître seul peut ôter ces empêchements et nous les apprendre. Je sens en moi deux sortes d’activités : l’une n’empêche pas la simplicité ni le repos, l’autre y est contraire, et cependant elles ne valent rien toutes deux. [f°.2 r°] Je vous prie de prier pour moi et je prierai pour vous : voilà notre union et notre unité. Tendrement tout à vous. Je vous ai écrit, selon ma promesse, à l’adresse de M. de la Motte pour lui être rendu à son passage à Poitiersb. Je vous ai écrit depuis chez M. votre père tout droit d’ici. Accusez-moi réception de mes lettres. Notre mère se porte assez mal depuis votre départ. Je ne la quitterai que le 14e [de]c ce mois. Ce 2 septembre.

J’ai oublié, m[on] c[her] m[arquis], de vous mander que le neveu de Cald, ayant ouvert le paquet, a mandé à la femme du fils de Tate, à qui il l’envoyait, tout ce qui était dedans. Je ne conçois pas comment il a pu faire cette […]f car cette Milady est au fait du tout, ce qui peut faire beaucoup du mal aux affaires du Roi Jacques et de la Prime M[inister]4.

- A.A.-S., pièce 7525, dictée à Ramsay.

aPlusieurs mots illisibles.

bLecture incertaine.

c14e : lecture incertaine.

dLecture incertaine. Cal : L’abbé de Fénelon ?

eLecture incertaine.

fUn mot illisible.

1Juges 5, 16.

2Proverbes 10, 10 : « Celui qui marche simplement, marche en assurance ; mais celui qui pervertit ses voies sera découvert. » (Sacy).

1De Ramsay.

2On est à la veille du soulèvement des « jacobites » (partisans du roi Jacques) de 1715, dû à des causes économiques et religieuses.

.  Au marquis de Fénelon. 4 mars.

« Nous ne pouvons pas réformer le genre humain. … Pourquoi clocher ainsi tantôt du côté de Dieu, tantôt du côté des hommes ? »

Ce 4 mars, le cher b[oiteux] :

Mon cher enfant. J’ai reçu votre lettre. Jea vous conjure de ne vous point gêner pour m’écrire, il faut agir avec grande liberté. Si vous en aviez besoin, le petit Maître vous le mettrait au cœur. Je ne crois pas que vous deviez disputer avec chaleur sur aucun parti. Cela peut vous nuire en bien des manières. Nous ne pouvons pas réformer le genre humain. J’ai dit dans les commencements de très bonnes raisons, mais j’ai vu dans la suite que rien ne peut convaincre des gens prévenus et entêtés, qu’il n’y a que Dieu qui, en touchant le cœur, puisse éclairer l’esprit. Je me suis renfermée en moi-même comme le rat dans le fromage d’Hollande1 et, lorsqu’on me parle, je dis : « Je suis le pauvre rat solitaire qui ne prend plus de part aux affaires du monde. » Toutes ces disputes dessèchent le cœur et altèrent la charité, et ne sont propres qu’à nourrir la vivacité. Vous n’avez à répondre que pour vous. Dans la situation où vous êtes, nul caractère ne vous oblige à agir autrement, et encore le caractère ne doit vous obliger en rigueur que sur les personnes dont on est chargé.

J’ai apprisb que Pan[ta] est à Paris : je vous prie de lui témoigner que personne ne prend plus de part que moi à tout ce qui le touche, soit biens soit maux. Je ne lui ai point écrit pour des raisons qui le regarde plus que moi. Il doit être sûr de mon cœur en Jésus-Christ. Vous pourrez faire imprimer quand il vous plaira où vous êtes et le The2 [et] les Métaphysiques et tout ce que vous jugerez à propos. Je n’ai retenu que les lettres qui m’ont été données par divers particuliers. Tout le reste je l’abandonne à votre discrétion, je suis sûre qu’il y en a quelques-unes que vous jugerez vous-même être absolument impossibles de produire où vous êtes : R[amsay] pourra vous en dire les raisons mieux que moi. Pour le reste, vous pouvez commencer dès à présent de les donner.

Je vous conjure de ne vous point laisser aller à votre tempérament mou et dissipé, car on fait un grand chemin dans la dissipation et on a bien de la peine à revenir au recueillement. Il est facile de se tourner au-dehors car c’est là le chemin des sens, il est difficile de rentrer au-dedans parce qu’il faut faire violence aux même sens qui nous entraînent. L’homme est accoutumé dès sa jeunesse d’être tout dans les sentiments, et lui qui était créé pour être leur roi et commander aux passions, est devenu leur esclave. Jésus-Christ est venu sur terre pour nous apprendre un chemin tout opposé à celui que la nature nous a frayé depuis le péché d’Adam. Il nous a appris que le royaume de Dieu est au-dedans de nous3 et que c’est [là] où il le faut chercher, mais qu’il n’y a que les violents qui le ravissent4, c’est-à-dire qu’il n’y a que ceux qui font violence à la nature et au sentiment qui jouissent de ce royaume intérieur : c’est pourquoi Il nous a si fort recommandé de nous renoncer nous-mêmes, de porter notre croix et de Le suivre5. La véritable mortification est ce renoncement. Pourquoi croyez-vous qu’on ordonne le jeûne et l’abstinence si ce n’est pour amortir la vivacité de nos sentiments ? Le meilleur de tous les jeûnes est donc de nous renoncer nous-mêmes, de détruire la mollesse de nos sentiments par une force mâle et généreuse pour suivre Jésus-Christ où Il me mène. Dieu dit : «Exterminez vos passions et non pas vos visages, déchirez vos cœurs et non vos habits6 ». Ce qu’il y a de déplorable, c’est que de tous, tant ceux qui jeûnent que ceux qui ne jeûnent pas, nul ne veut jeûner7 [de] sa propre volonté et de son propre esprit, nul ne veut renoncer à ses goûts, à ses amusements. On se contente de n’en avoir point de criminels, on se laisse aller à tous les autres.

Ô lâcheté, lâcheté des chrétiens ! Plût à Dieu qu’ils fussent ou tout froids ou tout chauds ! Mais parce qu’ils sont tièdes, Dieu les vomit8. S’ils étaient tout froids, leur froideur pourrait leur faire de la peine et ils chercheraient sans doute de quoi se réchauffer auprès de Dieu. S’ils étaient chauds, ils rempliraient leurs devoirs en s’attachant à l’unique objet de leur amour. Ils ne clocheraient pas sans cesse des deux côtés. Si Dieu est aimé, que ne Le sert-on comme il mérite de l’être. Si on a choisi le monde, que ne s’y livre-t-on avec impudence ? Pourquoi clocher ainsi tantôt du côté de Dieu, tantôt du côté des hommes ? Ô mon Dieu, que l’état du christianisme est affligeant ! Personne n’a le cœur de se déclarer entièrement pour Dieu. On veut paraître bon avec les bons, et on est réellement pervers avec les pervers. Je ne dis pas ce dernier [mot] pour vous, mais je le dis dans l’amertume de mon cœur pour nous tous. Soyez donc plus courageux et combattez les combats du Seigneur.

Monsieur F[orbes] vous remercie b de la part que vous avez prise à ses chagrins. L’espérance où il est que peut-être ses amis ne seront pas engagés dans rien de fâcheux, le console.

- A.A.-S., pièce 7504 – A.A.-S., pièce 7417, p. 184 (lettre 33) - Dutoit, t. IV, Lettre 30, p.68-71.

aDébut D.

bParagraphe omis par D.

1« Le rat qui s’est retiré du monde », La Fontaine, Fables, VII, 3, vers 25 : « Les choses d’ici-bas ne me regardent plus. »

2Référence aux œuvres de Fénelon. Ses Œuvres spirituelles… seront publiées en 1718, puis en 1738 : v. Fénelon, Œuvres I, Bibl. de la Pléiade, « Bibliographie sommaire des œuvres spirituelles… », p. 1417.

3Luc 17, 21.

4Matt. 11, 12.

5Matt. 16, 24.

6Joël 2, 13.

7En s’abstenant de sa propre volonté…

8Apoc. 3, 15-16.

.  Au marquis de Fénelon. 10 mars.

Ce 10 de mars,

Pour le cher boiteux.

J’ai reçu votre lettre, mon cher enfant, et toutes celles qui sont venues en même temps dont nous tâcherons de faire un bon usage1. Je me souviens toujours que mon cher père me manda, il y a quatre ou cinq ans, qu’il avait fait des écrits sur l’intérieur, qu’il voulait envoyer à Rome, espérant que le Saint Père les approuverait, et qu’il les avait écrits avec une grande [...]a, que si le Saint Père approuvait, ce serait un grand avantage pour l’intérieur. Il ne les avait pas encore envoyés lorsqu’il est mort : ainsi le bon Panta pourra les démêler des autres papiers et nous en faire part, assuré qu’on les rendrait bien fidèlement. Je ne connais point le recteur dont vous parlez. Si vous n’avez point de confiance à Panta, vous pouvez vous en servir, mais si vous n’avez aucune répugnance à vous ouvrir entièrement à Panta, ce serait encore le mieux pour vous, car il y a bien des personnes qui paraissent bonnes et vertueuses, et qui le sont en effet, qui n’ont cependant aucun goût pour l’intérieur et qui souvent même y ont de l’opposition.

Quand vous êtes à Paris, confessez-vous à votre commodité, à moins que nos amis ne vous indiquassent quelques-uns dont ils [f°.1 v°] sont assurés. Je ne sais comment je vous ai conseillé de lire le Cantique des cantiques2. Il me paraît peu convenable pour vous, mais quand vous serez à C[ambrai], vous pourrez emprunter de la Voisine les premiers volumes du commentaire et, surtout ainsi du reste, [de] l’Évangile de saint Jean3. Le texte même du Cantique est tout à fait propre à éveiller votre imagination vive, mais ce qui est fait est fait.

Il y a bien de la différence à dire tout ce qui vous passe dans l’imagination ou à demander conseil. Il faut être assez humble et petit pour le demander dans l’occasion et trouver bon que vos amis vous reprennent lorsqu’ils croient que vous n’avez pas bien fait. Sans cette docilité et petitesse, vous n’avancerez point dans la correction de vos défauts et, bien loin que les petites réprimandes que l’on vous fait doivent vous fermer le cœur, elles doivent l’ouvrir aux marques d’amitié que l’on vous donne en cela. Car personne ne prend plaisir à dire les défauts aux autres, on aime beaucoup mieux leur dire des choses agréables et qui les contentent.

Evitez la mollesse et la paresse pour les choses qui vous arrivent sans vous : ne vous en inquiétez point, Dieu vous a donné un tempérament tout à fait extraordinaire. Vous ne serez criminel qu’en [f°.2 r°] négligeant de laisser tomber les pensées qui peuvent donner lieu à cela. C’est pourquoi vous devez avoir une très grande fidélité. Désoccupez-vous le plus que vous pourrez, car les réflexions que vous ferez sur vous-même ne serviront qu’à vous donner de la vanité ou du découragement. Soyez fort exactes à votre oraison et à vos lectures quoique vous n’y trouviez aucun goût. C’est dans ce temps-là qu’on doit marquer davantage sa fidélité à Dieu, car lorsque l’oraison est goûtée, on en ferait beaucoup sans peine. Ceux qui sont le moins fidèles au petit Maître voudraient en faire beaucoup avec goût. Allez donc par un grand abandon à Dieu. Une grande droiture et simplicité de cœur et un grand oubli devant vous-même, c’est à quoi vous êtes appelé. J’espère beaucoup de votre âme si vous êtes fidèle à Dieu.

J’écrirai à madame et à mademoiselle de R[isbou]r dès que j’aurai la force de le faire. J’ai encore eu une troisième4 qui m’a fort abattue et affaiblie. La lettre de Mlle de R[isbou]r me paraît tout à fait aimable et je m’intéresse beaucoup pour elle. Les Trans vous aiment tendrement et vous honorent infiniment. J’embrasse Panta. Embrassez-le [f.°2 v°] pour moi et pour les trans, c’est-à-dire trois fois.

- A.A.-S., pièce 7526, dictée à Ramsay. - A.A.-S., pièce 7417, p. 149, « le boiteux, lettre 18. » - Dutoit, t. IV, Lettre 16, p. 38-39.

aPoints de suspension multiples du ms.

bD omet cette dernière phrase « J’écrirai … tendrement. »

a Illisible : « précision » ?

1Elles seront incorporées aux Lettres chrétiennes et spirituelles… de Madame Guyon en 4 tomes (1717-1718) par Poiret, reprises en 5 tomes par Dutoit (1767-1768) : quelques lettres du t. III et « les 38 premières lettres » du tome IV sont du marquis.

2Le Cantique des cantiques, interprété selon le sens mystique et la vraie représentation des états intérieurs, Lyon, 1688.

3Le Nouveau Testament de Notre Seigneur Jésus-Christ avec des explications…, tome IV, [Amsterdam], 1713.

4[sic] : Fièvre troisième, d’après fièvre quarte. Fièvre tierce : à accès un jour sur deux (Furetière) ; troisième pourrait signifier un jour sur trois ?

.  Au marquis de Fénelon. 20 mars.

Ce 20 mars,

Vous jugez bien, mon cher enfant, que ce sera une grande joie pour moi de vous voir, et je veux que vous ameniez le bon enfant qui vous sert, car je serais fâché que vous fussiez seul. Mais il n’y a point d’apparence que vous veniez le mois d’avril : ma belle-fille vient toujours passer plusieurs jours devant Pâques pour se confesser, et elle prend ce temps pour d’autres petites affaires ; mon petit-fils, qui a son congé pour deux mois seulement, doit y venir passer quinze jours après Pâques pour s’en retourner au mois de mai, de sorte que je ne puis avoir personne dans le mois d’avril. La p[etite] d[uchesse]1, qui y voulait venir dans ce temps, sait que je lui ai mandé la chose impossible. Mais si vous êtes libre le mois de juillet, vous pourriez y venir avec elle et j’en serais fort aise. Je prends bien part à la maladie de la Voisine et je suis ravie qu’elle soit mieux.

Je ne connais rien aux papiers que vous me demandez. Le livre des sermons et une partie des papiers de notre père sont déjà à Paris entre les mains de R[amsay]2, M. F[orbes] vous rendra les autres et vous expliquera toute chose. Il y a peu à attendre puisqu’il sera à Paris, chez le cher Put, le 26 de ce mois au soir. Je ne puis vous en dire davantage. Ma santé n’est guère bonne, le départ d’un enfant qui m’est cher et la contrainte d’en avoir d’autres qui ont peu de considération pour moi, qui me dérangeront et me fatigueront, ne sont pas des choses qui contribueront à rétablir ma santé. Croyez-vous pouvoir venir avec la p[etite] d[uchesse] ? Cela me ferait un grand plaisir car vous m’êtes très cher.

Pour le b[oiteux].

- A.A.-S., pièce 7519, autographe.

1Duchesse de Mortemart.

2Les Œuvres spirituelles paraîtront en 1718, dont les « Entretiens affectifs poour les divers jours de l’année » (t. I, p. 317-401) correspondraient aux sermons indiqués. Ils peuvent être également présents ailleurs : le t. I comporte 510 pages en plus d’une préface de XV pages (probablement rédigée par Ramsay) et de la Table, le t. II comporte une Table des [248] lettres » suivie de 495 pages… en attendant les éditions « complétées » du marquis, de 1738 et 1740.

.  Au marquis de Fénelon. 26 mai.

Ce 26 mai,

Le cher boit[eux] :

Ne craignez point, mon cher enfant, qu’en vous oubliant vous-même, cela vous donne une liberté dangereuse, car on ne s’oublie pas pour s’occuper des choses du monde, mais de Dieu. Il faut, à mesure que vous vous désoccuperez de vous, tâcher de vous remplir de Lui : c’est le secret philosophique de se vider et d’être rempli, car il ne reste rien de vide. Il faut qu’une chose vide soit remplie incessamment, quand ce ne serait que d’air. Ainsi, mon cher enfant, occupez-vous sans cesse de Dieu, non avec gêne mais par des retours simples en vous vidant de tout le reste, en le laissant tomber. Il est certain que le recueillement fera plus d’impression dans votre cœur que tous ces retours scrupuleux. Si vous trouvez l’occasion de faire service au chirurgien ou de lui donner quelque chose, faites-le sans vous en occuper.a

Je suis très mortifiée de l’état où se trouve Panta : il ne devait pas tant se presser de donner ses bénéfices, mais Dieu l’a permis : il faut en être content. Le p. ch.1 partit hier. Je suis mieux depuis trois jours : je mange et ne vomis pas ce que je mange. Dieu sur tout. J’avais donné le papier lorsque j’ai reçu votre lettre, mais il n’y a rien de plus sourd que celui qui ne veut pas entendre. Je vous embrasse, mon cher enfant.

Permettez-moi de faire ici des amitiés au cher R[amsay], l’écriture m’est encore difficile : je l’embrasse.

- A.S.-S., pièce 7499, autographe - pièce 7417, p. 187 (lettre 36) - Dutoit, t. IV, Lettre 33, p. 72-73.

a Fin de D & de la pièce 7417.

1Non identifié.

.  Au marquis de Fénelon. 1er juin 1716.

« …il est nécessaire que vous soyez vidé… »

Lorsque j’ai reçu votre lettre, mon cher enfant, il n’y avait plus moyen de vous envoyer la réponse à Paris. C’est pourquoi jea vous l’envoie à C[ambrai]. Ne doutez pas que je ne sois avec vous au tombeau de notre père. Je le prie de vous être utile et de prier Dieu qu’il vous inspire ce qui est plus avantageux pour la gloire de Dieu et pour le bien de votre âme.

Jusqu’àb présent, mon enfant, vous avez été conduit comme un enfant, vous avez été nourri de lait, et vous avez été comme dit saint Paul de lui-même : « Quand j’étais enfant je parlais en enfant, j’agissais en enfant1 », et du passage [où] il dit ailleurs : « Vous avez eu jusqu’à présent le lait2, il faut que vous mangiez le pain des forts ». Je vous dis la même chose. Il a été nécessaire pour un temps que vous disiez vos pensées, ce que j’appelle penser tout haut, afin de vous simplifier. Mais ces mêmes choses, qui vous ont été si utiles, vous deviendraient dommageables, entretenant votre esprit dans son activité et dans son occupation de vous-même, dont il est nécessaire que vous soyez vidé, car, quoique Dieu envoie Sa grâce à proportion de notre bonne volonté parmi une plénitude qui n’est pas péché, Il ne peut venir Lui-même que dans un vide proportionné à la communication qu’Il veut faire de Lui-même. C’est Lui qui comble les vallées et devant qui les montagnes s’écroulent. Il faut donc changer de route et de conduite. Bornez-vous à dire vos pensées à Pant[a] lorsque vous êtes avec lui, et à moi lorsque le petit Maître nousc met ensemble.

Je crois que la peine et le scrupule que vous avez de ne pas dire les choses lorsqu’elles vous viennent dans l’esprit, est causé par l’habitude que vous aviez prise de tout dire. Cependant comme le petit Maîtred n’arrête cela par moi que pour vous désoccuper de vous, quand cette occupation devient trop forte, dites-le, mais il faut vous en désoccuper peu à peu, non avec violence, ce qui ne ferait qu’agiter un naturel aussi vif que le vôtre, mais en laissant tomber. Pour le faire efficacement, il faut retourner vers Dieu au-dedans de vous, et cela fera tomber peu à peu toutes vos agitations et tant de scrupules mal fondés, qui vous jettent sans cesse dans l’occupation de vous-même, car il n’importe au démon de quel moyen il se serve pour nous occuper de nous-mêmes et nous désoccuper de Dieu. Lorsqu’une personne veut être réellement à Dieu, il se sert de l’apparence du bien pour la troubler, car il ne va pas l’attaquer directement par ce qui paraît mal. Il faut donc changer de route à présent, ou plutôt marcher sans vous arrêter à chaque pas, comme vous faisiez pour voir si vous alliez bien et vous arrêter à toutes les menues plantes, sous prétexte d’examiner leur nature. Dieu vous retranchera aussi certaines sensibilités, qui étaient de votre état alors et qui ne conviennent plus à présent.

J’espère que notre père vous obtiendra ce que le petit Maître me fait vous dire. Marcheze par la foi, mon enfant, et non par ce que vous sentez ou ne sentez pas : il en est de saison. Servez Dieu pour Lui, aimez-Le pour Lui. On parle de l’amour désintéressé bien souvent sans le connaître. Il ne doit pas être seulement dans nos paroles, mais dans nos œuvres. Moins nous avons de sensible, plus nous devons marcher avec fidélité et assurance, non appuyés sur nous-mêmes, mais sur la puissance et la bonté de Dieu.

Ne croyez pas que votre voyage vous ait moins servi que les autres parce que vous y avez eu moins de goût sensible : c’est le contraire3. Dieu, voulant vous ôter le sensible, a commencé ici. Au reste ne vous découragez pas si vous n’avancez pas autant que vous le voudriez. Si vous voyiez votre avancement, de l’humeur dont vous êtes, vous vous en occuperiez sans cesse au lieu de vous occuper de Dieu. Laissez à Dieu le soin de vous conduire tantôt par des campagnes fertiles, le plus souvent par des campagnes désoléesf, sans route et sans eau, comme David4 l’avait éprouvég.

Je suis bien aise que M. votre père s’adoucisse pour vous quand vous ne deviez pas me voir, car il est de l’ordre de Dieu dans votre état de tâcher de cultiver son amitié : j’espère que Dieu ajustera toutes choses. Je recommande le p.5 à vos prières et à celles de Pan[ta]. Souvenez-vous de lui au tombeau de notre pèreh 6. Gardez cette lettre : elle pourra vous servir plus d’une fois. C’est beaucoup pour moi de l’avoir écrite, étant encore faible. Je vous embrasse, mon cher enfant, des bras du petit Maître.

- A.A.-S., pièce 7520, autographe & copie 7417, p. 188 (lettre 37 précédée de : « autre du premier juin ») – Du second à l’avant-dernier § : Dutoit, t. IV, Lettre 34, p. 73-77.

a Paris. Je copie 7417.

bDébut de D.

cà ** lorsque vous êtes avec lui et à moi lorsque le Seigneur nous D.

ddivin Maître D.

eprésent. Marchez D. omission.

fdésertes D.

gFin de D.

hFin de la copie 7417.

1I Cor. 13, 11.

2I Cor. 3, 2 & Heb. 5, 12.

3Intéressante remarque portant sur le senti de la vie intérieure qui décroît lors de son approfondissement.

4Ps. 62, 3.

5papa ?

6Fénelon.

.  Au marquis de Fénelon. 6 juin.

Je m’étais hâtée de vous écrire une longue lettre que je vous priais de garder et de lire quelquefois [.….]a Je vous conjure de n’être plus perplexe, car votre perplexité vous embrouille et entortille et ne vous laisse point une certaine netteté dans vos expressions que vous devriez avoir. Je veux que mon cher enfant soit courageux pour combattre les combats du Seigneur. Laissez-vous à Lui, quittez ce qui est de l’enfance spirituelle. Vous me manderez si vous avez reçu ma grande lettre, vous y trouverez la réponse à celle que je reçus hier. Je vous embrasse, mon cher enfant, et je [193] prie Dieu qu’Il vous soit toutes choses.

- A.S.-S., pièce 7417, p. 192 (lettre 38 précédée de : « autre du 6e juin ») - Dutoit, t. IV, Lettre 35, p. 77-78, qui commence à « Je vous conjure… »

aPoints de suspension nombreux de la pièce 7417.

.  Au marquis de Fénelon. 21 juin 1715.

Abandon. Nouvelles écossaises. Conseils pratiques.

Le 21 juin,

Mon cher enfant, lorsqu’en disant ou faisant quelque chose ou même avant de la faire, lorsque vous vous apercevez qu’il y a de l’infidélité, il ne faut pas passer outre. Demeurez plutôt court, comme une personne qui a oublié ce qu’il veut dire. Il vaut mieux avoir cette petite confusion devant les hommes que de déplaire à Dieu. L’abandon ne consiste pas à négliger les fautes dont nous avons la lumière, lorsqu’il est encore temps d’y remédier, mais bien après qu’elles sont passées, s’abandonner à Dieu et en être plus humble par la connaissance de ce que nous sommes.

Il faut faire quelque coup hardi pour vous défaire de votre vivacité et d’une certaine opinion que vous avez de ce que vous faites : ce coup hardi est de demeurer quelquefois court. Je ne vous parlerais pas de la sorte si je ne connaissais que Dieu vous appelle pour être à Lui sans réserve. Mais quand les fautes sont faites, je ne veux point que vous vous en occupiez, ni que vous demeuriez entortillé en vous-même par une multitude de réflexions. Faites ce que dit saint Pierre :  demeurez humilié et rabaissé sous la puissante main de Dieu1. Ce que je vous ai dit ne regarde que vos paroles, mais lorsqu’il s’agit de la [f.1v°] gloire de Dieu et de l’intérêt de l’Église, méprisez toutes ces vanités qui vous viennent de votre activité, car le démon se servirait de cela pour vous empêcher de faire un bien d’autant plus nécessaire que les besoins sont plus pressants. Il faut dire comme saint Bernard : nec propter te coepi, nec propter te desinamc .

Je ne veux point que vous vous confessiez si souvent et pour des choses qu’un simple retour vers Dieu efface, car comme vous dites fort bien, quand on est sûr qu’on s’ira confesser aussitôt, on se néglige davantage.

Le cahier dont je vous parlais était un petit opéra plus long que les autres, dans lequel j’avais fourré des lettres du baron2 pour ne les pas perdre et que j’y ai laissées apparemment sans y penser, ne les ayant pas retrouvées. Je suis très satisfaite de la préface et je doute qu’aucun autre l’eût mieux faite.

Je ne puis assez vous exprimer combien votre âme m’est chère et ce que Dieu me donne pour vous, ce qui me fait espérer que vous serez un jour un de Ses enfants très chers. Votre lettre était pleine de gravier, je n’ai point eu de regret à quelques sols qu’elle m’a coûtés de plus, [f.2v°] parce que je me suis imaginé que vous l’aviez pris sur le tombeau de notre père. M. F[orbes] vous salue et se recommande à vos prières : M. son frère et son cousin en ont bien besoin, ils sont dans une triste situation. Je vous prie de les recommander aussi à Pant[a], que je salue de tout mon cœur. Nous avons en ce pays là-bas un ami qui est un homme de grand mérite et bien à Dieu, qui selon toutes les apparences aura la tête coupée3. Il est d’une tranquillité et d’une gaieté incroyable, attendant le coup de grâce. C’est une personne qui m’est chère en Jésus-Christ. Priez aussi pour lui.a Sir Isaac Pibs vous dira le reste.

Jeb suis bien aise, mon cher b[oiteux], de vous rendre ce que vous m’avez prêté. Je n’ai pas manqué d’occupation depuis que je suis ici, car depuis votre éloignement la besogne avait beaucoup grossi. Je ne sais rien du lieu que nous avons quitté, ni ce qui s’y passe depuis dix ou douze jours, chacun ayant pris son parti presque en même temps. Milles assurances de respect à la V[oisine] et à la petite sœur. Je me dis quelquefois : est-ce que le petit Maître ne permettra pas que l’on se retrouve encore quelquefois ensemble ? Ce me serait assurément un plaisir bien sensible et je sens très bien que ni l’absence ni l’éloignement ne diminuent rien de mes sentiments pour elle. Milles tendres amitiés à Panta, adieu, mon cher b[oiteux]. Je ne vous dirai rien, car que pourrais-je vous dire que vous ne sachiez aussi bien que moi ? [f.2v° à l’envers, adresse au milieu]

Pour ce qui regarde M. votre père, je ne vois que deux moyens à prendre : ou d’écrire à la bonne religieuse que, comme vous espérez de le voir bientôt, vous le satisferez plus facilement de vive voix que par une lettre, ou d’écrire à M. votre père que vous n’avez jamais eu d’autre dessein que de lui donner en toutes occasions des preuves de votre respect, que si, sans le vouloir, vous avez fait autrement, vous en êtes fâché et que vous tâcherez en toute occasion de lui marquer combien le respect est invariable ou quelque chose de semblable. Vous êtes auprès de gens qui pourront vous conseiller sur le parti que vous avez à prendre.

- A.S.-S., pièce 7142, lettre originale écrite sous la dictée à : « Flandres Monsieur / monsieur le marquis de Fénelon / Colonel du régiment de Bigorre / Chez madame la marquise de Risbourg / À (Lille biffé) (acquitté à Lille add. à gauche) à Cambray (add. à droite) » - A.S.-S., pièce 7417, p. 193 (lettre 39) copie partielle du marquis de Fénelon : « autre du 21 juin » - Dutoit, t. IV, Lettre 36, p.78-80 - Griselle, Revue Fénelon, « Madame Guyon, directrice de conscience, quelques lettres inédites », 1911, p. 165-166, pièce XI.

aFin de D.

bNouveau paragraphe ms.

cSaint Bernard [au Démon :] Nec … desinam [ je n’ai pas commencé pour toi et je ne cesserai pas non plus pour toi] D qui complète ainsi le texte sans donner la référence.

1I Pierre 5, 6.

2De Metternich.

3Un des Ecossais, Lord Deskford, James Ogilvie, (1690-1764). Il fut arrêté en août 1715 et confiné quelques mois au château d’Edimbourg. Madame Guyon interviendra en demandant à Metternich, diplomate de Prusse, d’intervenir en sa faveur : v. lettre de Metternich ci-dessous.

.  Au marquis de Fénelon. 6 août 1716.

« Plus je vois de gens sages, plus j’ai envie d’être folle… »

Pour le cher boiteux.

J’attendais toujours que vous viendriez [sic], m[on] b[oiteux], c’est pourquoi je ne me pressais point de vous écrire. Je suis fort en peine de n’avoir plus de vos nouvelles et je ne sais à quoi attribuer votre silence. Je ne me suis point repentie d’avoir fait ce que j’ai fait pour la malle, car ainsi que je vous ai mandé, elle était déjà embarquée avec le bagage. Dieu assiste les imprudents et Il dérange la sagesse des sages. Je ne pense pas que je ne sois persuadée que votre malle n’eût connu beaucoup de risque dans un temps où l’on vole partout, si elle fût restée à l’hôtellerie, car jamais on ne l’aurait rendue à Servais. Ce n’était point aussi le parti que M. [...]a avait, puisqu’elle était déjà embarquée avec tout le reste du bagage du régiment. Puisque vous consultez [...]a le bon Put, il faut que vous ayez un grand [...]a pour la sagesse. Je suis d’avis qu’on l’habille en Minerve, qu’on le mette sur un piédestal et qu’on mette un trépied devant lui.

Plus je vois de gens sages, plus j’ai envie d’être folle. Ainsi mon enfant, il me paraît que la sagesse n’était point de votre ressort. Je vous prie de laisser là tout ce qui regarde les disputes du temps. Ne vous en occupez plus, car à la fin votre esprit s’accoutumerait à une plénitude perpétuelle, et je ne vois pas que cela serve de beaucoup car chacun est entêté de son sentiment : tout ce que l’on fait ne sert qu’à les roidir davantage. On m’a assuré que les choses allaient changer de face. Il faut attendre le Seigneur. Nous sommes impatients parce que nous sommes mortels et que notre vie est de courte durée, mais Dieu est patient parce qu’Il est éternel.

Mandez donc quand vous viendrez : oui ou non. Je crois non, étant [donné] tout ce que vous dites, que vous craignez que je ne vous fasse donner la discipline par R[amsay]. Mais venez toujours si cela se peut sans nuire à vos affaires. Je vous embrasse tendrement. R[amsay] fait de même et il vous aime bien. / Ce 6e d’août.

Je suis bien mortifié de ne recevoir plus de nouvelles de mon cher marquis. Je lui ai envoyé il y a huit jours une lettre de Milor [sic] de Staford que je vous prie de me renvoyer. Où en sont les impressions ? Si vous me rendez la préface aux dialogues, je l’abrégerai et la réduirai à deux pages. Je crains que vous ne me jugiez malade. On vous attend avec tant de joie et vous ne venez point. Je vois bien que je n’aurai point l’honneur et le plaisir de vous embrasser ici. Cela n’est pas bien. Vous craignez que je ne vous donne la discipline. Un petit mot, je vous en prie, pour nous tirer de peine. Je vous embrasse avec tendresse et respect.

- A.S.-S., pièce 7533, cachet ; copie de la main de Ramsay - A.S.-S., pièce 7417, p. 195 : « autre du 6 aout et dernière de ce recueil fini étant près d’arriver chez notre mère » ; le dernier paragraphe a été ajouté par Ramsay - §2 seul : Dutoit, t. IV, Lettre 37, p. 80-81.

a Illisible ou manquant.


Nous complétons enfin la série de lettres adressées au marquis de Fénelon par Madame Guyon de deux lettres postérieures à la disparition de celle-ci : elles illustrent la correspondance entre disciples. De même on trouvera, dans la section consacrée aux disciples écossais, trois autres lettres échangées entre Lord Forbes et le marquis de Fénelon. On notera l’estime profonde de Lord Forbes pour la duchesse de Guiche, devenue Madame de Grammont : elle pourrait avoir succédé à Madame Guyon dans le rôle de direction spirituelle, comme le montrent les « Compléments biographiques » qui forment la cinquième partie de notre édition de la Vie .

.  De Ramsay au marquis de Fénelon. 30 mai 1723.

Le 30 mai 1723.

J’ai tort, m[on] très c[her] frère, d’avoir eu un dessein si outré. Je crois tout le bien que vous dites de la Col[ombe] et encore plus, et je lui demande pardon. Il n’est pas nécessaire de vous dire toutes les raisons qui m’ont porté à vous écrire la dernière lettre, ni de répéter celles qui m’ont obligé à m’opposer à la clause, mais je ne veux pas être plus sage ni plus zélé pour les intérêts de notre mère, de ses écrits, etc., que ses autres enfants. Ainsi pour ce qui regarde la seconde édition de la vie de S.B. [Fénelon] et tout le reste, je me soumets entièrement à ce que vous et les autres jugeront à propos, me contentant de dire la vérité du fait à ceux qui m’en parleront dans ce pays-ci.

Mille sincères compliments à tous les amis, et je vous embrasse, mon très cher marquis, du meilleur de mon cœur dans le petit Maître. Il y a un endroit dans la vôtre que je ne puis pas deviner, c’est-à-dire les engagements dont vous parlez : éclairez-moi un peu là-dessus. Adieu.

- A.A.-S., pièce 7416, ms 2175.

. De Dupuy au marquis de Fénelon. 8 février 1733.

Le 8 février 1733.

J’ai à répondre à deux de vos lettres, mon cher marquis  : je le ferai du mieux qu’il me sera possible, et autant que la mémoire me le pourra fournir après tant d’années.

M. de Cambrai [n’]a connu, fort superficiellement, le P. Valois1 avant qu’il [ne] fût confesseur de M. le duc de Bourgogne, - si tant est qu’il l’ait connu avant ce temps-là, - que par la réputation qu’il s’était acquise par les retraites du noviciat. Il ne m’a jamais ni dirigé ni confessé, ni même guère vu que depuis qu’il fut nommé confesseur : ce fait est certain.

Je ne sais ce que c’est que la sœur Malin, si ce n’est qu’elle soit du nombre de quelques prétendues dévotes à qui Mme Guyon faisait la charité, et qui, sous le voile de la dévotion, s’étaient fait introduire chez Mme Guyon après son arrivée à Paris. Ces créatures, dont elle connut peu après le caractère et à qui elle fit défendre sa maison, se déchaînèrent contre elle et le P. Lacombe, à qui elle les fit connaitre pour ce qu’elles étoient, car elles allaient à confesse à lui, et ce père leur avait procuré quelques charités de Mme Guyon. Elle eut même bien de la peine à le détromper sur leur sujet, et il lui faisait même un scrupule de ce qu’elle lui en disait pour le détromper. Enfin il le fut, il les renvoya, et ce fut par ces créatures, qu’on appelait les filles du P. Vautier2, que commença la persécution qui s’éleva contre elle et le P. Lacombe, car elles allèrent dans tous les confessionnaux l’accuser des horreurs du quiétisme, et disaient que c’étaient le P. Lacombe et Mme Guyon qui les y avaient portées. Je crois qu’elle en dit quelque chose dans sa Vie. Cela se passa dans les années 1687 et 1688, autant que la mémoire me le peut fournir. Mais cette sœur Malin n’a jamais été de ses amies, ni eu autre commerce avec elle que comme je viens de vous le dire : car je commençai à la connaître dans ce temps-là, et elle me contait fort simplement les différentes circonstances que je viens de vous marquer.

Il est vrai que M. l’abbé de Fénelon revint de Beines avec Mme Guyon, qui y était depuis quelque temps avec Mme la duchesse de Béthune, et qu’elle leur donna son carrosse pour revenir à Paris. Il la vit là pour la première fois, et elle avait une de ses femmes avec elle : elle le marque, je crois encore, dans sa Vie3.

Il fut nommé à l’abbaye de Saint-Valery en 1694. Je n’en sais ni le mois ni le jour que vous me demandez4 ; mais je crois que ce fut sept ou huit mois avant qu’il fût nommé à l’archevêché de Cambrai, car cette nomination se fit dans les trois premiers mois de 1695, vers Pâques, autant que je m’en puis souvenir5. Peu de jours après, il remit au Roi l’abbaye de Saint-Valery, qui était de dix-huit ou vingt mille livres de rentes ; et je me souviens très bien que cette remise fut fort désapprouvée de plusieurs prélats qui pour lors étaient à la Cour, et qui y faisaient la plus grande figure6.

Pour ce qui est du prieuré de Cardenac : le seul bénéfice qu’il eût avant qu’on lui donnât Saint-Valery, peu après Saint-Valery, et avant l’archevêché de Cambrai ; mais ce fait ne m’est pas assez présent pour vous le pouvoir assurer. Monsieur votre frère, qui est sur les lieux, vous le pourrait dire par le temps de la prise de possession qu’en fit pour lors M. l’abbé de Chanterac.

Pour ce que vous me demandez de la lettre à M. de Tarbes7, j’ai bien ouï dire qu’il y en avait eu une en même temps que celle qu’on attribue8 du P. Lacombe à Mme Guyon ; mais je ne l’ai jamais vue. Il y a bien de l’apparence, si elle existe, qu’elle vient de la même boutique que la dernière, qui est certainement très fausse, non seulement par le style, qui ne ressemble en rien à celui du P. Lacombe, mais par le caractère de l’écriture, dont Mme Guyon reconnut la fausseté dans le moment qu’on la lui montra, car elle était fort mal contrefaite ; mais parce qu’il n’était pas possible que ce père eût pu lui écrire une pareille lettre, elle en ayant plusieurs de lui en original qui font voir l’idée qu’il avait de sa vertu, de sa piété, de son amour pour la croix et pour les souffrances, et des grands desseins de Dieu sur son âme par la grandeur de ces mêmes souffrances. La même bouche ne souffle point le froid et le chaud avec cet excès en même temps : aussi en fut-elle si peu effrayée, quand on lui montra cette lettre, qu’elle répondit sans chaleur à M. l’archevêque de Paris et au curé de Saint-Sulpice de ce temps-là, qu’il fallait, si la lettre était du P. Lacombe, ou qu’il fût devenu fou, ou qu’on la lui eût fait écrire à force de tourments9. Elle ne voulut pas parler de la fausseté, qui lui sauta d’abord aux yeux, par l’espérance d’une procédure juridique où elle espérait de la faire connaître telle qu’elle était ; et elle se contenta de leur dire qu’elle les priait de le lui confronter, et qu’elle était bien sûre qu’il désavouerait cette lettre. En effet, c’était le droit du jeu que d’en venir à une confrontation ; mais on était bien éloigné de la faire. Il y a lieu de croire, ou que ces deux messieurs étaient trompés les premiers à cette lettre prétendue qu’ils produisaient, ou que, s’ils la connaissaient pour ce qu’elle était, ils voulurent voir ce qu’elle produirait, supposé que l’impression qu’on leur avait donnée de l’un et de l’autre eût quelque fondement, ce qu’ils auraient pu découvrir par une première surprise. Quoi qu’il en soit, cette lettre à M. de Tarbes, du même temps que l’autre, ne peut venir que du même endroit. Une autre réflexion qui me vient en écrivant ceci, c’est que le P. Lacombe, à qui la tête tourna vers ces temps-là, par l’excès des souffrances d’une si longue prison sans aucun commerce, et par les tourments qu’on lui fit pour en tirer quelque chose contre Mme Guyon, aurait bien pu succomber à la persécution et écrire ce qu’on lui aurait dicté : mais la lettre est fausse de tout point, et soit fausseté ou folie, l’on n’a jamais osé la confronter.

Voilà, mon cher marquis, bien des discours : je satisfais, autant qu’il m’est possible, votre curiosité. Tous ces faits m’ont été si fort connus dans le temps qu’ils me sont encore présents jusqu’à un certain point. L’on verra dans l’éternité ce qu’on a tant essayé d’obscurcir dans le temps. Ce pauvre P. Lacombe est mort à Charenton, fou à lier, après y avoir été plusieurs années10. Dieu sera son juge, le nôtre, et celui de ceux qui l’ont tant persécuté.

Nous reproduisons cette lettre 668 du tome onzième de la Correspondance de Fénelon de 1829, compte tenu de son caractère de témoignage ayant servi à la rédaction du récit de la Querelle par le marquis de Fénelon, publié en 1738. Nous rééditons en effet ce récit dans le volume II Combats. « Le marquis de Fénelon s’occupait alors à composer la Vie abrégée de l’archevêque de Cambrai, qu’il joignit, en 1734, à l’Examen de conscience pour un Roi », explique l’éditeur de 1829.

1Louis Le Valois (1639-1700) : « Le Père Valois, jésuite célèbre, mais meilleur homme que ceux-là ne le sont d’ordinaire […] était un de ceux qui avaient tenu pour Mr de Cambrai. C’était un homme doux, d’esprit et de mérite… » selon Saint-Simon cité dans la notice « Le Valois », DS, vol. 9, col. 733.

2 Il s’agit d’un « jésuite du nom de Vautier, qui fut vers ce temps-là l’une des bêtes noires des jansénistes ». COGNET, Crépuscule…, p.160. V. Vie 3.16.6.

3V. Vie 3.9.10 : « Quelques jours après ma sortie, je fus à Beynes chez Madame de Charost [...] Ayant ouï parler de M. l'abbé de Fénelon, je fus tout à coup occupée de lui avec une extrême force et douceur… ».

4Le 24 décembre 1694.

5Le 4 février 1695 par Louis XIV.

6L’exemple de désintéressement donné par Fénelon n’était guère courant.

7Lettre du 9 janvier 1698, qui ne présente pas de faits objectivement condamnables, mais le père, soumis à une forte pression et probablement dépressif, s’accuse volontiers « d’illusion » et même d’être « tombé dans des misères et des excès de la nature. » Editée dans notre vol. II : Combats.

8Il s’agit de la lettre forgée : « Ce 27 avril 1698. / C’est devant Dieu Madame, que je reconnais sincèrement qu’il y a eu de l’illusion, de l’erreur et du péché… » Editée dans notre vol. II : Combats.

9Ce récit concorde exactement avec le récit des prisons, dont le manuscrit était entre les mains des disciples, édité comme 5e chapitre de la quatrième partie de notre édition de la Vie par elle-même… (Vie 4.5.).

10Transféré à Charenton à soixante-douze ans, le P. Lacombe est mort fou - ou atteint de sénilité - trois années plus tard, le 29 juin 1715.

. De Dupuy au marquis de Fénelon. 4 mars 1733.

Le 4 mars 1733.

Je commence cette lettre, mon cher marquis, que je ne prétends finir qu’à plusieurs reprises, ,, ,car je suis fort faible, relevant à peine d’un rhume fâcheux avec de la fièvre, que les trois-quarts de Paris essuient [...]1

Je vous envoie plusieurs copies de lettres que j’ai trouvées chez le fils du Tuteur2, qui vous donneront des éclaircissements sur plusieurs questions que vous me faites au sujet du libelle3 dont vous me parlez. Je vous ai déjà envoyé copie de celles du cardinal Le Camus [...]4

Il m’est encore tombé trois lettres du P. Lacombe, dont je vous envoie les copies à telle fin que de raison : vous jugerez, par le tout, si cet homme si décrié méritait l’horrible persécution qu’il a soufferte, et celle que souffre encore sa mémoire par toutes les horreurs qui sont répandues dans le libelle en question, sans qu’on lui ait jamais dit plus haut que son nom, qu’il ait subi aucun interrogatoire que sur son Analyse approuvée à Rome par l’Inquisition, qu’il y ait eu autre information, nul corps de délit, ni de confrontation. Dieu soit béni ! Il sait pourquoi Il permet le mal qu’on fait à Ses serviteurs, et ce qu’Il leur prépare dans l’autre monde. Je ne puis que je ne vous marque mon indignation contre la malignité de ces faiseurs de libelles. Il semble que l’enfer soit déchaîné. Dieu surtout.

Je vous embrasse, mon cher marquis, de tout mon cœur. Ce que vous me dites de la santé de Mme de Fénelon me donne de l’inquiétude pour elle et pour vous. Je vous embrasse de tout mon cœur.

- Lettre 669 du tome septième de la Correspondance de Fénelon de 1829, tome onzième, p.81 ss.

1Nous nous limitons à quelques extraits de cette lettre.

2Le duc de Chaulnes, fils du duc de Chevreuse.

3La Relation de l’abbé Phelippeaux.

4Suit un commentaire des copies de la lettre de Madame Guyon à Mme de Beauvilliers avec la lettre fausse de Lacombe, de trois lettres de Lacombe, de la protestation du 15 avril 95 etc.

Autres directions et relations après 1703


La sortie de la Bastille le 24 mars 1703 fut suivie d’années obscures. Un délai fut nécessaire à Madame Guyon pour retrouver une santé qui restera cependant chancelante, et aussi pour que des lecteurs des œuvres éditées par Poiret localisent leur auteur, probablement par l’intermédiaire de Fénelon, qui resta toujours en contact avec elle par son neveu le marquis. Elle fut alors visitée à Blois.

En complément ou à la place de tels rapports directs - supposant des déplacements en France, interdits au célèbre pasteur hollandais Poiret comme probablement au diplomate et baron de Prusse Metternich, - une correspondance de direction s’étendit à l’Europe entière. Il en reste quelques témoignages : cahier des lettres du marquis, quelques copies ou autographes, écossais ou suisses, qui sont les rares cas où la source directe est datée et signale le destinataire. La grande majorité des lettres est constituée cependant par la masse éditée par Poiret, puis reprise et complétée par Dutoit, après un filtrage attentif de tous les indices personnels comme ce sera le cas bientôt pour la correspondance de Bertot135. Mais parfois le correspondant est connu grâce à l’Indice donné par Dutoit à la fin de son dernier volume de Lettres. Ces amorces de séries autour de correspondants attestés couvrent surtout les trois dernières années : 1714 à 1717.

Les pertes ont certainement été considérables : il est étonnant que l’on possède si peu de lettres adressées à Ramsay, l’actif secrétaire à Blois souvent en déplacement à Paris ou à Cambrai, ou bien adressées à Keith, actif intermédiaire londonien, ou encore à Garden, influent dans le groupe d’Aberdeen. Ces derniers disciples ne nous sont d’ailleurs connus qu’indirectement.

Nous avons regroupé les lettres dont on a pu retrouver le destinataire, en ensembles selon quatre localisations : I Poiret & Homfelt en Hollande, II Metternich en Allemagne (exceptionnelle série active et passive), III Ecossais et IV Suisses. Nous présentons maintenant brièvement ces correspondants.

I. Poiret & Homfelt


L’éditeur Pierre Poiret (1646-1719) et son ami Homfelt furent des disciples dont il est bien naturel de retrouver les lettres dans une correspondance qu’ils éditèrent. On est surpris que Dutoit dans son Indice limite singulièrement leur nombre, tout en indiquant pour Poiret une plus large présence (les lettres adressées à Poiret figureraient au nombre de plus d’une trentaine dans le corpus édité) : « Poiret : Tome IV Lettres 146, 149, 150, etc. » Etc. pose problème puisque la lettre 151 est adressée à une « chère sœur », la lettre 152 à Metternich… Dutoit ajoute cependant : « Quelques-unes des lettres de Mme Guion extraites du 4e volume de Mr Bertot, singulièrement la 4e et non pas les 22 lettres, comme porte la note qui est au bas de la page 464. » On trouvera ces lettres, qui concluent Le Directeur mystique, rassemblées dans notre volume III, dont la 4e citée. Nous n’avons pas cru devoir la détacher de cette série très particulière visant à établir Madame Guyon comme le successeur mystique de Bertot. De même nous n’avons pas voulu grossir le corpus des lettres adressées à Poiret en prenant appui sur des indices incertains pour reconstituer une véritable série.

L’évolution de P. Poiret, natif de Metz, devenu pasteur en Hollande, grand éditeur à l’intuition très sûre des principaux textes mystiques accessibles à l’époque, le conduira finalement à devenir sur la fin de sa vie un disciple aimé de Madame Guyon136.

[Madame Guyon] s’écria : “Voilà l’homme qui publiera tous mes ouvrages”, et en effet c’est lui qui en a procuré l’édition complète en Hollande sous le nom de Cologne. Elle n’en avait jamais ouï parler auparavant. Dès lors ils firent connaissance. […] On sait qu’elle en faisait un cas tout particulier. Il avait formé en Hollande une maison patriarcale [à Rijnsburg près de Leyde], et était fort avancé. Il passait après Fénelon pour une des premières âmes intérieures137.

Il eut, par son activité inlassable, une influence considérable, non seulement par ses éditions138 reprises en particulier par Wesley (1703-1792), le fondateur du méthodisme, mais encore par son disciple piétiste Tersteegen (1697-1769), connu lui-même de Kierkegaard.

Otto Homfeld (et son frère Jodocus) appartenaient au cercle de Rijnsburg. Originaires de l’Allemagne du Nord, ils étaient déjà liés à Poiret en 1692, quand ils signèrent de leurs initiales des poèmes latins d’éloge, en tête de son De Eruditione139. Otto fut en relation avec le Dr. Keith, Anglais, et annonça l’expédition des livres de la maison d’édition d’Amsterdam140. Le témoignage suivant de Tersteegen éclaire d’une douce lumière la fin du cercle (la bibliothèque de Poiret sera dispersée en 1748) :

Ils vivent contents, ils travaillent eux-mêmes le jardin […] Le frère Homfeld, qui est de Brême, est âgé de 77 ans, et le fr. Wetstein qui est natif de Bâle âgé à peu près de même, il est frère du Wetstein Marchand Libraire à Amsterdam tant renommé […] Le troisième frère est Israel Norraüs, il est Suédois de naissance […] Le frère Homfeld est devenu par la vieillesse, mais plus encore par la grâce de Jésus, un petit enfant simple et doux […] Il a été un savant homme [traducteur en latin de l’Oeconomie Divine de Poiret]. À qui le questionne, il répond « je ne suis rien »141

II. Metternich


Wolf von Metternich fut diplomate, écrivain avec un penchant vers l’alchimie, et ami de Poiret :

Après avoir probablement fait des études de droit, ce deuxième fils de Johann Reinhard devint le conseiller privé pour le Brandebourg et la Bavière, et le plénipotentiaire du Reichstag à Regensburg (Ratisbonne). En 1726 il passa au service du prince de Scharzburg-Rudolfstadt, devint son conseiller privé et finalement son chancelier. A côté de son activité d’écrivain calviniste et de traducteur, voilée sous des pseudonymes (le plus souvent : Hilarius Theomilus), il se consacra principalement à l’alchimie, et eut une certaine célébrité ; le dix-neuf juillet 1716, selon les affirmations sous serments de quatre gentilhommes, il aurait transformé du cuivre en argent dans une maison de Vienne ! Il mourut en 1731, toujours célibataire, ce qui éteignit la lignée des Chursdorf-Metternich142.


Poiret édita les écrits de son ami. Nous trouvons l’écho d’une curiosité intelligente dans les longues lettres qu’il adresse à Madame Guyon : 

C’est un homme en recherche dont les sympathies furent nombreuses. Intéressé par les écrits des fondateurs de la Société de Philadelphie, John Pordage et Jane Leade, le baron les avait traduits en allemand. Il avait voyagé avec l’Ecossais Lord Forbes of Pitsligo […] Ses activités de diplomate chargé des intérêts du Roi de Prusse le conduisaient dans toute l’Europe.143 

De la tête au cœur.

Même si elle n’a pas la même élévation que dans sa relation avec Fénelon, la correspondance de Madame Guyon avec Metternich est dense et riche. Ce qui nous est parvenu couvre trois années, durant lesquelles on peut suivre l’approfondissement du baron, au point que Mme Guyon lui écrit de longues et importantes lettres, véritables résumés de la mystique guyonienne. On peut y suivre aussi avec quelle patience et quelle délicatesse elle le détache peu à peu des scrupules et des analyses sans fin où se débattait cet homme trop identifié à son intellect et qu’elle voulait voir se centrer dans le cœur.

Sans relâche, elle l’appelle à se simplifier :  « Une vie simple et réglée, l’amour et l’abandon : c’est tout ce qu’il vous faut. » Il lui faut abandonner ses « lumières », ses appuis comme la lecture pendant l’oraison, les soucis personnels, même concernant son mariage. Encore et encore, elle l’exhorte à la confiance : « Laissez-vous donc conduire par ces ténèbres, et ne marquez jamais aucune défiance à Dieu. » (Lettre 402). Lui qui cherche les appuis doit maintenant suivre les inspirations « délicates » de Dieu, les mouvements de l’Esprit-Saint : elle lui indique comment les reconnaître.

Elle l’exhorte à trouver l’état d’enfance, à se laisser conduire par Dieu comme un enfant par sa nourrice. Chaque moment est alors ressenti comme divin :

« Désaltérez-vous à cette fontaine du moment divin, et si vous êtes assez heureux pour passer en Dieu et vous y perdre dès cette vie, vous verrez que ce même moment, qui vous doit être à présent volonté de Dieu, vous sera Dieu. » (L. 425).

Elle le porte comme un enfant dans sa prière, et on en voit le résultat dans la belle lettre où Metternich lui décrit son état : « Il est vrai que Dieu me fait des grâces infinies. […] C’est comme si mon cœur était diaphane et qu’une sérénité indistincte le pénétrât de tout côté sans obstacle ». (L. 430). Il lui décrit sa répugnance à devenir catholique. Cette savoureuse comparaison entre catholiques et protestants se poursuit dans la lettre 431 où il décrit sa paix joyeuse et sa liberté intérieure, se sentant comme « une petite abeille qui voltige librement sur toutes sortes de fleurs. » 

Il lui dit toute sa reconnaissance et laisse passer son émerveillement :  

Si Dieu daigne faire quelque chose de cette masse corrompue, c’est à vos prières et à vos avis que j’en suis redevable. (L. 430).


III. Les Ecossais

Les Ecossais constituaient un groupe dont Henderson144 restitue l’atmosphère attachante, la droiture et le courage des individus pris par les remous politiques.

L’Écosse a une histoire faite de luttes inégales (telle celle avec Cromwell) suivies de dominations par l’Angleterre. Ainsi l’Union de 1707 fut suivie d’un soulèvement inefficace en 1715 en faveur du prétendant catholique James VIII (the Old Pretender), qui s’enfuira finalement à Rome. Il n’y eut pas alors de lourdes sanctions - comme ce sera le cas lors du soulèvement de 1745 en faveur de son fils (the Young Pretender). Certains disciples de Madame Guyon prendont part aux deux soulèvements. L’histoire est compliquée par les luttes religieuses entre royauté catholique, protestants épiscopaliens (ayant récupéré la structure catholique lors de la première vague luthérienne qui avait vu Henry VIII fonder l’Église anglicane, jacobites le plus souvent, par attache aux structures traditionnelles et royale), presbytériens (protestants de la seconde vague calviniste, d’assise sociale populaire et puritaine), sans compter la présence de quelques minorités, telle celle des quakers.

Notre groupe était catholique ou de tendance épiscopalienne parce que se succédèrent - par exception - des religieux remarquables, enseignant in Divinity à l’université d’Aberdeen, l’une des trois meilleures universités britanniques (avec Oxford et Cambridge) : John Forbes, qui tint un journal intérieur de 1624 à 1647 ; puis Henry Scougall, auteur de la remarquable Life of God in the soul of man145 (1677) ; enfin James Garden auteur de la non moins remarquable Comparative theology (1699). Ce dernier devint disciple guyonien avec son jeune frère George.

Ils étaient jacobites de manière avouée ou cachée : ses membres voyageaient ou se réfugiaient sur le continent. Ils passaient par la Hollande, qui n’était qu’à trois (voire deux) jours de bateau des ports de la côte est, situés entre Edimbourg et Aberdeen. De nombreuses communautés d’Ecossais s’établirent sur le continent, tout comme les Hollandais furent présents à Culross, le beau port et village « hollandais » visité de nos jours près d’Edimbourg.

Le dégoût des affrontements et des controverses au nom de l’Ecriture souvent interprétée trop littéralement, tourna leur attention vers « l’intérieur » mystique. Tout un réseau d’Ecossais reçut ainsi les ouvrages mystiques de Poiret par l’intermédiaire du Dr. Keith de Londres. Ce dernier importa par exemple cent exemplaires d’un de ses titres pour en redistribuer quarante-deux en Écosse146. Ils furent un temps adeptes d’Antoinette Bourignon147, sous l’influence de Poiret. Mais en 1708 Keith et George Garden interrompirent « for no apparent reason » la traduction de son œuvre148 : Poiret leur avait fait connaître Madame Guyon et ils avaient atteint le terme de leur quête. Par la suite plusieurs membres du groupe vinrent à Blois.

De ce groupe on identifie :

(1) Le Dr. Keith, étudiant en Arts devenu médecin d’Aberdeen et exerçant à Londres, fut l’agent par lequel circulaient livres et lettres. Il était cultivé, possèdait de nombreux ouvrages mystiques en plusieurs langues, avait plusieurs cercles de relations. Un ami proche, le Dr. Cheynes, mentionne dans une lettre : Tauler, John of the Cross, Bernier [Bernières], Bertot, Marsay, Madame Guyon149.

(2) James Garden, cité plus haut.

(3) Georges Garden son jeune frère (1649-1733), ami d’Henry Scougall et attaché à l’église cathédrale d’Old Machar. Refusant de se cacher, il fut emprisonné lorsque les presbytériens déposèrent des ministres épiscopaliens, puis s’échappa en Hollande et fit des études médicales à Leyde. Il ne retourna en Écosse qu’en 1720. Resté célibataire, il traduisit John Forbes, auteur du journal spirituel que nous avons cité. Wetstein, éditeur hollandais ami de Poiret, déclare qu’il n’a jamais connu quelqu’un de plus doux, modeste, ayant plus de bonté fraternelle150.

(4) Lord Deskford, James Ogilvie (1690-1764). Son nom est souvent corrompu en Exford151. De santé fragile, il étudia l’histoire et le français ; il vécut à Cullen House. Il fut arrêté en août 1715 et confiné un moment au château d’Edinbourg. Il eut une vie utile, prenant activement part au gouvernement local de Cullen, introduisant des manufactures de tissus, devenant vice-amiral d’Écosse. Sa première femme appartenait à la famille des Dupplin. Il se remaria en 1723. Il est bien représenté dans notre correspondance, par suite de la conservation de sa bibliothèque - très complète en ce qui concerne les auteurs mystiques -jusqu’à sa dispersion en 1975.

Nous rencontrons ensuite trois membres de la grande famille des Forbes qui comporte même une branche suédoise152. De nombreux aspects biographiques sont couverts par The House of Forbes153 :

(5) Alexander, 4th Lord Forbes of Pitsligo (1678-1762). La mort de son père lorsqu’il avait treize ans fut suivie de son éducation sur le continent, où il aurait rencontré Fénelon (et Madame Guyon ?) avant de retourner en Écosse en 1700154. Il protesta contre l’Union de 1705, fut présent à la bataille de Sheriffmuir en 1715, se cacha en Écosse puis à Londres, en Hollande, à Vienne, à Rome ; il ne s’entendit guère avec le roi en exil, et revint vivre en Écosse, avant de prendre de nouveau part au soulèvement de 1745 à un âge avancé, sans illusion. Il finit sa vie à nouveau caché en Écosse155. Sa personnalité est décrite ainsi  par Henderson :

 « There is nothing to suggest the dangerous quietist : but his self-control, his disinteredness, his loving kindness, his trustful acceptance of ill fortune and good fortune, and his possession of a peace past understanding remained to prove him the follower of Mme Guyon and of greater mystics [Henderson n’est pas un inconditionnel guyonien, ce qui ajoute valeur à ce témoignage]. His spiritua l position may be summed up in his own words : « An absolute submission to the divine will in ourselves and others is the only thing to be prayed for, as it is the only true essential religion156. »

(6) William, 14th Lord Forbes (1687-1730) 

« …was evidently very highly regarded by his friends. Dr. James Keith speaks of him with particular affection. He seems to have spent a great part of his life abroad […] He enjoyed the hospitality of Mme Guyon at Blois […] Extremely interesting information of these last years of Mme Guyon’s life comes to us […] among these is a Notice sur Mme Guyon [T.P. 1154 de Lausanne, texte que nous avons publié avec sa Vie par elle-même] recording what William Forbes, when living at Aix la Chapelle between 1720 and 1730, recounted to Pétronelle d’Eschweiler, afterwards the wife of Fleischbein. »

(7) James, 16th Lord Forbes (1689-1761)

Son jeune frère fut marié deux fois, en 1715 à une sœur de Lord Forbes of Pistligo. Il connut personnellement Madame Guyon et fut présent à Blois à son agonie. Il fut très respecté comme l’indique la notice annonçant son décès.157

(8) Ramsay.

La personnalité de ce personnage relativement célèbre est appréciée diversement par ses biographes158. L’énergie qu’il mit en œuvre dans la diversité de ses entreprises est certainement remarquable.

Dans la transcription de la correspondance de Madame Guyon, dont il fut un temps secrétaire, on trouvera ses interventions au ton quelque peu protecteur. Cette dernière garde à son égard une certaine distance, contrairement à la tendresse qu’elle marque au jeune marquis de Fénelon. Il joua un rôle discuté lors de la querelle qui suivit la mort de « notre mère », en s’opposant à l’édition de la Vie et au vieux Poiret. Mais il fut aussi l’ami de Lord Deskford et du marquis de Fénelon.

Né en 1686 en Écosse, fils d’un boulanger, il se distingua par sa curiosité d’esprit qui le conduisit à des études de théologie à Glasgow et Edimbourg. Le goût de l’aventure (voir Chérel), ou la recherche spirituelle (v. Henderson) le conduisent à rendre visite à Poiret en Hollande. Il séjourna chez Fénelon à Cambrai, puis devint le secrétaire de Madame Guyon à Blois, de 1714 à 1716. Il rendit service par son bilinguisme en facilitant les relations avec les disciples écossais ou trans. Sept ans précepteur du fils du comtede Sassenage grâce au duc de Chevreuse, il se voua au culte de Fénelon ; il polémiqua avec un éditeur en « gardien vigilant » de sa mémoire (v. Chérel). Le Régent l’estimait et lui attribua une pension. Il partit pour Rome en 1724 comme précepteur du fils aîné du Prétendant au trône d’Écosse, mais rentra la même année à Paris. Protégé de Fleury, hôte du duc de Sully, qui était marié à la fille de Madame Guyon, il écrivit un roman qui remporta le succès : Les Voyages de Cyrus, à l’imitation du Télémaque. Il fit partie du Club de l’Entresol à partir de 1726 : « tous les dogmes chrétiens, affirmait-il, se retrouvent dans les religions païennes159 ». Il y rencontra Montesquieu, qui toutefois le jugea un « homme fade160». Il alla  jeter à Londres les fondements d’une « Maçonnerie nouvelle » et accumula diverses distinctions. De retour en France, il se présenta à l’Académie Française (sans succès) et entra à quarante-quatre ans en qualité de précepteur dans la puissante famille des Bouillon. Il prononça en 1736 dans la loge Saint-Thomas un discours resté fameux161. Il se maria à quarante-neuf ans : sa femme était âgée de vingt-cinq ans. Grand orateur, peut-être chancelier de l’ordre des Francs-Maçons, il manoeuvra auprès du cardinal de Fleury pour faire admettre cette institution. Il mourut en 1743.

« Ramsay était un homme estimable, mais il prêtait beaucoup à la plaisanterie, par ses airs empesés, par son affectation à faire parade de science et d’esprit », selon un témoignage d’époque162. Dans son Histoire de Fénelon, Ramsay avoue avoir voulu « détruire les fausses idées que certaines personnes ont formées de Madame Guyon, en lisant une histoire de sa vie, imprimée depuis peu dans les pays étrangers [par Poiret], sans son aveu, et contre ses dernières volontés […] Madame Guyon apparaissait comme l’inspiratrice, tandis que Fénelon n’était qu’un disciple. Voilà contre quoi Ramsay tint à protester et à réagir163 ».

Henderson nous le présente beaucoup plus favorablement, comme un exemple d’une remarquable adaptation sociale en ces temps difficiles, pour qui n’était pas d’origine noble ; ce sera plus tard le cas pour Rousseau. Son grand œuvre, Principes philosophiques de la Religion naturelle et révélée, ne manque pas d’intérêt. Il était tolérant et charitable, il se fit de très nombreux amis et sa jeune femme lui resta profondément attachée164. Son intervention contre la publication de la Vie s’expliquerait par l’influence de la fille de Madame Guyon, d’un caractère très énergique165.

Tout ceci nous trace le portrait d’un personnage actif dans le bouillonnement des esprits, sensible à l’esprit du temps, théosophe plutôt que mystique.

IV. Les Suisses.


Madame Guyon fit un voyage mouvementé, en traversant le lac de Genève entre Thonon et Lausanne166 : peut-être avait-elle gardé des contacts pris à cette époque ?

Aucune figure marquante ne se détache dans le groupe suisse. Nous n’avons pas d’informations particulières sur les premiers disciples de Lausanne (ou de Morges, localité voisine), restés obscurs, dont nous éditons ici quelques lettres ; mais un groupe guyonien sera actif à Lausanne jusque dans les années 1830167.

Parmi les visiteurs de Blois, se trouvait la jeune Pétronille d’Eschweiler (née vers 1690), qui épousa le comte Friedrich von Fleischbein.

Fleischbein (1700-1774) traduisit en allemand les œuvres de Madame Guyon et fut également influencé par Ch. H. de Marsay. Il eut des disciples en son château de Pyrmont. Le jeune Karl-Philipp Moritz décrit, dans son roman Anton Reiser, ce milieu alliant mystique guyonienne et rigorisme168.

Celui-ci exerça à son tour une autorité profonde sur le pasteur Dutoit (1721-1793). Ce dernier mérite ici un aperçu biographique, compte tenu de son apport déterminant à notre connaissance de la correspondance de Madame Guyon.

Jean-Philippe Dutoit-Membrini naquit d’un père vaudois qui renonça à devenir pasteur, jugeant sévèrement l’état du clergé protestant, et d’une mère d’origine italienne ; il fit des études de théologie. À trente-et-un ans il traversa une crise intérieure à l’occasion d’une longue et dangereuse maladie, exalté selon certains, en tout cas assez isolé et sans direction spirituelle. Celà ne l’empêcha pas d’apprécier Voltaire, puis l’année suivante de trouver les Discours de Madame Guyon en les feuilletant chez un bouquiniste. Sous son inspiration, il devint un pasteur aimé par un public qui goûtait ses exhortations pleines de flamme, à l’opposé des discours académiques des pasteurs du temps : « Quand il arrivait au temple, les avenues étaient si remplies de monde qu’il disait plaisamment : « si je ne trouve pas de place, il faudra que je m’en retourne », rapporte son disciple Pétillet.

À trente-neuf ans, des ennuis de santé le firent renoncer à prêcher. Il commença à correspondre avec beaucoup de frères spirituels, dont le Suédois Klinkowström et l’Allemand Fleischbein. Ce dernier le dirigeait : « Quinze ans je lui ai obéi à l’aveugle et m’en suis infiniment bien trouvé. » Il passa deux années à Genève et publia en 1767-1768 la Correspondance de Madame Guyon, augmentée de celle, secrète, avec Fénelon. Un certain nombre de nouveaux fidèles s’attachèrent à « la doctrine de l’intérieur ». Informés de l’existence à Lausanne d’un groupe suspect de piétisme, les autorités bernoise firent une saisie des livres et écrits de Dutoit, dont la liste nous prouve la conscience qu’il avait de la filiation Bernière-Bertot-Guyon. Cet événement, qui le marqua, se produisit le 6 janvier 1769 : il avait quarante-huit ans. Il passa trois années heureuses chez les Grenus, à la Chablière, propriété louée au colonel Constant, puis fut accueilli chez les dames Schlumpf. Il demeurait cependant abattu. Il eut la joie de rencontrer à cinquante-six ans son fidèle disciple Pétillet, âgé seulement de dix-neuf ans. Mais sa santé empira et il traversait des périodes d’angoisse. Il publia les quarante volumes de la réédition des œuvres de Madame Guyon entre 1789 et 1791. Il mourut en 1793 âgé de soixante-douze ans169.

I.   Poiret & Homfelt

. À Poiret.

Que dirais-je à mon cher **1, sinon qu’il est impossible qu’il passe tout d’un coup d’une méditation raisonnée dans le pur silence ! Il y a un milieu, qui est de cesser absolument tout raisonnement et toute méditation pour entrer dans une oraison d’affection, qui consiste à faire de temps en temps des actes d’amour, de résignation, d’abandon à Dieu : les faire très rares et observer beaucoup de silence entre deux. Il faut s’accoutumer à l’action du cœur, qui est une simple affection où le raisonnement ni la tête n’ont aucune part. Pour parvenir à une action simple qui nous dispose au parfait silence, il faut s’accoutumer à n’agir que par le cœur, et le faire sobrement, donnant lieu à Dieu d’agir en nous. Mais je crois que si vous aviez bien entendu monsieur Olier2, il vous aurait plutôt parlé de l’action du cœur que de celle de l’esprit. Quand le silence vous est facile, demeurez-y. Lorsqu’il vous est trop difficile, faites quelques actes d’amour de Dieu, ou quelques autres qui se présenteront. Cependant il est de conséquence de s’accoutumer, comme dit l’Ecriture, d’attendre Dieu en patience3, de souffrir le retardement des consolations afin que notre vie croisse et se renouvelle4.

- Dutoit, tome IV, lettre 75, § 1 p. 222 (le § 2 est adressé à son ami, voir ci-dessous la lettre « À Homfeld [D.4.75] ».

1Il s’agit très probablement de Poiret, compte tenu du second paragraphe adressé à Homfeld selon l’Indice de Dutoit et de la référence à Olier, qu’il a édité. Cette lettre parlant de la « méditation raisonnée » appartiendrait au début de leur relation. Nous éditons ces lettres à Poiret dans l’ordre où elles figurent au t. IV.

2Jean-Jacques Olier (1608-1657), mystique fondateur de la Compagnie de Saint-Sulpice. V. art. DS « Olier » et M. Dupuy, Se laisser à l’Esprit, l’itinéraire spirituel de Jean-Jacques Olier, Cerf, 1982. « Se laisser à l’Esprit » est bien ce qui anime par ailleurs Poiret et son groupe piétiste. Poiret réédita en 1703 le Catéchisme chrétien pour la vie intérieure, cité d’ailleurs en note ici par D.

3Ps. 39, 2.

4Ecclésiastique 2, 3 : Souffrez les suspensions et les retardements de Dieu, demeurez uni à Dieu, et ne vous lassez point d’attendre, afin que votre vie soit à la fin plus abondante. (Sacy).


.  À Poiret. 1715.

Nous avons perdu notre cher père1, mon cher frère, ou plutôt, bien loin de l’avoir perdu, nous le trouvons plus réellement dans le ciel que sur la terre. Le jour qu’il tomba malade, je me sentis pénétrée, quoique assez éloignée de lui, d’une douleur profonde mais suave. Toute douleur cessa à sa mort2, et nous nous [563] sommes tous, sans exception, trouvés plus unis à lui que pendant sa vie. Tous ses enfants le trouvent présent avec une correspondance pleine de suavité douloureuse. C’était un homme véritablement à Dieu et qui, parmi ses grands talents, était le plus humble, le plus petit et le plus obéissant des hommes. Dès que l’on avait parlé, c’était une démission totale de son propre esprit. Je n’ai pu prier pour lui après sa mort, n’ayant jamais douté de son bonheur éternel : il est présentement abîmé dans le sein de Dieu. Il a donné avant de mourir sa bénédiction à tous les [amis du dehors]3 qui veulent aimer Dieu. Il y a bien de l’apparence qu’il est mort martyr de la vérité : sa mort n’était pas naturelle. Souvenez-vous de celle de monsieur de C.4 : je crains qu’il n’y ait eu quelque rapport, mais laissons à Dieu le jugement de toutes choses.

Je prie Dieu de tout mon cœur d’assister monsieur le B. de R.5 et monsieur son frère, et de les mettre dans les dispositions nécessaires pour qu’ils Lui soient agréables de plus en plus. Je [564] suis fort touchée de la maladie du dernier. Je crois que s’ils s’unissaient à feu monsieur ***, cela leur serait une source de bénédiction et à vous tous, car c’était un vrai martyr du pur amour, inconnu aux hommes et à lui-même. Pour la bonne madame de N., je la salue cordialement et me recommande à ses bonnes prières. Rien ne me donne tant de joie que quand je vois des cœurs bien disposés pour Dieu. C’est l’unique nécessaire, d’aimer le Tout Aimable. Je vous salue tous in Domino. Vous m’êtes tous extrêmement chers, surtout vous, mon cher fr[ère], vous me tenez plus au cœur que je ne saurais exprimer et j’espère que Dieu vous conservera pour achever Son œuvre.

- Dutoit, tome IV, lettre 146, p. 562.

1Fénelon, qui fut en rapport courtois avec Poiret.

2Témoignage frappant de son union intérieure avec Fénelon.

3Les Trans. (Dutoit).

4Inconnu.

5Inconnu ; plus tard « M. de R. » désignera M[ademoi]selle de R[isbour].

.  À Poiret.

Mon très cher frère,

Je n’ai point voulu laisser aller N. sans vous écrire et sans vous envoyer par lui des marques de l’union intime que j’ai avec votre âme. Je vous assure que personne ne partage plus que moi toutes vos peines, mais il faut souffrir en cette vie pour être conforme à Jésus-Christ. Je n’ai que faire de m’informer à personne des dispositions de votre âme, de votre simplicité, et combien vous êtes [575] éloigné de toute domination : Dieu me l’a fait goûter de manière bien simple. Celui qui n’est pas tenté ni exercé, que sait-il ? Dieu vous aime trop pour ne pas vous donner des occasions d’exercer votre patience, et je dis que la croix est déjà une récompense du bien que vous faites en travaillant à l’œuvre du Seigneur par la charité que vous avez pour vos frères. S’il n’y avait point de créatures sur terre pour nous exercer, Dieu le ferait faire par ses anges afin de nous purifier encore davantage.

Ne faites aucune difficulté de m’écrire vos peines, car Dieu le veut bien de la sorte. Et j’espère que je ne vous affaiblirai jamais et qu’au contraire, Dieu me fera la grâce de vous fortifier toujours plus dans l’amour des souffrances et dans le désir de vous employer, comme vous avez fait jusqu’à présent, pour votre prochain, quelques obstacles que vous y trouviez. Un cœur généreux s’affermit dans le bien par l’opposition qu’il y trouve ; un cœur humble est comme un arbre qui a jeté de profondes racines et est affermi par le vent et les orages, au [576] lieu que ceux qui n’ont que des racines superficielles sont renversés et abattus.

Il ne faut pas vous étonner si vous êtes quelquefois faible dans les occasions et si vous êtes sensible aux coups qu’on vous porte : cela nous fait voir ce que nous sommes par nous-mêmes et ce que nous serions sans la grâce. Si nous étions toujours fermes et courageux, nous nous attribuerions quelque bien et nous ne serions pas dans une assez grande dépendance de Dieu : notre âme ne s’approfondirait pas dans l’humilité. Dieu Se sert de toutes nos misères mêmes pour la perfection de notre âme. Il est certain que, quand les esprits sont tournés d’un certain côté, quelque chose qu’on fasse pour les adoucir, on n’en saurait venir à bout.

Ma santé est très mauvaise, c’est ce qui fait que je ne puis dicter beaucoup, mais je vous suis très unie en Jésus-Christ. Je vous souhaite à tous la bénédiction et la paix de Jésus-Christ. Pax vobis !

- Dutoit, tome IV, lettre 149, p. 574.

.  À Poiret.

Je reçois toujours, mon cher frère en Notre Seigneur, une grande joie quand je vois de vos lettres : Dieu, ce me semble, a uni votre cœur au mien d’une manière particulière. Je le prie de tout mon cœur qu’Il vous conserve et vous fortifie pour achever Son œuvre et pour le besoin de plusieurs : c’est ce que j’espère de Sa bonté et que je Lui demande de tout mon cœur, car je ne vous oublie jamais. Je vous prie de vous souvenir, tous les vingt-cinq des mois, que c’est la fête du divin petit Maître, et je fais dire la messe ce jour-là pour tous Ses enfants, dont vous êtes un des principaux et un de ceux qui me tenez le plus au cœur. J’espère que ni la distance des lieux, ni nulle autre différence, ne nous empêcheront pas d’être réunis dans ce divin Objet qui rend tous un en Lui. Soyons si souples et si pliables que nous soyons comme des gouttes d’eau qui se perdent sans cesse dans l’océan divin.

- Dutoit, tome IV, lettre 150, p. 577.

L’Indice du tome V, p. 629 porte : « À Mr . Poiret. / Tome IV / Lettres 146.149.150, etc. », bien que la lettre 151 soit adressée à Mlle de Venoges à Lausanne, la 152 à Metternich…

. À Poiret. Après janvier 1715.

Mon très cher et vén[éré] frère en Notre Seigneur, quoique j'aie sentie vivement la perte que nous faisons de notre cher père, je n'ai pas laissé d'avoir au-dedans de moi une véritable joie, une certitude profonde de son bonheur. Je suis persuadée que Dieu n'a besoin de personne pour faire Son oeuvre, que je ne puis qu'adorer Ses décrets. Il prie Dieu sans doute pour le règne du petit Maître, n'ayant pas eu toute la liberté de travailler extérieurement à l'étendue de ce règne.

Je ne puis m'empêcher de désirer votre conservation et de la demander à Dieu pour l'accomplissement de Son oeuvre. Il me semble que ma vie ne tient plus qu'à un filet, et cependant je suis persuadée que, malgré ma faiblesse, si Dieu veut encore Se servir de ce méchant néant, Il me conservera la vie ; que s'Il ne le veut pas, j'ai le pied dans l'étrier, toute prête à partir quand il Lui plaira.

Je salue de tout mon cœur monsieur le B. de R. et sa famille1 et tous vos bons amis et amies2 : je prie Dieu de leur être toutes choses. Disons souvent tous de concert : Adveniat regnum tuum ! Plus ce règne paraît éloigné par l'augmentation de l'iniquité des hommes, plus j'espère, parce que la puissance de Dieu est sans bornes, qui pourra mettre des limites à ce torrent d'iniquité et tirer de cette corruption générale un peuple choisi qu'Il Se consacrera. Que Sa volonté soit toujours accomplie ! C'est tout ce que nous pouvons désirer. Croyez-moi entièrement toute à vous et à ceux qui sont avec vous. Nos amis sont plus à vous que je ne puis vous dire.

- Dutoit, tome IV, lettre 162. Le début du second paragraphe est cité par M. Chevallier, Pierre Poiret…, p. 114.

Cette lettre est adressée à Poiret parce qu’elle commence par  « Mon très cher et vén[éré] frère en Notre Seigneur ». Un argument moins probant tient compte de l’Indice de Dutoit, t. IV, p. 629 : « À M. Poiret. / Tome IV / Lettres 146, 149, 150 etc. » : cette lettre 162 est la seule qui suive cette série et paraissant être adressée à Poiret, tandis que les lettres 75 (éditée précédemment) et 82 (lettre suivante adressée peut-être à Poiret mais concernant surtout Homfeld), précèdent la lettre 146 citée.

1Non identifiés. Plus tard « M. de R. » désignera M[ademoi]selle de R[isbour]. B. de R. = baron de Risbour ?

2Les deux frères Homfeld, l’éditeur Jean-Luc Wetstein, l’avocat Godart von Ewijck et son épouse Gertrude Bosch…

. À Poiret ? et Homfeld. [D.4.82].

Je vous prie, cher **, d’écrire à ** que je suis très unie à lui, et que j’espère que Dieu nous fera la grâce d’achever notre carrière dans l’union à Son bon plaisir, dans le dégagement de nous-mêmes, de tout intérêt propre de temps et d’éternité, pour ne vouloir que la seule gloire de Dieu et Son seul intérêt dans nous et dans tous nos frères. Je salue aussi le bon ***. Je prie Jésus-Christ de lui imprimer dans le fond de l’âme Sa divine vérité, et je demande la même chose pour tous. M. ** est toujours mal. J’espère que Dieu ne le cueillera pas en bouton, je le souhaite si c’est pour Sa gloire. J’ai été très affligée de son mal et le suis encore, mais la volonté de Dieu est au-dessus de tout. Je salue tous les enfants du Seigneur.

Pour le bon M. *, mandez-lui1 qu’il faut rester dans un humble silence, et que son cœur soit comme un papier blanc, afin que Dieu y imprime ce qu’il Lui plaira. Lorqu’il se trouvera trop distrait, qu’il fasse quelque petit acte comme serait : « Mon Dieu, je suis ici pour faire Votre volonté, pour attendre Vos ordres, non pour me rechercher moi-même ; je ne désire aucune assurance, je veux Vous servir à mes dépens, et non pour Vos faveurs. » Véritablement, qui dit abandon ne dit pas assurance. Il faut se dépouiller de tout notre propre pour adhérer à ce que Dieu est en Lui-même pour Lui-même. Il faut être comme un domestique affectionné et respectueux qui attend avec grande patience les ordres de son maître. L’Ecriture dit : J’ai attendu le Seigneur avec grande patience, Il S’est enfin abaissé à moi.2 Et en un autre endroit : Souffrez les suspensions et retardements des consolations afin que votre vie croisse et se renouvelle. Soyez en paix dans votre douleur,3 et demeurez uni à lui. C’est donc en supportant l’aridité, en supportant le défaut des consolations qu’on acquiert une nouveauté de vie.

Je salue bien cordialement les deux frères4.

- Dutoit, t. IV, Lettre 82.

La lettre est-elle adressée directement à Poiret ? Il nous paraît plus probable qu’elle est adressée à un tiers (peut-être à Cambrai ? On connaît la relation épistolaire entre Fénelon et Poiret), chargé d’écrire à son tour à Poiret auquel s’adresserait en partie le premier paragraphe : Poiret, âgé, souffrait gravement à la fin de sa vie (d’hémorroïdes entre autres). Le second paragraphe, concerne l’ami Otto Homfeld, selon l’Indice de Dutoit. Nous plaçons cette lettre, concernant collectivement le groupe de Rijnsburg,  en transition entre celles adressées à Poiret et celles adressées directement à Otto.

1Otto Homfeld.

2Ps. 39, 2.

3Ecclésiastique 2, 3-4.

4Jodocus et Otto Homfeld.

.  À Homfeld. [D.1.81]

Je bénis Dieu de la miséricorde qu’Il vous a faite, d’être tourné à Lui après les égarements de la jeunesse. C’est souvent où le péché a abondé que la grâce surabonde1. Vous êtes beaucoup obligé à Dieu de ce qu’Il vous donne un esprit de recueillement, qui est si nécessaire : cet esprit est comme l’étoile des Mages, qui leur enseignait où Jésus-Christ était né ; le recueillement nous apprend où Dieu veut être cherché, qui est dans le plus intime de nous-mêmes. La plupart des hommes passent leur vie à Le chercher au-dehors, et ils ne Le trouvent point, parce qu’Il veut leur apprendre que son règne est au-dedans de nous2. Saint Augustin disait : Je Vous cherchais partout, ô mon Dieu, et je ne Vous trouvais point ; je ne Vous ai pas plutôt cherché au-dedans que je Vous ai trouvé3. Suivez donc cette étoile salutaire, qui vous conduira infailliblement. Allez par la foi et par l’amour, et vous irez bien.

Le démon fait tous ses efforts pour empêcher le recueillement intérieur, [249] parce que c’est par là que nous découvrons l’abandon à Dieu, qui le met hors d’état de pouvoir nous nuire. Il n’attaque point, ou que très rarement, ceux qui marchent par d’autres voies : il se contente de leur tendre au-dehors des pièges où ils entrent d’eux-mêmes. Mais pour les personnes qui veulent être à Dieu par l’intérieur, il tâche de les détourner de cela, ou par beaucoup d’occupations inutiles, ou par le goût des choses de la terre. Il n’en sera pas ainsi de vous, car j’espère que vous suivrez Dieu par une donation entière que vous Lui ferez de vous-même et de votre liberté. Alors Il prendra soin de vous, Il vous conduira Lui-même, et Il étendra votre cœur par amour, et vous direz avec le Prophète : J’ai couru dans les voies de Vos préceptes sitôt que Vous avez étendu mon cœur4.

Vous ne devez point craindre que ce soit par paresse que vous aimez ce chemin, car Dieu y appelle tout le monde, et vous particulièrement. Je vous dis et vous répète que c’est la véritable voie, sans laquelle on ne saurait [250] véritablement trouver Dieu ni être uni à Lui. Ne craignez donc point et marchez, quoique dans l’obscurité. Vous irez sûrement, parce que Jésus-Christ sera Lui-même votre conducteur. La nature, toujours empressée, veut agir et voir Son opération, empêchant par là l’opération de la grâce. Une œuvre ne peut être plus parfaite que le principe dont elle part. Si Dieu agit en nous, quoique d’une manière imperceptible, Il fera des œuvres parfaites, mais si nous agissons nous-mêmes, sous de bons prétextes, nous ferons des actions souvent très imparfaites, et même mauvaises, puisque nous empêchons le bien que Dieu veut faire en nous. Demeurez donc en paix et silence auprès de Dieu. Tout ce qui vous est permis est un retour simple au-dedans de vous à Dieu qui y habite, quoique d’une manière cachée : quelque petit réveil d’une tendance amoureuse vers Lui, mais sans actes multipliés, qui vous arrêteraient absolument dans votre état et qui vous feraient faire un circuit continuel sans jamais avancer.

Puisqu’il faut mourir à votre activité propre, tout ce qui vous fait mourir [251] plus vite est le mieux pour vous. Or cet état nu le fait promptement : il y a un feu caché qui, quoique couvert de cendres, consume les imperfections de la créature peu à peu, et bien mieux qu’elle ne pourra faire par elle-même. Voyez la différence d’une personne qui couperait au-dehors un morceau de bois pour en ôter les défauts, et d’un autre qui fond un métal pour le purifier : le travail de la créature est de couper le bois, mais le travail de Dieu fond et dissout tout ce qui est en nous, afin de nous faire changer de forme. Tenez-vous ferme à ce conseil, car votre propre raison vous persuadera souvent que vous ne faites rien, que vous reculez même au lieu d’avancer. Il faut une double patience, et pour laisser agir Dieu et pour nous supporter nous-mêmes.

Quant aux distractions dont vous vous plaignez, comme l’opération de Dieu se fait ordinairement dans le centre de l’âme d’une manière nue et cachée, les sens intérieurs n’en étant pas capables, ils sont comme des enfants qui courent ça et là, n’ayant rien qui les arrête. Il faut bien se donner de garde de sortir du recueillement intérieur pour [252] s’amuser à regarder ce qui se passe dans la fantaisie et l’imagination : ce serait comme une épouse qui quitterait son époux pour aller regarder par la fenêtre ce qui se passe dans la rue.

Il y a deux sortes de distractions : celles qui viennent de l’attache à quelque objet, quel qu’il soit, et qui nous représentent souvent ces mêmes objets, comme affaires, ou autres choses ; celles-là seulement peuvent nuire, c’est pourquoi il faut se détacher de toutes choses, et ne point écouter ce qui vient soit pour affaires, soit pour autres choses, dans la prière ; et celles-là ne se guérissent que par le détachement du cœur. Il y a aussi des distractions vagues, qui ne font que passer et qui ne viennent que de la folie de l’imagination. Il ne faut point vous inquiéter de celles-là : elles servent même souvent à vous cacher à nous-mêmes ce qui se passe dans notre cœur.

Car la créature a tant d’amour propre qu’elle veut prendre sa part à tout ce qu’elle connaît que Dieu opère en elle : c’est ce qui fait que Dieu lui cache Son opération afin qu’elle ne la salisse pas par une vue propre et recourbée sur [253] elle-même. Dieu est si pur que tout ce qui n’est pas Lui ou de Lui, quelque bon qu’il paraisse, redevient impur par le mélange de la créature. Lorsque l’eau vient du ciel, elle est toute pure : elle n’est pas plutôt tombée sur la terre qu’elle se salit par l’impureté de la terre et de la poussière. C’est ce qui fait que Dieu nous dérobe avec soin tout ce qu’Il veut bien faire en nous, et nous ne Le connaissons que lorsque l’ouvrage est achevé. Lorsque la fleur n’est encore qu’en bouton, nous ne la voyons point, mais à mesure qu’elle se déploie et que le soleil lui donne son brillant, on la voit dans toute sa beauté. Il en est ainsi de l’œuvre de Dieu en nous : tant qu’elle est cachée au-dedans et n’est qu’en bouton, nous ne connaissons pas ce que Dieu fait en nous, mais un jour viendra que nous verrons l’admirable travail qu’Il y a fait et nous serons charmés de sa beauté. Il ne faut que du courage, de la fidélité, de la persévérance, et une mort générale à toute sorte d’activité. Je vous envoie la bénédiction du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

- Dutoit, tome I, lettre 81, p. 247.

1Rom. 5, 20.

2Lc. 17, 23.

3Confessions, Livre X, ch. 6 et 27.

4Ps. 118, 32.

.  À Homfeld.

Votre petit billet m’a fait un grand plaisir, mon cher enfant, et vous m’êtes bien cher en Notre Seigneur. Les lettres que vous avez vues [48] de M. Bertot ne doivent point vous étonner. Il y en a beaucoup pour des religieuses pour lesquelles il faut de grandes précautions, parce qu’elles ont des supérieures et des directeurs particuliers qui sont pour l’ordinaire bien éloignés des voies intérieures. D’ailleurs il y a beaucoup de volubilité et d’imagination dans l’esprit des filles, qui, suivant assez ordinairement les conseils du confesseur et directeur de la maison, et non pas une direction réglée par d’autres directeurs, M. B[ertot], qui ne voulait point s’exposer à la critique de leurs mêmes directeurs, ne pouvait leur donner que des conseils passagers. De sorte que ce que vous voyez pour les autres, ne doit point vous arrêter dans votre voie. Car ce serait une grande tentation, lorsque Dieu a commencé à tirer une âme au repos et au recueillement, de vouloir rentrer dans ses propres pratiques et méthodes : c’est se dérober à Dieu, c’est faire une perte irréparable. De plus M. B[ertot] avait de jeunes dames qui ne faisaient que commencer de se donner à Dieu et même de se convertir. Il appréhendait que la conversation fréquente [49] avec des âmes plus avancées ne les portât à se dénuer avant que d’avoir été vêtues, au lieu que, comme dit saint Paul2, il faut commencer par être survêtu. Ces personnes-là, ayant peu de connaissance même des mystères de la religion, avaient besoin d’en être instruites, d’y faire des réflexions et de se les imprimer dans le fond de l’âme, et n’ayant encore rien de Dieu, ignorant même l’attrait du recueillement, si elles n’avaient pas quelque chose qui les soutînt et qui les introduisît dans la voie intérieure, si les pratiques ne les soutenaient pas, exposées comme elles sont au-dehors, elles retourneraient bientôt dans leurs premières habitudes, tout les flattant du côté du dehors.

Pour vous, Dieu vous a certainement appelé à une oraison simple devant Lui. Et, comme Il agit en vous, il faut que vous cédiez à Son action. Or comme on ne sent pas toujours l’action de Dieu, et que souvent Il Se cache, on est alors tenté de reprendre sa propre activité, surtout quand on lit quelque chose qui a rapport à cela. [50] Mais demeurez abandonné à Dieu sans réserve : exposez-vous devant Lui, recueillez-vous auprès de Lui, dégagez-vous de votre propre activité. Tout ce que vous pouvez vous permettre, lorsque vous êtes trop dissipé et distrait, est un simple retour au-dedans vers Celui que la foi vous assure y être présent. Votre oraison doit donc être une oraison de foi. Suivez ce chemin, et du reste, abandonnez-vous à Dieu sans réserve, souhaitant plutôt qu’Il vous conduise à l’aveugle que de vous conduire vous-même.

Dieu prend souvent plaisir à nous dérouter pour voir si nous sommes abandonnés à Sa conduite et si nous ne cherchons point, dans nos retours sur nous-mêmes, un secours que Lui seul peut et veut nous donner. Or comme ce secours est souvent caché, nous craignons. Et pourquoi craignons-nous ? C’est parce que nous nous cherchons encore nous-mêmes, et des assurances hors de Dieu. Si nous étions bien persuadés que, comme dit l’Apôtre, nous ne sommes plus à nous [51] -mêmes, mais à Celui qui nous a rachetés d’un grand prix3, nous Le laisserions faire de tout ce qui Lui appartient tout ce qu’il Lui plaira, sans nous en mettre en peine. Qu’est-ce qui fait vos doutes et vos agitations, si ce n’est l’intérêt que vous prenez pour vous-même ? Il est certain que Dieu permet que les âmes qui veulent être à Lui sans réserve, éprouvent des bourrasques de tentations et des révoltes de leurs passions. Dieu ne le permet de la sorte que pour leur faire voir ce qu’ils sont et pour les enraciner dans l’humilité, car tout édifice qui n’est pas bâti sur une profonde connaissance de nos misères n’est bâti qu’en superficie.

On fait bien des bâtiments qui paraissent au-dehors, mais pour les trésors, on les cache dans des souterrains afin qu’ils ne soient point exposés au pillage des passants. On couvre même ces souterrains de ronces et d’épines afin que les yeux des voleurs ne les découvrent point. Les voleurs sont notre amour propre, l’amour de notre propre excellence, le désir d’être quelque chose, et le démon. Laissez à [52] Dieu de cacher le trésor qu’Il met en vous avec les ronces et les épines des passions révoltées. Quand vous vous trouvez dans cette agitation, enfoncez-vous au-dedans de vous-même, et dites comme le Roi-Prophète : Levavi oculos in montes : auxilium meum a Domino qui fecit coelum et terram4. Non, mon très cher frère, vous ne trouverez de secours qu’en Lui seul. Demeurez donc humilié et abattu sous Sa puissante main, et ne comptez point sur vous-même. S’appuyer, en l’état où vous êtes, sur vos propres pratiques, c’est s’appuyer sur un roseau cassé qui vous percera la main sans vous soutenir.

Le démon fait tous ses efforts contre les âmes qui marchent par cette voie parce qu’il est jaloux de la gloire de Dieu : il ne prétend autre chose par là que de la leur faire quitter. Mais soyez ferme et courageux, ne regrettez pas les oignons d’Égypte. La manne, à la vérité, n’a pas un goût si piquant, mais elle est pure et céleste. [53] Elle nous est donnée de la main de Dieu et nous nourrit chacun selon notre besoin. Quand il est dit qu’elle avait tous les goûts5 il ne faut pas s’imaginer que ce fut un goût grossier pour flatter l’appétit, mais une certaine convenance à chacun selon les tempéraments. Il en est ainsi de cette manne cachée et intérieure : les sens n’y trouvent pas de satisfaction comme dans les pratiques plus grossières, mais elle a les qualités qui sont propres à chacun de nous, selon les desseins de Dieu sur notre âme, et notre fidélité à Lui correspondre dans notre degré d’une manière plus ou moins passive.

Il y a deux sortes de morts : une active, qui consiste à nous renoncer dans tous les moments de la vie d’une manière active dans les commencements, de sorte que, comme on voit alors plus facilement ses défauts, on a aussi plus de force pour les corriger. Il semble que Dieu laisse alors notre âme entre nos mains : nous la retenons nous-mêmes avec plaisir comme par un frein, nous voyons toutes ses démarches ; et nous voyons en même [54] temps la fidélité avec laquelle nous l’arrêtons lorsqu’elle veut s’échapper le moins du monde. Et ceci est un renoncement actif à nous-mêmes, qui nous satisfait beaucoup parce que notre travail est toujours sous nos yeux et que nous voyons notre progrès. Cette première mort est nécessaire et cause un amortissement extérieur.

Mais lorsque Dieu veut faire mourir le propre esprit et nous mettre dans une mort passive qu’Il opère Lui-même, Il semble renverser tout notre travail : Il repousse au-dehors ce que nous tenions renfermé au-dedans. Nous étions comme un sépulcre bien blanchi et bien paré, mais notre divin Maître, pour nous faire sentir ce que nous sommes, ôte la couverture de ce sépulcre et nous fait voir toute la corruption qui est au-dedans : en nous la montrant, il en vide le sépulcre et met cette pourriture sur la superficie en sorte que ce qui faisait le plaisir de la vue, en fait l’horreur. Nous voudrions bien renfermer de nouveau cette pourriture au-dedans, mais le Maître ne le permet pas : au contraire, Il le vide toujours plus, [55] et quand Il l’a ainsi vidé, Il le blanchit, Il l’orne, Il l’embellit, Il y met même des trésors immenses.Mais Il se donne bien de garde de nous les laisser voir : au contraire, Il les cache, Il les scelle de Son sceau, ainsi qu’Il l’avait dit à l’ épouse des Cantiques : Mets-Moi comme un sceau sur ton cœur et sur ton bras6. C’est Moi-même qui veux être ce cachet : Je veux que ton cœur soit fermé à tout autre qu’à Moi-même, que tu le perdes de vue, Je veux que toutes tes actions Me soient tellement consacrées qu’il n’y en ait pas une qui ne soit pour Moi ; mais Je veux en même temps que ces actions soient cachetées, que tu ne les connaisses pas, que tu les ignores même, comme il est dit dans les mêmes Cantiques : Si vous vous ignorez, ô la plus belle des femmes7. Elle n’est la plus belle des femmes que parce qu’elle est celle de toutes qui s’ignore le plus, qui a le moins de retours et de regards sur elle-même.

Ô divin Amour, si Vous étiez aimé comme Vous le méritez, pourrait-on voir quelque autre que Vous ? [56] Pourrait-on retourner ses regards sur soi-même ? L’amour est bien faible lorsqu’il laisse des yeux pour voir autre chose que son divin Objet. Aussi cette épouse qui s’ignorait si fort elle-même, dit-elle ensuite que la multitude des grandes eaux ne sauraient éteindre sa charité8. Quelle est cette multitude des grandes eaux, sinon les tentations, la révolte des passions, les épreuves de toute manière ? La charité est parfaite lorsqu’elle ne peut s’éteindre par ces choses. L’amour est fort comme la mort9 parce qu’il n’y a que l’amour seul qui puisse produire une véritable mort intérieure et non en superficie : Sa jalousie est dure comme l’enfer, parce qu’Il ne veut rien laisser à la créature qu’elle puisse s’approprier et dans quoi elle puisse se complaire.

Voilà une longue lettre, qui vous en dira beaucoup plus qu’elle n’exprime si vous écoutez Dieu, si vous voulez bien vous quitter vous-même, et ne prendre non plus d’intérêt pour vous que pour une guenille qu’un chien traîne dans la boue, ainsi qu’il fut montré à Henri Suso10. Après que Dieu l’eut élevé jusqu’à son origine, Il le laissa dans une très grande pauvreté et une tentation secrète qui lui dura jusqu’à la mort. Plus vous vous quitterez vous-même, plus vous demeurerez attaché à Dieu seul, plus vous irez sûrement, quoique vous ne sentiez aucune certitude. Croyez que vous m’êtes très cher en Jésus-Christ comme aussi mon vénérable frère11.

- Dutoit, tome III, lettre 10, p. 47.

1Intéressant témoignage sur la possession par le groupe hollandais des dossiers qui constitueront le Directeur mystique édité en 1726, très probablement – Poiret étant mort en 1719 – par Otto Homfeld. Ce dernier, protestant, lisant les lettres de Bertot, reçoit l’exégèse de Madame Guyon, bien au courant des habitudes catholiques.

2II Cor. 5, 2-3 : « Et c’est le désir de posséder cette demeure céleste et d’être revêtus [de la gloire] qui nous fait gémir / Si toutefois nous sommes trouvés vêtus et non pas nus » (Amelote).

3I Cor. 6, 19-20.

4Ps. 120, 1-2. J’ai levé les yeux vers les montagnes. Mon secours vient du Seigneur qui a fait le ciel et la terre D.

5Sag., 16, 20-21.

6Cant., 8, 6.

7Cant., 1, 7.

8Cant., 8, 7.

9Cant., 8, 6.

10 « Il vit un chien qui courait au milieu du cloître et portait un paillasson [« un tapis râpé » trad. Lavaud, p.168] usé dans sa gueule […] il le lançait en l’air, il le jetait par terre, et il le déchirait. […] Il fut dit en lui : il en ira exactement ainsi pour toi dans la bouche de tes frères […] Il ramassa le paillasson et le garda bien des années comme un objet cher et précieux… », Suso, Vie, 20, cité par L. Cognet, Introduction aux mystiques rhéno-flamands, Desclée, 1968, p. 164.

11Le pasteur Poiret.

.  À Homfeld. [D4.62]

Votre petit billet n’a donné un véritable plaisir, voyant les dispositions de grâces que Dieu a mis en vous. La plupart des hommes ne compte pour grâce que celle qui les flatte et qui est pleine de suavité, mais la grâce renfermée dans l’amertume, dans la sécheresse, dans l’obscurité, est une bien plus grande grâce. Dans la première, Dieu nous donne quelques marques de Son amour, mais dans la seconde Il tire des preuves essentielles du nôtre. Et cet amour, qui paraît sec, et qui est en quelque manière gratuit, attire la plénitude de l’amour de Dieu en nous, quoique d’une manière cachée.

Si Dieu n’en usait de la sorte, nous prendrions quelque chose à tout cela, et nous corromprions, autant qu’il serait en nous, la grâce même de Jésus-Christ. Car la nature est si maligne, qu’elle se nourrit de tout ce qu’elle distingue et dont elle s’aperçoit. C’est ce qui fait que Dieu nous met en obscurité, afin de cacher Son opération en nous. Je vous conjure donc de demeurer toujours abandonné à Sa conduite, de ne vouloir rien que ce qu’Il vous donne, et à la manière qu’Il vous le donne.

C’est cette mort de toute volonté pour ce qui nous concerne, qui plaît infiniment à Dieu, et qui L’oblige en quelque manière à prendre un soin plus particulier de nous. Plus nous nous abandonnons à Lui sans nous rechercher nous-mêmes, plus Il prend soin de nous : Il nous porte entre Ses bras comme un bon père et nous devenons l’objet de Sa complaisance. Croyez que je suis très unie à vous dans le cœur de Jésus, que je prie d’achever en vous ce qu’Il y a commencé.

- Dutoit, t. IV, Lettre 62, p. 179.

.  À Homfeld. [D4.73]

Je vous assure, mon cher frère en Notre Seigneur, que votre billet me donne beaucoup de consolation, y remarquant l’avancement de votre âme, Dieu vous ayant fait la grâce de vous donner une oraison simple, qui est celle de foi et de recueillement, et qui est en vérité une des plus grandes grâces de Dieu. Vous devez la continuer sans hésiter, soit qu’elle soit facile ou pénible : car Dieu est également dans l’une et dans l’autre, et même plus dans la dernière que dans la première, parce que c’est une opération secrète qui, en nous purifiant, nous dérobe l’opération de Dieu en nous.

Quand une fois on en est venu là, il faut bien se donner de garde de changer de route, ni même d’hésiter sous quelque prétexte que ce puisse être, le simple doute étant même injurieux à Dieu, parce qu’il faut s’abandonner absolument à Sa conduite. Il sait mieux ce qui nous convient que nous-mêmes. Si on ne demeure pas ferme en un état, on reste vacillant, et on détruit sous bons prétextes par sa propre activité ce que Dieu opère en nous. Demeurez donc ferme à ce que l’on vous dit là-dessus, et ne craignez point.

Ceux qui ont tant précautionné contre l’oisiveté, ont apparemment eu des personnes comme j’en ai connues moi-même, qui sans aucun don d’oraison, et par une certaine indolence, demeuraient sans rien faire ni extérieurement ni intérieurement et qui, ayant lu ensuite quelques traités sur l’oraison passive, se sont faussement imaginés d’y être ; et quoiqu’on ait tâché de leur faire connaître le contraire, ils ont persévéré dans cette pensée par l’amour de leur propre excellence. Mais il est bien aisé de connaître ces personnes : ils n’ont jamais ni connu, ni goûté rien de Dieu, ils n’ont jamais éprouvé un instant de recueillement, et ne savent ce que c’est que par la lecture. Et quoiqu’ils soient de la sorte, ils sont dans une si grande sécurité, qu’ils s’imaginent pouvoir conduire les autres dans un chemin qu’ils ignorent eux-mêmes, faute d’en avoir fait l’expérience. Aussi n’y voyons-nous pas les fruits que l’on remarque dans les autres, qui sont : la petitesse, la défiance d’eux-mêmes, une certaine tendance à n’être rien, une lumière sur leurs propres défauts que les autres ignorent absolument, et dont ils ne sauraient souffrir d’être éclairés. Ils n’ont point non plus une plus grande connaissance de ce que Dieu est et de ce qu’Il mérite, mais une ignorance absolue des voies de Dieu et de Son pur amour.

Tout ceci n’est point ni dans M***1 ni en vous. Ainsi allez donc sans hésiter : car c’est blesser le cœur de Dieu que de ne se pas abandonner totalement à Lui, et de se défier après s’être donné.

Vous me direz que ce n’est pas de Dieu que vous vous défiez, mais de vous-même. Vous avez grande raison de vous en défier, et c’est pour cela même que vous devez vous abandonner à Dieu sans réserve, afin qu’Il corrige et qu’Il rectifie ce qu’il ne Lui plaît pas en vous, et qu’Il y fasse ce qu’Il y désire. Nous nous trompons souvent, croyant pouvoir faire ce que nous ne pouvons faire et que Dieu même, s’Il nous aime, ne permettra pas que nous fassions, de peur que nous ne nous attribuions ce quI désire nous enfoncer de plus en plus afin de devenir notre Tout : car Dieu est un Dieu jaloux.

Pour ce qui regarde vos défauts, l’oraison les amortira peu à peu, quoique Dieu vous en laissera autant qu’il sera nécessaire pour détruire la vaine gloire et l’appui en vous-même, qui est ce qu’il y a de plus opposé à Dieu et qu’Il travaille le plus fortement à détruire. Ne nous trompons point : nous pouvons essuyer la superficie, mais Dieu seul peut détruire les défauts fonciers, en séparant la terre de nous-mêmes d’avec Ses propres opérations et Sa pure lumière. Comme vous verrez la réponse à Mr***1, je ne vous en dis pas davantage sinon que vous m’êtes très cher en Jésus-Christ, et le bon frère2, que je salue cordialement.

- Dutoit, t. IV, Lettre 73, p. 212.

1Poiret.

2Jodocus Homfeld.

.  À Homfeld. [D4.75]

Pour ***1, qui m’est très cher aussi en Notre Seigneur, il ne faut pas qu’il s’étonne s’il perd quelquefois le recueillement aperçu dans les occupations qui sont de l’ordre et de la volonté de Dieu. Il suffit alors d’une simple inclination de la volonté vers Dieu, ou même de la disposition foncière d’être à Dieu sans réserve. Notre esprit et notre cœur ne peuvent pas être toujours tendus. Ce n’est pas aussi ce que Dieu demande de nous, puisque cela est incompatible avec la fragilité de l’humanité. Mais il faut qu’en devenant plus simple, l’attrait se simplifie aussi. Et plus il est simple, moins il est sensible. Je vous assure que vous m’êtes tous deux très chers en Notre Seigneur, et que je ne vous oublierai pas dans la grande fête de Pâques.

- Dutoit, t. IV, Lettre 75 § 2. Le début de la lettre, éditée précédemment, est adressée à Poiret. Il est naturel que Madame Guyon groupe deux destinataires en une même lettre par ailleurs délicate à faire parvenir jusqu’aux membres du petit cercle de Rijnsburg.

1Otto.

.  À Homfeld. [D4.78]

Vous me demandez ce que j’ai voulu vous dire par ces expressions de laisser tomber les réflexions et de tenir le cœur au large. Ce que je veux dire est que nous sommes naturellement portés à la réflexion, ce qui empêche et trouble beaucoup la paix de notre âme. On veut voir, connaître, et sentir ce qu’on fait : si c’est quelque chose d’imparfait, il est à craindre d’en être troublé et découragé ; si c’est quelque chose de bon, la présomption excite notre esprit comme malgré nous. Et quoiqu’on n’y consente pas, cela ne laisse pas de tenir la glace pure de notre esprit qui, comme un miroir, doit être dégagé de ces deux haleines, de la tristesse et de la complaisance en soi-même, afin que Dieu S’y présente au naturel.

Si nous pouvions vivre sans réflexion et sans retours sur nous-mêmes, nous vivrions dans une parfaite pureté. Mais comme cela est difficile en cette vie, sitôt qu’on s’aperçoit que quelques-uns de ces petits nuages se sont élevés, il faut les laisser tomber aussitôt, ne s’en entretenant pas un moment, ce qui se fait en se tournant simplement vers Dieu d’une manière amoureuse et comme par un simple regard, sans acte distinct. Toutes les fois que la même chose s’élèvera en vous, il n’y a qu’à la laisser tomber, ce qui est un acte très simple, comme celui d’une personne qui cessant de tenir ce qu’elle tient dans sa main, la chose tombe de soi-même, et sans effort.

L’étendue ou la largeur du cœur est aussi très nécessaire. Dieu étant immense, il faut un cœur fort étendu pour Le recevoir. Il est dit que Dieu avait donné à Salomon un cœur étendu comme le sable de la mer1. Le cœur s’étrécit aisément par les craintes, les retours sur soi-même, le propre intérêt : c’est donc ce qu’il faut bannir de chez vous, afin que Dieu puisse faire Sa demeure en votre âme. Quoique notre cœur soit étroit, Dieu ne laisse pas d’être avec nous, mais d’une manière fort serrée. Il ne Se donne abondamment qu’à mesure de la vastitude de notre cœur.

Mais, me direz-vous, comment ce cœur est-il étendu ? Par une certaine souplesse à tous les vouloirs divins et aux ordres de Sa Providence, ne voulant que ce que nous avons de moment en moment, persuadés que nous devons être que ce Père plein de bonté sait mieux ce qu’il nous faut que nous-mêmes, et qu’Il ne manquera pas de nous le donner. Ainsi, ne voulant rien que ce qu’Il nous donne, notre cœur n’est plus rétréci ni par la crainte ni par le désir, et nous entrons insensiblement en ce moment éternel, qui n’est autre que l’ordre inviolable de la Providence sur nous.

- Dutoit, t. IV, Lettre 78, p. 227.

1III Rois 4, 29.

.  À Homfeld. [D4.80]

Vous ne saurez jamais manquer, mon cher frère, en vous appliquant les maximes de l’abandon, de la foi, du renoncement continuel à vous-même et de l’amour pur et désintéressé : cette route est sans méprise. Plus vous vous confierez et abandonnerez à Dieu, plus Il prendra soin de vous conduire.

N’entrez jamais en aucune défiance ni doute, parce que cela fait tort à la bonté infinie de Dieu. Vos misères, loin de vous décourager, doivent faire un effet tout contraire, puisque c’est un contrepoids que Dieu met en vous pour vous empêcher de vous élever. Nos misères ne déplaisent pas à Celui qui fait que nous ne sommes que boue, pourvu que nous ne L’offensions pas volontairement. Les fautes de surprise sont souvent plus utiles que de certaines vertus éclatantes.

Tout ce que Dieu désire est que nous soyons réellement convaincus que nous ne sommes rien, que nous ne pouvons rien de nous-mêmes, que le bien qu’Il a mis en nous Lui appartient, de telle sorte que nous ne pouvons nous en attribuer la moindre chose sans L’offenser beaucoup. Allez donc à Lui bonnement, simplement, sans tant de retours sur vous-même. Les lettres de **1 sont propres à vous causer des retours, mais il faut tout laisser tomber et suivre simplement votre route, ne songer qu’à procurer la gloire de Dieu et à Le glorifier vous-même : Il prendra soin de ce qui vous concerne. On dit que Notre Seigneur dit un jour à sainte Catherine de Sienne : « Ma fille, pense à Moi et Je penserai à toi ». Ne songeons qu’à Dieu, oublions-nous et tout ira bien !

- Dutoit, t. IV, Lettre 80, p.232.

1 Probablement Bertot, qu’Homfeld lisait : v. l’exégèse précédente de Madame Guyon dans la lettre 376 (Le Directeur mystique sera édité par les survivants du groupe de Rijnsburg en 1726).


II  Metternich

.  Au baron de Metternich.

Ne craignez jamais, mon cher frère, de m’importuner. Votre âme m’est infiniment chère, et je voudrais de tout mon cœur, si c’était la volonté de Dieu, contribuer à son véritable bien. J’avais toujours espéré que votre abandon surmonterait votre peine. Mais puisque Dieu permet que ce soit autrement, je persévère dans la pensée que vous devez prendre trois mois pour demander à Dieu qu’Il vous fasse accomplir Sa sainte volonté ; et si après cela vous trouvez en vous une certaine correspondance du cœur pour ce mariage, faites-le sans retour et sans scrupule.

La plupart des personnes qui se donnent à Dieu font la faute que vous avez faite. Ils se font une perfection selon leurs vues, et sur cela ils font choix d’un état qu’ils regardent comme le plus parfait, au lieu de se laisser à chaque moment dans la main de Dieu : à chaque jour suffit son bien et son mal. Dieu, qui prend plaisir de renverser la destination que nous faisons de nous-mêmes, parce qu’Il veut nous conduire par un abandon total, détruit souvent ces idées d’un état parfait, permettant que nous soyons fortement tentés du contraire : et ainsi nous sommes réduits à une vie plus commune, plus humiliée et plus petite.

Suivez donc présentement ce que le Seigneur vous mettra au cœur, et puisqu’Il a préparé Lui-même une personne qui vous convient, demeurez abandonné à Lui, et faites bonnement ce qu’Il vous mettra au cœur. Il semble que Dieu donne à présent aux gens mariés qui s’unissent ensemble, dans la vue de Le servir, la grâce de l’intérieur qui semble se retirer insensiblement des cloîtres. Que conclure de cela, sinon que si Dieu vous appelle à une vie commune, elle sera plus parfaite pour vous que celles que l’on estime plus parfaites, qui cependant ne peuvent avoir de perfection qu’autant qu’elles sont conformes à ce que Dieu veut.

Pour ce qui est de votre oraison, elle est bien : continuez de la faire de même. On conseille aux personnes qui commencent, de rentrer souvent en eux-mêmes, et de faire plutôt une oraison de cœur et d’amour qu’une d’abstraction ou de pensée, parce que la volonté étant la souveraine des puissances, elle a un pouvoir singulier de les réunir en elle, et ainsi de les rapprocher du centre. Cette voie d’amour est la plus sûre et la plus courte, et elle unit plus que nulle autre l’âme à son Dieu. Mais lorsqu’il y a longtemps que l’on fait oraison et que l’on a acquis l’habitude de la faire, il serait difficile d’en revenir à ces détours, et on n’a qu’à demeurer comme on est. Toute oraison dont Dieu est le principe est bonne. Ainsi je ne suis pas surprise que vous ne puissiez ni vous élever ni vous rabaisser. Je vais vous dire sur cela huit ou dix petits vers :

Immense Dieu, grande Nature,

Qu’afin de pouvoir rencontrer

Il ne faut sortir ni rentrer

Au sein d’aucune créature,

Qui est de soi, qui chez soi vit,

Qu’un épais brouillard nous ravit,

Être d’une immuable essence,

Cercle sans principe et sans bout,

Qui n’a point de circonférence,

Son centre se trouvant partout.

Pour ce qui regarde l’envie que vous avez de vous lever la nuit, je crois que quand Dieu vous le met au cœur, il le faut faire promptement et sans raisonner. Je l’ai fait bien des années, et je me trouvais réveillée sans y avoir contribué à l’heure de minuit, qui est celle où l’on croit communément que le Sauveur du monde est né. J’ai toujours trouvé la prière de la nuit délicieuse. Il semble que le silence de toute la nature augmente le silence profond de l’âme, et je crois que c’est ce que voulut dire le Prophète : nox illuminatio mea in deliciis meis.1 Allons, bon courage, mon cher frère : Dieu ne vous a pas mis en si beau chemin pour vous abandonner. S’Il vous choisit une épouse, sanctifiez-vous l’un l’autre, et que l’amour conjugal ne serve qu’à augmenter l’amour divin. Croyez-moi entièrement à vous en Notre Seigneur.

- Dutoit, t. III, Lettre 11, p. 57-61

1Ps. 138, 11 C’est à dire, selon la Vulgate : la nuit m’éclairera dans mes délices. D.

.  Du baron de Metternich. 8 septembre 1714.

Ce 8 septembre 1714.

Vénérable et très chère mère. Je ne saurais vous exprimer combien votre très chère [lettre] du 27 d’août m’a réjoui, par la simplicité avec laquelle vous donnez conseil. C’est justement comme j’ai cru de tout temps qu’il fallait faire, et que j’ai tâché de faire autant que ma corruption me l’a permis. Car si j’avais voulu regarder celle-ci, je n’aurais jamais dû donner conseil à personne, nonobstant que plusieurs m’en ont demandé. Mais passant par-dessus ma propre misère et ignorance, j’ai répondu simplement comme les pensées me venaient, priant ceux à qui j’ai écrit de ne pas regarder à ma personne, mais uniquement à la chose même, l’examinant devant Dieu si elle était bonne ou non, et de suivre après ce que Dieu leur mettait au cœur. C’est ainsi donc que je continuerai aux cas existants, laissant à Dieu si, quand et comment Il Se veut servir de moi, et s’Il veut permettre que je dise mal ou s’Il veut faire que je dise bien.

Je connais la vérité de tout ce que vous me dites, l’excellence de l’abandon et de demeurer dans notre rien. Je tâche par la grâce de Dieu d’y avancer de plus en plus, mais je ne puis pas empêcher qu’il ne se fasse sentir une joie quand il va bien. Je l’offre à Dieu : c’est à Lui de me l’ôter, si elle Lui déplaît. Je L’en prie car je ne saurais en devenir maître moi-même. Et pour la douleur et la confusion que me cause ma corruption, je la porte en patience et avec tranquillité, et même je ne désire pas d’en être quitte plus tôt que Dieu même le trouvera bon de Son propre mouvement. Il connaît ma misère et la raison pourquoi Il m’y laisse : je n’y trouve rien à redire. Je ne L’aime et ne Le loue pas moins pour cela, vu qu’Il ne le mérite pas moins pour cela [redite], demeurant également parfait et aimable en Soi, quoi qu’il arrive de moi. Et par rapport à moi, Il le mérite d’autant plus à cause de la grande patience qu’Il exerce envers moi en me continuant la vie et la permission de m’approcher de Lui : qu’Il S’en bénisse Lui-même et par toutes les créatures, d’autant plus que ma misère m’empêche de le faire autant que je voudrais.

Mon oraison, excepté que je suis tourmenté par beaucoup de pensées vagues de mon imagination, me paraît aller assez bien. Je continue toujours de demander doucement dans le cœur, lequel pour ainsi dire nage et se dilate en Dieu, mais tout en foi obscure, qui me satisfait pourtant pleinement. Je ne m’arrête jamais volontairement sur moi-même ; mais c’est Dieu seul qui peut m’ôter entièrement la vue de moi-même, que je souhaiterais de perdre si entièrement que je ne puisse jamais la retrouver. Mais tandis qu’Il me la laisse, je dois encore la porter en patience comme mes autres maux. Pour ma retraite je suis indifférent qu’elle se fasse, ou qu’elle ne se fasse pas. J’en laisserai le soin à Dieu, qui fera de moi ce qu’il Lui plaira. Je suis prêt d’être aussi à la Cour (quoiqu’il n’y ait aucune apparence d’y faire quelque bien), quand Dieu m’y appellera, pourvu que je ne m’y laisse pas engager sans Son appel. C’est ce que ma corruption [v°] me fait appréhender, mais je me dois rapporter aussi à Dieu de ceci. S’Il veut permettre que je fasse de faux pas, j’en ferai infailliblement.

Je vois le bonheur de ceux qui sont pleinement morts à eux-mêmes. C’est Dieu qui peut me porter le coup fatal, le comble de Sa miséricorde. Je n’en suis pas digne ; mais Il me donne cependant la hardiesse de l’espérer. Je vous prie de L’en conjurer pour moi. Ne vous lassez pas de me porter dans le cœur, afin que j’entre avec vous dans le cœur immense de notre divin Sauveur, à la sainte garde duquel je vous recommande, qui suis avec le plus profond respect tout à vous.

Vousa 1 me permettrez, vénérable et très chère mère, de vous faire la même prière, pour mon frère et pour moi, que celle avec laquelle le cher M. le baron finit cette lettre, comme nous nous donnons la liberté de joindre nos très profonds et très sincères respects aux siens, en conjurant la bonté de Notre Seigneur de vous conserver encore longtemps selon Sa sainte volonté pour le bien de plusieurs.

Pour M. R[amsa]y.b

Mon très cher frère. Je vous suis obligé de vos chères lignes. Ces mots, les offices de la charité qu’on doit à l’image de Dieu, m’ont charmé. Je crains que nous n’y manquions souventes fois, à quoi contribue la grande quantité des pauvres méchants, qui pourraient éviter leur pauvreté s’ils voulaient travailler et se conduire comme il faut. Ainsi on fait souventes fois plus de mal que de bien, quand on leur donne quelque chose. Qu’il est vrai, que le monde n’est rempli que de trompeurs et de trompés ! Et que celui est heureux qui vit à l’écart ! J’y ajoute : dans la compagnie d’un véritable ami, pour ceux qui sont encore si imparfaits que moi. J’espère que le Seigneur nous laissera encore quelque temps notre mère. Sa patience sera récompensée d’autant plus richement. Mes très sincères respects à M. Pèl[erin]2. Je le félicite de son retour. Je vous embrasse au petit Maître. Mes respects et recommandations à tous les amis.

Vousa voyez, mon cher frère, que vos lettres du 31 juillet ont été bien adressées. J ’avais quelque répugnance d’adresser la dernière de M. le baron au p. a.3, mais devant écrire le même jour à M. Duval, et doutant qu’il ne fût parti de P[aris] avant que ma lettre y fût arrivée, je croyais qu’il fallût adresser au P. A. ce que je voulais écrire à M. Duval. Et ceci me donna occasion d’y joindre celle de M. le baron pour ne pas doubler le port sans nécessité. J’espère qu’une autre fois j’userai de plus de précaution, et je prie D. de vouloir empêcher que cette méprise ne nuise à personne.

Je suis bien aise que la petite fiole vous soit rendue. Si le Rév. P. S. M.3 me veut bien donner encore la permission de lui envoyer encore quelque peu de cet élixir solis, je le ferai de tout mon cœur et par la même voie dont parle le cher […]. Il y a environ un an que le frère de M. Schrader, l’ambassadeur de la maison d’Hanovre à Paris est mort : il était grand ami de notre cher M. le baron de M[etternich] et aimait beaucoup toutes sortes de bons livres et ceux qui traitent de l’intérieur, lesquels il connaissait par la recommandation de son frère le d[octeu]r. Pour l’Electeur, son maître, à présent roi d’Angleterre, il a toujours passé pour un prince fort sage ; et M. Baemeipar que vous avez vu en ces pays, et qui a élevé le prince, son fils unique, m’a toujours dit qu’il était aussi un prince très juste qui ne prétendrait jamais à rien qu’il ne croirait lui être dû légitimement. Le meilleur est sans doute de reconnaître et d’adorer en tous ces changements la divine Providence, laquelle aussi ne manquera pas d’avoir soin de l’aimable prince dont vous parlez4, en le comblant des biens plus solides que ceux qu’il pouvait espérer en son pays5.

J’avais écrit il y a fort longtemps à M. Pèl[erin] touchant les corrections sur Hipocr. [Hippocrate] qu’il nous avait promises ; mais il n’a pas répondu ni rien envoyé. S’il est de retour auprès de vous, vous lui ferez nos respects bien tendres et sincères, et l’en ferez souvenir, comme aussi, et surtout, des lettres de M. Bert[ot] qu’on pensait nous communiquer. M. Flutot voudrait bien aussi avoir les airs des Cantiques, que [vous] savez6. M. le baron de M[etternich] m’écrit que le bon M. Leuth. a eu de grandes attaques de mélancolie et que cela l’obligera à suivre le conseil de ses amis en se mariant. Je vous prie de le recommander aux prières de notre père [Fénelon] et de vous en souvenir dans les vôtres. Mr le Dr K[eith]7 nous mande qu’il souhaite d’avoir des nouvelles de la santé du R.P.S.M.8 et de la vôtre, n’ayant rien entendu de vous depuis le 24 juillet.

P.S. Voici tout ce que j’avais à vous écrire pour le présent. Je vous embrasse tendrement en notre S[eigneur] comme fait aussi mon frère, en vous suppliant de ne pas nous oublier devant Lui, et de nous faire part des nouvelles du dit Rev. Père lorsque vous en aurez.

- A.A.-S., pièce 7429, autographe. Nous plaçons cette lettre de 1714 au début de cette direction. – A.S.-S., ms 2176, pièce 7417 p. 23 (folios 10 et suivants)

aIci une autre main que celle de Metternich, d’écriture microscopique.

bReprise par Metternich.

1La suite de cette lettre est peut-être d’une amie de Metternich.

2Un Ecossais connu de Metternich : comme il ne s’agit pas de Ramsay, nous pensons à William Forbes, qui vécut à Aix-la-Chapelle par la suite.

3Fénelon ? Probablement déjà très faible : il meurt le 7 janvier suivant.

4Le prince Charles-Edward, fils du « Vieux Prétendant ».

5En 1715, «The Stewart claimant, James VIII, the Old Pretender », arriva trop tard après la bataille indécise de Sheriffmuir, « hung about for a while, burnt a couple of villages in the Ochils, left money to pay for the damage, and took ship from Montrose. » R. Mitchison, À History of Scotland, p. 322.

6Les Poésies et Cantiques spirituels sur divers sujets qui regardent la vie intérieure…, de Madame Guyon, seront publiés en 4 volumes en 1722 ; un titre d’air à la mode est indiqué avant chaque pièce.

7James Keith, médecin à Londres, ayant constitué un remarquable cercle d’amis, disséminant en Angleterre et en Écosse les livres édités par Poiret.

8Fénelon ?

.  Au baron de Metternich.

Je vois bien que véritablement vous voulez être à Dieu et que vous ne cherchez qu’à faire Sa volonté, mais votre abandon est-il bien entier ? Vous faites trop de retours sur vous-même pour que cela soit. Dieu ne permet pas les tentations pour être une assurance et un soutien, mais pour nous délivrer de nos plus dangereux ennemis, qui sont l’orgueil, l’amour de la propre excellence, l’appui en ses œuvres, et certaines satisfactions secrètes de n’avoir rien à se reprocher, sur quoi l’on compte et l’on fonde son espérance. Vous dites que c’est un mauvais moyen de devenir spirituel. J’en conviens avec vous : aussi n’est-ce pas cela qui rend spirituel, si ce n’est qu’en nous déprenant de nous-mêmes par l’horreur que nous en devons avoir, cela nous dispose à la pauvreté d’esprit et au renoncement. Et comme c’est la plus grande croix que l’on puisse avoir lorsqu’on aime véritablement Dieu, on la porte avec une douleur extrême, mais patiente.

Vous voudriez avec cela être assuré de la grâce de Dieu. Quand vous n’auriez aucune de ces tentations, pourriez-vous en être assuré à moins que Dieu ne vous dise comme à saint Paul, lorsqu’Il le priait d’être délivré de ce corps de péché et de cet ange de Satan qui le souffletait : « Ma grâce te suffit. La vertu se perfectionne dans l’infirmité1. » Ce qui a allongé vos peines est le défaut d’abandon, des réflexions sur vous-même, certaines variations qui reviennent souvent, tantôt abandonnant à Dieu votre éternité, tantôt désirant certaines assurances. Mais si vous voulez vous servir d’un remède que j’ai donné à d’autres, qui s’en sont bien trouvés, c’est d’avoir recours à la Sainte Vierge Mère de Dieu dans le moment de votre tentation, vous unissant à sa pureté, encore plus à celle de son amour qu’à celle du corps : vous vous en trouverez bien. Du reste continuez à prier, et je prie pour vous. Si vous tâchez de vous faire un peu d’effort, et de vous recommander à cette sainte Mère, il pourra vous arriver ce que dit Tauler parlant sur la même matière : il dit qu’un chien accoutumé à aller à la boucherie parce qu’il a une longue habitude d’y trouver des os, lorsqu’il y a été plusieurs fois et qu’il trouve la boucherie fermée, il n’y retourne plus, parce qu’il ne trouve plus rien pour lui. Que si Dieu permet que vos peines continuent encore après avoir fait ce que je vous mande, c’est une marque qu’il y a en vous un orgueil secret que vous ne connaissez pas, et que Dieu veut détruire.

Il n’y a guère de punition plus forte pour un homme qui avait compté sur la perfection et sur ses voies, que d’être abandonné à sa propre corruption. Mais celui qui s’est servi de la boue pour guérir l’aveugle-né2 et qui ne l’a purifié qu’avec les eaux de Siloé, qui sont des eaux calmes et tranquilles, pourra vous purifier de la même manière, mettant votre âme et votre corps dans la tranquillité pour être guéri d’un pareil mal, qui est l’aveuglement que nous avons tiré d’Adam. Dieu se sert de la boue ; mais lorsqu’Il veut nous purifier de cette même boue, Il Se sert d’un abandon entier, d’un amour assez pur pour ôter tous les retours d’amour propre. Alors on ne manque pas d’être éclairé. Mais de quoi est-on éclairé ? De la bonté de la conduite de Dieu sur nous, qui S’est servi de notre propre corruption pour nous déprendre absolument de nous-mêmes, et nous faire entrer dans les intérêts de Sa divine justice sans aucune vue sur les nôtres propres, qui demeurent comme éteints et oubliés, en sorte qu’il ne reste aucun penchant quel qu’il soit en nous pour nous, mais uniquement pour la seule gloire et les seuls intérêts de Dieu seul. Perdez tout et vous trouverez tout, dit le petit livre de l’Imitation.3 Perdons-nous nous-mêmes, soyons abîmés dans notre néant, et nous trouverons ce Tout immuable, qui par la totalité de tout ce qu’Il est en Lui-même absorbera si fort notre propre vie, que non seulement nous ne pourrons plus nous voir, mais nous ignorerons même si nous vivons encore. La seule vie de Dieu nous suffira, et nous pourrons dire avec saint Paul : Je vis, non plus moi, mais Jésus-Christ vit en moi4, parce que la mort de Jésus-Christ ayant absorbé notre propre vie, Sa vie de même absorbera notre mort.

Je vous souhaite la bonne Pâque. Plût à Dieu qu’elle fût pour vous un véritable passage pour passer en Dieu par la sortie de vous-même. Car Jésus-Christ nous dit que c’est en perdant notre âme que nous la retrouverons5. Il dit encore que celui qui pour l’amour de Lui ne renonce à tout ce qu’il possède, est indigne de Lui6. Or de toutes les possessions, celle de nous-mêmes est la plus dangereuse parce que divers accidents peuvent nous ôter les autres possessions, mais il n’y a que Dieu qui nous puisse ôter celle-là. Il le fait lorsque nous acceptons de bon cœur les moyens dont Il veut Se servir pour cela, et que nous nous abandonnons à Sa conduite.

- Dutoit, t. III, Lettre 20, p. 87-92.

1II Cor. 12, 9 : « Ma grâce vous suffit ; car la force se perfectionne dans la faiblesse. » (Amelote). – L’ange de Satan est cité en I Cor., 5, 5 ; II Cor. 11, 14 ; II Cor. 12, 8…

2Jean 9, 6-7 ; Marc 8, 23. Madame Guyon revient très souvent sur le thème de l’aveugle-né.

3Liv. III, Chap. 32. « Quittez tout, et vous trouverez tout. Renoncez à vos désirs, et vous goûterez le repos. Méditez ce précepte, et quand vous l’aurez accompli, vous saurez tout […] Ce n’est pas l’œuvre d’un jour, ni un jeu d’enfants… » (trad. Lamennais).

4Gal. 2, 20.

5Marc 8, 35.

6Luc 14, 33.

.  Du baron de Metternich. Janvier 1716.

Autre lettre de M. le baron de M[etternich] de janvier 1716.

Voici, ma très chère mère, les prophéties de Joachim Greulich, quant à ce qui concerne les Turcs. Le mot de Greulich signifie horrible, abominable, [ce] qui convient bien aux jugements dont il nous menace. Il a prédit plusieurs autres choses qui semblent avoir eu leur accomplissement, comme la peste à Londres, à Amsterdam, à Hambourg, à Dantzig, le siège et occupation de la ville d’Augsbourg, la grande victoire des Anglais en Allemagne près d’Hocstet dans la dernière guerre, un Allemand sur le trône de Pologne, sa dégradation, etc. Je ne compte pas sur ces choses ; mais aussi je ne les méprise pas : je m’en sers pour veiller, et pour me tenir prêt. Les grands péchés qui dominent partout, Dieu banni de tous les conseils, de toutes vues, qu’à peine peut-on souffrir de Le nommer, le gouvernail en main des athées et des sensuels, ni application, ni ordre, ni bon sens, etc. : tout cela ne doit-il pas nous tenir lieu des plus grandes prophéties, que les jugements de Dieu ne peuvent pas tarder longtemps ? Et si Dieu nous envoie de bonnes gens qui ne cherchent pas à se produire, comme celui-ci a été, à ce qu’on m’a dit, et qui nous avertissent encore que le temps est tout proche, je crois qu’on le doit prendre pour une grande miséricorde. Et pour les circonstances extérieures, elles semblent se disposer fort naturellement, que les prédictions de cet homme s’accompliront fort aisément. Il est remarquable qu’il dit que la guerre des Turcs commencera par Venise ; et c’est justement ce qui s’est fait l’année passée, et cette année-ci, selon toutes les apparences nous y entrerons aussi, quoique nous n’ayons ni argent ni union. Il ne faut que la perte d’une bonne bataille au commencement de la campagne pour perdre toute la Hongrie aussi bien que les Vénitiens ont perdu la Morée. Et en Pologne aussi, si les chrétiens perdent une bataille, les Turcs en seront maîtres pour entrer librement en Allemagne. Il ne faut point de miracle pour tout cela : tout s’y dispose fort naturellement. Si l’on regarde de tous les malheurs dont nous sommes menacés, la nature en a peur. C’est pourquoi il n’y faut pas penser, et en laisser le soin à Dieu : Il le fera comme Il le trouvera bon. Et si nous devons souffrir quelque chose, nous l’aurons bien mérité et particulièrement moi. [f°.1 v°]

Je ne vous ai rien à mander de mon état. Il est comme il a été. Je souffre mes maux avec tranquillité. Que Dieu fasse de moi ce qu’il Lui plaît. S’Il veut permettre que je périsse, il en a de grandes et justes raisons. S’Il veut me sauver, rien ne peut l’en empêcher : ma corruption est très grande, mais Sa puissance l’est infiniment davantage. Voilà où j’en suis, ma très chère mère. Ne croyez pas que j’aie voulu dire dans ma précédente que la puanteur de ma corruption fût un effet de ma pourriture. Car je sais que celle-ci suppose la mort, et moi je suis encore vivant. Je n’ai jamais su en quel état j’étais, je ne désire pas aussi de le savoir, car je n’en ferais pas un bon usage.

Voici, ma très chère mère, ce que m’écrit dernièrement mon frère : « Quel sujet de joie, et de confiance pour moi de savoir que ma s[ainte] mère veut s’intéresser et s’intéresser beaucoup pour moi devant le petit Maître ! Quelle charité en Lui de le faire sans en être requis, qu’en général peut-être ! Dieu lui accorde un surcroît de Sa grâce, et m’accorde celle de me rendre digne, ou plutôt de ne pas me rendre indigne de la continuation de son secours. » Il souhaite de se retirer aussi ; mais il y a encore de grands obstacles à vaincre. Il me dit là-dessus : « Je ne puis prévoir au lendemain ». Il est heureux, s’il est toujours dans cette disposition : c’est le meilleur. Mais c’est aussi ce qui est très difficile pour la nature, quoique en cela, elle, aussi bien que l’esprit, y trouve son repos. Adieu, ma très chère mère, ne perdez pas patience de souffrir une créature aussi misérable que je le suis, moi. J’embrasse tendrement, et avec respect au Seigneur, tous les amis qui m’honorent de leur souvenir, particulièrement le cher secrétaire1 de la précédente que vous avez eu la charité de m’écrire. Je suis avec un profond respect votre très humble et très obéissant serviteur.

Je ne crois pas vous avoir dit encore qu’il y a environ huit ans que j’eus un sentiment au cœur, mais très subtil, que je vivais et remuais dans un Être immense et stable qui, sans la moindre altération, me pénétrât [sic] de tous côtés. Comme par exemple (et cette similitude me fut imprimée en même temps) si un poisson vivant dans la mer nageait ci et là, et que la mer ne lui cédât pas, mais que l’eau fût immobile et si subtile qu’elle pénétrât le poisson de quelque côté qu’il allât. Je ne sais si je m’explique bien, mais il m’était et m’est encore fort clair. Et ce sentiment me disposa à entrer d’abord dans le système de Pordage (auteur anglais dont j’ai réduit les écrits en ordre, l’ai traduit, et publié en allemand) qui roule tout sur l’étendue infinie de la divine Essence, et qui sans cela est entièrement inexplicable, mais qui, avec cette immensité de la divine Essence, est le plus naturel, le plus auguste, et le plus beau, qui ait jamais paru dans le monde ; et il conduit à un intérieur fort solide.

Extrait des prophéties de Joachim Greilicha :

 « Le 23 juillet 1653, à minuit, étant en extase, l’ange de Dieu vint à moi et me conduisit sur une grande plaine en Pologne [….] Les chrétiens n’emporteront pas la victoire, de sorte que les Turcs se glisseront bientôt en Allemagne. Car, fils de l’homme, le Dieu tout-puissant me l’a commandé au ciel de te l’indiquer ; et je suis un chérubin, fils de l’homme, qui t’ai indiqué tout cela2. »

- A.S.-S., pièce 7430, autographe, et 7417, p. 36, copie du Marquis.

aD’une autre main, d’écriture microscopique.

1Ramsay.

2Nous nous limitons à un court extrait des deux pages denses de cet illuminé,  remplies de visions de combats entre chrétiens et Turcs, et de prédictions catastrophiques nourries de la mémoire des événements de la Guerre de Trente ans. Les Turcs du grand vizir Kara Mustafa arrivèrent devant Vienne le 13 juillet 1683 ; ils furent vaincus par les troupes allemandes - et polonaises de Jean Sobieski, le 12 septembre (bataille de Kahlenberg).

.  Au baron de Metternich

J’ai reçu votre réponse avec plaisir1, monsieur, parce que j’y remarque la lumière de la vérité et les démarches de la grâce. La véritable lumière de la vérité nous porte à préférer la foi nue, implicite à toute autre lumière. C’est ce brouillard épais et obscur dont parle saint Denis2 et dans lequel il faut nous abîmer pour trouver Dieu. La grâce vous a fait faire insensiblement les démarches qui sont de vous tirer peu à peu de la multiplicité des actes et de leur grossièreté, pour vous en faire faire de plus simples et de plus généraux : car il faut savoir que la simplicité met toujours dans la généralité, ôtant peu à peu ce qu’il y a de distinct et de trop marqué.

Mais je m’aperçois que vous vous servez de lecture pour commencer et même pour continuer votre oraison : cela est bon pendant un temps et même en tout temps, hors celui qu’on prend pour l’oraison. Mais dans l’état où Dieu vous a mis, je voudrais que vous ne vous servissiez plus de la lecture pour faire votre oraison, vous laissant purement et simplement à l’esprit de la grâce, qui vous donnera ou ôtera selon qu’il conviendra pour sa gloire et le bien de votre âme, ce qui ne vous empêchera pas dans les autres temps de reprendre votre lecture, qui vous causera un recueillement plus aperçu et qui est utile à fortifier votre âme. Mais pour le temps de l’oraison, vous n’y avancerez qu’autant que vous serez plus délaissé et plus abandonné à Dieu, afin qu’Il vous la fasse faire non à votre mode mais à la Sienne.

Demeurez simplement exposé à Ses yeux divins comme on s’expose aux rayons du soleil et au feu pour se réchauffer et, quoiqu’il ne vous paraisse aucune action de votre part que la simple exposition de vous-même devant Dieu, la chaleur divine de Son amour ne laissera pas de vous pénétrer imperceptiblement, comme le feu pénètre insensiblement les corps qui sont à une certaine distance, et leur donne une chaleur qui s’insinue partout, ce qui n’est pas si sensible. Je vous prie d’essayer de cette manière : quoique vous ayez peut-être moins de satisfaction, cela ne laissera pas d’avancer beaucoup plus votre âme. Du moins vous aurez cet avantage d’être en la main de Dieu, afin qu’Il fasse de vous tout ce qu’il Lui plaira et qu’Il devienne l’unique principe de votre oraison, qu’Il affermisse votre amour par les divers états où il Lui plaira de vous mettre, soit de sécheresse, soit de facilité : car tout sert en Sa main, et ce qui paraît à notre propre raison nous être le moins utile est ce qui nous l’est davantage. L’hiver sert à faire prendre racine aux arbres et leur donner une consistance durable. Il ne s’agit pas ici de se complaire en Dieu, mais que Dieu Se plaise en nous et Il S’y plaît d’autant plus que nous sommes souples sous Sa main. Je me trouve fort unie à vous en Notre Seigneur.

La voie par où Dieu vous conduit est plus sûre que celle des révélations, visions, etc., parce que cette voie conduit à la seule et vraie révélation, qui est celle de Jésus-Christ dont parle saint Paul3, qui n’est autre que la production du Verbe en nous. Et quoique la voie des révélations et visions soit plus satisfaisante, elle est directement opposée à la manifestation de Jésus-Christ dans le fond de l’âme. Cette manifestation de Jésus-Christ n’est autre qu’une possession qu’Il prend de tout nous-mêmes dans le centre de notre âme où Il veut agir et opérer seul afin de nous perdre et de nous cacher avec Lui en Dieu.4 Les autres révélations et visions se faisant dans l’esprit tournent l’esprit vers elles et l’empêchent de se réunir avec la volonté dans le centre pour se perdre en Dieu.

Les lumières dont vous parlez ne sont pas de cette nature : elles ont servi simplement à dissiper vos doutes et à vous faire voir votre chemin, comme un flambeau qu’on allume pour faire voir le précipice. Ce sont des grâces passagères, qui sont néanmoins fort utiles pourvu qu’elles ne soient pas trop fréquentes, parce qu’on s’amuserait enfin à la lumière du flambeau et qu’on ne poursuivrait pas sa course. La révélation de Jésus-Christ n’a rien qui ne serve à l’âme sans lui nuire. Ce n’est point une lumière qui satisfasse l’esprit, mais c’est une réalité qui possède toute l’âme sans la satisfaire et qui ne lui laisse rien ignorer, sans qu’elle s’aperçoive de sa science que quand il la faut manifester, parce que n’ayant rien en elle pour elle, tout demeure en Dieu pour Dieu, qui donne à cette âme ainsi abandonnée à Lui tout ce qui lui est nécessaire à chaque moment. Je prie Dieu qu’Il vous fasse comprendre ce que je vous dis.

Ces dispositions de vicissitudes et d’alternatives sont absolument nécessaires pour affermir l’âme dans la volonté de Dieu et dans l’amour de Son bon plaisir au-dessus de tout intérêt propre du temps et de l’éternité. Et c’est la seule chose que Dieu en prétend, et je puis dire que c’est aussi la seule chose qui Le glorifie parfaitement. La lumière paraît au milieu des ténèbres et, quoique les ténèbres ne la comprennent pas5, elle s’en sert pour se cacher et elle est d’autant plus efficace qu’elle se couvre davantage. Rien ne la couvre tant que l’expérience de nos propres misères, et cependant elle produit efficacement son effet qui est de nous déprendre de nous-mêmes, de nous détacher de tous nos intérêts les plus grands et les plus délicats, afin que Dieu reste seul Dieu à nos propres dépens : c’est là se glorifier en Dieu, c’est rendre l’honneur dû à Sa justice, qui étant un attribut qui ne regarde que Lui, doit être préféré à tous ceux qui sont favorables aux hommes. Continuez donc, mon cher frère, de vouloir bien être la victime de la divine justice et vous serez celle de l’amour pur. Ô qu’on connaît peu Dieu et ce qu’Il mérite, quant on craint de se livrer à Lui sans réserve pour le temps et l’éternité !

Regardez-vous donc dorénavant comme une chose qui ne vous appartient plus, et laissez-vous en proie à toutes les dispositions douloureuses ou satisfaisantes : tout doit être égal, pourvu que le bon plaisir de Dieu s’accomplisse en vous. Ne croyez pas que Dieu permette vos infidélités afin que vous soyez infidèle, mais afin que vous ne comptiez point sur vos œuvres et que vous soyez convaincu par expérience que tout le salut vient du Seigneur. Je vous porte dans mon cœur comme une mère porte son enfant entre ses bras.

- Dutoit, t. III, Lettre 68, p. 286-292.

1Il ne doit pas s’agir de la lettre précédente, qui devait accabler Madame Guyon par sa crédulité et par son pessimisme, mais d’une lettre aujourd’hui perdue.

2Theol. Myst. Ch. 1. D : « …dépassant le monde où l’on est vu et où l’on voit, Moïse pénètre dans la Ténèbre véritablement mystique de l’inconnaissance ; c’est là qu’il ferme les yeux à tout savoir positif… » (trad. Gandillac, Aubier).

3Gal. 1, 16.

4Col. 3,3.

5Prologue de Jean.

.  Au baron de Metternich.

J’ai voulu, mon cher e[nfant], vous éprouver de toutes manières. J’avoue que j’appréhendais votre faiblesse, mais votre dernière lettre, que je viens de recevoir, m’a fait un plaisir que je ne puis vous exprimer. Demeurez donc dans votre abandon entre les mains de Dieu sans vous mettre en peine de vous. Regardez-vous comme une chose qui n’est plus en votre disposition, mais qui appartient à Celui à qui vous l’avez donnée. Vous ne trouverez de remède ni de force que dans l’abandon total. L’abandon ne suppose pas une assurance, car l’assurance regarde quelque chose qui est en nous, et nous regarde nous-mêmes, au lieu que l’abandon est pour Dieu contre nous. C’est l’ambassadeur de la divine justice et du pur amour, qui veut ne rien laisser à la créature, et la dépouiller tellement de tout, que cette créature regarde comme la plus noire infidélité de se reprendre pour un seul moment et de se regarder encore soi-même. Il est inutile pour vous de chercher de la sûreté, car vous n’en trouverez jamais que dans l’abandon, dans l’entière désappropriation, et dans un sacrifice total pour le temps et pour l’éternité.

La chaleur de l’amour fait faire facilement ce sacrifice, mais lorsque l’immolation dure longtemps, on craint, on hésite, on doute, on est tenté de chercher des remèdes, et ensuite on retombe en soi-même, et le courage manque. Mais si l’on était assez fort, ou que l’amour fût assez pur pour vouloir être immolé à la seule gloire de Dieu, on serait ravi qu’Il nous jetât dans la boue, qu’Il nous lavât ensuite et nous nettoyât selon Son bon plaisir. C’est cet abandon qui fait que nos péchés, auparavant si rouges, deviennent blancs comme la neige. Dieu fit voir un jour à Henri Suso1 que, pour être à lui comme il le désirait, il fallait qu’il fût comme un guenillon dont un chien se joue. Il regarda par sa fenêtre un chien qui effectivement se jouait d’un vieux morceau de drap : il le trempait dans la boue, ensuite il le levait en l’air, le mettait sous ses pieds, le déchirait même ; à tout cela le guenillon ne faisait aucune résistance. Dieu lui fit comprendre que c’était ainsi qu’il devait être en Sa main. Et cet homme, le plus favorisé de Dieu de son siècle, puisque Dieu lui fit voir son origine2, avoue qu’il resta ensuite dans une très grande pauvreté, et que même il eut une tentation secrète, qui selon les apparences devait lui durer toute sa vie. Ce que Dieu estime le plus au monde, est un homme qui lui soit dévoué de cette sorte. Mais hélas, qu’Il en trouve peu, ou du moins qui persévèrent dans ce dévouement !

Votre manière d’oraison est excellente et celle dont je voulais vous parler, lorsque je vous disais que la seule abstraction de l’esprit ne suffisait pas et qu’il fallait que tout se passât dans le cœur, ou dans l’intime de l’âme.

Il ne faut pas vous étonner ni vous affliger du temps que vous croyez avoir perdu. Il faut encore être abandonné à Dieu pour ce retard de votre avancement, car enfin nous ne devons mettre aucune borne, quelle qu’elle soit, à notre abandon. Que Dieu nous fasse marmitons de cuisine, de Ses premiers ministres qu’Il avait résolu de nous faire3, il faut en être contents et trouver qu’Il nous fait encore trop de grâce. Enfin, mon cher frère, soyons si petits, si rien, que Dieu ne nous trouve plus en nous-mêmes ni pour nous punir ni pour nous récompenser. Quand nous nous déroberons à nos propres yeux, le père Eternel ne verra plus en nous que Son Fils : c’est notre amour propre, notre propriété, l’intérêt que nous prenons encore pour nous-mêmes, qui Le dérobe à Ses yeux. C’est une chose horrible de cacher cet aimable petit Jésus aux yeux de Son Père par notre nous-mêmes. Je crois que, quand vous y ferez réflexion, vous haïrez plus ce vous-même que le diable, car quand vous n’en aurez plus, le diable ne pourra plus vous nuire. Vous direz à Dieu comme sainte Catherine de Gênes : Tôt, tôt, détruisez cette partie propre, et qu’il n’en reste plus de vestiges.

Vous dites que l’obscurité vous empêche de pouvoir découvrir le juste milieu entre l’assurance et la négligence. L’abandon est toujours accompagné d’obscurité : car si vous saviez où l’on vous mène, vous n’auriez que faire d’abandon. Quand vous vous laissez mener par un cocher dont vous êtes sûr, quoiqu’il vous mène par des chemins où vous n’avez jamais été, vous ne vous inquiétez pas pour cela : il sait bien où il vous mène, et vous en êtes content. Usez-en de même avec Dieu. Le juste milieu est de vous abandonner sans réserve à Sa conduite, de remplir à chaque moment vos devoirs, d’être fidèle à votre oraison, de vous laisser conduire la nuit et en ténèbres si le Maître qui vous conduit le désire de la sorte : enfin, fidélité à l’abandon, fidélité à l’oraison, fidélité à ne plus se regarder soi-même, fidélité à remplir tous ses devoirs à chaque moment, tant ceux de votre état que ceux que la Providence vous fournit. Une vie simple et réglée : l’amour et l’abandon, c’est tout ce qu’il vous faut ; l’un et l’autre vous conduiront sûrement, si vous vous confiez assez à eux pour ne vous point reprendre.

Mais sitôt qu’on craint et qu’on hésite, l’abandon qui tient l’âme, pour ainsi dire, par la lisière4, la laisse tomber, indigné qu’il est de ce qu’on craint après s’être donné à Dieu. Ô mon Dieu, ce n’est pas entre Vos mains qu’on peut s’égarer; mais bien lorsqu’on est en la main de son propre conseil. Fiez-vous plutôt aux ténèbres qu’à la lumière, car la lumière vacille et se perd. S’il vous venait la lumière du monde la plus sûre et qu’un ange vînt vous assurer de la vérité de votre voie, cette lumière ne serait pas plus tôt passée qu’il vous viendrait plus de doutes qu’auparavant : Dieu habite dans les ténèbres, et ces mêmes ténèbres Lui servent de cachette5.

Laissez-vous donc conduire par ces ténèbres, et ne marquez jamais aucune défiance à Dieu, car c’est la plus grande injure que vous Lui puissiez faire. Vous me direz : « Je ne me défie pas de Dieu, mais de moi-même. » Si tout votre moi est détruit par ce même abandon, vous irez très sûrement, quoique vous ne connaissiez aucune sûreté. Fiez-vous à ce que je vous dis. Je vous parle à cœur ouvert comme à mon cher fils. Faites un sacrifice de votre propre raison et vous laissez conduire à Dieu. Ne voit-Il pas bien, ce Dieu de charité, que vous n’avez aucun désir que celui de lui plaire ? Quand, en courant après Lui de toutes vos forces, vous seriez prêt à tomber, Il mettra Sa main sous vous afin que vous ne vous blessiez point6. Tenons-nous ferme à l’abandon et nous ne courrons aucun risque. Mais je ne réponds pas que, si nous nous regardons nous-mêmes, nous ne tombions dans le précipice : quand on est sur une hauteur, et qu’on regarde en bas, la tête tourne, et c’est ce qui fait tout le mal de la vie spirituelle ; cependant les hommes peu éclairés regardent cela comme un grand bien.

Ne craignez pas, en m’écrivant, de me faire de la peine. Vos lettres me font un vrai plaisir, mais je serai ravie quand vous me manderez : « Je ne me connaîs plus, parce que je ne me regarde plus ». J’ai lu la lettre de cette bonne demoiselle : il y a bien du bon. Conduisez-la comme vous avez fait, et je ne doute point que Dieu ne vous donne tout ce qu’il vous faut pour elle. Je la salue bien cordialement, et j’espère de ne la pas oublier devant Dieu, non plus que mon cher fils qui me tient si fort au cœur. Je salue M. le Comte avec toute l’estime et le respect possibles. Je ne l’oublierai pas devant le Seigneur : je désire de tout mon cœur qu’Il règne véritablement en lui.

- Dutoit, t. III, Lettre 90, p. 384-391

1« Il vit un chien qui courait au milieu du cloître… » Suso, Vie, 20, L. Cognet, Introduction aux mystiques rhéno-flamands, Desclée, 1968, p. 164, que nous avons cité plus haut , v. lettre « À Homfeld [D3.10] ». Et Cognet poursuit : « On reconnaît ici le passage d’où Mme Guyon […] tirera, trois siècles plus tard, la comparaison du « guenillon », qui lui est si familière. »

2Livre des sept roches, chap. 32. [D]. Il s’agit de Vie, 32 : « Au joyeux jour de Pâques […] dans un ravissement, lui vint de Dieu cette lumière : réjouissez-vous […] Ils ne savent plus rien d’eux-mêmes, mais ils prennent eux-mêmes et toutes choses dans leur première origine […] Ils obtiennent en eux-mêmes puissance de vœu, car le ciel et la terre les servent… » (trad. Lavaud).

3Allusion à la parole du Christ aux apôtres : vous jugerez avec moi. Matt. 19, 27-28 ; Apoc. 3, 21 : « Quiconque aura vaincu [sa tiédeur et sa lâcheté] je le ferai asseoir avec moi dans mon trône : comme moi qui ai vaincu, je suis assis avec mon Père dans son trône. » (Amelote).

4Bande d’étoffe que l’on attachait au vêtement d’un enfant. V. glossaire.

5III Rois 8, 12 & II Paralip. 6, 1- Ps. 17, 22.

6Ps. 91, 12 (hébr.).

.  Au baron de Metternich.

Vous me parlez, mon cher frère, des inspirations : il est de la dernière conséquence d’y être fidèle. C’est ce qui fait acquérir à l’âme une certaine souplesse pour tout ce que Dieu veut d’elle. Le Saint-Esprit ne s’explique point autrement que par un certain mouvement du cœur, que vous appelez conscience, et qui cependant n’est pas la même chose. La conscience est un certain je ne sais quoi qui prévient le péché pour empêcher de le commettre, et qui le reproche après l’avoir commis; et ceci est en nous par une impression que Dieu y a mise dès le commencement. L’autre [l’inspiration] est un certain mouvement de l’Esprit de Dieu, qui nous excite à faire les choses, tantôt voulant, tantôt ne voulant plus, pour nous accoutumer à la souplesse.

Il est de grande conséquence de suivre ces mouvements, et comme dit saint Paul, de ne point éteindre l’Esprit1. Nous Le contristons tout d’abord, puis nous L’éteignons tout à fait. De la fidélité à Le suivre dépend tout le progrès de la vie spirituelle. Pendant un temps plus on lui accorde et plus il est insatiable, ce qui fait de la peine d’abord, mais dans la suite, voyant la fidélité exacte de l’âme, Il Se contente et change de route. Laissez-vous donc conduire à l’Esprit de Dieu.

Il faut remarquer qu’afin que cela vienne de Dieu, il faut que ces mouvements nous viennent sans aucune réflexion de notre part, et lorsqu’on y pense le moins. Ce n’est point une chose qui, comme la conscience, prévienne l’infidélité ou le péché, mais c’est un je ne sais quoi que Dieu exige de nous, sans savoir d’où cela vient, parce qu’Il a droit de le faire. Il est de grande conséquence de démêler le mouvement de la grâce d’avec le scrupule, et j’espère que Dieu vous le fera connaître. Il y a bien de la différence à se laisser entortiller de scrupules, qui ne font qu’offusquer l’esprit, remplissent l’imagination, rétrécissent le cœur, au lieu que la fidélité à suivre les inspirations met le cœur au large et donne une parfaite liberté. Prenez donc garde à ne pas devenir scrupuleux.

Si Dieu vous met toujours au cœur de quitter le monde pour la solitude, vous pouvez vous y préparer de loin, et mettre ordre à vos affaires d’une manière que vous ayez de quoi vivre dans la santé et dans l’infirmité. J’espère que Dieu vous facilitera toutes choses.

Pour ce qui regarde votre ami, je ne suis point surprise que, n’ayant pas été fidèle à la grâce, lisant des livres que Dieu ne voulait pas qu’il lût, il s’est écarté. Mais il faut espérer qu’il reviendra. Ce qui déplaît à Dieu dans un temps, devient indifférent en l’autre : tout consiste à ne rien faire contre cet Esprit directeur. J’ai connu un ecclésiastique qui a perdu peu à peu son oraison pour ne m’avoir pas voulu obéir en ce point de lire des livres que je lui avais défendus ; il croyait avoir beaucoup gagné de me les cacher; ce qui ne lui servait de rien, car je le poursuivis fortement là-dessus, quoiqu’il ne me le dît pas. J’espère que votre ami reviendra, et j’en prie Dieu de tout mon cœur. Il n’y a qu’à se faire un peu de violence, reprendre son premier train, et revenir à Dieu dans une humiliation douce, résolu de suivre véritablement Son Esprit.

Pour ce qui regarde votre oraison, l’abstraction et la tendance de la volonté sont très bonnes, unies ensemble, pourvu que ce soit l’amour et la volonté qui soient la source de l’abstraction, comme vous l’appelez. À mesure que la volonté s’unit à Dieu, les pensées tombent, les objets disparaissent, et la foi qui est toujours jointe à l’amour, rend l’esprit simple, pur, net, dégagé d’espèces : c’est ce qui fait la parfaite oraison.

Ce qui s’appelle sortir de soi, c’est lorsque, par l’exercice de l’oraison de la volonté, qui fait céder peu à peu notre volonté à celle de Dieu, nous venons à n’avoir plus de volonté : ce qui se fait insensiblement, en sorte que nous n’en trouvons point. L’âme trouve en elle une extinction de tout désir, ce qu’elle croit souvent mauvais, parce que ses désirs lui sont un témoignage de sa bonne volonté; mais lorsque la volonté de Dieu prend la place de la nôtre, Il ne laisse pour un temps ni bonnes ni mauvaises volontés, afin de prendre entièrement la place de la nôtre. J’ai tant écrit de cela, comme étant l’essentiel de la vie spirituelle, que vous le trouverez assurément en bien des endroits. La sortie de soi se fait encore par la perte de toute propriété, ainsi que vous le verrez déduit assez au long. Contentez-vous présentement de laisser écouler toute votre volonté dans la volonté de Dieu par un amour véritable. Je vous souhaite toutes les bénédictions du saint enfant Jésus. Nous voilà près de Sa fête : je ne vous oublierai point ni tous vos amis ce jour-là.

Je voudrais que votre ami revînt, s’il est écarté, mais j’ai une bonne espérance de son cœur sans le connaître. Depuis ceci écrit, j’ai appris que votre ami régente une classe, ce qui le met dans une obligation de lire des choses qu’il ne devrait pas lire s’il était dans la solitude, ou que Dieu les lui reprochât. S’il ne lit que les choses nécessaires pour son emploi, et qu’il ne laisse pas en même temps d’être fidèle à l’oraison et à lire les choses qui lui sont nécessaires pour l’aider dans la voie, j’espère que tout ira bien.

Dutoit, t. IV, Lettre 54, p. 136-141.

1I Thess. 5, 19.

.  Au baron de Metternich.

Je commence par vous répondre d’abord, mon cher frère, sur ce qui vous concerne. Vous avez bien raison de dire qu’il ne faut pas conseiller facilement à ne se pas marier, surtout aux jeunes gens. Ceux qui l’ont fait, ont plutôt suivi leur ferveur particulière et la paix naturelle qu’ils éprouvaient en eux, que la connaissance expérimentale des hommes, dont la nature corrompue ne leur permet pas de faire tout ce qu’ils désirent. Je mets le sexe au rang des hommes. J’en ai vu des égarements et des chutes funestes, qui font un tort infini à la piété, ce qui m’a portée à conseiller à plusieurs dont je n’étais pas sûre, de se marier, croyant en cela suivre le conseil de S. Paul ; et j’ai remarqué que ceux qui se mariaient de la sorte, avec une convenance entière et un même désir d’être à Dieu sans réserve, se sont sanctifiés dans l’état du mariage d’une manière admirable, leur union devenant dans la suite plus de l’esprit que de la chair, et on ne verra que dans l’éternité les grâces que Dieu a fait[es] à deux personnes unies de la sorte, avec un désir sincère de Le servir aux dépens de toutes choses.

Il y a encore une autre chose sur laquelle il faut avoir une grande précaution, qui est de faire quitter l’état où Dieu engage par Sa Providence, sous prétexte d’un état plus parfait, car Jésus-Christ a sanctifié tous les états ; et j’ai vu des gens qui vivaient comme des anges dans l’état où Dieu les avait appelés, déchoir insensiblement, lorsque leur ferveur leur en fait embrasser un autre que Dieu ne demandait pas d’eux, ayant trop compté sur une force présente qui n’était que dans leur ferveur. Je crois que c’est ce que Jésus-Christ a voulu dire lorsqu’Il nous fait comprendre1 que, quand on voulait faire un édifice, il fallait voir si nous avions assez de fond pour l’achever, sans quoi, l’édifice demeurant imparfait, on devient la risée des passants. Nous ne devons jamais, pour quoi que ce soit, compter sur nous-mêmes, mais sur la force de Dieu, de sorte qu’avant que d’embrasser un état contraire à celui où nous sommes, il faut être bien dégagés de tout appui en nous-mêmes, et être certifiés de l’appel de Dieu pour autre chose. Nos yeux, troublés par l’amour propre, donnent une perfection aux idées qu’ils se sont faites, ne regardant que ce qu’il y a de grossier et de matériel dans les autres états, sans y voir l’esprit et la vie que Dieu y communique lorsque nous ne cherchons qu’à demeurer en repos dan la place où Il nous a mis, et à y faire Sa sainte volonté.

J’ai toujours remarqué la nécessité qu’il y a de ne s’entretenir volontairement sur aucune idée du passé ni de l’avenir, se laissant au moment présent entre les mains de la Providence, et tirant pour ainsi dire comme un rideau à toutes pensées et à tous raisonnements. Heureux ceux qui suivent cette maxime dès leur jeunesse, parce qu’ils la trouvent tout à fait aisée dans la suite : ils n’ont pas plus de peine à se défaire de leurs pensées et de leurs raisonnements que nous [n’]en avons à laisser tomber une chose que nous tenons en notre main.

Cette fidélité est la source d’une très grande pureté, et pour l’esprit et pour le corps, car la plupart des choses qui arrivent viennent par les pensées, qui émeuvent insensiblement la chair. Ce qui vous paraîtra étonnant, c’est que ce ne sont pas toujours les mauvaises pensées qui causent ces sortes de choses ; mais la facilité et l’accoutumance de penser des choses indifférentes, même souvent de bonnes, nous jette insensiblement dans d’autres pensées. C’est peu d’avoir la bouche fermée, si l’on ne ferme l’esprit à toutes les idées et les pensées. Aussi Jésus-Christ nous dit-Il : quand vous voudrez prier, entrez dans votre cabinet, c’est-à-dire : entrez en vous-même et dans votre cœur2. Et fermez là votre porte sur vous, c’est-à-dire : fermez votre esprit à toutes les idées et les pensées. L’habitude des pensées vagues est comme une porte qui ne fait que s’ouvrir et se fermer elle-même.

Je sais que ce que je vous dis là est difficile pour les personnes qui n’ont pas pris cette habitude dès leur jeunesse, mais il est toujours temps de commencer. C’est pourquoi les vrais mystiques recommandent tant de ne point aller par la voie des visions et des fantômes (ou espèces), afin d’accoutumer l’esprit à ce vide et à cette pureté que la foi seule peut donner. C’est cette pauvreté d’esprit3, dont Jésus-Christ a fait la première béatitude, qui purge entièrement l’esprit et éteint insensiblement les dérèglements du corps où le cœur n’a point de part. Ne vous arrêtez donc point un moment à penser à l’avantage que vous auriez d’être en un autre état, mais supportez votre misère en patience, croyant que vous en avez besoin à cause de votre orgueil et de votre amour propre, puisque Dieu vous le laisse encore. Rien n’est plus capable de diminuer ce que vous éprouvez, que la fidélité à ne point admettre de pensées sur l’avenir.

Je comprends fort bien ce que vous me dites sur votre oraison, ce qui vous doit être une preuve que Dieu n’est point fâché contre vous, et doit redoubler votre espérance qu’Il vous délivrera bientôt de ce corps de mort. Vous devez cependant être abandonné entièrement à Dieu pour porter la puanteur de ce cadavre tant qu’il lui plaira, attendant tout de Sa bonté et rien de vos forces, car quoique le mal qui est en nous soit de nous, il n’y a que Dieu seul qui puisse nous en délivrer. L’extinction des pensées et l’abandon à Dieu sont les deux meilleurs moyens.

Pour ce qui regarde la demoiselle dont vous me parlez, il n’y a que Dieu seul qui connaisse si elle est sincère. Il y a tant de tours et de détours dans le cœur de l’homme, surtout de la femme, que le serpent en y glissant son poison y a aussi glissé les plis et les replis. Je n’ai garde de juger cette demoiselle, ne la connaissant en nulle manière. Ce que je puis vous dire, c’est que vous l’avez parfaitement bien conseillée. On ne peut que donner des avis. Il faut faire comme saint Paul, qui agissait comme au hasard4, car Dieu ne donne pas toujours de certitude du fond des personnes qui nous demandent conseil. Il arrive souvent qu’Il la donne, mais lorsqu’il ne la donne point, il ne faut pas la désirer. Combien de choses a-t-il cachées même à ses prophètes, témoin à Elisée5? Faisons toujours ce qui est en nous, et Dieu ne nous demandera compte du reste. Dès que cette demoiselle a confiance en vous, vous devez l’aider par vos lettres, selon ce qui vous sera donné dans le moment pour elle. Il faut l’accoutumer à recevoir également de Dieu les peines, les sécheresses, les absences, en servant Dieu pour Dieu : Il le mérite bien. C’est en Lui que je suis toute à vous et que je désire votre perfection au-delà de tout.

- Dutoit, t. IV, Lettre 72, p. 205- 211. La façon dont Madame Guyon parle de la demoiselle fait penser que cette lettre se situe avant la lettre de la « demoiselle amie ».

1Luc, 14, 28.

2Matthieu, 6, 6.

3Matthieu, 5, 3.

4Rom., 11, 14 : Essayant de donner de l’émulation à ceux qui sont de la même race que moi, et d’en amener quelques-uns au salut. (Amelote).

5IV Rois, 4, 27 : …son âme est dans l’amertume, et le Seigneur me l’a caché et ne me l’a point fait connaître. (Sacy).

.  Au baron de Metternich.

Voilà, mon cher frère, un mot qui m’est venu dans l’esprit d’écrire à cette bonne demoiselle : je vous l’adresse. Laissez disposer doucement à Dieu toutes choses pour votre solitude. N’avancez rien par vous-même, mais aussi ne reculez pas quand le Seigneur vous ouvrira la porte. Je suis très unie à vous malgré tout ce qui paraît misère au-dehors : c’est un savon, qui doit vous nettoyer des propriétés de l’esprit, et même vous blanchir, car la même Ecriture qui nous assure1 que, quand nos mains, qui font nos actions, éblouiraient de blancheur, Dieu les ferait paraître toujours sales, nous assure aussi que2, quand nos péchés seraient rouges comme l’écarlate, Il les rendrait blancs comme la neige. Il y a de deux sortes de personnes qui suivent l’Agneau : les unes, dont la robe d’innocence n’a jamais été souillée, et d’autres, dont la robe a été blanchie dans le sang de l’Agneau3.

Jésus-Christ prit de la boue pour éclairer l’aveugle-né: cette boue était plus propre à l’aveugler s’il avait eu de bons yeux ; mais tout est bon dans la main de Dieu, et a un effet tout opposé à ce que la raison pourrait nous inspirer. Il lui dit de se laver dans le lavoir de Siloé, qui sont des eaux calmes et tranquilles, pour nous apprendre qu’il faut conserver la paix et la tranquillité dans notre boue pour être éclairé. Dieu est si jaloux de Sa gloire qu’Il détruit et renverse tout dans l’homme afin qu’on ne Lui en dérobe pas une petite étincelle. Demeurons bien petits et bien rien. Mais lorsqu’il faut agir pour la gloire de Dieu et le bien de nos frères, agissons en hommes courageux, sans pourtant nous appuyer sur notre courage, mais en Dieu seul. C’est bientôt la fête du divin petit Maître : honorons-Le par notre petitesse et notre néant.

- Dutoit, t. IV, Lettre 58, p.149-151.

1Job 9, 30-31.

2Isaïe 1, 18.

3Apoc. 7, 14.

4Jean 9, 6-7.

.  Au baron de Metternich.

J’ai reçu, mon cher frère en Notre Seigneur, votre lettre avec une véritable consolation de mon cœur.

Vos misères ne m’ont point fait de peine, parce que j’en connais la source, mais votre humilité et simplicité à les découvrir m’a fait un extrême plaisir. Car je vois clairement le doigt de Dieu en tout cela, et connais que c’est une épreuve et non une malice qui soit en vous. C’est bien un effet de la malignité de votre nature, mais non pas de la malice de votre cœur. Il fallait que l’orgueil fût bien enraciné, puisqu’il vous faut une telle lessive. Ne croyez pas que je parle d’un orgueil grossier : nullement, mais de cet orgueil spirituel qui renonce même aux possessions de la terre, pour se conserver par l’amour de sa propre excellence dans le bien et dans une vertu propriétaire. L’orgueil grossier est méprisé par cet amour de la propre excellence et, comme dit Dieu en Job1, il estime l’or comme de la boue, les rayons du soleil sont sous lui, et le reste, qui est admirable.

Or pour guérir cette maladie d’autant plus dangereuse qu’elle est plus cachée, qu’on s’en défie moins et qu’on la regarde même comme une grande santé, Dieu Se sert des moyens tout contraires, afin de guérir un mal si grand et qui est irrémédiable à tout autre que Dieu. Non, il n’y a que Lui qui le puisse guérir. C’est pourquoi Il dit en deux endroits de l’Ecriture deux choses qui prouvent ce que je soutiens : l’une est dans Job2, Quand mes mains paraîtraient éblouissantes de blancheur comme la neige, vous me les feriez voir toutes pleines d’ordures ; l’autre est en Isaïe3 : Quand vos péchés seraient rouges comme l’écarlate, il les fera paraître blancs comme la neige. Lorsque nos œuvres et nos vertus nous paraissent si belles, Dieu nous en fait voir toute la laideur. Lorsque nous entrons dans une véritable humiliation, nous découvrons alors que le ver de l’amour propre, de la propriété, de l’amour de la propre excellence, en avait corrompu le dedans, qu’il n’y avait qu’une blancheur fragile au-dehors semblable à celle de la neige, qui n’est pas plutôt foulée aux pieds des passants qu’elle devient un objet d’horreur. Lorsque le Verbe, comme une divine pluie, vient à fondre cette neige, tout est fondu en un instant, il ne reste que boue et saleté. Quelle est cette pluie, sinon la vérité, qui s’introduit dans l’âme par la divine justice, qui en nous ôtant ce que nous croyons bien établi, nous fait voir à nu ce que nous sommes ? Ô divine vérité, fondez ces neiges, et que la justice par là fasse voir à l’homme la faiblesse de son ouvrage, et qu’il n’y a que l’ouvrage de Dieu qui soit stable, et c’est celui-là qui durera éternellement ! Au contraire, celui dont les péchés sont rouges comme l’écarlate, qui est accablé de confusion et de douleur, est blanchi par la divine justice d’une blancheur éclatante, et qui ne peut se corrompre : elle n’est point exposée aux pas des passants, car elle est cachés sous cette rougeur apparente. Dieu est un Dieu jaloux : Il abaisse ce qui paraît élevé, Il élève ce qui est abaissé, Il regarde les choses basses, Il s’abaisse sur les humbles et résiste aux superbes. La jalousie de Dieu est telle qu’Il ne peut souffrir que l’homme s’attribue aucun bien, et tout le soin de la divine justice est de détruire nos usurpations et de restituer à Dieu ce que nous Lui avons dérobé.

Cela supposé, je dis que vous devez vous estimer plus heureux, malgré votre extrême misère, que vous n’étiez dans votre prospérité spirituelle. Je remarque qu’elle a produit deux effets en vous, qui ne sont point équivoques : l’un, de vous apprendre à vous connaître vous-même, et le peu que vous pouvez ; l’autre, de vous donner une plus haute estime de Dieu et un amour plus pur, un abandon plus entier, une foi plus vive. J’espère que vous direz un jour avec le Prophète: J’ai trouvé ma consolation dans ma douleur la plus amère, pourvu que vous observiez ce que je vais vous dire : premièrement, de continuer votre oraison le plus que vous pourrez, de ne point changer votre oraison simple pour vous multiplier à cause de vos misères. Tous vos efforts sont inutiles pour vous en tirer, comme votre expérience vous l’a appris : cela ne sert qu’à les allonger et les rendre plus opiniâtres. Je ne juge pas, comme vous, qu’il y ait de la malice : votre état intérieur, tel que vous me le découvrez, est entièrement opposé à cette malice prétendue. Je crois que c’est plutôt une épreuve de Dieu, qui permet au démon, quoique d’une manière cachée et qui paraît toute naturelle, de vous exercer, pour vous purifier de tout ce qui reste en vous de vous, afin que vous aimiez Dieu si purement que, perdant tout propre intérêt, quel qu’il soit, pour le temps et pour l’éternité, vous vous immoliez à Sa divine justice, afin qu’elle soit satisfaite et qu’elle rende à Dieu ce que vous Lui aviez dérobé sans le vouloir, n’ayant plus d’autre intérêt que le seul honneur et la seule gloire de Dieu, qui ne peut rien perdre quand vous perdriez toutes choses. Ô que cet amour de Dieu, surpassant toutes choses, est bien plus digne de Dieu que toutes ces œuvres qui, comme dit saint Paul, ne seront admises qu’en passant par le feu!

Ce que je dis ici n’exclut pas les bonnes œuvres, mais l’appui en ces mêmes œuvres. Il faut savoir quelles sont les œuvres qui peuvent porter le nom de bonnes : ce sont celles qui sont faites par le mouvement de l’Esprit de Dieu, et non par l’esprit empressé de l’homme, ni par l’amour de sa propre excellence. Ce sont celles qui, comme dit saint Jean6, ne sont point nées de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de la volonté de Dieu. Or ceux qui sont les vrais enfants de Dieu sont nés de Sa volonté, car ils sont régénérés en Jésus-Christ : ceux-là font de bonnes œuvres, parce qu’ils les font dans la volonté de Dieu par Son Esprit, et non par leur caprice. C’est pour amener l’homme à ce point que Dieu, par ces sortes d’épreuves, le purifie de toute attache à soi-même et de toute estime de nos propres œuvres. Ô Dieu, dit l’Ecriture, c’est Vous qui faites en nous toutes vos œuvres7 ! David disait : Vous avez rendu mes volontés merveilleuses8. Afin que nos volontés soient merveilleuses, il faut qu’elles soient devenues les volontés de Dieu, car il n’appartient qu’à Lui de faire des merveilles. Afin que notre volonté passe en celle de Dieu, il faut perdre en Lui toutes nos volontés, n’en conserver aucune, ni désir, ni choix, ni inclination, car tout cela est l’apanage de la propre volonté, mais mourant à tout désir, demeurer constamment en la main de Dieu, afin qu’Il nous traite comme il Lui plaira et aussi longtemps qu’il Lui plaira.

Demeurez donc sacrifié sous le couteau de l’épreuve, espérant tout de Dieu et rien de vous, vous abandonnant même à Sa justice pour recevoir le châtiment que vous méritez, si vous avez été assez malheureux pour Lui déplaire. Châtiez-moi, ô Père juste, mais infiniment miséricordieux dans votre justice : j’aime cette justice qui Vous est si glorieuse, quand même elle me serait contraire. Plus vous êtes misérable, plus vous devez tâcher de vous unir à Dieu : vous ne sauriez Le salir, mais Il vous purifiera, car c’est un feu dévorant et consumant. Tâchez de L’aimer de plus en plus, et consacrez-vous de nouveau à Sa volonté cachée, content de tout ce qu’Il ordonnera de vous. Si vous quittiez l’oraison et l’abandon sous quelque prétexte que ce pût être, vous seriez perdu et, croyant vous sauver vous-même, vous succomberiez infailliblement. Ne vous défiez point de Dieu. Ne craignez point, de peur d’enfoncer comme saint Pierre8a.

Je crois qu’une trop grande solitude vous serait à présent plus dommageable qu’elle ne vous serait utile : il faut encore quelque occupation. Priez de votre côté, je prierai du mien, et j’espère que Dieu me fera la grâce de vous le faire savoir lorsqu’il sera temps. Votre application à la chimie9 peut vous divertir quelques moments, mais je ne voudrais pas en faire mon application : vos affaires, le temps qu’il faut donner à Dieu doivent être préférés à tout. Je suis ravie du bien que vous a fait le Traité spirituel10. C’est pour vos semblables que Dieu l’a fait écrire. Demeurez ferme dans l’abandon : vous ne pouvez trouver de paix que là. Je ne crois pas qu’il y ait présentement nulle obligation de vous engager dans un ménage, quoique je sois fort portée pour que les jeunes gens se marient selon Dieu, à cause des inconvénients et des jours de tentations ; mais je voudrais qu’ils ne regardassent que la crainte et l’amour de Dieu dans leurs mariages, et nullement l’intérêt, ni la chair et le sang. Je crois que Dieu bénirait ces sortes de mariages. Je ne vois pas que Dieu demande la même chose de vous, mais un abandon total entre les mains de Dieu. Saint Paul qui avait des peines comme vous, ne pensa pas à se marier. Il pria trois fois, il lui fut dit : Ma grâce te suffit; la vertu se perfectionne dans l’infirmité11. Je vous souhaite toutes les bénédictions du ciel, et à votre ami que je salue comme vous en Jésus-Christ.

Ne vous étonnez pas, si vous trouvez quelquefois dans les livres spirituels quelque chose que vous n’entendez pas : dans la suite vous l’entendrez, l’expérience est une grande maîtresse. Dieu donne toujours l’intelligence aux simples. Je serai toujours bien aise de répondre à vos difficultés; mais je m’assure que ce que vous ne trouverez pas expliqué dans un endroit, vous le trouverez dans l’autre : si vous voulez marquer sur un papier votre difficulté, et lire avec patience, vous trouverez dans un autre endroit la résolution de votre doute.

Voici la réponse à la difficulté que vous proposez. Il n’y a aucune certitude infaillible en cette vie, ce qui serait contraire à l’Ecriture, qui assure que nul ne sait s’il est digne d’amour ou de haine12. Il est pourtant de conséquence, dans l’état de transformation, de suivre les premiers mouvements du fonds, car Dieu étant le principe et le moteur d’une telle âme, c’est Lui qui lui donne ces premières impulsions du cœur, où la pensée n’a point de part : ce qui s’étend pour les choses graves, ou pour les conseils qu’on nous demande. Dans les commencements ces mouvements sont plus marqués parce que Dieu veut dresser Lui-même l’âme à ce procédé. Elle voit par les suites que, lorsqu’elle n’y est pas fidèle, Dieu l’en punit, et les choses ne réussissent pas : elle en a du reproche. Mais lorsqu’elle a connu la conduite de Dieu sur elle, elle suit ces mouvements comme naturellement et avec grande simplicité, sans les examiner, car l’attention qu’elle y ferait, l’arrêterait et l’empêcherait de marcher dans un abandon parfait et dans une simplicité enfantine.

Les actions naturelles n’ont besoin d’aucun mouvement particulier, comme le boire, manger, dormir, etc., car ces personnes sont éloignées de passer les bornes de la droite raison. Tant que l’homme vit en lui-même, ses premiers mouvements doivent être réprimés, parce qu’ils sont de la nature, et que les seconds sont ordinairement le fruit d’une bonne réflexion. Il n’en est pas de même d’une âme véritablement régénérée (si tant est qu’il y en ait) : c’est Dieu en qui elle est, vit et opère, qui lui donne le mouvement. Ainsi ses premiers mouvements, dans les cas sus-allégués, sont de Dieu. Mais les seconds [viennent] d’une réflexion produite par l’amour propre, qui cause doute, hésitation, et qui met l’âme comme en nécessité de choisir : et alors ne trouvant ni choix, ni volonté (à cause de la perte de cette même volonté en Dieu), elle demeure obscurcie, sans connaître de quel côté est la vérité, et sans pouvoir la rattraper. Mais lorsqu’on a été fidèle à s’abandonner à Dieu en suivant ce premier mouvement, on reste en paix, attendant le succès de la Providence, et n’en voulant point d’autre que celui qu’il Lui plaira de donner.

Cela n’empêche pas que ces personnes n’aient des défauts extérieurs, mais ils sont sans malice. Et Dieu leur laisse ces défauts pour les cacher et à leurs propres yeux et à ceux des autres, sans quoi l’on en ferait trop de cas. Et puisque la présomption et l’orgueil a corrompu l’ange dans le paradis, que ne pourrait-il pas arriver à cette âme si Dieu, par tout le soin de Sa Providence, ne la couvrait d’une écorce grossière qui fait que, convaincue de ce qu’elle est par elle-même, elle ne cherche rien de grand, ni de bon en elle, mais demeure ravie que Dieu ait tous biens, et elle reste dans son rien par hommage à la sainteté de Dieu ? C’est là le sel qui préserve de toute corruption. Cette âme chante de bon cœur :

Rien n’égale ma pauvreté :

Je m’y complais, Seigneur, content de tes richesses.

Possède seul l’honneur, les biens, la sainteté :

Je ne veux rien pour moi que mes faiblesses.

Ô mon Dieu, disait un grand serviteur de Dieu, plutôt pécheur que superbe13. La faiblesse est le partage de l’homme : combien lui est-il quelquefois avantageux d’être faible ! Mais l’orgueil est l’apanage du diable. Le diable a soin de faire paraître ses assujettis sans aucun défaut, quoique leur cœur soit diabolique ; mais Dieu couvre les siens de défauts apparents, quoique leur cœur soit plein d’innocence et qu’il soit le trône de la majesté de Dieu.

- Dutoit, t. IV, Lettre 59, p.151-164.

1Job 41, 21. « Voyez-en l’exposition dans les Explications et Réflexions sur l’Ancien Testament, au tome VII qui est sur Job. » D.

2Job 9, 30-31.

3Isaïe 1, 18.

4Isaïe 38, 17.

5I Cor. 3, 13.

6Jean 1, 13.

7Isaïe 26, 12.

8Ps. 15, 3.

8aAllusion au manque de foi de saint Pierre, Matt. 14, 29 : « Mais lorsqu’il vit que le vent était grand, il eut peur, et commençant d’aller au fond, il s’écria : Seigneur, sauvez-moi. [30] Aussitôt Jésus étendit la main, et le prenant lui dit : Homme de peu de foi, pourquoi avez-vous douté ? » (Amelote).

9Le baron fut réputé alchimiste.

10Non identifié.

11II Cor. 12, 9.

12Ecclésiaste 9, 1 : « …Il y a des justes et des sages, et leurs œuvres sont dans la main de Dieu, et néanmoins l’homme ne sait s’il est digne d’amour ou de haine. » (Sacy).

13Brève Instruction du P. Lacombe, dans les Opuscules spirituels tome II, p. 518 : « Ô Seigneur, s’il se pouvait faire, plutôt mourir grand pécheur que superbe ! 

.  Du baron de Metternich. 31 mars 1716.

Autre du même, du 31 mars 1716.

Ma très chère mère. J’ai bien reçu votre très chère lettre dernière qui est partie de P[aris] le 20 janvier. Je vous suis infiniment obligé de vos salutaires instructions : elles me pénètrent tout le cœur, elles me sont toutes claires. Je ne puis douter de leur vérité et bonté, mais l’ennemi me voudrait bien persuader qu’elles ne me sont pas applicables à cause de ma trop grande corruption. Je suis rendua au péché. Mon mal augmente plutôt qu’il ne diminue. Il y a quinze jours que je me sers d’une médecine qui doit avoir eu grand effet dans d’autres, mais qui n’en a aucun en moi. Dieu a bouché Ses oreilles. Je Le prie de me punir et de me mettre par là dans l’esprit de ne Le pas offenser, mais je suis indigne de cette grâce. Il me donne de la santé et quand je suis quelquefois indisposé, c’est peu de chose et mon mal même ne me quitte pas pour cela. Je voudrais m’oublier, et je ne puis pas.

J’ai été fort éprouvé d’un passage que je viens de lire dans de certains Discours spirituels1, tome II , Discours 31, où il est dit : [27] « Deux choses mettent un obstacle si grand aux desseins de Dieu sur les âmes d’un certain état qu’il est absolument impossible qu’Il les accomplisse si elles ne sont entièrement levées. La première est une certaine conviction que l’on ne peut pas mieux faire que l’on fait […]b Le second obstacle […] c’est un abandon à contre-poil. Rien n’est si bon que l’abandon, rien n’est plus dangereux que cet abandon mal pris […] : on se contente de s’abandonner pour avoir tous ses défauts toute sa vie. » Je crains que je ne sois dans ce cas. Je suis trop lâche, je ne résiste pas assez. Je crie bien à Dieu et à tous ses saints, particulièrement à la sainte Vierge, mais je n’use pas assez de force pour endurer les assauts jusqu’à la fin. Il me semble bien que je souhaite de tout mon cœur d’en être quitte, mais c’est peut-être une tromperie de mon cœur. Si le désir était véritable j’aurais plus de force et de fermeté.

Je suis pourtant en repos sans inquiétude. Je suis content de la permission divine que j’ai mille et mille fois méritée. Il me semble que je vous trompe par mes lettres faisant un faux rapport de moi. Mais il est certain, ou je suis moi-même le plus trompé du monde, que je ne veux pas vous tromper sciemment. Plût à Dieu que je vous pusse parler et que vos oreilles pussent souffrir le récit de mes maux, ou que vous m’ordonnassiez à qui les raconter ! Je ne déguiserais rien afin que l’on connût ce misérable pour ce qu’il est, mais entre nous ces confessions ne sont pas en usage, et entre nous aussi elles sont tombées dans un très grand abus. Que faire donc ? Acquiescer à ma perte éternelle : c’est le juste jugement de Dieu, oui, mon Seigneur et juste juge, d’être abandonné à ma propre corruption. Je vous proteste assez souvent d’acquiescer à l’exécution de Vos adorables arrêts. Je le veux autant que je me connaîs, et [28] qu’il est en moi. Et si je ne le veux pas, Vos ordres seront pourtant exécutés, malgré que j’en aie. Que j’ai été fol dans ma jeunesse de m’engager au célibat ! Mais je l’ai fait par ignorance.

Mon oraison me semble aller assez bien, si je ne me trompe. Car à me regarder je devrais croire que Dieu ne mettrait jamais un don d’oraison en une âme si corrompue. Si je vis pourtant en grâce et dans la voie de Dieu, il faut bien avouer qu’Il sait remuer par la raison et qu’il est fort nécessaire de se faire des moyens particuliers dont Il se sert pour nous faire mourir chacun en particulier, car les autres ne sont pas capables de le porter. Tous s’en scandaliseraient. Je m’étonne qu’Il en ait parlé si amplement et si en détail dans de certains livres que j’estime et que personne ne L’entende, et que moi-même n’ose pas croire que je L’entende par rapport à moi de peur de me flatterc, et de trouver un appui dans la perte même de tout appui.

Je ne sais rien encore de ma retraite, tout étant si brouillé chez nous, qu’on n’ose pas bouger sans être quasi chassé à coups de fouet. Je prie Dieu de le faire quand Il voudra m’avoir quelque autre part. Je me tiens prêt à pouvoir décamper tous les jours. Mais ce n’est pas ainsi de mon frère. Il faudra une providence particulière pour le dégager, ce qu’il me témoigne de souhaiter beaucoup. Je lui ai mandé les paroles qui étaient pour lui. Voyez, ma très chère mère, ce qu’il m’y a répondu. Je baise bien humblement les mains à m[a] s[ainte] m[ère]. J’admire qu’il rencontre ma maxime et qu’il en fait une explication bien importante pour moi. Dieu veuille me mener où je dois être. J’espère que cela sera si cet ami ne m’oublie pas devant le Seigneur, comme il m’en assure. Pour entendre ce qu’il dit de sa maxime, elle a été depuis plus de vingt ans : debet esse aliquid medii inter vitae hujus negotia et ejus extrema, qui doit être la raison qu’un grand ministre d’un empereur a [29] alléguée pour vivre dans la retraite. C’est sur cette raison que nous nous sommes souventes fois dit l’un à l’autre : nous finirons nos vieux jours ensemble à la campagne. Il n’a pas tenu à moi que cela ne se soit fait il y a plusieurs années ; mais mon frère n’a pu jusques ici rompre ses liens. C’est ce qui m’a fait perdre ces pensées depuis quelques années. Nous avons donc été frappés tous deux de ce que vous avez réveillé la mémoire de cette maxime de vous-même, car je ne crois pas vous en avoir dit quelque chose ci-devant. Il a aussi excité en moi le désir d’achever enfin l’ouvrage de ma retraite, auquel je travaille depuis si longtemps.

Mais la nouvelle guerre qui commence avec le [illis.] en peu de semaines ne me laisse voir clair en aucune chose. Autrement je me pourrais retirer aisément chez un de mes neveux, qui me désirent avoir tous deux, mais si les [illis. : Turcs ?] vont fondre en Allemagne par la Pologne, ils seront obligés de fuir tous deux. Il faudra donc attendre ce que Dieu fera. Nous avons à attendre de grands troubles. On a vu dans ce mois dans une province d’Allemagne un terrible signe au ciel, qui serait trop long pour mander et même je ne saurais comment le traduire en français. Il marque une grande guerre et effusion de sang. En même temps on a vu à Leipzig deux armées, une rouge et l’autre blanche, se battre en l’air. Le Seigneur nous prépare à nous soumettre à Ses justes jugements.

Il y a longtemps que je reconnais que le grand mal est la propre volontéd. Mais il m’a toujours été obscur ce que c’est que la propre volonté, vu qu’il faut vouloir beaucoup de choses sans savoir si c’est la volonté de Dieu ce que nous voulons. Je crois donc que la propre volonté est lorsque nous voulons quelque chose avec attachementd, de sorte que nous n’en pouvions désister sans difficulté. Car quand je veux quelque chose, ou je ne suis pas la volonté de Dieu, étant cependant prêt à la quitter si, lorsque je saurais la volonté de Dieu, il me semble que Dieu n’imputera pas cela pour une volonté propre2. Car comment pourrais-je marcher autrement dans la foi nue et obscure, à l’aveugle ? Je vous prie, ma très chère mère, de m’en éclaircir là-dessus, car je n’ai jamais trouvé ceci bien expliqué en aucun livre, autant que je me souviens. [30]

De même il me reste une obscurité sur la présence de Dieu que je vous prie de m’ôter, s’il vous plaît. Dieu dit à Abraham : « marchez en ma présence ». Je le trouve aussi en plusieurs endroits des livres mystiques. Or je sais bien que Dieu demeure présent à moi par Sa miséricorde, quoique mes pensées ne soient pas toujours fixes sur Lui. Mais je ne puis pas comprendre que je sois présent à Dieu, quand je ne me souviens pas actuellement de Lui. J’ai donc toujours cru que nous ne sommes présents à Dieu que par un souvenir réel, mais très subtil et général, de Dieu, ou attention à Lui. Mais il me semble que vous m’avez écrit que ce n’est pas la présence de Dieu, et que nous ne pouvons pas toujours penser à Dieu. Je ne sais pas si vous entendez cela de la méditation de notre tête : si cela est, je vous entends et je vois que cela n’est pas possible. Mais il me semble que le cœur peut et doit se souvenir actuellement, mais très simplement et très généralement de Dieu sans interruption, ou avoir une attention continuelle à Lui. Si cela n’est pas, je vous avoue, ma chère mère, que je ne sais pas ce que c’est que marcher en la présence de Dieu. Malheureusement mon cœur n’est pas dans ce souvenir actuel et continu de Dieu. Mais c’est ce qui m’afflige et me fait voir combien [illis.] général de Dieu ene toutes choses et en tout temps a été dès le commencement de ma vie intérieure [ce] à quoi j’ai buté. Ç’a été le miroir qui m’a représenté mes égarements à ma confusion. Je ne trouve pas un amour étranger dans mon cœur quand j’y retourne de mes escapades, et j’y retrouve toujours Dieu : mais le souvenir de ma [illis.] interrompu, et j’ai laissé seul le Seigneur de ma vie et le seul objet qui devait faire toute l’occupation non seulement de la volonté, ou de l’amour, mais aussi de l’esprit suprême uni avec la volonté dans le cœur. Il me semble que si j’arrivais jamais à ce souvenir continuel de Dieu, ce serait le paradis en ce monde. Et s’il est possible d’y arriver, et si c’est là où je dois tendre, j’espère de renouveler ma course et de retrancher autant qu’il me sera possible tout ce qui m’en empêche. [31] Priez Dieu, je vous conjure, qu’il me donne cette grâce par sa miséricorde. Voyez, ma très chère mère, combien j’ai encore besoin de vos avis, combien je suis encore ignorant. Il me semble que je n’entends rien, et que je ne devrais ouvrir la bouche...

La bonne demoiselle continue dans le bon chemin. Voici une lettre qu’elle s’est donné la liberté de vous écrire en réponse à celle dont vous l’avez honorée. Si je valais quelque chose, je dirais que je suis tout à vous en Notre Seigneur. Le Seigneur soit votre tout.

- A.A.-S., ms 2176, pièce 7417, p. 26. On sait que l’auteur est célibataire par vœux et se sent condamné : il s’agit de Metternich. Cette lettre doit suivre de près celle accompagnant l’envoi par Madame Guyon d’un « mot qui m’est venu dans l’esprit d’écrire à cette bonne demoiselle. » Nous intercalons cependant la lettre suivante éditée par Dutoit, compte tenu de « salutaires instructions » mentionnées par Metternich .

aLecture incertaine.

bLes points de suspension du ms. correspondent à des omissions de ce Discours.

c(tromper biffé) flatter.

dSouligné par Metternich comme pour les mots en italiques qui suivent dans cette lettre.

e(a été biffé) en.

1Madame Guyon, Discours chrétiens et spirituels…, vol. II, 1716, Discours XXXI « Deux obstacles à l’avancement spirituel de plusieurs » (réédition : Madame Guyon, De la vie intérieure…, coll. La Procure, 2000, p. 274-276).

2Obscur ; traduit une hésitation du mental qui se rend compte du risque de décision par volonté propre.

.  D’une demoiselle amie.

La bonté que vous me témoignez surpassait si loin mes espérances qu’elle m’a fait verser un torrent de larmes, tant de joie que de reconnaissance. Il y a longtemps, ma très chère mère, que la profonde vénération que j’ai pour vous m’aurait porté à vous prévenir, si je l’avais osé ; mais j’ai cru qu’il ne m’était pas permis d’aspirer à ce bonheur, me bornant à celui de vous faire savoir par M. le baron1 de temps en temps que je désirais bien de vous appartenir en Celui à qui vous êtes si parfaitement, et que par Sa grâce j’espérais aussi l’esprit des vœux que vous faites pour notre salut. Pour ce qui est de M. le baron, je suis bien aise que votre approbation confirme ce que j’en pensais. Je n’entre point dans les faiblesses dont il s’accuse, il est peut-être le seul à s’en apercevoir. J’examine encore moins ce qu’il est à l’égard de Dieu et de soi-même, mais je suis convaincue qu’au mien il a des talents excellents, et tout divins.

J’ai appris à le connaître d’une manière si peu attendue que j’ai tout lieu d’en bénir la sainte Providence, comme l’ayant envoyé ici exprès pour mon salut, car dès le premier abord j’ai pu dire de lui ce que le peuple disait du Seigneur : qu’il parlait comme ayant autorité. Tout ce qu’il me disait, ce qu’il m’écrivait, et les lecturesa qu’il me procurait, tout cela, dis-je, faisait un effet si différent de ce que j’avais lu et entendu [32] autrefois et jusques alors, que j’en étais toute surprise et y reconnaissais sans peine le doigt de Dieu et Son esprit. Tout allait droit au cœur sans frapper ni mon imagination, ni mon raisonnement. Surtout je remarquais quelque chose, en lisant, qui m’embarrassait d’abord : c’est que, quoique j’aie toujours eu la mémoire assez heureuse, il m’était impossible de rien retenir de ce que je lisais. Tout était comme s’il tombait dans un abîme, et en achevant ma lecture, je ne me souvenais non plus de ce que j’avais lu que si je n’y avais jamais pensé. Cette manière si différente de celle que j’avais auparavant m’alarmait2. Je croyais manquer d’attention et, quoique je me sentisse fortement attirée à lire et que je me préparasse de toutes mes forces à y méditer, il n’y avait jamais moyen. À peine avais-je lu quelques lignes que je me perdais si fort, avec toutes les précautions que j’avais prises pour m’en avertir, que j’en revenais comme d’un profond sommeil, sans avoir la moindre trace de ce que j’avais fait, si ce n’était qu’à la marque du livre je m’apercevais que j’avais toujours continué et que j’avais fait assez de chemin. Je m’en plaignais à M. Le baron, qui me disait que je ne devais point m’en tourmenter, que ce n’était rien de mauvais. En effet quelque temps après, je m’apercevais que je n’avais pas lu sans fruit, et c’était presque comme une semence qui, à force d’être perdue dans la terre, germe et se produit. Depuis j’ai quelquefois pu méditer sur quelques passages, mais fort rarement. La plupart du temps la tête n’a eu aucune part à la lecture, ni à l’oraison, et lorsque je veux penser à ce que je fais, je sens de l’inquiétude, au lieu qu’en me laissant aller je me sens dans une profonde tranquillité. Je n’ai pas manqué de rendre un compte fort exactesà M. le b[aron de Metternich] et m’en suis toujours [33] bien trouvée.

Ses amis ont une entière conviction de la vérité qu’ils contiennent avec eux et, dans tout ce qui m’embarrasse, je n’ai qu’à m’en ouvrir à lui, et aussitôt j’y trouve du remède. Dieu m’a aussi donné une telle obéissance pour tout ce qu’il me conseille, que rien ne me coûterait plus que celui [de] désobéir, et si je n’en étais pas si éloignée, je serais ravie de demander ses avis dans la moindre de mes actions comme dans la plus importante. Pour la souplesse et l’indifférence, comme ils ne m’ont jamais coûté aucune peine, je n’y ai jamais trouvé d’autre mérite que d’être toujours contente. J’en ai toujours eu beaucoup, quoique celle d’à présent ne laisse pas d’être en quelque façon différente de celle d’autrefois.

Ma volonté a toujours été assez pliable, et elle a toujours été d’accord avec ce qui m’arrivait, mais je ne laissais pas de sentir que l’événement et ma volonté étaient deux choses distinctes, c’est-à-dire ce qui m’arrivait précédait à ma volonté, qui ne laissait pas de s’y joindre d’abord. Présentement, au contraire, il me semble que ma volonté est tellement unie et mêlée à ce qui m’arrive qu’au lieu qu’un événement devrait trouver la volonté chez moi et s’y joindre, il semble qu’il l’emmène avec soi et que ce n’est plus qu’une même chose, tellement que je n’aperçois plus la moindre distance, pas même d’un moment, entre ce que je dois et ce que je veux3. Cela est allé si loin que, quand on m’a proposé le choix de deux actions indifférentes, je n’ai su laquelle choisir, et j’ai souvent répondu qu’il m’était indifférent de faire laquelle qu’on voudrait. On a eu la bonté de m’accuser là-dessus d’avoir une sotte complaisance, une modestie affectée, une civilité outrée, et mille caractères semblables dont on m’a honorée sans autre fondement qu’il n’était pas naturel d’avoir une semblable indifférence, tellement que M. le baron m’a conseillé de me déterminer à l’avenir en pareil cas et de dire, pour les satisfaire, ce qui me tomberait le plus tôt en l’esprit. En effet, depuis, je me précipite si fort à dire oui ou non quand on me propose quelque chose, de crainte qu’il ne m’échappe encore malgré moi quelques « ce qu’il vous plaira », que le plus souvent il m’arrive d’ignorer lequel des deux j’ai prononcé [34] et je suis réduite à observer la réponse qu’on me fait pour m’en instruire, inconvénient assez plaisant et qui ne manquerait pas de m’attirer mille railleries si on s’en aperçevait. Mais comme le ridicule n’en tomberait que sur moi seule, je ne m’en mets guère en peine, espérant que quand, à force de me déterminer, je me serai désaccoutumée de ces réponses trop générales, j’aurai peut-être assez de liberté d’esprit pour penser à ce que je dis.

À l’égard de ma maladie passée, ma très chère mère, j’avoue que l’état où je me trouvais était assez particulier. Je n’aurais jamais cru que, sans une entière séparation de l’âme et du corps, il pût y avoir une pareille division. Je sentais mon âme tellement détachée de mon corps qu’elle n’y prenait non plus d’intérêt que si elle n’y avait jamais été jointe. Il semblait qu’elle était comme dans une citadelle bien gardée, et que le corps était comme une vaste muraille dont les attaques ne se faisaient pas seulement entendre dans la résidence de l’âme. À mesure que je commençais à me rétablir, je sentais qu’insensiblement l’âme semblait descendre pour se joindre au corps qu’elle avait quitté. La grande tranquillité que l’on me voyait faisait croire à tout le monde que je n’en reviendrais pas, et quand on me demandait de mes nouvelles, je ne pouvais que rendre grâces à Dieu d’être si bien, quoique je sentais bien que mon corps souffrait de grandes douleurs, qui pourtant me touchaient moins que si je les avais vues souffrir à un autre.

Il est bien vrai, ma chère mère, que quand Dieu nous soutient de la sorte, rien n’y ferait, et que pour nous la faire sentir, la retraite de Sa grâce en nous doive être celle qui précède les autres. Car soutenu de Sa grâce, l’enfer même cesserait d’être enfer et deviendrait paradis, ce qui ne laisse pas d’être difficile à croire, à moins que d’en avoir fait l’expérience. C’est bien en ces occasions, et pas plus tôt qu’on est convaincu des paroles du prophète au 72e psaume, v. 164. Depuis la restitution de ma [35] santé, je ne me suis plus trouvée que très rarement dans cet état. Je ne puis rien dire de précis de celui où je me trouve présentement, si ce n’est que tout y est pour moi, surtout intérieurement, dans une grande obscurité. Pour peu que je veux y regarder, je ne rencontre que ténèbres. Il y a des moments où, quand je trouve en lisant quelque description d’un état qui a du rapport au mien, il semble que tout d’un coup il se fait une espèce de lumière en moi, mais aussi subtilement qu’un éclair, qui est comme pour me faire comprendre que c’est là le cas où je me trouve ; mais pour peu que je veuille m’y arrêter, et que la tête s’en mêle pour l’examiner, c’est comme si l’on fermait la porte qui s’était ouverte pour donner le jour, et me voilà aussi ignorante que jamais. Si je relisais le même passage mille fois de suite, il ne me ferait plus alors le même effet. Tout est nuage et obscurité. Cela me vient presque comme on dit des trésors, qui s’offrent lorsqu’on y pense le moins, et qui s’abîment quand on veut les chercher. Aussi comme je suis naturellement très peu curieuse et que je ne m’embarrasse pas de ce qu’on me veut cacher, j’en agis ici de même, et je n’y fais presque aucune attention, je crois même n’en avoir rien marqué à M. le Baron. Mais à présent ceci m’a tombé insensiblement dans la plume, comme fut le reste de cette lettre, que j’écris sans la moindre préméditation. Comme c’est à vous, ma chère mère, qu’elle s’adresse, je ne me mets guère en peine si je m’explique bien ou mal, dans l’entière assurance que vous verrez à tout plus clairement que je ne pourrais jamais entreprendre de vous représenter les choses, si j’en avais la plus grande éloquence.

Je devrais bien vous demander pardon de la longueur de ma lettre, si l’entière confiance que j’ai en vous pouvait laisser la moindre place à la crainte de vous déplaire, [36] mais je sens pour vous une tendresse si respectueuse et si cordiale qu’elle semble en quelque façon me répondre de votre bonté, à laquelle je me recommande de tout mon cœur, priant Dieu qu’Il vous conserve et prolonge vos jours pour Sa gloire et notre bien. Vous m’accorderez, s’il vous plaît, ma très chère mère, la grâce de vous souvenir de moi dans vos prières. Si la misère peut offrir et représenter quelque chose à Dieu, je Lui en ferai de très ardents pour votre santé.

- A.A.-S. ms 2176 pièce 7417 p. 31. Lettre envoyée par la demoiselle avec la précédente.

a(lettres biffé)(lectures add. interl).

1Baron de Metternich.

2Témoignage sur le passage de la méditation active (à travers la lecture) à un état intérieur qui engourdit la mémoire, préparant à l’état passif qui suit, dont on ne peut décrire que la sortie.

3Description de l’état « les yeux ouverts », lorsque l’on ne se projette plus par la volonté dans les activités journalières.

4Ps. 72, 16 : « J’ai donc songé à vouloir pénétrer ce secret, mais un grand travail s’est présenté devant moi. » (Sacy).

.  Au baron de Metternich.

Mon cher frère en Notre Seigneur,

Je vois bien que vous avez des vues anticipées, et que, quoique Dieu vous ait appelé à l’abandon, et que vous en ayez la lumière, vous ne pratiquez pas néanmoins cet abandon. Il y a une grande différence entre avoir la lumière et le goût de l’abandon, et avoir la pratique de ce même abandon. Vous voulez avoir des certitudes de faire la volonté de Dieu. Si vous aviez la certitude de faire toujours la volonté de Dieu, vous auriez la certitude de votre salut : ce qui est contraire à l’Ecriture, qui nous assure1 que nul ne sait s’il est digne d’amour ou de haine. Cette certitude que vous voulez avoir, est entièrement contraire à l’abandon. Cela s’appelle : donner et retenir avec Dieu. Il faut donc s’abandonner à Lui, et croire qu’Il fit toujours [toutes choses] justement, et pour des causes connues à Lui seul.

L’amour de la propre excellence est tellement enraciné dans le cœur de l’homme, qu’il n’y a rien que Dieu ne fasse pour le détruire, et Dieu aime mieux un pécheur à qui le péché déplaît qu’un superbe. Il n’y a point de remède aux maux que Dieu envoie pour détruire notre orgueil, que d’être humble. Cette humilité ne consiste pas à dire des paroles d’humilité, ni même entièrement à se reconnaître pécheur, puisque ce n’en est que la moindre partie ; mais l’humilité véritable consiste à n’attendre et à n’espérer plus rien de soi, demeurant dans son néant comme le ver dans sa boue. Lorsque l’âme est anéantie et détruite au point qu’il le faut, Dieu la guérit, parce que l’exercice qu’il [elle] a souffert, devient alors inutile à cette âme.

Mais comment Dieu la guérit-Il ? quia respexit humilitatem ancillae suae2. Il regarde alors l’humilité de l’âme, Sa servante, et ce regard lui rend la vie. Vous êtes loin de cet état, vous qui vous regardez tant vous-même, vous qui voulez prévoir et ranger et prendre vos sûretés avec Dieu pour vous en fier à Lui, comme vous feriez avec un marchand auquel vous diriez : « Je veux bien risquer avec vous quelque chose pourvu que vous me donniez mes sûretés ». Votre lettre est celle d’un homme perplexe, qui s’est laissé gagner par la réflexion, comme lorsque l’eau entre dans une chambre ou dans un magasin, ce qui était auparavant bien rangé et mis solidement sur la terre ne fait plus que flotter sur l’eau et est dans l’agitation. Sitôt que nous quittons l’abandon, qui est notre centre, nous sommes comme un vaisseau agité qui fait eau de toutes parts. Non seulement vous voulez vous assurer pour les choses extérieures, mais je m’aperçois que vous voulez les mêmes assurances pour l’oraison. Vous dites que vous vous jetez à corps perdu dans la mer, et vous jetez l’ancre de tout côté par la crainte de vous noyer. Dieu ne perd rien de Ses droits : la perte ne peut être que pour vous. Je ne m’étonne pas que vous enfonciez dans les eaux. J’entends, ce me semble, Jésus-Christ qui vous dit : Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté ?3

Les austérités dont vous me parlez ont pu vous être utiles dans les commencements. Elles font alors l’effet que vous dites, qui est d’amortir les sentiments : c’est pourquoi Dieu en fait faire, car il s’agit alors de cette introduction dans la voie de l’esprit où l’âme, étant si peu avancée, a besoin de cet amortissement des sens pour ne pas retourner en arrière : les sens ne sont qu’amortis, et non morts. Mais cette première victoire nous ôtant peu à peu l’humiliation, nous commençons à nous appuyer en nos œuvres , et l’amour ou le désir de la propre excellence croît insensiblement et prend de profondes racines. Tout ce qui n’est pas fondé sur le pauvre et l’humble Jésus ne peut être de durée. Je n’empêche pas vos austérités, mais vous ne pouvez les faire sans vous reprendre et sans changer de route. Vous verrez si vous vous délivrerez de ce fort et puissant Dieu, qu’Il ne combatte plus vos sentiments. C’est le combat qu’Il nous laisse faire un temps : Il combat votre propre excellence. Vous êtes perplexe. Il faut s’affermir dans une voie ou dans l’autre, et ne pas faire ce que reproche Debora aux enfants de Ruben : qu’ils sont clochant de deux côtés à écouter le sifflement des troupeaux, qui sont les raisonnements et les réflexions4.

Avant que de vous déterminer à une vocation, il faut laisser entièrement votre âme et ne point vous déterminer dans la perplexité, comme on laisse rasseoir l’eau troublée pour voir ce qui est au fond. Pour connaître la volonté de Dieu, il faut être bien reposé. Pour ce qui regarde les choses extérieures, il faut suivre la droite raison, à moins que vous ne sentiez quelque chose au-dedans qui vous arrête. Vous sentez que vous tiraillez lorsque vous voulez passer outre, et cela vient quelquefois jusqu’au trouble, mais pas toujours. Mais lorsque sans écouter ce je ne sais quoi, qui voulait vous arrêter, vous passez outre, Dieu vous laisse faire, votre eau se trouble, vous devenez perplexe et incertain, un mésaise s’empare de vous, dont vous ne connaissez pas la cause. Vouloir connaître clairement la volonté de Dieu en toutes choses, cela n’est pas du ressort de cette vie, et c’est la source de mille égarements, entièrement contraire à la foi et à l’abandon. Nous méritons par là que Dieu nous laisse en la main de notre propre conseil5. Celui qui va confidemment, va sûrement; mais lorsque qu’on s’écarte de là, on donne souvent de la tête contre les murailles.

Le démon craint plus que l’enfer une âme sincèrement abandonnée à Dieu. C’est pourquoi il fera tous ses efforts pour vous tirer de là, et vous donner de la défiance des personnes en qui nous pourrions prendre confiance pour marcher dans cette voie, nous portant à craindre et à douter d’eux . Mais il faut, comme dit S. Paul6 prendre les armes de la foi, le casque de l’espérance, etc. J’ajoute : la profonde défiance de nous-mêmes et de toutes nos œuvres , et un amour au-dessus de tout intérêt propre. Sur les austérités, écoutons saint Jérôme : « Je suis dans le désert séparé de tout le monde, mon corps desséché est comme un squelette, et cependant les ardeurs de la concupiscence me dévorent. » Combien de saints dans les déserts se sont-ils plaints de la même chose? Un auteur des siècles passés parlant des épreuves que Dieu fait souffrir aux âmes pour les désapproprier et leur ôter la vaine gloire, dit : c’est une conscience perplexe, qui ne s’arrête pas aux conseils qu’on lui donne, on est tenté de mille choses.

Cette perplexité vient de ce qu’on sort de ce juste équilibre qui ne se trouve que dans l’abandon à Dieu, nous abandonnant pour porter l’expérience de notre corruption aussi longtemps qu’il Lui plaira. Il faut que Dieu ait bien en horreur la propriété et l’amour de la propre excellence pour Se servir de remèdes si fâcheux et si abjects. C’est l’aveuglement de naissance, car Adam crut qu’en désobéissant à Dieu, il deviendrait semblable à Lui ; mais il fut chassé du Paradis terrestre à cause de cet amour de la propre excellence que le diable lui inspira : lui qui avait été chassé du Ciel pour le même crime, désirait avoir des semblables. Voilà comment ce vice est le plus enraciné dans le cœur de l’homme : aussi Dieu le condamna-t-il aux choses les plus basses, comme de labourer la terre. Et lorsque Jésus-Christ voulut guérir l’aveugle-né7, qui représente bien l’aveuglement qu’Adam nous a transmis, Il fit de la boue qu’Il lui mit sur les yeux, et l’envoya se laver au lavoir de Siloé, qui sont des eaux calmes et tranquilles : ce qui marque que c’est l’expérience de notre misère, et demeurer abandonné à la volonté de Dieu, qui nous éclaire. Et de quoi sommes-nous éclairés ? Du Tout de Dieua et du rien de la créature, de la puissance de Dieu et de notre faiblesse, de la nécessité d’être à Dieu, de rester dans notre néant, de n’attendre rien du rien, car le rien ne peut rien, mais attendre tout du Tout, car le Tout peut tout8.

Si vous aviez plus de fermeté et d’abandon, vous pourriez facilement renoncer à toutes charges, dignités et honneurs pour vous retirer en solitude. Mais comme vous vous y porterez vous-même, et que les maux dont vous vous plaignez pourraient continuer de la même force et peut-être augmenter dans la solitude, si vous vous déterminez à prendre ce dernier parti, il faut vous armer de courage pour vous supporter vous-même. Allez où vous voudrez, pratiquez ce que vous voudrez : si vous ne vous quittez vous-même, vous serez toujours tourmenté. Mettez-vous comme un papier blanc devant Dieu, dans un vide de désir et de pensée pour quitter ou ne quitter pas, et Dieu vous déterminera ou par Sa Providence ou en inclinant votre cœur. Cette voie est tout à fait contraire à celle de ces prophètes dont vous parlez, car ils prétendent être certains et affermis, et ils se sont jetés dans l’extraordinaire. Je ne doute point qu’il n’y ait parmi eux quantité de gens de bonne foi, et qui sont trompés sans vouloir l’être, mais ce n’est pas cette voie-ci.

Je ne trouve pas votre oraison assez simple pour le long temps qu’il y a que vous êtes à Dieu, et qu’Il vous a donné la lumière de l’intérieur. Cela vient de l’envie d’être assuré, qui fait que, lorsque vous ne trouvez pas une douce correspondance du côté de Dieu, parce qu’Il veut vous avancer par cette privation, vous redoublez votre activité au lieu de suivre le conseil du Sage : Souffrez les suspensions et les retardements des consolations ; demeurez en paix dans votre douleur, afin que votre vie croisse et se renouvelle9. Vous croyez que la présence de Dieu peut se conserver avec la pensée : la présence de Dieu est dans l’intime du cœur, comme le traité de la prière ici joint vous le fera voir. Je vous envoie quelques petits écrits avec : je prie le Seigneur mon Dieu qu’ils vous soient utiles. Je vous assure que vous m’êtes infiniment cher en Jésus-Christ : c’est pourquoi je vous écris avec tant de franchise, désirant vous voir entièrement abandonné à Dieu.

J’ajoute encore quelques mots pour vous dire, mon cher frère en Jésus-Christ, que vous vous souveniez des paroles du grand saint Basile lorsqu’il était encore dans le désert : Un Père de l’Église très fameux dit que les tentations viennent de trois causes : ou de trop d’orgueil, ou de la trop grande abondance de viande et de vin, ou de trop de fréquentation des femmes du monde ; quand ces trois causes n’y sont pas, elles sont des épreuves de Dieu. Ni le second, ni le troisième ne sont point en vous ; et je vois beaucoup d’humilité dans vos lettres, mais beaucoup d’attente de vos œuvres. C’est cet appui dans les œuvres que Dieu veut détruire, un certain appui dans les bonnes choses dont vous seriez le principe, d’anciens préjugés. Il faut un abandon entier, non de vue, de sentiment, de pensée, mais très réel, n’attendant plus rien de vous-même, ne comptant plus sur vous, mais sur Dieu. Lorsqu’on s’est donné et ensuite abandonné, qui est de délaisser entre les mains d’une personne le don qu’on lui avait fait, on ne s’informe plus de ce qu’il en fait, mais on laisse le don tellement oublié qu’on n’y pense plus. Jamais, je vous en assure, vous ne guérirez que lorsque votre abandon sera parfait, et que vous n’aurez plus de regard sur vous-même pour le temps et pour l’éternité. Vous ne vous appartenez plus à vous-même, mais à Celui qui vous a racheté d’un grand prix. Prenez courage : Dieu vous assistera si vous prenez le vrai biais. Quittez tout, dit L’Imitation de Jésus-Christ, et vous trouverez tout10 : quittez-vous vous-même, et vous n’aurez plus d’autre demeure que Dieu. Je vous assure que votre âme m’est infiniment chère. - Dutoit, t. IV, Lettre 60, p. 165-176.

aItaliques de Dutoit.

1Ecclésiaste, 9, 1.

2Luc, 1, 48 : Parce que le Tout-puissant a fait en moi de grandes choses; et son nom est saint.

3Matthieu, 14, 31.

4 Interprétation très symbolique de Juges, 5, 16-18 : « …Ainsi Ruben étant divisé contre lui-même […] - pendant que Galaad était en repos […] - Zabulon et Nephthali se sont exposés à la mort… » (Ce texte du « Cantique de Debora » est obscur car très ancien, proche des événements divers qu’il rapporte).

5Prov., 10, 9.

6I Thess., 5, 8.

7Jean, 9, 6-7.

8Les italiques se rapportent saus doute à une quasi-citation sur ce thème qui évoque Condren.

9Ecclésiastique, 2, 3.

10Liv III, chap. 32, § 1.

.  Au baron de Metternich.

Il faut du courage pour ne point retourner sur soi-même, et ne vouloir persévéramment que Dieu pour Dieu, sans nous inquiéter de nous-mêmes. Plus vous vous abandonnerez à Dieu, plus vous aurez de paix, de largeur et de contentement. Le bon Dieu n’a point encore voulu de moi. Il me laisse vivre avec quelques incommodités qui dureront autant qu’il Lui plaira. Je ne suis pas digne de paraître devant Lui, et c’est ce qui m’est souvent venu en pensée dans ma maladie. Je suis ravie que vous ne songiez plus à vous marier, car je crois que vous manqueriez aux desseins de Dieu sur vous. Prenez de loin les mesures nécessaires pour pouvoir vous retirer en solitude, et Dieu vous en fera trouver qui vous conviendra. Je vous assure que vous m’êtes toujours bien cher. N’écoutez plus votre imagination, et vous laissez conduire à Dieu où Il veut, et comme Il le veut. Il faut du courage pour ne point retourner sur soi-même et ne vouloir persévéramment que Dieu pour Dieu, sans nous inquiéter de nous-mêmes. Allez donc au jour la journée, sans vous mettre, comme dit l’Ecriture, en souci du lendemain1 : cela doit encore plus être pour votre âme que pour votre corps. Puisqu’il y a si peu de bien à faire où vous êtes, vous pouvez disposer les choses doucement, sans empressement ni précipitation, pour vous retirer quand il en sera temps. Il faut que vous ayez un fond suffisant pour vous faire vivre, même dans l’infirmité, si Dieu le permettait. Plus vous vous abandonnerez à Dieu, plus vous aurez de paix, de largeur et de contentement. C’est en Lui que je vous suis entièrement acquise.

- Dutoit, t. IV, Lettre 65, p. 184- 186.

1Matthieu, 6, 34.

.  Au baron de Metternich.

Ce qui me ferait pencher, mon cher frère, pour que vous allassiez auprès de N.1, c’est le bien que vous lui pourriez faire, et ce que vous avez dans l’intime du cœur pour cela. Car pour les guerres, il ne faut point prévoir l’avenir; Dieu peut changer toutes choses. Sans cela je vous exhorterais à rester comme vous êtes, mais ma maxime a toujours été de suivre la Providence lorsqu’elle appelle sans qu’on y ait aucune part, et surtout le sentiment intérieur de cœur de ceux qui me consultent, quand je crois qu’ils sont conduits de Dieu. Vous savez mieux que moi qu’il ne faut tenir à rien. La raison de votre incapacité n’en n’est pas assurément une. Outre les talents que Dieu vous a déjà donnés, s’il vous appelle à un état, il vous donnera tout ce qui est nécessaire pour le remplir. Vous pourriez empêcher bien des injustices, non en vous opposant de front à ceux qui veulent s’opposer à l’équité, mais en faisant comprendre au souverain les conséquences des choses ; et pour peu qu’il ait des sentiments justes, il vous en estimera davantage et sera ravi de prendre vos avis.

Ne vous inquiétez pas de l’avenir. Si dans le moment présent qu’il faudra répondre, vous sentez une répugnance dans votre fond et un petit trouble s’élever dans votre cœur, ce sera une marque que Dieu ne voudra point que vous changiez de poste. J’ai une longue expérience que Dieu ne Se déclare souvent que dans le moment actuel, et que ce que l’on croyait pouvoir faire avec une certaine aisance change tout à coup. Vous vous trouvez tout d’un coup comme si quelque chose vous frappait au cœur. J’espère que Dieu ne vous laissera pas prendre le change, et je L’en prie de tout mon cœur.

Dutoit, t. IV, Lettre 68, p. 192- 193.

1Il s’agirait de Poiret. (voir la lettre suivante).

.  Au baron de Metternich.

Mon cher frère en Notre Seigneur.

Il est difficile de vous donner conseil. Puisque le R. P.1 ne veut point vous en donner, je devrais faire la même chose. Mais je ne regarde en moi ni dignité ni indignité, me laissant simplement à ce qu’il me vient au cœur de dire, sans penser même si ce que je dis sera bien reçu ou non, s’il sera du goût de ceux à qui je parle, laissant tout cela à la Providence. Si je dis mal à propos, la simplicité et l’humilité de ceux qui me demandent avis me font espérer que Dieu ne permettra pas que je les trompe. Si je dis mal, il ne faut pas s’en étonner, si je dis bien, ce bien appartient à Dieu. Le bon ou le mauvais succès ne m’épouvante point, étant toujours prête à recommencer quand même je n’aurais pas réussi, ne voulant que la gloire de Dieu, sans me regarder en nulle manière. Il sera aussi bien glorifié quand on verra mes méprises que quand je réussirais. Nous devons poser un fondement qui doit être le soutien de notre vie, qui est de ne regarder que Dieu seul et de se servir des instruments qu’Il emploie sans considérer ces mêmes instruments et sans leur attribuer aucun bien, car tout bien est en Dieu et émane de Lui seul. Il le répand par des canaux vides de toutes choses et, si ce canal est propriétaire et qu’il retienne la moindre chose pour soi, il corrompt ces mêmes biens qui devaient passer par lui.

Je vous dirai donc à tout hasard ma pensée, qui est que, si Dieu veut Se servir de vous pour la conversion de * et qu’Il vous appelle auprès de lui, il faut plutôt regarder le bien des autres que le vôtre propre. Dieu appelle quelquefois en des endroits où l’on est plusieurs années sans savoir pourquoi on y est appelé et, après bien du temps, on découvre par Sa Providence que c’est pour y faire un bien que l’on n’avait pas pensé d’y faire. Ainsi restez encore quelque temps en patience.

J’espère que Dieu ne vous abandonnera pas malgré l’expérience de votre propre corruption, si vous vous abandonnez à Dieu afin qu’Il exerce sur vous Sa justice dans toute son étendue, car c’est la seule disposition qui glorifie véritablement Dieu en Dieu. Ô que nous avons besoin de sentir ce que nous sommes ! Il est vrai que plus l’amour propre et l’amour de la propre excellence sont enracinés en nous, plus Dieu nous fait éprouver le fond de notre propre corruption. Il la fait passer du dedans au-dehors, sans quoi on n’en guérirait jamais. Le pus qui sort d’une plaie ne s’arrête que lorsque le fond de la plaie est guéri, car sans cela il s’en produit toujours de nouveau. Et si cet admirable chirurgien guérissait la plaie avant que d’en avoir exprimé toute la corruption, ce même abcès que l’on a tâché d’attirer au-dehors, rentrant au-dedans, ferait bien plus de dégât et pourrait attaquer même les parties nobles, c’est-à-dire que cette corruption du dehors, étant cessée avant que la propriété et l’amour de nous-mêmes soient détruits, elle s’augmenterait insensiblement et nous nous croirions quelque chose de bon quand en effet nous ne sommes rien du tout que néant et péché.

Dieu voit mieux ce qui nous convient que nous-mêmes : c’est pourquoi il est d’une extrême conséquence de nous abandonner à Lui sans réserve. Ô que les voies de Dieu sont cachées ! Comment connaîtrions-nous Ses voies si profondes et si admirables puisque nous nous ignorons nous-mêmes, et que nous ne voyons point l’abîme profond de notre misère que quand Dieu en fait paraître quelque chose au-dehors ou quand Il nous fait sentir notre puanteur? Il faut que cela vienne à tel point que nous n’ayons que de l’horreur de nous-mêmes, que nous n’en espérions jamais rien de bon, mais que toute notre espérance soit dans le Seigneur qui fait des choses admirables et sans nombre, et qui détruit de la plus terrible manière soit d’une façon ou d’une autre (car les moyens dont Dieu Se sert ne sont pas pareils en tous) les instruments dont Il veut (ensuite) Se servir, afin que ces mêmes instruments ne se glorifient pas en ce qu’Il fait par eux et que les autres ne s’amusent pas à leur attribuer aucun bien, comme on n’attribue pas à un instrument dont un habile sculpteur s’est servi l’admirable ouvrage qu’il a fait.

Comptez donc que tout ce qui déplaît le plus à Dieu en nous est notre orgueil, notre amour propre, l’amour de la propre excellence, le désir d’être quelque chose, même auprès de Dieu. Ô heureux rien, vrai trésor caché dans le champ, celui qui t’a une fois découvert vend tout ce qu’il a afin de te posséder2 ! Tu ne dérobes point à Dieu Sa gloire, tu Lui restitues toutes les usurpations que nous avions faites sans Le connaître ni Le vouloir même. Ô heureux rien, c’est toi qui donnes la tranquillité à l’âme qui ne veut plus et n’attend plus, parce que le rien est incapable de ces choses ! C’est toi qui nous donnes une vraie connaissance de ce que Dieu est et de ce qu’Il mérite. Tu es la même vérité, puisque celui qui possède ou qui veut ou qui espère quelque chose de soi, est dans l’erreur et le mensonge. Dieu tout et le reste rien : c’est la science des sciences, non seulement en théorie, mais dans l’expérience réelle de ce que nous sommes, en sorte que Dieu ferait par nous toutes choses, (et que cependant) on ne s’en attribuerait rien. L’estime et la condamnation des hommes [nous] est la même chose : le rien ne mérite ni l’un ni l’autre.

- Dutoit, t. IV, Lettre 74, p. 216-221.

1Il s’agirait du « Révérend » Poiret.

2Matthieu, 13, 44.

.  Au baron de Metternich.

Je prends beaucoup de part, mon cher frère en Jésus-Christ, à la perte que vous avez faite de votre cher et véritable ami. Les amis sont bien rares dans le siècle où nous sommes, et je pourrais bien assurer qu’il n’y point de véritables amis que ceux qui le sont en Dieu et pour Dieu. Il semble que Dieu veuille détacher de toutes choses M. N. Je souhaiterais fort qu’il pût prendre le parti de la retraite : il y trouverait la paix et le large, et son âme se trouverait tout autre. Mais il faut boire les eaux du torrent avant que de pouvoir élever sa tête1, c’est-à-dire qu’il faut passer par les amertumes de la vie avant que de posséder en Dieu une tranquillité parfaite. Il semble que Dieu s’oppose à votre solitude. Celui qui possède Dieu a la solitude partout et celui qui n’a pas Dieu est dans le tumulte au milieu du désert.

Je vous ai écrit une grande lettre de ma propre main, quoique je fusse fort mal. Toutes les dispositions de la bonne demoiselle me plaisent fort2, la souplesse de son naturel est un grand avantage qui abrège beaucoup la voie, empêchant les résistances. Mais celui qui n’a pas été tenté, que sait-il3 ? Sa disposition dans sa maladie est admirable : j’espère que le Seigneur achèvera en elle l’ouvrage qu’Il a commencé, et qu’Il trouvera bien les moyens d’exercer sa souplesse. La disposition de votre ami à la mort m’a fait un grand plaisir : c’est dans ces occasions que Dieu nous marque davantage Sa fidélité. Il exige que nous Lui soyons fidèle durant toute notre vie, mais Il ne nous manque jamais dans les points essentiels. C’est Lui qui nous donne cette fidélité qu’Il demande de nous, cependant Il la couronne et la récompense comme si ce n’était pas un don de Sa bonté.

- Dutoit, t. IV, Lettre 77, p. 225- 227.

1Ps., 109, 7.

2Voir la lettre précédente de la « demoiselle amie ».

3Ecclésiastique, 34, 9.

.  Au baron de Metternich.

J’ai bien de la joie mon cher frère de la résolution que vous avez prise. On me manda de la part de vos amis, après que je vous eus écrit, la mauvaise disposition de N. en termes même fort exagérés ; je ne vous réécrivis point pour cela, ayant une certaine confiance au divin Maître qu’Il ne vous laisserait pas prendre le change. Puisque vous choisissez la solitude et que le moment actuel vous a décidé, il faut vous souvenir que Dieu dit : Sortez de Babylone, mon peuple1. La corruption est telle à présent qu’on ne saurait trop tôt sortir de cette Babylone.

Mais il y en a encore une plus dangereuse et qui l’est d’autant plus que nous la portons partout, c’est notre nous-mêmes. Si nous restons en nous-mêmes, nous ne serons point en solitude. Nous ne pouvons être solitaires qu’avec Dieu seul, ni participer à la solitude qu’Il a en Lui-même que par l’éloignement de ce moi. Sans ce moi, je serais solitaire dans les Cours les plus profanes et, avec ce moi, je ne le serais pas dans le désert. Cependant la solitude extérieure facilite l’autre, pourvu qu’on ne l’entreprenne que pour plaire à Dieu, sans se chercher soi-même.

Quelquefois on se trouve plus desséché dans la solitude que dans le monde : on ne doit point en avoir de peine, car Dieu, qui prend plus de plaisir et est plus glorifié dans la mort de nous-mêmes que dans les sentiments les plus élevés et les connaissances les plus sublimes, semble dessécher en nous un certain humide radical qui entretient la vie propre, c’est-à-dire une certaine saveur perceptible, quoique fort spirituelle en apparence. Il n’y a rien à craindre avec un si bon guide s’Il dit pour vous : « Je la mènerai en solitude et là Je parlerai à son cœur2 ». Mais il faut auparavant purifier tout mélange, il faut éprouver jusqu’au bout notre misère, il faut suivre des sentiers pleins de précipices et aller la nuit. N’importe, l’abandon remédie à tout, non un abandon d’une certaine sorte où l’on s’abandonne pour être assuré, pour voir son chemin, mais un abandon aveugle, sans soin ni souci de soi. Toute notre attention, notre désir, notre souci doit être de suivre Dieu en quelque endroit qu’Il nous mène, ne voulant que Son bon plaisir en tout ce qu’Il fait de nous et en nous, et non pas de trouver notre plaisir en lui. En quelque lieu que vous alliez, nous ne serons pas plus éloignés ni plus proches. La proximité consiste à être plus perdus en Dieu : c’est là que cent mille lieues ne nous sépareraient pas ; mais si nous sommes éloignés de Dieu, quand nous serions ensemble, nous n’en serions pas plus proches. Mourons donc à tout, quittons le moi et nous nous trouverons unis en Dieu.

Pour M. N., je l’honore véritablement et prie Dieu de le mettre dans une disposition à ne pas être dégoûté de la manne et à ne pas regretter les oignons d’Egypte3. Dieu sait ce qu’Il me fait vous être en Lui [….]a Ne nous arrêtons qu’au moment divin de la Providence, qui approche les choses les plus éloignées et éloigne celles qui paraissent les plus proches. Ô altitudo4 ! Cependant j’ai une persuasion foncière que Dieu vous mènera comme par la main malgré votre misère. Ô mon cher frère, Dieu ne veut de vous qu’un extrême abandon, qui aille jusqu’à vous délaisser si totalement à Dieu que vous vous regardiez comme n’étant plus à vous-même, mais à Celui à qui vous appartenez comme à votre Créateur et Rédempteur, et qui veut que vous soyez tellement à Lui sans réserve que vous ne vous regardiez plus vous-même, soit qu’Il vous élève ou abaisse, qu’Il vous guérisse ou vous fasse plus malade. Le moment présent qui est le moment éternel, doit vous conduire sans rien prévenir.

Punis-moi si Tu veux, mon adorable père.

Mon cœur est faible, hélas, mais il est détaché.

Je ne punis point la misère,

Je ne punis que le péché.

Je n’aime plus d’un amour mien,

Mais j’aime Dieu d’un amour Sien,

Car le rien ne peut, ne veut rien.

Dieu seul est toute chose :

Comme Il est notre unique bien,

En Lui le bien repose.

Vous voyez mes folies, mais ce qu’on fait plume courante n’est jamais régulier : la pensée suffit pourtant. Vous m’êtes bien cher en Jésus-Christ.

- Dutoit, t. IV, Lettre 83, p. 238 – 242.

aPoints de suspension de Dutoit.

1Apoc., 18, 4.

2Osée, 2, 14.

3Nombres, 11, 5.

4Rom.,11, 33 : « O altitudo divitiarum sapientiae et scientiae Dei… » « Ô profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu ! … » (Sacy).

.  Au baron de Metternich.

Je viens de recevoir votre lettre, mon très cher frère, et j’y réponds pour vous dire que je suis bien éloignée d’approuver les désordres du mariage, puisque ce que je recommande le plus à mes amis mariés, c’est la chasteté conjugale. Les jeunes gens qui se sont mariés ont fait les trois nuits de Tobie1 ; d’autres après quelques années ont vécu comme frères et sœurs ; d’autres sont restés avec leurs épouses jusqu’à la fin, mais avec la modération non seulement chrétienne, mais de personnes parfaitement à Dieu : chacun a tâché d’obéir à Dieu en toutes choses suivant non des paroles claires, mais un certain penchant intérieur soutenu du conseil et de l’obéissance.

Il y aurait bien des choses à dire sur la différence de conduite que Dieu tient sur les âmes : ce qui fait mourir les uns à eux-mêmes y ferait vivre les autres. Il y en a à qui Dieu fait boire la lie du calice (comme il est écrit : Qu’on lui donne le double, etc., que vous pouvez voir dans l’Apocalypse2.) Et ces personnes souffrent cette peine avec des douleurs intolérables. Ceux qui sont exercés de la sorte, ne le sont que parce qu’ils tiennent beaucoup à eux-mêmes, voulant toujours se mêler et se trouver en tout ce que Dieu fait ; et Dieu leur fait boire jusqu’à la lie de leur propre corruption, jusqu’à ce que désespérant de leur force propre, ils se jettent à corps perdu dans cet abîme sans fond de la justice de Dieu qui les châtie si rigoureusement, et s’abandonnent totalement à Lui en temps et éternité. Lorsque l’abandon est entier et parfait, sans retour sur son propre intérêt, Dieu en délivre ordinairement ; mais une simple complaisance de s’en voir délivré, un retour sur son propre intérêt spirituel, y fait retomber.

La délicatesse de Dieu est infinie, elle égale son amour, qui est fort comme la mort, et sa jalousie est dure comme l’enfer3. Ô, si vous aviez le courage de ne regarder que Dieu sans vous regarder vous-même, ce que vous souffrez comme malgré vous (quoiqu’il vous paraisse comme de vous) vous servirait comme d’un bain dont vous sortiriez pur et net ! Vous trouveriez votre amour épuré, votre cupidité détruite ; vous seriez changé en un autre homme, votre propre intérêt vous deviendrait comme de la boue ; le seul honneur et la seule gloire de Dieu en Lui-même et pour Lui-même, sans rapport à vous, habiterait sur la montagne4 où vous seriez transporté. Mais il faut entrer tout vivant en enfer, pour en sortir mort à tout. Quel est cet enfer, sinon l’expérience de sa propre corruption ? Qui peut mieux nous donner cette sainte haine de nous-mêmes, si recommandée par Jésus-Christ (quiconque hait son âme, la sauvera5), que cette expérience d’une misère qui fait horreur6 ?

Je ne sais pourquoi je fais marier ceux qui sont comme vous, et que quelque chose en moi ne me permet pas de vous le conseiller. Ne précipitez rien pour votre retraite : j’espère que vous en aurez bientôt la permission. Reprenez votre manière d’oraison plus simple, vous y trouverez plus de force que dans une autre oraison pratiquée par vous-même. Dieu vous avait fait une grande grâce de vous donner du goût pour l’oraison simple : vous l’avez quittée pour éviter l’oisiveté. Croyez-moi, mon cher frère, il ne faut [pas] prendre pour soi certains avis que les mystiques donnent par précaution : il faut aller son chemin sans changer sa route. Si vous aviez été bien abandonné à Dieu, vous vous seriez abandonné à Lui seul, vous auriez fait l’oraison pour Lui plaire, et non pour y trouver votre sûreté. Il ne faut pas s’étonner si vous n’avez pas avancé autant que vous auriez fait. L’avancement suit l’oraison, et comme il n’y a que Dieu qui nous puisse rendre parfaits, plus nous traitons avec Lui d’une manière proportionnée à ce qu’Il est, Esprit et Vérité7, plus Il nous unit à Soi et peu à peu nous transforme en Son image, qui est Jésus-Christ. L’oraison fort tranquille, lorsqu’elle est longue et le recueillement fort, assoupit insensiblement les sens, parce que l’âme est toute réunie en son divin Objet et leur donne peu d’attention : cela fait qu’on s’endort quelquefois. Il n’y a qu’à se réveiller sitôt qu’on s’en aperçoit. À ce réveil on se trouve en sa place. Il n’y a guère que cette oraison qui donne une présence de Dieu intime, qui se souvient dans les occupations, et l’âme par un simple retour au-dedans retrouve Celui qu’elle aime, qui ne s’est pas retiré pour Ses occupations qui sont de Son ordre.

Gardez-vous de la diversité de conseils : ils vous nuiraient beaucoup sans que vous vous en aperçussiez, et vous seriez toujours vacillant comme l’oiseau sur la branche. Lorsque Dieu voudrait vous dénuer et vider, vous reprendriez votre propre activité sous de bons prétextes, et vous vous déroberiez à la conduite de Dieu, gâtant et défigurant Son ouvrage avec votre main grossière. Si vous vous tenez ferme aux avis qu’on vous donnera, je ne désire rien plus que de servir votre âme selon la volonté de Dieu.

C’est un abus de croire qu’il faille une certitude de la volonté de Dieu pour les plus petites choses, et je crois que vous avez mal pris le sens de cette servante de Dieu. Tout ce qui nous arrive à chaque moment, et que nous faisons dans l’ordre de notre état, est volonté de Dieu pour nous. L’abandon à Dieu nous la fait faire incontestablement, mais d’une manière obscure et cachée, car c’est le propre de la foi de conduire de cette sorte, et non par la manifestation. Car la voie de foi nue est entièrement opposée à toute manifestation, mais elle est mille fois plus assurée que toute manifestation, où il peut y avoir et où il y a très souvent de la tromperie. C’est pourquoi le bienheureux J. de la Croix dit : À l’obscur, mais sans nul danger8.

Allant par la foi obscure, on s’en fie à Dieu seul, sans chercher d’assurance hors de Lui. Lorsque nous voulons des manifestations, nous nous confions à notre propre discernement, où il y a mille tromperies : dès que la raison s’en mêle, considère, compare et veut juger, nous perdons notre étoile. Allons et marchons sans nous arrêter. C’est le moyen de faire la volonté de Dieu : nous ne la trouverons jamais sûrement d’une autre manière. L’abandon sans raisonnement tient la balance dans l’équilibre, et le moindre grain de la volonté de Dieu lui donne le penchant par une aisance très délicate pour faire les choses, ou une légère répugnance pour ces mêmes choses.

Reprenez votre oraison simple. Confiez-vous à Dieu sans réserve, et vous irez bien. Il n’y a qu’une manifestation : c’est Jésus-Christ, Sa vie et Ses maximes. Il n’y a qu’une révélation : c’est ce même Jésus-Christ, lorsque l’âme est assez morte à toutes choses afin qu’Il Se manifeste en elle par Sa génération éternelle. Je prie Dieu qu’Il vous donne le courage d’achever votre course, et qu’elle se termine en Lui seul. C’est en Lui que je vous suis toute acquise.

- Dutoit, t. IV, Lettre 84, p. 242 – 249.

1Tobie, 6 & 8.

2Apoc., 18, 6 : « Rendez-lui le mal qu’elle vous a fait et punissez-la au double selon ses œuvres : Faites-la boire dans le même calice deux fois autant qu’elle vous y a fait boire. » (Amelote). Dutoit renvoie aux Explications de Madame Guyon sur ce passage, tome 8.

3Cant., 8, 6.

4« Il est fait allusion à la figure mise au-devant des œuvres du B. Jean de la Croix. » (Dutoit).

5Jean, 12, 25 : « Celui qui aime sa vie la perdra… »

6Le style ne rappelle guère celui de Mme Guyon : faut-il voir une adaptation à un milieu pastoral protestant par une modification stylistique de l’éditeur ?

7Jean, 4, 23.

8« Montée ; Cant. I § 2. » (Dutoit). « Où T’es-Tu caché, Ami, / Toi qui me laissas dans les gémissements ? […] »

.  Au baron de Metternich.

Qu’est-ce donc, notre cher N. ? Est-ce que le courage vous manque ? Vous voulez être fort et faible tout en même temps. Car dans le même instant que vous avez généreusement refusé tout engagement, la réflexion de vos misères vous abat le cœur. La dernière fois que vous m’écrivîtes, vous étiez abandonné à les porter toute votre vie si telle était la volonté de Dieu, et c’est là le plus court chemin. Mais après un abandon si généreux, vous vous regardez vous-même, vous vous ennuyez de l’expérience de votre misère, vous cherchez des assurances dans cette misère même que Dieu ne permet que pour vous ôter tout appui et toute ressource en vous-même, que pour détruire un orgueil secret qui est en nous quoique nous ne le voyions pas toujours, un certain amour de la propre excellence qui fait la consolation et la joie des gens de bien d’un certain ordre, et qui ne doit point faire la vôtre.

Ô quand saurez-vous vous contenter du contentement de Dieu, de Sa gloire, de Sa sainteté en Lui-même, et non en vous? Il faut que ce ver rampe et se traîne dans la poussière. La malédiction que Dieu donna au serpent après qu’il eut séduit l’homme, fut qu’il ramperait sur la terre. Cela ne fut pas pour le serpent seul, mais pour ce vieil homme, Adam pécheur, qui avait écouté la tentation du serpent et s’était laissé séduire. Tant que le vieil homme reste en nous, ne nous attendons pas à autre chose qu’à ramper dans notre boue. Souvenez-vous que Dieu ordonna à Moïse d’élever un serpent d’airain dans le désert, et que tous ceux qui étaient mordus des serpents étaient guéris en le regardant1. Outre ce qu’il représentait, et que l’Ecriture nous explique très bien de Jésus-Christ2, qui est sa véritable signification, il est certain (que cela marquait aussi) que l’humiliation que nous cause la vue de notre misère peut seule nous guérir, et que Jésus-Christ voulait nous faire voir par là que le vieil homme nous causant des blessures perpétuelles, nous ne pouvions être véritablement guéris que par l’homme nouveau qui produit en nous la vraie régénération. Or cette régénération ne se fait que par la pourriture du vieil homme, comme le grain de froment ne rapporte point un nouveau fruit qu’il ne soit premièrement pourri dans la terre.

Laissez-vous donc pourrir par votre misère. Mais l’amour propre fait qu’après s’être abandonné pour quelque temps, on se reprend. L’horreur de la pourriture fait qu’on ne la saurait souffrir : on voudrait se nettoyer, ce qui pourtant ne sert qu’à salir davantage. Celui qui demeure en paix sur son fumier se salit bien moins que celui qui s’agite et se remue sans cesse. Mais, me direz-vous, je voudrais être assuré que l’état où je suis ne déplaît point à Dieu, et que cet état me procurera un jour celui dont vous me parlez, de la régénération. Si vous étiez assuré, vous ne seriez point abandonné : car assurance et abandon impliquent contradiction. Quand ne vous intéresserez-vous pas davantage pour vous-même que pour un guenillon qui serait dans une ornière, et que vous ne voudriez pas seulement ramasser ? Il est dur à un homme d’esprit, de mérite et de vertu d’en venir là : aussi la chose n’est-elle pas possible à l’homme, mais au Dieu tout-puissant, qui ne travaille qu’à détruire ce vieil homme qui Lui est si contraire. Donnez-vous donc à Dieu tout de nouveau, afin qu’Il fasse en vous et de vous tout ce qu’Il voudra.

Dieu ne traite pas tous les hommes de la même manière, mais ceux en qui la propriété est plus profonde ont besoin d’être plus exercés et plus humiliés. Cherchez tant que vous voudrez, vous ne trouverez point d’hommes que Dieu veuille pour Lui qu’Il n’exerce d’une manière ou d’une autre. Ce vieil homme est l’aveugle-né, que Jésus-Christ n’éclaire que par de la boue3, afin que vous vous abandonniez sans réserve entre Ses mains, afin que vous perdiez tout appui en vous-même, tout amour de la propre excellence, toute envie d’être et de subsister en quelque chose. Alors vous trouverez votre repos dans la douleur la plus amère, et votre boue changera en un fleuve de paix.

Je vous demande une fidélité inviolable à l’oraison malgré votre paresse, si vous en avez. Ne vous embarrassez pas de l’avenir, car quand vous prendriez le parti que vous marquez, je regarderai cela comme un coup de vent qui vous a porté en Alger lorsque vous avez cru débarquer sur vos côtes. Il faudrait alors faire usage de votre captivité, vous laisser en la main de Dieu pour qu’Il vous façonnât par d’autres moyens que par ceux par lesquels Il vous a conduit jusqu’à présent. Je Le prie de vous être toutes choses. Vous m’êtes très cher en Lui. Je prierai pour N. Je ne connais d’autre remède pour les tentations que l’abandon entier entre les mains de Dieu. C’est cela seul qui donne la paix, car les peines excessives qu’on en a, ne viennent que d’orgueil. J’ai une grande compassion de voir de pauvres âmes qui se désespèrent d’une chose qui devrait faire leur bonheur, si elles savaient s’abandonner et souffrir en paix leur pauvreté : c’est donner gain de cause au démon que de s’inquiéter.

- Dutoit, t. IV, Lettre 98, p. 293 – 298.

1Nombres, 21, 8-9.

2Jean, 3, 14-17 : « Et comme Moïse éleva le serpent d’airain dans le désert, de même il faut que le fils de l’homme soit élevé. - Afin que quiconque croit en lui, ne périsse point… - Parce que Dieu a tant aimé le monde, qu’il a donné son fils unique… » (Amelote).

3Jean, 9, 6-7 ; Marc, 8, 23.

.  Au baron de Metternich.

Je crois que, quand je serais à l’agonie, je trouverais des forces pour écrire à mon cher **. Vous avez vu que vos remèdes, si utiles aux autres, ne vous ont servi de rien. Tentez toutes les voies, et vous m’en direz des nouvelles.

Il faut savoir que les épreuves des âmes sont presque aussi différentes que leurs visages : Dieu les proportionne aux besoins, et si le grand apôtre n’en a pas été exempt, comment le seriez-vous ? La vôtre est de la nature de celle que décrit si au long dom Barthélemy des Martyrs1. Nous devons haïr ce qui est laid en soi, et aimer uniquement ce qui est uniquement beau. Si vous êtes tel que vous vous dépeignez, vous devez vous haïr souverainement, et aimer Dieu infiniment. Une horrible bête, si nous la voyions, ou nous la fuirions ou nous l’écraserions ; si nous la voyions enfoncée dans un bourbier, bien loin de l’en retirer, nous l’y enfoncerions encore plus si nous pouvions. Haïssez-vous, fuyez-vous, ayez horreur de vous, ne prenez non plus d’intérêt pour vous-même que vous en prendriez à un vilain crapaud, reprochez-vous tous les moments que vous pensez à vous sous quelque prétexte que ce soit. Exposez-vous devant Dieu, qui peut en un moment dessécher votre boue. Elle ne vous fait pas encore assez mal au cœur : s’Il vous en tirait, vous verriez encore en vous des beautés et des amabilités qui vous amuseraient.

Lorsqu’on lit ce qui traite des épreuves, chacun en doit prendre ce qui lui convient, car l’épreuve de l’un n’est pas celle de l’autre. D’ailleurs, on écrit pour toutes sortes d’états et de personnes : c’est pourquoi les avis ne sont pas pareils. Ne prenez pas pour vous ce qui ne vous convient pas. Plût à Dieu que votre abandon fût sans réserve et sans bornes : il ne serait pas à contre-poil. Ne craignez pas de me tromper : je vous connais par nom et par surnom, et je n’ignore pas votre état. Je crois qu’il ne dure si longtemps que parce que vous vous abandonnez comme par secousses et prenez encore intérêt pour vous-même.

Ô si vous aviez plus de courage et plus de foi, vous transporteriez les montagnes ! Mais le crapaud ne peut voler comme l’hirondelle. Cependant ce même crapaud, si plein de venin, si hideux, lorsqu’il est desséché et pulvérisé, fait le meilleur antidote. Je fis, il y a trois mois, une petite fable là-dessus que ** vous transcrira. Lorsque la vie propre est évacuée et que nous sommes desséchés par le pur amour comme le crapaud par les rayons du soleil, à quoi ne sommes-nous pas propres ?

Il y a plusieurs manières d’avoir Dieu présent. Le souvenir de Dieu est bon, saint et salutaire, mais il ne peut pas être continuel : c’est plutôt un mémorial qu’une présence, comme on se souvient d’un ami absent. Ce n’est pas en ce sens qu’on doit entendre ces paroles : Marchez en Ma présence, et soyez parfait2. Il y a une présence de Dieu qui est une occupation du cœur, qui se trouve rempli d’un objet excédant sa portée : c’est un amour doux et tranquille, qui est plus sensible, et qui se discerne davantage au commencement, à cause que notre cœur étant alors fort étroit, il souffre délicieusement une certaine dilatation, qui s’y fait. Cette occupation du cœur se conserve presque sans interruption dans les affaires et les tracas de la vie : plus les occupations sont fortes, plus elle se fait sentir, à cause du contraste. Ceux qui éprouvent cela, deviennent en peu de temps bien plus parfaits que par toute autre voie. Mais à mesure que la divine charité étend et dilate le cœur, cette présence amoureuse devient moins sensible et moins aperçue : c’est la présence d’un objet qui est en nous, mais qui est distinct de nous. C’est un amour objectif, quoique très intime : c’est le règne de Dieu en nous, qui s’étend comme un baume répandu dans toute la volonté, et lui donne une qualité souple et pliable.

Comme nous avons en nous deux hommes, l’extérieur et l’intérieur, nous avons aussi deux volontés : l’extérieure est pour les choses du dehors et elle doit être conduite par la droite raison ; l’intérieure l’est par une qualité qui rend la volonté souple à tout ce que Dieu peut vouloir et permettre, et qui ôte toutes les répugnances et contrariétés qui sont en nous, en sorte que rien n’empêche la vérité et la volonté de Dieu de pénétrer toute l’âme. Dans la première manière de présence de Dieu qui est par la pensée, il faut souvent des actes de soumission parce que beaucoup de choses nous répugnent ; dans la seconde, il faut une certaine conformité à la volonté de Dieu, (conformité) qui se trouve comme faite tout d’un coup, parce que Celui qui possède le cœur si suavement Se fait obéir de même.

Il y a une autre présence de Dieu bien au-dessus de celle-là : ici Dieu est principe vivant et vivifiant, qui meut et agit l’âme comme tout naturellement, et la capacité de l’âme étant alors fort étendue, rien ne dilate avec effort. C’est pourquoi cela n’est pas sensible et ne se distingue pas, comme nous ne distinguons pas les fonctions de notre âme sur notre corps. Dieu n’est plus un objet distinct et séparé : Il est vie et amour à l’âme, et l’âme ne Le distingue que par une paix large et étendue, qui lui ôte toute répugnance et contrariété, tout vouloir et non vouloir, se laissant à Celui qui commande en maître, Lui laissant tout faire et ne pouvant plus Le discerner de soi, comme nous ne discernons pas notre âme. Cette paix est tout à fait affermie et n’est plus sujette aux variations parce qu’elle est devenue le propre état de l’âme. L’âme se laisse à tout sans distinction: Dieu est elle et le moi n’est plus comme moi. Or ces âmes marchent toujours en la présence de Dieu, avançant de plus en plus en Lui. Ce qui fait que cette présence de Dieu ne se discerne plus, c’est qu’elle réduit l’âme en unité et la consomme dans l’unité même : ce qui est un ne se discerne plus. Ce qu’on discerne a toujours quelque différence ou partage.

[On a trouvé à propos de mettre ici la fable ou l’emblème dont il est fait mention dans la lettre qui précède et qui est si instructif. La voici :]a

« Un jour un crapaud aperçut une hirondelle extrêmement maigre. Il lui dit : « Commère hirondelle, tu me fais une grande compassion. Tu es d’une maigreur effroyable. Tu ne reposes point sur terre comme les autres oiseaux. Regarde comme je suis gros et gras, moi qui n’abandonne point la terre ». L’hirondelle lui répondit : « Pour moi, j’aime ma maigreur, je ne me nourris que de ce que je trouve dans l’air, qui est mon élément. Je vole plus haut et plus rapidement qu’aucun autre oiseau, à la réserve de l’aigle, auquel nul ne se compare. Mais toi, qui habites la terre, tu tires en toi toute sa malignité. C’est ce qui t’enfle et te gonfle de la sorte. Tu ne saurais marcher, en sorte qu’il y a un proverbe : « Il marche comme un crapaud, il est gonflé comme un crapaud. » Tu n’es plein que d’un venin qui empoisonne. Tu fais horreur et je plais. Mais si tu veux que je te dise à quoi tu es propre, c’est que lorsque tu es desséché et réduit en poudre, tu sers d’antidote à tes pareils. Ne vante donc pas ta grosseur, qui nuit à tous. Imite ma maigreur et ma légèreté, qui peut être propre à quelque chose. »

Le même emblème en vers :

Un crapaud d’un large contour / Voyant un jour une hirondelle / Lui dit : aimable Demoiselle, / Je voudrais vous faire l’amour3. / Mais vous n’approchez pas du séjour que j’habite : / Vous volez trop rapidement / Sans vous arrêter un moment, / Et c’est là ce qui me dépite.

Mais l’hirondelle bien apprise / Lui dit : chacun vit à sa guise. / Je me plais dans mon élément. / Là je trouve ma nourriture, / Mainte petite créature / M’y servant d’un doux aliment.

Pour vous, vous rampez sur la terre ; / Vous en tirez tout le venin : / Je suis maigre et je suis légère, / Je n’ai rien de pesant dans ce peu de matière ; / Vous faites peur au genre humain, / Masse informe et horrible, / Qui semblez n’être fait que pour être nuisible.

Si vous étiez un crapaud fort discret, / Je vous apprendrais un secret : / Au lieu de vous enfler, ainsi que vous le faites, / Laissez-vous plutôt dessécher, / Laissez-vous bien pulvériser ; / Vous deviendrez bon en recettes, / Afin de guérir des poisons / De vous et de vos compagnons.

- Dutoit, t. IV, Lettre 102, p. 313 – 321.

aAjout de Dutoit.

1Saint Barthélémy des Martyrs (1514-1590), évêque de Braga, cité dix-huit fois dans les Justifications de Madame Guyon, à partir de ce qu’en rapporte le P. Nicolas de Jésus-Maria. V. aussi Lemaître de Sacy, La vie de Barthélemy des Martyrs… , 1663.

2Gen., 17, 1.

3Courtiser. V. glossaire.

.  Du baron de Metternich. 26 mai 1716.

Ce 26 mai 1716

Ma très chère mère. J’ai bien reçu vos deux très chères lettres, la première de votre propre main, et l’autre de celle d’un ami. Je vous suis infiniment obligé de la peine que vous avez bien voulu prendre même en votre maladie. Je rends grâces au Seigneur de ce qu’Il vous a rétablie un peu, et je le prie de tout mon cœur de vous conserver encore pour le besoin et pour la consolation de Ses faibles enfants, qui ont encore tant de besoin d’instruction et d’encouragement. Je suis bien comparé à un vilain crapaud et je demeurerai tel toujours, si Dieu ne veut pas par miséricorde me tuer et dessécher par le soleil de Sa Justice. La fable du crapaud et de l’hirondelle est très belle : heureux qui ressemble à cette dernière !

Il est vrai qu’autant que je me connais, il n’y a chose au monde en laquelle j’eusse du goût. Mais ma vilaine chair me fait ramper sur la terre à contre-cœur. Plût à Dieu que je pusse me haïr autant que je voudrais ! J’en aurais de la consolation. Mais je ne trouve que trop qu’il y a encore de l’amour propre en moi, sentant assez souvent s’élever en moi une complaisance, qui m’est en abomination et que j’offre au Seigneur pour l’extirper entièrement, vu que je n’en puis venir à bout moi-même. Je tâcherai par Sa grâce d’oublier ce vilain crapaud, et de le laisser à Sa divine Justice. Je ne fais d’autres prières en substance que : Seigneur, faites-Vous justice, faites-Vous obéir. Je suis au reste tranquille, et mon cœur se sent doucement rempli de son objet immense au milieu de mes misèr es. J’espère d’endurer l’esclavage auquel Il me laisse être assujetti, sans penser à me marier.

Ce que vous me dites de la présence de Dieu me plaît beaucoup : il me semble que j’entends toutes les trois manières, et que je goûte ou expérimente les deux premières, savoir le souvenir simple de Dieu et la douce occupation du cœur. J’ai trouvé que je n’ai pu toujours retenir ce souvenir de Dieu. Mais, ma très chère mère, ce souvenir continuel est-il quelque autre chose que cette [v°] attention continuelle à Dieu, que vous appelez écouter Dieu, et que vous recommandez si souvent ? Je vous prie de me donner là-dessus quelque éclaircissement, si Dieu vous le permet. Car je voudrais être toujours attentif à Dieu, et je trouve que mon esprit s’échappe à tout moment. Peut-être faut-il entendre cette attention continuelle de l’attention du cœur, qui ne doit admettre aucun autre objet que Dieu. Mais je crois pourtant qu’il faut tâcher aussi de tenir l’esprit occupé de Dieu autant qu’on peut. N’est-ce pas, ma très chère mère ? Ne vous dégoûtez pas, je vous prie, de ma stupidité, si je vous demande des choses qui vous paraissent toutes claires d’elles-mêmes. J’aime d’être bien affermi dans la vérité, pour prévenir tous les doutes, qui me pourraient survenir. Pour ce qui est de mon cœur, il est toujours tranquille, je ne sais qu’il soit attaché à chose au monde. Mais je ne dis pas qu’il n’est pas attaché : Dieu le sait, et s’Il m’ôtait toutes choses, il se trouverait bien de l’attachement peut-être par la douleur que j’en ressentirais. Je le trouve toujours rempli de son objet1 quand j’y retourne. Je suis souvent quasi en fonte, comme je suis présentement, et alors le cœur se fond et s’écoule en son objet, quand même mon esprit n’y fait point de réflexion et que je suis occupé d’esprit de quelque autre chose. Quelquefois le cœur est plus léger et il se repose pourtant en son objet, et je le trouve ainsi quand je retourne à moi, quoique je ne le sente pas distinctement durant que mon esprit est tourné dehors. Si c’est là la présence de Dieu dont il faut entendre les paroles de Dieu à Abraham : « marchez en Ma présence et soyez parfait », et que par conséquent je goûte en quelque mesure cette divine présence, ce me sera une grande consolation. J’appelle cette présence objective du cœur2. Mais pour la troisième, où Dieu Lui-même [f.2 r°] est le principe constant de nos actions, et quasi l’âme de notre âme, je crois que j’en suis encore infiniment éloigné. Mais il me semble que je l’entends fort bien, et j’en connais sa valeur infinie.

Je vous avais encore écrit touchant la propre volonté, que j’entendais par là une volonté d’attache, qu’on ne voudrait pas quitter volontiers quand même nous la saurions contraire à celle de Dieu. Et que, si elle était quelque autre chose, je ne savais comment vivre dans l’abandon aveugle, qui suppose que nous ne savons pas la volonté de Dieu. Ce point m’a toujours été un peu obscur. J’ai d’abord connu que la propre volonté était mauvaise et la source de tout mal, mais je n’ai pas bien su ce que c’est la propre volonté, et c’est pour cela que j’ai tant cherché de connaître la volonté de Dieu en toutes les choses particulières. Si donc vous trouvez bon de me dire ce qui en est, ce me sera une grande joie, car je ne voudrais jamais avoir d’autre volonté que celle de Dieu. Si je puis donc croire que j’y sois uni, tant que je ne veux rien avec attache, et que je suis prêt à le quitter si je savais qu’il fût contraire à la volonté divine, ce me sera une si grande consolation et il servira tant à m’affermir dans le repos et dans l’abandon aveugle que je ne le saurais exprimer. Mais si Dieu veut me laisser plus longtemps en cette ignorance, j’en suis content aussi.

Ce m’est une grande joie que la disposition de cette bonne demoiselle vous plaise. Dieu soit loué de ce qu’Il a daigné de Se servir de moi pour lui procurer ce bonheur. Voici ce qu’elle m’a écrit la veille de Pâques : « Si vous apprenez quelque chose de notre sainte mère, faites-m’en, s’il vous plaît, part. Je sens une espèce d’inquiétude toute particulière pour ce saint homme3 et depuis quelque temps, [f°.2 v°] je ne puis ni prier pour lui, ni même y penser sans fondre en larmes. Je ne puis pas en pénétrer la raison. J’ai toujours senti un fond de tendresse et de vénération. Mais à présent c’est une espèce de mouvement qui semble m’attirer le cœur, et une certaine pente qui me fait fondre en larmes, qui pourtant ne semblent pas partir d’une douleur amère, mais d’un certain je ne sais quoi entremêlé d’un grand calme. Dernièrement je lisais tout bas une préface d’un livre où son nom était cité, j’en restais tellement émue que j’étais obligée à chercher plusieurs prétextes pour cacher cette émotion. Le bon Dieu veuille encore nous conserver ce grand trésor. » Je lui ai mandé depuis ce que vous dites d’elle en vos deux dernières : elle en sera extrêmement consolée.

J’ai fait aussi savoir à mon frère ce qui le concernait dans votre précédente. À quoi il me répond ce qui suit : « Je suis fort réjoui et consolé par le souvenir de notre sainte mère. Que me peut-il souhaiter davantage ? Dieu l’en récompense ici et dans l’autre monde, ce qui ne lui manquera pas. Je voudrais pouvoir jouir, au moins pour quelque temps, de sa compagnie quand je devrais être le moindre de sa maison et n’y manger qu’un morceau de pain sec et boire de l’eau. » Depuis ce temps je lui ai encore écrit le passage concernant de votre dernière lettre : il en sera fort touché. Et peut être que Dieu le dégage dans peu. Je vais en quatre jours le voir avec ma belle soeur. Je serai absent d’ici quatre ou six semaines. Il a fort désiré que je vinsse le voir. Je n’ai nul dessein, mais je verrai quelle occasion se présentera. La tutelle des enfants de feu mon ami ne m’arrêtera pas ici, puisqu’elle va finir bientôt. Le prince les fait venir dans son pays, vers où ils se mettront en chemin en deux jours, après quoi il me restera peu de choses à faire pour en être entièrement quitte.

Je me recommande, et mon frère, à vos saintes prières. Si Dieu faisait en sorte que je pusse encore venir vous voir, ce serait bien ma plus grande consolation. Je n’ai pas encore perdu toute espérance pour cela. Adieu, ma très chère mère. Le petit Maître soit votre récompense ! La guerre des Turcs va commencer. Dieu en sait l’issue. Si vous me voulez écrire pendant mon absence, vos lettres ne me manqueront point. Je suis tout à vous au petit Maître. Je salue cet ami qui vous a servi de secrétaire.

- A.S.-S., pièce 7431 ; nous la plaçons ici, compte tenu de l’allusion au crapaud.

a homme [c’est N M ajout interligne entre crochets] et.

1Dieu.

2[sic] : lacune ?

3Add. interl. d’une main plue récente, de lecture incertaine : [c’est Nm].

.  Au baron de Metternich.

Mon très cher frère, je n’avais pas fait pour vous la fable du crapaud, mais je ne suis pas fâchée que vous en ayez fait l’usage que vous en avez fait. Je sais assez depuis longtemps que vous avez un grand goût à être humilié : c’est pourquoi je me réjouis de ce qui produit cet effet en vous. Je vous conjure de demeurer ferme dans votre état. Que craignez-vous? Votre maison est bâtie sur la roche vive : Jésus-Christ. L’inondation ne peut lui nuire, cependant dès que vous en voyez les approches, vous craignez comme si cette maison était votre ouvrage et non pas celui de Dieu. Quand je verrais une armée rangée en bataille, dit David, je ne craindrais pas, parce que le Seigneur est à ma droite1. Dieu vous fait des grâces infinies : s’Il retirait Son concours perceptible, que feriez-vous et que ne craindriez-vous pas ? Cela peut arriver néanmoins, si Dieu voulait vous ôter tout appui et vous perdre à vos propres yeux. Il y avait des temps où le Tabernacle paraissait aux yeux des enfants d’Israël, et d’autres temps où il était si couvert de nuages qu’ils ne le pouvaient plus voir2 : c’était néanmoins dans ce nuage et dans cette obscurité que Dieu se manifestait à Moïse, qu’Il lui apprenait Ses volontés, afin qu’il en instruisît son peuple. Si le témoignage de l’ancienne loi était rempli de ténèbres, combien celui de la nouvelle le doit-il être davantage, puisque tout se doit passer dans la foi ! Mais il n’est pas encore temps de ceci.

Il est impossible en cette vie que notre pensée soit continuellement appliquée à Dieu, ce qui serait incompatible avec toutes les actions nécessaires à la vie humaine. Ce qu’on appelle écouter Dieu, est une certaine attention du cœur vers Dieu, qui ne s’en détourne point volontairement, parce que son amour devient habituel et que la volonté ne se sépare point de la volonté de Dieu. Dans les commencements, comme je vous l’ai déjà dit, Dieu attire Lui-même toute l’attention de l’âme, la rappelant et la rassemblant autour de Lui comme par un coup de sifflet. Mais lorsque l’âme a acquis par des retours fréquents une certaine conversation habituelle vers son Dieu, Il ne la rappelle plus, ou du moins que très rarement, parce qu’elle ne s’écarte presque plus. Il se contente de la tenir auprès de Lui3. Il appelait dans les commencements l’épouse des Cantiques par l’odeur de ses parfums4, ce qui est une certaine consolation intime, et elle courait à lui de toutes ses forces : courir à un appel est une action fort marquée. Mais lorsque Dieu l’eut menée dans Ses celliers et qu’Il eut ordonné en elle la charité5, il ne fut plus question de courir : elle demeurait tranquille dans Son amour. Que dit-elle alors ? Que la multitude des grandes eaux ne saurait éteindre sa charité6. Elle fait plus : elle ne veut pas même retenir pour elle son Bien-aimé, elle lui dit : « Fuyez comme le chevreuil7, je ne crains plus de Vous perdre ; faites des conquêtes par toute la terre, parce que je ne suis plus attachée à Vous par une présence aperçue, mais par un amour ferme et constant ». Si votre cœur était attaché à quelque autre chose qu’à Dieu, il ne serait pas aussi tranquille qu’il est, parce que le partage cause toujours quelque agitation. Laissez-le donc dans son repos, qui ne peut venir que de l’approche du centre. Ne vous inquiétez plus pour vous-même, et souvenez-vous que vous appartenez à Celui qui vous a racheté d’un grand prix. N’entreprenez donc rien sur Ses droits : penser à vous, craindre pour vous, marquent que vous êtes encore à vous-même, et que vous n’êtes pas parfaitement abandonné. Pourquoi vous mêlez-vous de ce qui appartient à un autre? Dieu est le fort armé, qui saura bien garder ce qui est Sien. Votre manière de présence de Dieu est très bonne : vous allez bien, demeurez en repos entre les bras du Bien-aimé. S’Il dort quelquefois dans le vaisseau, il ne faut pas Le réveiller; car Il vous dirait comme à Pierre8 : Homme de peu de foi, pourquoi avez-vous douté ?

Pour ce qui est de la propre volonté, elle consiste ou à ne pas vouloir tout ce que Dieu veut, ou à vouloir quelque chose qu’Il ne veut pas. La volonté de Dieu nous est marquée par toutes les providences qui arrivent dans l’état où Il nous a mis, s’y laissant conduire comme un enfant. Nul ne sait si bien la volonté de Dieu qu’un enfant, quoiqu’il ne le connaisse pas, parce qu’il vit dans l’innocence et qu’il se laisse mener comme on veut et où l’on veut. Il est certain qu’une personne qui ne veut rien avec attache, est unie en quelque sorte à la volonté de Dieu. Mais il y a outre cela une certaine souplesse, qui rend notre volonté si aisée à remuer par celle de Dieu qu’elle ne Lui résiste presque jamais, qu’elle trouve bon tout ce qu’Il fait, et comme Il le fait, en sorte qu’elle ne voudrait disposer d’elle-même en nulle manière. Et j’ose dire que, quand l’âme est fort avancée, je doute qu’elle pût le faire, non que cela soit absolument impossible, mais parce qu’une longue habitude est comme changée en nature. Notre volonté est comme une girouette exposée au vent, elle ne quitte point le lieu où on l’a placée, et néanmoins le moindre petit vent la fait mouvoir : aussi notre âme unie à Dieu par la pure charité, reçoit jusqu’aux moindres impulsions de l’Esprit de Dieu. Quand c’est quelque chose de conséquence que Dieu ne veut pas de nous et qu’on croit devoir entreprendre, dans le moment de l’exécution Dieu arrête l’âme par une certaine répugnance qu’Il lui donne ; que si c’est quelque chose qu’Il veut d’elle, si elle n’y entre pas d’abord (faute de lumière ou d’une autre sorte), elle sent une certaine mésaise, jusqu’à ce qu’elle ait fait ce que Dieu veut d’elle. Mais pour ce qui est ordinaire et journalier, il ne faut attendre rien de bien marqué, mais se laisser de moment en moment à tout ce qui nous arrive d’ordre de Dieu dans notre état.

La propre volonté se règle sur le propre amour. Plus l’amour est pur, moins il y a de propre volonté dans l’âme, et je puis vous assurer que l’âme vient au point de n’en pouvoir trouver. Comment l’âme désappropriée aurait-elle une propre volonté, puisque la propre volonté est la propriété la plus grossière ? Je prie Dieu de vous donner l’intelligence de ce que j’exprime peut-être fort mal. Mourez continuellement à vous-même, et vous en apprendrez plus que je ne puis vous en dire. Soyons les chiffons du bon Dieu, comme il fut montré à Henri Suso9 qu’il devait être. Soyons contents qu’on nous élève en haut, qu’on nous jette dans la boue : le pauvre chiffon ne résiste à rien.

J’oubliais de vous dire que c’est l’attention du cœur que Dieu demande. Il dit : Je la mènerai en solitude, et là Je parlerai à son cœur10, et à son prophète : Parlez au cœur de Jérusalem11. C’est donc le cœur qui doit être attentif. Les paroles du Verbe ne sont pas des paroles articulées : les paroles articulées se font par le ministère des anges. Mais le parler du Verbe est Son opération : cette opération, ou cette parole, est simple et paisible, elle instruit le cœur sans rien faire entendre à l’esprit, de sorte que l’âme est étonnée de ce qu’elle fait sans l’avoir appris. Dieu instruit aussi par Sa parole médiate, mais c’est d’une toute autre manière, qui est moins intime, moins profonde, et moins étendue, où l’imagination peut se mêler ; et cette manière, selon le bienheureux Jean de la Croix, est sujette à méprise.

- Dutoit, t. IV, Lettre 103, p. 322 - 329.

1Ps., 3 ; Ps., 16 ; Ps., 26.

2Deutéronome, 4, 11.

3Cant., 3, 5 : « Filles de Jérusalem, je vous conjure […] de ne point réveiller celle qui est ma bien-aimée… » (Sacy).

4Cant., 1, 3 : « Entraînez-moi après vous, nous courrons à l’odeur de vos parfums… » (Sacy).

5Cant., 2, 4.

6Cant., 8, 7 & 14.

7Cant., 8, 17 : Conclusion : « Fuyez, ô mon bien-aimé, et soyez semblable à un chevreuil et à un faon de cerf, en vous retirant sur les montagnes des aromates. » (Sacy).

8Matthieu, 14, 31.

9« En sa vie, chap. 22. » (Dutoit). Chap. 20 dans les éditions modernes, déjà cité plus haut en note à une lettre adressée à Homfeld : « Il vit un chien qui courait au milieu du cloître et portait un paillasson [« un tapis râpé »] usé dans sa gueule […] il le lançait en l’air, il le jetait par terre, et il le déchirait… »

10Osée, 2, 14.

11Isaïe, 40, 2.

.  Au baron de Metternich.

Je comprends bien, mon cher frère, que les conseils de A. B1. vous ont paru différents des miens, quoique ce soit la même chose dans le fond. Le conseil de renoncer à tout, est l’essentiel. Jésus-Christ le dit Lui-même : Celui qui ne renonce pas à tout ce qu’il possède, ne peut être mon disciple2. Il n’est point question de renoncer à son état, mais à l’attachement pour toutes les choses de la terre. Nous voyons les exemples de l’un et de l’autre dans l’Ecriture sainte. Saint Jean ne conseille à personne de quitter son état, quoiqu’il les engage à la correction des mœurs dans leur état. Jésus-Christ fait changer d’état à ceux qu’Il appelle à la prédication de l’Évangile, et nous ne voyons pas qu’Il l’ait fait changer aux autres. Les apôtres en ont usé de même. Il y a à la vérité quantité de saints anachorètes et autres, qui ont tout quitté pour s’appliquer d’une manière plus particulière à Dieu dans la solitude. Nous voyons quantité de personnes qui renoncent encore au monde dans la religion catholique et ailleurs. Tout cela ne conclut rien pour vous, quoique j’espère bien que Dieu vous retirera tout à fait des embarras du monde.

Ce que vous devez faire le plus présentement est de vous détacher universellement de toutes choses et de vous-même, sans quoi la solitude vous serait peu utile. Si le seul renoncement des choses extérieures sanctifiait, tous nos religieux seraient des saints, et cependant on trouve rarement des saints parmi eux : ce qui fait voir que le renoncement extérieur n’est rien sans le renoncement absolu de nous-mêmes, c’est-à-dire de notre propre volonté et de tous ses apanages, comme sont les désirs, même ceux d’être parfait, enfin tout ce qui appartient à la volonté, que vous savez mieux que moi. Il faut aussi renoncer au propre esprit, aux raisonnements, aux idées, préventions, préjugés, etc.

Une des raisons qui fait que je désire qu’on ne quitte point son état, quoique je désire qu’on soit parfaitement détaché, c’est que Dieu voulant à présent et dans les siècles à venir introduire Son Esprit intérieur dans tous les lieux, parmi toutes les nations, dans tous états et conditions, je ne crois pas qu’on doive facilement quitter son état à moins d’une vocation particulière, et c’est ce que nous demandons à Dieu de tout notre cœur, d’être éclaircis sur ce qui vous regarde. Nous n’en pouvons être éclaircis que par deux moyens : l’un, si l’amour de la retraite est persévéramment gravé dans votre cœur, et si Dieu vous continue ce penchant ; l’autre, si véritablement en votre état vous y avez des attaches trop fortes. Je pourrais ajouter une troisième raison qui serait : si Dieu me le mettait fortement au cœur ; mais comme j’aimerais mieux suivre les deux premières, je m’arrête peu à ce dernier.

Je crois avoir répondu dans ma dernière à toutes vos difficultés, mais je ne laisserai pas encore de vous dire ce qui me viendra sur vos articles.

Pour commencer, je crois que vous cherchez toujours trop de certitude. La voie de la foi et celle de la certitude sont deux voies entièrement différentes. Je conviens que pour changer d’état, il faut quelque chose de particulier ; mais pour le courant de la vie il faut un grand abandon, et faire de moment à autre ce qui se présente à faire, dans l’ordre et l’état où l’on est mis. Votre manque d’abandon n’est pas pour demander conseil sur le mariage ou le changement d’état, car cela même est nécessaire et je vous y ai répondu par mes précédentes, mais pour toutes les petites choses journalières, où il faut aller son chemin avec une grande simplicité, foi et abandon, sans tant de scrupule et d’hésitation.

Jusqu’à votre quinzième article vous dites fort bien, et il est inutile de vous y répondre : vous en dites tout ce qu’on en peut dire. Pour ce qui regarde les autres jusqu’à l’article vingt-troisième, je crois vous en avoir assez dit, mais je ne laisserai pas de vous dire encore qu’il y a des choses qui paraissent volontaires et qui ne le sont point, que l’on en peut juger par le fond de la disposition de la personne. Mais comme Dieu permet ces chutes apparentes pour nous donner une sainte haine de nous-mêmes et nous ôter tous les appuis que nous pouvons avoir en nous-mêmes, nous faisons souvent de grandes fautes en voulant être trop certifiés : nous sortons par là de ce que Dieu veut de nous, car si l’on nous assure que ce sont des péchés réels, la misère ne finissant point pour cela, pour peu qu’on ait l’esprit faible on entre dans un désespoir très dangereux. Si l’on nous assure aussi qu’il n’y ait point de mal, la sécurité pourrait donner une certaine licence qui pourrait devenir un véritable mal. Ainsi combattons de toutes nos forces avec un entier abandon à Dieu. Si malgré cela nous succombons en apparence, ne laissons pas d’être infiniment abandonnés à Lui et humiliés à proportion, voyant notre misère et ce de quoi nous serions capables sans Sa grâce, puisque ce n’est là qu’un petit échantillon de ce que nous ferions sans Lui.

Ne vous étonnez donc pas si ceux qui ont écrit de ces sortes de voies intérieures ne décident rien positivement là-dessus : cette décision absolue ferait beaucoup plus de mal que de bien, parce que la nature, qui cherche son compte partout, désirerait fort d’être autorisée par la grâce. Ainsi demeurez dans votre abandon, et contentez-vous de ce qu’on vous a dit, et peut-être qu’on vous en a trop dit. Mais j’ai une chose dont je dois vous avertir, que quand vous seriez quitte de votre peine et que vous auriez été un temps considérable sans y retomber, un simple retour sur vous-même, une joie d’un seul instant de vous en voir quitte, sera suffisant pour vous y faire retomber; Dieu étant infiniment jaloux que l’âme n’ait plus aucun retour sur elle-même et qu’elle demeure totalement abandonnée à Lui. L’époux dans le Cantique dit : Ma sœur, mon épouse, vous m’avez blessé par un de vos yeux, et par un cheveu de votre cou3, ce qui marque qu’elle n’avait qu’un seul et unique regard pour son unique et divin objet, l’autre œil étant fermé pour elle-même pour tout le reste. Le cheveu du cou marque que toutes ses pensées et ses affections étaient uniquement tournées vers ce grand objet sans se dissiper autre part, et c’est là ce qui fait le plaisir de l’époux et ce qui lui blesse le cœur.

À l’égard de votre article vingt-troisième et les suivants, ce qui dépend de l’homme est de ne point se reprendre et de demeurer fixement et invariablement abandonné à Dieu, quand Il nous conduirait aux enfers ou qu’Il permettrait que nous y tombassions. Dieu punit par ces sortes d’épreuves la propriété passée, la présente qu’Il connaît quoique nous ne la connaissions pas, et (si nous étions délivrés de nos peines) celle qui pourrait arriver par une secrète joie que nous aurions en cela, et par un repos pris en notre délivrance plutôt qu’en Dieu. Or comme l’homme ne se donne jamais la mort à soi-même quand il est sage, et qu’il meurt par des causes naturelles, nous ne pouvons point nous donner nous-mêmes la mort intérieure : il n’y a que Dieu qui le puisse faire par des moyens connus à Lui seul, et tout contraires à nos idées. Si l’homme pouvait comprendre le moyen de mort que Dieu lui a choisi, qu’il le regardât invariablement comme tel, il ne mourrait jamais par ce moyen-là, et Dieu lui en choisirait un autre auquel il n’aurait jamais pensé.

Ceux qui ont des personnes éclairées pour les conduire dans ces routes, ne sont point à plaindre s’ils ont de la foi, quoiqu’ils se croient malheureux : mais ceux qui n’en ont point sont dans un pas bien glissant, qui les jette ou dans la tentation de tout quitter ou dans un désespoir. Peu demeurent fidèlement abandonnés à Dieu, se laissant exercer par le démon et par les penchants de la nature corrompue, mettant toute leur gloire dans la seule gloire de Dieu, tout leur bonheur dans Son bonheur, sans se soucier d’eux non plus que d’un moucheron, Dieu ayant mille fois plus de droit de nous perdre s’Il le veut (ce qu’Il ne fera pourtant jamais) que nous d’écraser un moucheron, ne l’ayant point créé et ne pouvant lui rendre la vie.

Vous avez trop d’intelligence pour n’être pas content sur vos difficultés, et pour en laisser naître davantage dans votre esprit, ce qui serait un grand défaut d’abandon et qui vous tiendrait toujours autour de vous-même. Je ne vous dis pas cela pour vous empêcher de m’écrire vos difficultés, et je ne me lasserai jamais, s’il plaît à Dieu, d’y répondre, mais parce que je désire infiniment de vous voir sortir de vous-même, et que vous ayez cette sainte haine si fort recommandée, qui n’est pas seulement dans les discours ou la spéculation, mais très réelle, en sorte que nous venions jusqu’au point d’être ravis de nous voir traiter comme les derniers des hommes, accablés de notre propre misère, nous croyant indignes que Dieu étende Sa main pour nous en délivrer, n’osant même le Lui demander, mais demeurant dans notre néant comme un mort que les vers rongent de toutes parts sans qu’il se remue.

Il n’est point nécessaire de renouveler l’abandon, mais d’y demeurer réellement. Lorsque nous ne le rétractons pas par quelque action ou par quelque retour volontaire sur nous-mêmes, il demeure fixe, quoiqu’on ne l’aperçoive pas. Mais si on s’en était détourné volontairement, il faudrait alors faire un nouvel acte pour y rentrer; non pas un acte distinct et multiplié, mais un simple retour d’adhérence à Dieu, qui dit tout sans rien exprimer.

Vous êtes trop multiplié, mais jusqu’à ce que vous retourniez à cet état simple dont vous vous êtes retiré par vous-même, vous ne serez point en la place où Dieu vous veut. Prenez courage, je vous en prie, et laissez-vous là comme une chose qui ne vous appartient plus, et dont vous ne devez plus vous mêler du tout, ni même vous souvenir si cela se pouvait. Plût à Dieu que vous fussiez si bien perdu dans votre Être original que vous ne vous vissiez plus vous-même ! Mais vous faites comme la femme de Lot, qui fut changée en statue de sel4, ce qui vous fait voir que c’est la fausse sagesse, ou la peur, qui font retourner l’homme sur lui-même et regarder derrière lui. C’est pourquoi Jésus-Christ dit que celui qui, ayant mis la main à la charrue, regarde derrière soi, n’est pas propre pour le royaume de Dieu5, c’est-à-dire pour que Dieu règne absolument en lui.

Pour ce qui regarde les livres spirituels, il ne les faut point lire par curiosité, mais pour nourrir l’âme, la rappeler au-dedans, se laisser engraisser d’une certaine onction qui y est cachée, n’en lire que ce qu’il faut pour faire ces effets, ne point lire avec avidité : lire et se reposer pour se nourrir véritablement, c’est avaler et digérer la viande, sans quoi on ne se nourrirait point quoiqu’on la machât sans cesse. Outre cela, la multiplicité des lectures et des livres qui, quoique écrits par des personnes spirituelles, ne sont pas néanmoins la voie que Dieu demande de nous, peuvent nous nuire beaucoup. Ou bien si, ayant outrepassé les lectures qui nous ont servi en un temps, nous voulions les reprendre parce qu’elles nous ont fait du bien, elles nous nuiraient alors, nous faisant rentrer dans nos premières voies et, nous tenant arrêtés en nous-mêmes, elles nous brouillent et nous causent plusieurs difficultés. Les moyens qui sont bons en un temps, ne le sont plus en un autre. L’homme aime naturellement quelque chose de détaillé, sur quoi il puisse appuyer son esprit, mais lorsque Dieu dénue, cela est fort nuisible.

Pour la chimie [alchimie], je vous avais déjà mandé que je ne croyais pas que vous dussiez vous y appliquer que pour des moments de délassement. Mais comme on m’a dit que c’est un travail suivi, il serait difficile que cela fût de la sorte. Il ne faut pas croire que le démon vous tentera de faire une chose sous prétexte de faire du mal, mais un bien. Ce désir de soulager le prochain est bon en soi, mais il faut savoir si Dieu vous y appelle. Laissez cela aux gens actifs et souvenez-vous de ces paroles de Jésus-Christ : Laissez aux morts le soin d’ensevelir les morts; et pensez à ce que dit Notre Seigneur : vous avez toujours les pauvres, mais vous ne M’aurez pas toujours7, nous marquant par là que, quand Il appelait à l’intérieur et à jouir de Sa présence, il fallait laisser tout le reste pour ne s’occuper que de Lui, ne s’occupant des choses du dehors que comme par accident, ce qui pourtant n’exclut pas de remplir les devoirs dans l’état où l’on est.

Il me vient dans l’esprit ici que vous devriez travailler à ramener votre ami. Faute de connaître bien les voies de Dieu, on s’en écarte dans le temps d’épreuves ou de misères, et d’une faute on tombe dans une plus considérable, qui est de ne point revenir à Dieu, tant par la crainte des difficultés que par le doute où l’on est de pouvoir retrouver sa première place et sa première disposition, ce qui fait que l’on demeure avec persévérance dans son égarement. Ô si ces personnes-là comprenaient bien la bonté de Dieu, qui reçoit l’enfant prodigue8 de tous les bras de Son amour, qui le comble de biens, le remet dans sa première place, ne se souvient plus de ses indignités, ne les lui reproche même plus si son retour est sincère et plein d’humilité ! Il ne faut point juger de Dieu comme des gens du monde, qui ont peine à rétablir leurs amis qui les ont outragés dans cette première familiarité qu’ils avaient ensemble. L’âme véritablement humble éprouve au contraire qu’où le péché avait abondé, la grâce surabonde9, ce qui accable l’âme de reconnaissance et de confusion ; et toutes les grâces ensemble ne la feraient pas sortir de son humiliation profonde, bien loin de devenir propriétaire de ces mêmes grâces. C’est ce que je voudrais que vous fissiez comprendre à votre ami.

La réponse au trente-neuvième article, où vous demandez une règle pour discerner les mouvements divins des mouvements de l’ennemi, est que celui qui marche simplement, marche confidemment10.

Puisque vous avez trouvé la victoire par le moyen de l’oraison, vous devez la continuer avec un grand soin, mais l’oraison la plus simple. Je crois que votre plus grand mal a été que Dieu vous y ayant appelé d’une manière si particulière, vous n’en avez pas fait votre principale occupation et la plus continuelle qui vous eût été possible. Mais sur toutes choses, retranchez vos doutes et vos craintes de vacuité. C’est assurément le démon qui les met en vous afin de vous détourner de ce que Dieu veut. Vous voyez par là combien il est de conséquence de ne se point appliquer toutes sortes de conseils. Lorsque les mystiques ont parlé de ce faux vide, ils ont parlé pour des personnes qui, par amour des choses élevées et sans avoir aucun don d’oraison, se mettent dans une certaine indolence où ils n’ont jamais eu aucune occupation de Dieu, comme j’en ai connus. D’ailleurs, parmi les écrivains mystiques, il y en a qui ont écrit dans une demi-lumière, et qui ayant trouvé d’ailleurs des personnes fainéantes et paresseuses, qui demeurent dans une certaine indolence sans faire aucun effort pour se combattre ni pour se tourner vers Dieu, ils ont cru devoir donner ces conseils. Mais je vous assure que souvent ces sortes de lectures des demi-éclairés nuisent plus qu’elles ne servent, car pour une douzaine d’âmes que l’on trouvera dans cet état d’indolence dont je parle, il s’en trouvera cent mille qui par amour propre ne voudraient point quitter leurs propres activités, ni leurs lumières distinctes et aperçues. Pour vous, soyez persuadé et certifié que Dieu vous appelle à une oraison très simple, à un grand abandon entre Ses mains, sans retour sur vous-même. Et j’ose dire que j’aimerais mieux pour vous une distraction vague de quelques moments où le cœur n’aurait point de part, que cette attention pour apercevoir votre oraison et votre application distincte à Dieu.

Ayez donc bon courage et vous laissez comme un petit enfant entre les bras de sa mère qui le lève, le couche, le tient en repos, le promène, le nourrit de son lait sans qu’il songe à lui, ni qu’il s’embarrasse de rien. C’est à cet état que vous êtes appelé, et dont vous vous êtes écarté pour vouloir trop bien faire et trop connaître ce que vous faites. C’est où il faut rentrer pour renaître de nouveau. Vous aurez peut-être de la peine d’abord, à cause de ce long circuit que l’intérêt que vous prenez pour vous-même vous a fait faire : mais avec le temps et la patience vous en viendrez à bout; et quand Dieu ne vous recevrait pas d’abord, pour vous punir de votre infidélité, il faudrait porter cela dans une patience humble, attendant avec persévérance que Dieu vous remette en votre place, demeurant même abandonné pour ne la point retrouver. Ce procédé simple et paisible dans l’entier oubli de vous-même, vous rendra mille fois plus agréable à Dieu que vous ne pourriez être par tous vos efforts. Oubliez-vous, oubliez-vous, oubliez-vous, et vous serez comme un enfant entre les bras de Dieu; c’est tout ce qu’il veut de vous. Quand il sera temps que vous quittiez tout extérieurement, j’espère que Dieu me fera vous le dire.

Pour les autres sortes de particularités, comme le souvenir des grâces que Dieu vous a faites, la prière pour le prochain, etc., l’âme en a dans tous les états. Dès que ces choses viennent de Dieu, et non de notre propre activité, le simple souvenir d’une personne est notre prière sans prière pour cette personne : il faut donc les recevoir, mais ne s’y arrêter pas un instant, les outrepassant aussitôt.

On a toujours recommandé la mortification avec l’oraison, plus forte dans les commencements, selon le tempérament d’un chacun, et Dieu n’a jamais pris une personne par l’intérieur, qu’Il ne lui en ait fait faire beaucoup de toutes sortes, jusqu’à ce qu’elles lui deviennent presque inutiles, parce que l’appétit ne se trouve plus en guère de choses, non plus que la répugnance. Mais lorsque Dieu veut Lui-même devenir le principe de la créature, la faisant sortir d’elle-même, Il ne lui permet plus ces sortes de mortifications qui s’appellent austérités, parce que l’âme y trouverait un appui et par conséquent un arrêt, qui la retenant et la fixant en elle-même, empêcherait cette souplesse infinie qu’on doit avoir pour se perdre dans son Être original. En quelque temps que ce soit, on ne cherche en nulle manière ni son goût, ni ses aises, oubliant tout cela comme le reste, une nourriture simple, frugale et uniforme étant une mortification perpétuelle, qui ne se remarque ni par soi-même ni par les autres. On doit aussi avoir beaucoup d’égard à la santé, à la faiblesse du tempérament, aux grandes occupations des emplois, à la manière d’oraison, parce qu’une abstraction forte détruit plus la santé que ne feraient les plus grandes austérités : ainsi si vous ajoutez à cela les austérités, vous devenez tellement infirme que dans la suite nous voyons la plupart se relâcher en mille choses, et puis s’employer tout à l’occupation de leur santé. La conduite dont je parle évite tous ces inconvénients. D’ailleurs c’est que, lorsque Dieu nous appelle à nous oublier nous-mêmes, ces austérités particulières et recherchées nous sont une occupation de nous et d’elles.

Il y a encore une autre raison : c’est que, quand Dieu prend Lui-même le soin de nous détruire, Il en est si jaloux qu’il ne veut pas que nous y mettions la main. Il nous punit comme Oza11, qui voulut mettre la main à l’arche pour la soutenir, non d’une mort extérieure, mais en retirant son soin et sa vigilance. Or il est certain que, quand nous nous mettrions tous les jours en pièces sans cesser de vivre, tous nos tourments ne seraient qu’une paille brûlée en comparaison de l’application de la divine justice sur l’âme pour la purifier, qui est le purgatoire de cette vie, que nous devons recevoir passivement, comme les âmes du purgatoire dans l’autre vie reçoivent passivement l’application de la divine justice, qui les purifie si radicalement qu’elle les rend propres à être réunies à leur Être original. Si par impossible les âmes du purgatoire restaient dans ce lieu après leur entière purification, elles n’y souffriraient rien du tout, et cette même justice qui les fait souffrir de si cruels tourments à cause de leurs impuretés, leur deviendrait une béatitude essentielle. Elles resteraient plongées dans une mer d’amour et non de douleur.

Voici une longue lettre, aussi bien que les dernières. Lisez-les de temps en temps et vous y tenez ferme, sans écouter vos raisonnements, qui sont comme le flux et le reflux de la mer. Il n’est point question de vous appuyer sur la raison, qu’il faut détruire, mais sur l’abandon entre les mains de Dieu. Il n’y a qu’une longue expérience et la suite qui puisse vous rendre stable.

Demeurez ferme aux avis qu’on vous donne et ne songez qu’au moment présent. Laissez l’avenir à la Providence. L’abrégé de votre lettre est excellent, tenez-vous y. Je prie Dieu de vous être toutes choses et vous assure que votre âme m’est infiniment chère.

- Dutoit, t. IV, Lettre 104.

1Antoinette Bourignon ?

2Luc, 14, 33 ; I Jean ; Matthieu, 4, 18-22 ; Actes, 13, 2-3 ; etc.

3Cant., 4, 9.

4Genèse, 19, 26.

5Luc, 9, 62.

6Luc, 9, 60.

7Jean, 12, 8.

8Luc, 15, 20.

9Rom., 5, 20.

10Prov., 10, 9.

11II Rois, 6, 6-7.

.  Au baron de Metternich.

Nisi dominum aedificavit domum, in vanum laboraverunt qui aedificant eam. Si le Seigneur ne bâtit Lui-même la maison, en vain travaillent ceux qui la bâtissent1.

Je n’ai garde, mon cher *, de vous demander ce que Dieu ne vous demanderait pas : ainsi ne craignez rien. Tout ce que je voudrais de vous est que vous fussiez dans un tel équilibre que Dieu pût vous pencher comme il Lui plairait. Pour cela il faut laisser les préjugés et demeurer abandonné à Dieu sans réserve, afin qu’Il vous penche comme il Lui plaira. Pour ce que vous me dites du système du D. P.2, je suis de son sentiment sur cet article, mais comme j’ignore ses autres propositions, je les laisse pour ce qu’elles sont.

Ceux qui font une aussi grande injure à Dieu que de Le croire l’auteur du péché, ne connaissent point Dieu et n’ont pas, comme dit le sage3, des sentiments dignes de Sa bonté. Il est certain que l’oraison simple, la foi et le pur amour instruisent si foncièrement de ces vérités qu’on n’en saurait douter. De dire comme cela se fait, je n’y comprends rien autre chose que ce qui est dit dans l’Ecriture : que l’onction nous instruit4. Car par le seul recueillement, une foi simple et un amour pur, on est instruit de toute vérité. Esprit saint, Amour éternel, enseignez Vous-même Vos enfants, et toute vérité leur sera manifestée, non en distinction mais par une persuasion intime.

Je suis bien éloignée de ne vouloir point que vous lisiez les livres intérieurs : ils instruisent en deux manières, et par le distinct et par l’onction, et ce serait une témérité de vouloir vivre dans une continuelle abstraction. Cela ne sert d’ordinaire qu’à dessécher le cœur, qui est le lieu où Dieu réside. Je ne prétends pas, mon cher *, vous faire des lois, mais je vous dis simplement ce que je pense. Si Dieu permet que vous veniez, je ne vous obligerai à rien, car ce n’est pas à moi de me mêler de cela : Dieu fera ce qu’il Lui plaira. Je suis toujours malade, mais Dieu est le maître. Mes respects à M. votre frère.

- Dutoit, t. IV, Lettre 107.

1Ps., 126, 1.

2Il s’agit - peut-être - du mystique anglais John Pordage (1607-1681), lui-même influencé par Jacob Boehme. V. plus bas la lettre de Metternich du 19 août 1716 et la note correspondante.

3Sagesse, 1, 1.

4I Jean, 2, 27 : « Mais pour vous, faites que l’onction que vous avez reçue de lui demeure en vous. Et vous n’avez pas besoin que personne vous enseigne. Mais ce que son onction vous apprend de toutes choses, c’est la vérité et il n’y a point en cela de mensonge. Ainsi donc qu’il vous a enseigné, demeurez en lui. » (Amelote).

.  Au baron de Metternich

Je comprends à merveille ce que mon cher frère veut dire sur l’étendue des esprits, s’il entend par là que les esprits sont d’autant plus parfaits qu’ils ont plus d’étendue. Mais cette étendue n’est autre chose qu’une capacité de recevoir Dieu plus purement, et d’en être possédé plus pleinement et plus parfaitement. Cette qualité dans les hommes bienheureux vient de la souplesse et de la docilité qu’ils ont eue dans cette vie à se laisser désapproprier et étendre. C’est ce qui est marqué dans le Traité du Purgatoire sous la comparaison des vases1. Il est donc essentiel à l’esprit d’avoir cette sorte d’étendue.

Mais il n’en est pas de même des formes, car s’ils en avaient aucune, ils ne seraient pas assez disposés pour recevoir la communication pure et simple de Dieu. Lorsque nous voyons les esprits sous quelque forme, ce sont des formes qu’ils empruntent pour se faire discerner à nos esprits grossiers, mais cela n’est nullement de leur essence. C’est ce qui fait que toutes les visions sont très fautives, et qu’il ne faut jamais les prendre à la lettre. L’ange Gabriel s’apparut à la Sainte Vierge en forme humaine, parce que, comme il s’agissait de la plus grande ambassade qui ait jamais été, il fallait qu’il prît une forme pour lui parler et traiter avec elle de ce grand mystère ; cependant rien ne serait plus faux que d’attribuer à l’ange une forme corporelle et humaine semblable aux nôtres. L’ange Raphaël prit de même une forme humaine pour conduire Tobie : il n’avait pas néanmoins essentiellement la forme qu’il empruntait. Et pour faire voir que nos esprits discernent quelquefois des formes qui ne sont point, l’ange dit : Il paraissait que je buvais et mangeais lorsque j’étais avec vous ; cependant il n’en était rien ; je me nourris d’une autre viande que vous ne connaissez point2. Cette nourriture n’est autre que la communication de l’Esprit divin à l’esprit purifié des anges. Le Saint-Esprit a paru en forme de colombe et de langues de feu3 : ce serait néanmoins une absurdité de croire qu’il fût ou colombe ou langue de feu. Mais Dieu a la bonté de Se proportionner à notre faiblesse et Il S’accommode à notre intelligence.

Ce que je veux dire dans l’endroit du Deutéronome que vous citez4, n’est pas que Dieu soit partout par une étendue locale, mais qu’Il est tout en tout par Son immensité et Son indivisibilité, ce qui est un mystère que la raison ne comprend pas. Nous devons L’adorer avec respect et si nous en formons quelque idée, nous nous égarerons toujours.

Il y a eu autrefois des solitaires qui croyaient Dieu corporel, et ils passaient toute leur vie à s’en faire des formes différentes. Ils étaient pourtant de très saints hommes. Mais comme ils avaient ouï dire qu’il fallait chercher Dieu en soi afin de ramasser toutes les forces de l’âme au-dedans, et comme ils étaient extrêmement grossiers, ils crurent ne pouvoir chercher Dieu en eux qu’en se figurant des formes corporelles, de sorte qu’ils Le formaient et L’habillaient chacun à leur mode. Cela étant venu à la connaissance des saints hommes de ce temps, on fit ce qu’on put pour les tirer de là, et enfin cette manière de se faire des formes de Dieu fut condamnée universellement de toute l’Église. Comme ils étaient bons, pieux et dociles, ils travaillèrent de toutes leurs forces à se défaire de ces formes, dont ils avaient contracté une longue habitude ; mais ne trouvant plus cette facilité de fixer leurs esprits par des formes corporelles, ils pleuraient amèrement, disant : On nous a ôté notre Dieu.

Je crois que la cause de toutes les idolâtries qui sont arrivées dans le monde, a été de ne pouvoir adhérer par une pure et simple foi à la pure, nue et simple essence divine. C’est ce qui a fait qu’on a donné dans les formes, et comme chacun d’entre eux s’en formait d’une différente manière, cela fit la pluralité des dieux. Dieu pour empêcher les Israélites d’idolâtrer, et voyant combien l’esprit humain était léger et peu appliqué à la vérité pure, il ordonna un tabernacle et grand nombre de cérémonies pour arrêter la volubilité de l’esprit de l’homme. Jésus-Christ venant pour être notre sauveur et désirant nous enseigner une religion pure et simple, nous apprit d’abord la pauvreté d’esprit5, afin de nous conduire insensiblement par la foi, qui comprend tout ce que Dieu est dans la totalité de tout Lui-même sans en faire aucune forme ni espèce. Il nous apprit ensuite la manière d’adorer le pur Esprit, qui est de l’adorer en esprit, et la suprême vérité qui est de l’adorer en vérité selon tout ce qu’elle est. Or comme toutes les formes nous éloignent infiniment de cet Être pur et simple, qui n’a ni forme ni mélange, Jésus-Christ nous assura que Dieu, étant pur Esprit, voulait des adorateurs en esprit, parce qu’il faut que l’adoration soit conforme à son objet. Si je dis mal, accusez-en mon ignorance. Vous savez combien ma volonté est droite pour vous et combien je vous aime en Jésus-Christ.

Vous vous moquerez de moi, mon cher baron, de vous avoir écrit dans mon ignorance, mais la pure charité et l’affection sincère qui fait agir par le divin Maître, rehausse l’ignorant jusqu’au savant, et ravale le savant jusqu’à le mettre de niveau avec l’ignorant. Ce Maître divin sait seul combien vous m’êtes cher.

- Dutoit, t. IV, Lettre 108, p. 367.

« …un vase croît entre les mains du potier tant qu’il demeure sur le tour, il s’étend insensiblement. Mais lorsqu’après lui avoir donné la capacité conforme à l’usage auquel il le destine, [le potier] l’a mis dans le fourneau, il n’y a plus moyen de l’accroître. » (Traité du Purgatoire de Madame Guyon, éd. M.-L. Gondal, Millon, 1998, p.55).

2Tobie, 12, 19. - viande : nourriture. V. glossaire.

3Luc, 3, 22 : « Le saint Esprit descendit sur lui sous la forme visible d’une colombe… » ; Actes 2, 3 : « Il leur parut comme des langues de feu… »

4Peut-être Deutéronome, 32, 10-11 : « Il l’a trouvé dans une terre déserte […] il l’a instruit et il l’a conservé comme la prunelle de son œil. Comme un aigle attire ses petits pour leur apprendre à voler, et voltige doucement sur eux, il a de même étendu ses ailes… »

5Matthieu, 5, 3 (les Béatitudes).

.  Au baron de Metternich.

Je vous aurais écrit plus tôt, mon très cher frère, si j’avais été en état de cela, mais je n’ai pu même lire votre lettre, ayant une grande fièvre continue, un mal de gorge et des douleurs très fortes. Je n’ai pu lire, à cause des maux de tête, ce que vous me mandez sur le sentiment de **1. Tout ce que je sais, c’est que saint Paul nous assure que Dieu est tout en tous2 et que saint Denis veut qu’on ne traite de Dieu que par négation et non par affirmation, de peur de se méprendre3. La voie de la foi est d’autant plus sûre et plus pure, qu’elle ne se forme aucune idée de Dieu. Elle Le croit tout ce qu’Il est dans Sa totalité tel qu’Il est, car lorsqu’il fut question de Se faire connaître à Moïse, Il ne dit que : Ego sum qui sum4. Adorons-Le, croyons-Le dans la totalité de ce qu’Il est, et ne tâchons point de pénétrer autre chose. Que notre amour suive notre foi : aimons-Le dans la totalité de ce qu’Il est.

Ceux qui se sont donnés à Lui et qui ont profité des discours de **, s’y donneraient tout de même et encore mieux si, sans rien examiner en Dieu, ils Le croyaient tout ce qu’Il est et L’aimaient selon ce qu’Il est. Je sais qu’il est difficile de mourir à ses préjugés et à ses opinions, cependant il y faut mourir pour Le traiter en Dieu et pour avoir des sentiments dignes de Lui. J’ai fait ce que j’ai pu pour lire et comprendre ce que vous dites sur l’étendue : je n’y ai rien pu comprendre non plus qu’à de l’arabe, car je ne sais rien. Je dis et écris ce qui m’est montré : hors de là je suis l’ignorance même. Et lorsque je vous l’ai mandé, j’ai dit dans le moment ce que je pensais, sans autre réflexion.

Je n’ai garde de vous dire que les pensées de ** sont des erreurs, n’y comprenant chose du monde. Mais il me paraît qu’il y a une disposition plus parfaite, qui est la foi et la charité : car après que saint Paul a parlé de tous les dons, il dit qu’il y a quelque chose de plus parfait, qui est la charité5. Ce qui est moins parfait n’est pas toujours une erreur. Mais je vous assure que le divin Maître ne m’a donné aucune intelligence de cela. Il me paraît néanmoins, pour ne vous point flatter, vous aimant trop pour cela, que vous avez trop de vif sur cette matière pour n’y être pas attaché. Mais c’est à Dieu à rompre peu à peu des liens que vous ne voyez pas, j’espère qu’Il le fera un jour. Je ne saurais trop vous témoigner, et à M. votre frère, ma reconnaissance. Je n’ai pu achever ma lettre à cause de ma faiblesse, et depuis j’ai reçu encore une lettre de vous, qui me plaît bien plus que l’autre.

Si Dieu me donnait avant que de mourir la consolation de vous voir, j’en aurais bien de la joie, car vous êtes bien cher à mon cœur. Il me paraît que Dieu vous appelle à une grande foi, à un extrême abandon, à l’oubli de vous-même, à un amour très pur du Souverain Être , qui doit tout absorber en soi. Or toute idée distincte de Dieu est absolument contraire à votre vocation. Je ne m’embarrasse nullement des idées des autres, dont Dieu ne m’a pas chargée, quoique je voie fort bien qu’ils ne prennent ni le plus court, ni le plus vrai, ni le plus parfait ; mais pour vous, que je porte dans mon cœur et que je désire offrir sans cesse à Dieu comme une hostie vivante, je souhaite que rien ne vous arrête ni n’empêche votre essor en Lui. Laissez donc toute opinion, quelle qu’elle soit, pour vous plonger, vous abîmer et vous perdre dans ces sacrées ténèbres que Dieu a choisies6 pour Sa cachette, et où Il veut vous cacher avec Lui et vous consumer dans Son amour. Tout ce qui n’est pas cela, ne servirait sous les plus beaux prétextes du monde qu’à vous empêcher de remplir votre vocation. Qui sait si les idées et les opinions ne contribuent pas un peu à entretenir vos misères ? Quoi qu’il en soit, il faut souffrir celles-ci en paix, et perdre les autres dans l’inconnu de Dieu. Vous savez l’évangile de l’aveugle-né7.

Je ne me souviens point de ce que j’ai écrit. Si j’ai écrit ce que vous me mandez, c’est sans doute pour vous engager à vous abandonner de plus en plus à Dieu, vous défier de vous-même, ne vous point reprendre et ne plus vous mêler de vous-même, puisque vous n’êtes plus à vous-même, mais à Celui qui vous a racheté d’un grand prix. Quoique Dieu veuille de nous une grande fidélité et que nous soyons toujours libres de Lui résister, Sa bonté est si grande que, lorsque nous Lui ferons un don irrévocable de cette liberté que nous Lui avons donnée, Il la reçoit, Il nous aide dans nos faiblesses, Il nous porte même.

Rien ne déshonore tant Dieu que cette idée de réprobation et de prédestination absolue. Nous sommes tous prédestinés au salut et à être conformes à l’image du Fils de Dieu. Mais nous nous servons de cette liberté, qui est le propre caractère qui fait l’homme et le différencie de l’ange et de la bête, nous nous servons, dis-je, de cette liberté pour nous opposer aux desseins de Dieu. Dieu veut que nous connaissions notre faiblesse, afin que nous nous donnions librement et volontairement à Sa force. J’espère que Celui qui vous a délivré de cette première opinion, que vous croyiez bonne alors, vous délivrera de toutes celles qui ne Lui sont pas assez glorieuses. En voilà assez pour ma faiblesse. Je vous embrasse des bras du divin petit Maître.

Je dois encore vous dire, mon cher frère, que vous ne vous étonniez pas de votre faiblesse, car il est expédient que cela soit ainsi. À mesure que la force de Dieu s’empare de notre âme, elle évacue notre propre force, en sorte que nous ne sentons plus que notre faiblesse, misère, incapacité. Lorsqu’on a ôté avec l’alambic l’esprit et la force du vin, il ne reste plus de ce même vin qu’une eau insipide. Vous n’apercevez plus que votre propre faiblesse, parce qu’il n’y a que cela en vous, mais la force divine soutient dans l’occasion. Si nous sentions toujours cette force divine, nous salirions son opération en nous l’attribuant ; mais lorsque Dieu nous soutient d’une main invisible malgré l’expérience continuelle de notre faiblesse, nous voyons bien que ce soutien vient de Lui, et nous Lui en rendons toute la gloire. C’est une chose étrange que la nature : elle dérobe tout, elle s’approprie tout, elle est la plus grande ennemie de Dieu et de nous-mêmes, c’est pourquoi Dieu lui arrache tout ce qui la nourrit et la fait vivre. J’ai écrit cette lettre à trois reprises.

- Dutoit, t. IV, Lettre 109.

1Il s’agit peut-être du mystique anglais John Pordage (1607-1681), lui-même influencé par Jacob Boehme. V. la lettre de Metternich du 19 août 1716.

2I Cor., 15, 28.

3Theol. Mys., Ch. 3, 4, 5. D

4Exode, 3, 14.

5I Cor., 12 & 13.

6Ps., 17, 12.

7Jean, 9, 6-7 ; Marc, 8, 23. L’aveugle-né, que Jésus-Christ n’éclaire que par « de la boue ».

.  Au baron de Metternich.

Je ne suis point fâchée, mon cher frère en Jésus-Christ, de vous avoir attristé pour des moments, quoique je l’aie fait sans dessein et par une pure permission divine, afin que j’eusse un témoignage plus assuré de votre foi. Je n’ai point douté de votre sincérité, puisque c’est cette même sincérité qui m’a unie si étroitement à vous dès les premières lettres que j’ai reçues de vous. Mais il m’a paru en même temps que, quoique le fond de votre cœur fût très droit, vous vous laissiez aller un peu trop au raisonnement. Lorsqu’on est accoutumé à raisonner, on raisonne sans s’en apercevoir, et comme le cœur est simple et droit, on ne comprend pas que l’esprit raisonne sous prétexte de chercher à s’éclaircir. Dieu veut qu’on aille à Lui, non par une claire connaissance, qui n’est pas pour cette vie, mais par un abandon aveugle, se fiant à Lui au-dessus de toute raison, conjecture, doute, crainte, etc. C’est à quoi Dieu vous appelle. De plus, c’est qu’il est sûr que Dieu vous donnera, ou par Lui-même ou par d’autres, dans le moment actuel ou pour la conduite présente, les lumières actuelles des choses dont vous aurez besoin, mais non d’une lumière anticipée, qui ne vous serait que médiocrement utile.

Votre oraison est bonne et très bonne, puisqu’elle retombe dans la volonté : c’est ce que les uns appellent simple regard, d’autres contemplation, et que j’ai appelé oraison de foi. Si cette oraison est sans espèces, quelles qu’elles soient, elle élève l’âme au-dessus d’elle-même en un certain sens. Mais ce qui se passe dans la volonté, qui est l’amour, quoique l’âme ne paraisse pas si élevée, est pourtant le plus court chemin, parce que c’est par le moyen de la volonté qu’on trouve le centre et l’union essentielle, au lieu que par l’autre voie de simple regard, c’est un plus long circuit. Mais comme le vôtre retombe dans la volonté, il est très bon, car tout dépend de l’amour.

Dieu est esprit et Il S’unit à l’esprit par la foi aidée de cette contemplation de simple regard. Mais Il est un esprit d’amour et de vérité, et c’est l’amour qui produit la vérité et, quoique la vérité soit propre à l’esprit, elle s’insinue néanmoins dans la vérité par l’amour; ce qui est d’autant plus étonnant que la volonté, étant une puissance aveugle, semble ne rien découvrir. Dans les choses naturelles, c’est l’esprit qui est éclairé, et la volonté ne fait que choisir ce que l’esprit lui propose, mais dans les surnaturelles la véritable lumière est donnée par la volonté, ainsi qu’il est écrit : Goûtez et voyez1, et non : Voyez et goûtez, car l’amour est un feu ardent et lumineux : en échauffant, pour ainsi parler, il éclaire. Il est donc certain que tout s’opère par la volonté, la réunion dans le centre et la sortie de soi.

Ne donnez point à votre esprit la liberté de raisonner : il faut le tenir en bride. Ce n’est point agir en bête, mais selon le procédé de la foi, qui en nous rendant bête en apparence, nous instruit merveilleusement. Une simple paysanne instruite de cette sorte ferait honte aux plus grands docteurs. Laissez donc tout raisonnement sur les voies de Dieu et ne le conservez que pour les affaires. Fiez-vous à Dieu au-dessus de votre raison. Abandonnez-vous à Lui sans réserve. Jésus-Christ est un guide assuré : Il ne vous égarera pas quoique vous marchiez la nuit et sans flambeau, car Il est Lui-même votre voie, Il est votre lumière, lumière de vérité, qui éclaire tout homme venant au monde de l’intérieur et de la régénération. Il est la vie de celui qui veut bien mourir à son propre esprit et à son soi-même.

Car, mon cher frère, on raisonne sans s’en apercevoir : on est curieux de voir le chemin par lequel Dieu conduit et les routes par lesquelles on doit passer, sans croire que cela soit de la sorte. Vous allez bien : c’est assez pour vous d’en être certifié, marchez dans un abandon aveugle et un amour nu. Lorsqu’il vous vient des doutes, marchez toujours, vous fiant à Dieu au-dessus de tout et non à vos propres démarches. Ce procédé Lui plaît infiniment et gagne Son cœur, car c’est la plus forte preuve que vous puissiez Lui donner de votre amour que cette confiance aveugle. J’espère que Dieu vous assistera de plus en plus et vous rendra propre à tout. Faites le plus d’oraison que vous pourrez et, au milieu de vos occupations, un petit regard amoureux Lui dira tout sans rien dire. Il faut aller à Dieu bonnement, petitement, simplement. Dieu ne chicane point : le cœur qui L’aime est assuré d’être aimé de Lui. Il est simple avec les simples et un cœur enfantin est tout ce qu’Il veut.

La lettre qu’on avait jointe à la vôtre n’était point pour vous, elle avait été écrite à un autre. Bon courage ! il est quelquefois utile que nous soyons exercés, mais cette même main qui tue, vivifie.

Je dois néanmoins vous avertir d’une ruse de la nature, que l’âme de la meilleure volonté ne découvre presque jamais elle-même que bien tard : c’est qu’il y a certains endroits où elle se retranche et qu’elle cache à l’âme avec un extrême soin. Un homme droit et sincère ne s’en défie pas, parce qu’il dirait sans peine des défauts qui sont plus considérables, qui font même quelque honte à dire, parce qu’allant fort droit, il se surmonte en cela avec courage. Mais lorsqu’on touche certains défauts que la nature a dérobés à notre vue par le soin qu’elle a pris de se cacher, elle en a une peine lourde, un certain dépit secret qui lui donne du dégoût pour des avis qui ne cadrent pas à nos lumières, et elle se cache de plus en plus avec un extrême soin sans qu’il soit possible à l’âme de la découvrir. L’unique remède à cela est un simple acquiescement à ce qu’on nous dit et dont nous nous croyons très éloignés. Croire les autres au-dessus de ce que nous croyons voir et sentir en nous, cela s’appelle non seulement être dans la foi, mais agir en foi. Si le défaut qu’on nous dit n’est pas en nous, cet acquiescement ne coûte rien et rend petit et humble ; s’il est en nous, nous voyons la nature qui se cantonne pour se cacher. Alors nous exerçons une foi pure au-dessus de nos lumières et de nos sentiments, ce qui fait que Dieu nous éclaire de ce que nous ne voyions pas auparavant et que nous croyions ne pas avoir.

Je prie Dieu qu’Il vous donne l’intelligence et de ce que je vous dis, et aussi de la différence de la voie purement intellectuelle d’avec celle de l’amour fruitif2, comme parlent les mystiques, parce que la volonté s’écoule en Dieu par l’amour. Ceux qui ne marcheraient que par l’esprit, quoique purifié en apparence, ne peuvent arriver en Dieu que par le moyen de la volonté, ni mourir parfaitement à eux-mêmes que par elle. Il en faut toujours revenir là. Mais allez votre chemin, jusqu’à ce que Dieu vous éclaire Lui-même de ce que je vous dis. Ceux qui marchent comme dit le père3 que vous citez, que je n’ai point lu, mais qui est conforme à d’autres mystiques conduits par cette voie purement intellectuelle, ne sortent point de la sphère des puissances. Ils décrivent ce cercle avec grand fruit, mais ils n’arrivent pas au point central. Il ne faut pas confondre les voies, mais nous contentant de celle que Dieu nous donne, aller à Lui par le renoncement spirituel. Je Le prie qu’Il vous soit toutes choses. Je vous suis en Lui et pour Lui entièrement acquise.

- Dutoit, t. IV, Lettre 115, p. 393.

1Ps., 33, 9.

2Voir Ruysbroeck, Les Noces spirituelles, conclusion : « Or dans ce gouffre sans fond de la simplicité sont incluses toutes choses dans la béatitude fruitive […] » (traduction Bizet, Aubier, 1947, p. 365)

2 « Le père Jean Evangeliste. » (Dutoit). - Il s’agirait de Jean-Evangéliste de Bois-le-Duc (1588-1635), capucin : « La diffusion de ses œuvres est assez considérable au 17e et même au 18e siècle, y compris dans les milieux jansénistes et protestants » (Dict. de Spir., vol. 8., col. 830). Pour ce dionysien, influencé par les rhéno-flamands : « La fin unique et suprême de l’homme est la vision et la fruition, immédiate bien qu’obscure, de Dieu présent dans l’âme, dans son fond primitif. » (Id., col. 828).

.  Au baron de Metternich.

Mon cher frère, le très cher ** m’a envoyé une partie de votre lettre, où je vois plusieurs questions et difficultés, et une certaine confusion et mélange d’états.

1. Il faut faire une grande différence d’une âme perdue en Dieu, retournée dans sa fin après avoir été régénérée, ou plutôt en qui le vieil homme a été détruit pour être faite une nouvelle créature en Jésus-Christ, à une âme qui est encore en chemin d’y arriver.

La première n’est pas sujette, comme la dernière, aux suggestions de l’ennemi, et le démon craint beaucoup ces âmes-là pour bien des raisons. Quiconque n’est plus sous la tyrannie du vieil homme, n’est plus aussi sous celle du démon, duquel ils connaîssent bien les ruses : c’est ce qui fait que les démons les craignent, et la moindre tentation serait repoussée par Jésus-Christ même, comme Il le fit dans le désert où, voulant être tenté pour notre instruction, Il nous apprit en même temps la manière de terrasser notre adversaire. Il y a des âmes très consommées à qui Dieu fait porter des tentations pour en délivrer leurs frères, lorsqu’elles se livrent à Dieu pour le prochain après que Dieu leur a inspiré de le faire. Il n’est nullement question ici de cela. Ces âmes sont si rares et si précieuses aux yeux de Dieu que ce serait L’attaquer que de les attaquer, et le démon ne s’adresse point à elles. Il faut donc bien se donner de garde de faire de tous états le même.

2. Pour les âmes qui sont en voie et qui ne sont pas arrivées à leur fin, il faut qu’elles marchent dans l’abandon à Dieu sans vouloir qu’Il fasse à tout moment des miracles pour leur conduite, car le plus grand de tous les miracles serait cette certitude de faire toujours la volonté de Dieu dans les plus petites bagatelles, dans tous les événements singuliers de chaque jour. Cette conduite serait bien sujette à l’illusion. Qui dit abandon ne dit pas certitude. La volonté de Dieu est que je m’abandonne à Lui : Il m’y exhorte en cent endroits de l’Ecriture. Je m’abandonne dans mon intérieur, ne désirant autre chose sinon de Lui laisser faire dans mon intérieur tout ce qu’il Lui plaira et en la manière qu’il Lui plaira, lumière ou ténèbres, facilité ou impuissance, consolation ou douleur. L’abandon extérieur est de faire à chaque moment, dans un esprit reposé, tout ce qui se présente à faire à chaque moment, ne songeant qu’à remplir ce moment dans Sa volonté selon l’état où Il nous a appelés, sans nous amuser à anticiper l’avenir sur des choses qui n’arriveront peut-être jamais. Celui qui se contente de remplir son état dans le moment présent, sans s’occuper d’autre chose, est toujours tranquille : il fait la volonté de Dieu, remplissant l’état où Il l’a appelé à chaque instant, sans penser à autre chose : à chaque jour suffit son mal1.

3. C’est donc une très grande faute de s’occuper de l’avenir, au lieu de faire usage de ce moment présent, auquel consiste tout notre bien. Et quiconque sait se contenter du moment présent, vit très heureux : son âme est toujours reposée et est plus propre à discerner ce que Dieu veut d’elle. Cela lui donne une certaine légèreté et souplesse qui fait que Dieu la remue facilement, comme le moindre petit zéphir remue une feuille, car l’inspiration du Seigneur est d’une extrême délicatesse. Il faut être reposé pour la discerner : Dieu n’était, dit l’Ecriture sur la communication de Dieu à Elie, ni dans le tremblement de terre, ni dans le grand vent, ni dans le feu, mais dans un petit vent2 presque imperceptible. Vous ne sauriez donc vous tromper en faisant à chaque moment ce qui se présente à faire dans votre état et condition, et c’est l’ordre de Dieu sur vous.

4. Il s’agit à présent de changer d’état, et cela a besoin d’un conseil plus marqué, j’en conviens. Et je croyais vous avoir donné le conseil le plus juste, mais l’occupation de l’avenir a fait que vous ne l’avez pas remarqué. C’était premièrement que la solitude était contraire à votre tempérament et que vous souffririez encore plus de tentations [en] étant hors de vos emplois que dans vos emplois : c’est tout dire. Je vous avais mandé de plus que, si vous aviez assez de courage pour supporter l’épreuve du Seigneur, vous demeurassiez dans le célibat, sans songer à vous marier. Mais je vous avais prié en même temps de vous exposer devant Dieu dans un entier dégagement de toutes pensées, de toute inclination, de tous penchants, afin que Dieu pût vous incliner du côté qu’il Lui plairait. Il fallait pour cela ne songer qu’au moment présent. Au lieu de cela, vous vous êtes laissé gagner au raisonnement pour l’avenir, - vous vous êtes embarrassé l’esprit de ce qu’il faudrait faire, - que si vous restez dans les charges, il faut vous marier pour une infinité de raisons.

Si Dieu voulait un mariage de vous, étant abandonné à Lui et vous laissant au moment divin, ne voulant que Sa gloire, Il aurait préparé Lui-même les choses, vous laissant trouver, lorsque vous y penseriez le moins, une femme selon Son cœur. Si Dieu ne veut de vous qu’un nombre de domestiques [sic], il vous en fera trouver de convenables. Et quand même vous auriez quelque chose à souffrir, qu’importe ? L’abandon au moment présent règle toutes vos difficultés. Que si vous n’avez pas assez de courage pour porter l’état d’épreuve où Dieu vous tient, et que Dieu vous donne une femme, ce sera à cause de votre faiblesse. Il faut vous défier de vous-même, mais ne vous défiez jamais de Dieu.

5. Choisissez des deux partis, de celui où vous êtes ou de celui qu’on vous offre, celui où vous serez le moins embarrassé, où vous aurez plus de moyen de servir Dieu, et enfin où Il vous inclinera le plus. Dieu vous a mis où vous êtes sans l’avoir cherché, vous connaissez votre Maître et vous êtes connu de Lui. Il faut que la même Providence vous en tire, ou que vous soyez assuré d’avoir moins d’occupation auprès de ***. Laissez-vous donc conduire à Dieu, je vous en prie. Mais comment connaîtrez-vous ce que Dieu veut, si vous vous occupez de l’avenir, et entassez raisons sur raisons dans votre esprit, si vous vous laissez en proie aux réflexions ? Le parfait abandonné bannit tout cela, et ne songe qu’à faire à chaque moment ce qui lui est marqué par la Providence. Ce moment devient éternel, il met l’âme dans une certaine stabilité qu’on ne peut avoir sans cela, et dans un grand repos d’esprit.

6. Quand on dit qu’il n’y a aucune certitude en cette vie, on l’entend d’une certitude absolue de faire la volonté de Dieu. Mais moins je suis certaine en moi, plus je suis assurée, par la foi et par l’abandon, à Celui qui voyant le désir sincère que j’ai de faire Sa sainte volonté, me la fait faire infailliblement, quoique d’une manière cachée, car de vouloir qu’à tous les instants du jour pour chaque action indifférente vous ayez une certitude, cela est impossible. Allez bonnement, confidemment, et vous irez sûrement. Allez sans vous arrêter et vous amuser autour de vous. Allez par ce moment divin, qui vous fera faire incessamment la volonté de Dieu sans témoignage sensible que vous la faites. C’est un chemin sûr et raccourci, c’est le chemin de la paix. Allez toujours, jusqu’à ce que vous trouviez un chemin barré.

Je vous parle, mon cher frère, simplement, ne pouvant faire autrement. Je ne vous fais point d’excuse : cela est indigne de Dieu. Je puis vous assurer que vous ne m’incommoderez jamais. Laissez avec simplicité de cœur les livres dont vous citez les endroits, sans trop raisonner : Dieu vous en donnera l’intelligence. Croyez-moi en Lui pleine d’intérêt pour Sa gloire en vous, afin qu’Il achève Son œuvre. Amen, Jésus!

7. Je dois encore vous dire pour votre consolation que lorsqu’une âme est déterminée d’être à Dieu comme la vôtre, qu’elle a travaillé à renoncer à sa propre volonté et qu’elle est par ordre de Dieu dans un état, tout ce qu’elle fait à chaque moment dans cet ordre où Dieu l’a mise, je dis que cette âme fait alors infailliblement la volonté de Dieu, même dans les moindres choses de son état, quelques petites qu’elles paraissent. Car l’homme s’étant faussement persuadé que la volonté de Dieu doit être dans des choses extraordinaires, ou marquée volonté de Dieu par des signes singuliers [sic], la cherche toujours où elle n’est pas pour lui et ne la cherche pas dans les choses où elle est, qui sont celles qui sont naturellement dans son ordre, même les plus petites et naturelles dans l’état où Il nous a mis. Et faute de faire usage du moment divin, on passe toute sa vie à chercher la volonté de Dieu, lorsqu’on l’a par cet ordre divin aussi facilement que l’air qu’on respire.

8. Lorsque vous serez assuré de cela, du moins que vous le croirez sur l’assurance qu’on vous en donne, vous vous trouverez dans un pays nouveau et serez changé en un autre homme ; et au lieu de chercher loin de vous ce que vous avez tout proche, vous ferez usage de ce que vous avez. Il me semble, mon cher frère, que vous faites comme Agar3, qui cherchait de l’eau, étant proche de la fontaine, ce qu’elle n’aperçut que lorsque l’ange lui eut ouvert les yeux. Je souhaite être cet ange pour vous. Désaltérez-vous à cette fontaine du moment divin, et si vous êtes assez heureux pour passer en Dieu et vous y perdre dès cette vie, vous verrez que ce même moment, qui vous doit être à présent volonté de Dieu, vous sera Dieu.

9. Il serait aisé de vous faire voir comment les événements extraordinaires de la Providence viennent comme naturellement. Nous le voyons en Jésus-Christ, où, après cette solennelle ambassade de l’ange pour la réconciliation de l’homme avec Dieu par l’incarnation du Verbe, le reste arrive comme naturellement, quoique très surnaturellement et par un ordre tout divin. La Sainte Vierge ne choisit point l’étable par humilité pour mettre au monde ce Dieu-enfant, ni pour le faire naître en Bethléem, ce qui était ordonné de toute éternité, selon que l’Ecriture l’avait manifestement déclaré, comme il devait venir de David et naître dans sa ville : Bethleem, tu n’es pas la plus petite des villes de Juda, puisque de toi doit naître le Sauveur d’Israël4. Comment cela se fait-il? Dieu n’envoie point d’ange pour dire : « Allez en Bethléem : mon fils y doit naître », mais Il Se sert d’un ordre extérieur de l’empereur, par où il fallait que tous ceux de la maison et race de David allassent s’y faire inscrire. La pauvreté de Marie, jointe à la prodigieuse quantité de monde qui arrivait en Bethléem, obligea Marie et Joseph de se retirer dans une étable, n’ayant pas d’autre lieu et [Marie] étant pressée par le terme de mettre au monde ce Sauveur de tous les hommes.

10. Convainquez-vous donc une bonne fois que pour faire la volonté de Dieu, il ne faut point chercher les choses extraordinaires, mais suivre l’ordre immuable de Sa Providence. De croire qu’une personne éclairée de la lumière de Dieu le sera toujours pour vous conduire extraordinairement et pour démêler Sa volonté dans tous les événements, c’est ce qui ne se trouvera jamais dans une personne droite, qui ne veut pas donner sa propre pensée pour une révélation de Dieu. Car il y a des personnes qui, parce que Dieu leur a fait connaître la vérité de certaines choses, pensent qu’il faut qu’Il la leur fasse toujours connaître de même, et qui appréhendent qu’on les croie moins à s’ilsa ne se servent pas à tort et à travers de leurs pensées pour la signifier. Ceux qui demandent la volonté de Dieu veulent de même qu’on la leur dise toujours de cette sorte, mais ces personnes sont facilement trompées du diable. Nous voyons qu’Elisée dit à Giézi : Laissez venir cette Sulamite : Dieu m’a caché son affliction5. La Sainte Vierge cherche son cher fils partout6, Dieu lui ayant caché qu’il fût dans le Temple. Jésus-Christ laissant agir en Lui le mouvement naturel de la faim, cherche des figues et n’en trouve point7, et mille autres choses de cette nature. Contentons-nous du moment divin.

Enfin le plus sûr est de vous tenir en la présence de Dieu sans choix, penchant ni inclination. J’espère que Dieu inclinera la balance selon Sa sainte volonté. Je vous envoie une lettre d’un grand serviteur de Dieu8, qui est mort il y a plusieurs années : il était ami de monsieur de Bernières, et il a été mon directeur dans ma jeunesse.

[Cette lettre suivait immédiatement dans l’édition par Dutoit, v. nos explications qui suivent l’indication des sources.]

11. Une âme abandonnée est en la main de Dieu comme un enfant entre les mains de sa nourrice qui le tient par la lisière : elle le laisse jouer avec les autres enfants, aller et venir, le tenant toujours néanmoins d’une manière que souvent l’enfant n’aperçoit pas qu’on tienne sa lisière ; mais si cet enfant fait un faux pas, il s’aperçoit alors qu’il est soutenu par la main de sa nourrice, qui l’empêche de tomber. Il court dans un chemin uni; sa nourrice le suit et le tient, ce semble, très faiblement et comme par jeu ; mais s’il veut aller de côté ou d’autre et qu’il prenne un mauvais chemin, alors elle se sert avec force de la lisière pour le faire retourner d’un autre côté : c’est de cette manière que, comme dit l’Ecriture9, nos âmes sont en la main de Dieu. Dieu nous laisse faire toutes les fonctions naturelles de notre état lorsque nous sommes véritablement abandonnés à lui, et même Il prend plaisir à nous les voir faire, puisque c’est Lui qui nous a menés dans ce chemin, comme la nourrice y a conduit ou porté l’enfant. Ce chemin est l’état ou la condition où on nous a mis : Il nous laisse suivre la droite raison et faire de moment à autre ce qui doit remplir ce même état, cet emploi ou cette condition, selon l’ordre de Sa Providence, mais sitôt que nous nous égarons le moins du monde, Il nous donne un coup de houlette, comme il est dit du bon pasteur ; ou plutôt Il nous retire par la lisière et nous fait prendre un autre chemin. Il nous soutient lorsque nous bronchons. On ne s’aperçoit que dans les occasions importantes qu’Il nous tient et nous conduit : du reste il nous laisse agir, ce semble, tout naturellement, comme la nourrice laisse jouer l’enfant, le tenant toujours néanmoins ; mais remarquez qu’il ne s’aperçoit de son assistance que dans le besoin pressant.

12. Cet enfant est donc en ce chemin parce que sa nourrice l’y a mené, comme nous sommes dans un état que nous n’avons pas choisi par caprice, mais par l’ordre de Dieu. Nous sommes en Sa main autant que nous Lui sommes abandonnés. Il nous laisse agir, aller, venir, sans nous dire sans cesse : C’est Moi qui vous conduisb, sans même que nous fassions réflexion à cette conduite et sans que nous nous disions sans cesse : Est-ce Dieu qui me conduit ? Il Lui est plus glorieux de s’en fier à Lui sans toutes ces attentions. Le petit enfant ne regarde pas sans cesse si sa nourrice le tient : il s’en fie à elle et la trouve au besoin, comme l’Ecriture nous assure que les yeux et le cœur de Dieu sont appliqués sur l’âme simple et qui se fie à lui10. L’enfant marche confidemment, parce qu’il marche simplement, sans attention et sans retour ; la nourrice semble l’oublier et s’appliquer à d’autres fonctions, mais elle ne fut jamais plus attentive qu’alors. Dieu semble quelquefois nous oublier, et c’est alors qu’Il nous conduit par tout le soin de Sa Providence.

13. C’est pour cela qu’il est si avantageux de s’en fier à Lui et de nous oublier nous-mêmes : plus nous nous oublions, plus même nous espérons contre l’espérance, plus nous nous confions sans sujet sensible de nous confier; plus sommes-nous en assurance, comme la nourrice prend d’autant plus de soin de l’enfant qu’il est moins en état de se soigner soi-même, et qu’il est plus abandonné entre ses mains. Lorsque l’enfant est mené par sa nourrice, il ne retourne pas incessamment la tête pour voir si elle le conduit, il ne s’en informe pas, mais se laisse à son soin, sans souci de soi, et dans un entier oubli de ce qui le conservec. Lorsque l’enfant, devenant plus grand, sort de cette première simplicité, et qu’il ne veut pas que sa nourrice le tienne par la lisière11, qu’il crie et se dépite, et qu’il veut marcher seul, la nourrice le laisse faire pour le corriger ; et alors il tombe et se blesse. Lorsque nous voulons nous servir de notre raisonnement, nous sortons de la simple et petite enfance et de l’abandon entre les mains de Dieu, et c’est alors que nous faisons de faux pas, que nous tombons même. Et nos chutes nous sont utiles pour nous faire retourner dans la voie de l’abandon, dans la défiance de nous-mêmes, rentrer dans la simplicité enfantine, nous fier à Dieu au-dessus de toutes nos vues, pensées et raisonnements.

14. Dieu nous laisse faire de fausses démarches, parce que nous nous sommes retirés de l’abandon, que nous avons voulu trop d’assurance, que nous nous sommes livrés trop à notre raisonnement. Ce raisonnement rend la conscience perplexe et timide12, comme nous voyons cet enfant, qui s’est retiré de la main de sa nourrice, aller d’un pas chancelant et timide, tomber ensuite, au lieu que lorsqu’il était mené par la lisière et qu’il se laissait entre les mains de sa nourrice, il courait de toutes ses petites forces, badinait et jouait dans sa simplicité. Il faut aller à Dieu avec un cœur étendu, plein de confiance : la simplicité et l’abandon dilatent le cœur. David disait : Lorsque Vous aurez étendu mon cœur, je courrai dans les voies de Vos préceptes13.

15. La crainte, l’hésitation, le doute, resserrent d’autant plus le cœur que la simplicité le dilate, parce que Dieu est simple avec le simple. Celui-là est simple qui se confie absolument à Dieu, et qui ne s’imagine pas même que sa confiance puisse être d’issue : c’est celui-là qui plaît à Dieu, au lieu que la défiance lui déplaît beaucoup. C’est avoir de la défiance que de s’inquiéter pour soi-même. C’est traiter Dieu plus mal qu’on ne ferait [d’]un très honnête homme, car lorsqu’on le croit tel et habile, nous lui remettons nos affaires entre les mains et nous vivons en assurance, persuadés qu’elles ne peuvent mal aller puisqu’il en prend soin. Cette confiance l’oblige à redoubler ses soins, au lieu qu’une défiance marquée par un trop grand soin de voir comme il conduit notre affaire, lui déplairait beaucoup et la lui ferait négliger.

16. Ayons des sentiments du Seigneur dignes de Sa bonté14, ne nous défions jamais de Lui : Il ne nous trompera pas. Rien ne m’afflige plus que la défiance. N’est-ce pas se défier que de vouloir des certitudes ? C’est pourquoi Jésus-Christ aimait les enfants et nous assurait que le royaume des cieux était pour ceux qui leur ressemblait15. Il n’y a rien de plus abandonné qu’un enfant : il se laisse nourrir, conduire et gouverner, n’ayant non plus de soin ni de souci de soi-même que s’il n’était pas au monde. Ô si nous étions de cette sorte, que nous serions chers à Dieu ! Je vous souhaite tout à Lui sans réserve. À Dieu.

Lettre d’un grand serviteur de Dieu, dont il a été fait mention dans la précédente, sur la même matière, et de l’état où l’on trouve que Dieu est toutes choses en toutd.

Notre Seigneur m’a donné une si forte pensée de vous écrire […]

- Dutoit, t. IV, Lettre 121, p. 409-428, et lettre suivante, p. 428-462, « d’un grand serviteur de Dieu, dont il a été fait mention dans la précédente…». On a rétabli cette lettre suivante, jointe par Madame Guyon à son envoi à Metternich, dans la correspondance passive reçue de Bertot, v. plus haut. Elle va de « 1. Notre Seigneur… » à « 20. …comprendre ». Sa suite, éditée dans Le Directeur Mystique, III, Lettre 67, sigle §§§, à partir du § 22 [sic : il manque le § 21 !] « Il me vient en pensée… ». Reproduite également plus haut en correspondance passive, elle ne faisait pas partie de l’envoi au baron de Metternich. Exceptionnellement nous conservons ici, dans cette première lettre très longue, la numérotation des paragraphes typique des éditions Poiret-Dutoit.

acroient moins à [421] s’ils D nous corrigeons ce qui semble être un oubli en supprimant le à

bItaliques de Dutoit.

c« peut-être concerne » Poiret.

dAjout en italiques avec l’annotation suivante : « C’était un Saint Gentil-homme nommé Monsieur Bertot, dont on a plusieurs autres Lettres qui n’ont pas encore été rendues publiques. » D

1Matthieu, 6, 34.

2III Rois, 19, 11-12.

3Genèse, 21, 19.

4Michée, 5, 2.

5IV Rois, 4, 27.

6Luc, 2, 44.

7Matthieu, 21, 18-19.

8« M. Bertot » D.

9Ps., 30, 16.

10Ps., 32, 18.

11Bande d’étoffe attachée au vêtement d’un enfant, v. glossaire.

12peureuse. V. glossaire.

13Ps., 118, 32.

14Sagesse, 1, 1.

15Marc, 10, 14.

.  Au baron de Metternich.

Qui ambulat simpliciter, ambulat confidenter1. Je vous assure, mon cher frère, que votre lettre m’a un peu surprise, ne comprenant pas qu’un homme qui est à Dieu depuis si longtemps, s’arrête à tant de minuties, et veuille avoir des certitudes sur les plus petites bagatelles et sur les choses les plus ordinaires et les plus naturelles. Il faut avoir une intention droite de ne vouloir que Dieu et n’agir que pour Lui, sans qu’il soit nécessaire d’avoir cette application actuelle et continuelle pour les petites choses de la vie. Vous agissez avec Dieu comme on fait avec les hommes de chicane, qui vous font un procès sur la moindre syllabe qui n’est pas bien expliquée. Dieu ne voit-Il pas le fond du cœur, et où tendent tous nos désirs ? Dieu veut vous tirer de vous-même, et vous vous y appliquez sans fin! Comment peut-on marcher par la foi nue, et vouloir avoir continuellement un flambeau qui nous éclaire ? La foi nue et la certitude sont deux choses plus opposées que le ciel n’est à la terre. Marchez donc continuellement, sans vous tant regarder vous-même. Il faut commencer par remplir les devoirs de votre état, et pour toutes les autres actions qui sont indifférentes, il faut agir bonnement et simplement, aller toujours son chemin, jusqu’à ce que vous rencontriez le chemin bouché : alors vous suivrez le sentier que vous trouvez, de quelque côté qu’il vous mène.

Vous dites que vous voulez être abandonné à Dieu, et [cependant]a vous voulez qu’à chaque pas Il vous rende raison des lieux où Il vous mène, et pourquoi Il vous y mène. Vous ne feriez pas ce tort à un guide que vous croiriez honnête homme : vous vous laisseriez conduire.

Votre première question est plus curieuse qu’utile. On pourrait donner trois lignes pour connaître si une âme est perdue en Dieu : une entière désappropriation, une impuissance de vouloir, un amour pur sans intérêt. J’ai tant écrit de cela qu’il n’est pas nécessaire d’en dire davantage.

Pour votre seconde difficulté, quand il s’agit ou de changement d’état ou de quelque chose de conséquence, il faut consulter Dieu et vos amis que vous croyez les plus éclairés. Quand plusieurs choses se présentent à faire, il faut faire bonnement celles que vous croyez les plus pressées. Mais de croire avoir [là-dessus]a une certitude entière de la volonté de Dieu, c’est ce que vous n’aurez jamais : cela est trop contraire à l’abandon et à la simplicité. Tout le dessein de Dieu est de tirer les âmes d’elles-mêmes et de leur propre raison ; et vous vous y enfoncez toujours plus par vos raisonnements, qu’il faut laisser tomber absolument, sans quoi on demeure toujours indéterminé, plein de soi-même, rempli de tours et de retours, flottant et incertain, au lieu que, par l’abandon et la simplicité, on marche avec une aisance tout entière. Toute connaissance de la volonté de Dieu est faible quand nous voulons l’avoir par nous-mêmes. Mais l’abandon entre les mains de Dieu avec une grande simplicité est ce qu’il y a de plus assuré en cette vie, parce que nous ne nous appuyons ni sur aucune vue, ni sur aucune connaissance, ni sur aucune certitude, mais sur Dieu même, que nous voulons aimer de tout notre cœur et auquel nous nous abandonnons sans réserve. Dieu prend soin invariablement de l’âme qui se confie entièrement à Lui. Mais il faut une fois être persuadé que Sa conduite sur nous est infiniment différente de toutes nos vues. Il le dit Lui-même : Vos voies ne sont pas Mes voies, et autant que le ciel est éloigné de la terre, autant Mes vues et Mes pensées sont différentes des vôtres2. Ne croyez pas que j’entreprenne de répondre à tous vos raisonnements : cela ne servirait qu’à les entretenir, et je voudrais de tout mon cœur les faire tomber.

Pour la troisième difficulté : la règle de ne se point occuper de l’avenir est toujours certaine car, quand il arriverait quelque accident, soit par la guerre ou autrement, sans m’en occuper je prends mon parti dans le moment qu’il faut se déterminer, et j’agis simplement. Par exemple, il est permis, et même conseillé, aux disciples dans la persécution de fuir d’un lieu à un autre3. Cependant dans le moment présent de la persécution, il y en a eu une infinité qui sont restés dans le lieu où ils étaient exposés à toute la tyrannie des hommes, il y en a eu qui se sont présentés eux-mêmes lorsqu’on ne les cherchait pas. D’où vient cette différence ? C’est que les uns et les autres ont suivi dans le moment actuel ce que Dieu leur mettait au cœur. Les uns s’en allaient, craignant leur faiblesse, et faisaient souvent en cela un acte de grande humilité. D’autres au contraire, par un vif sentiment d’amour de Dieu et un goût extraordinaire que Dieu leur donnait pour la souffrance, se livraient avec joie. Les uns et les autres faisaient la volonté de Dieu, et Dieu le faisait assez connaître dans la force extraordinaire qu’Il leur donnait, aux uns pour supporter une privation générale des choses les plus nécessaires à la vie, aux autres, mourant avec un courage qui ne pouvait venir que de Dieu. Nous ne trouverons jamais notre force en nous occupant des événements à venir et de nous-mêmes, mais en nous résignant totalement entre les mains de Dieu pour fuir ou rester. Et je dois vous avertir que, quand on prévient le moment actuel, qui est celui où Dieu détermine, on passerait des années à penser, et à prier même, sans se trouver déterminé pour rien. Quand je parle du moment actuel, je veux dire le temps où l’on est obligé de se déterminer. J’éprouve même que, quand on me demande des avis anticipés sur les choses extérieures, ou qui ne regardent pas l’état présent de l’âme, Dieu ne me donne rien pour répondre.

Pour la quatrième difficulté : les inspirations de Dieu sont très délicates, mais quand il y a une nécessité absolue de se déterminer dans l’instant pour les choses de conséquence, Dieu incline le cœur ou Il y excite un petit trouble secret, qui est une marque que Dieu ne veut pas ce que nous allons faire. Mais qui voudrait étendre cela sur les minuties, tomberait insensiblement dans un fanatisme. D’ailleurs, quand on parle de la délicatesse des inspirations, c’est plus pour les choses intérieures que pour ce qui regarde les actions journalières d’une personne qui se conduit par la droite raison et par la crainte du Seigneur.

Pour votre septième question : l’auteur de la lettre que vous avez vue, écrivait à des femmes mariées qui, pour suivre le goût de leur dévotion, passaient une grande partie de leur temps à l’église ou dans des œuvres de piété, ne mesurant la valeur des choses que selon leurs idées, et par là négligeaient souvent leurs familles, dont il arrivait des inconvénients fâcheux. L’ordre de Dieu sur ces personnes était de satisfaire au devoir de leur état par obéissance à leurs maris et par l’éducation de leurs enfants, etc.. J’ai tant écris là-dessus qu’il y a assez de quoi vous en éclaircir. Mais je m’aperçois qu’il y a beaucoup de curiosité dans vos demandes, quoiqu’il soit absolument nécessaire de mourir à toutes les curiosités de l’esprit pour parvenir à cette pauvreté spirituelle dont Jésus-Christ fait la première et la principale des béatitudes. Je vous assure que si vous ne mourez à tout cela, vous resterez toujours entortillé en vous-même.

Pour votre huitième difficulté, ce que j’entends par « vivre sans réflexion », c’est sans retour sur nous-mêmes, ce qui n’empêche pas d’adorer et de bénir Dieu selon l’état de l’âme. Les uns le font d’une manière marquée et distincte, parce qu’ils sont encore en état d’agir de cette manière-là, les autres le font par un acte direct, simple et non réfléchi, qui comprend éminemment la première manière ; d’autres le font encore d’une manière plus épurée. En tant que l’âme est le principe de son opération, elle connaît ses actes propres. Mais en tant que Dieu en est le principe, Il dérobe tout à sa vue : cet état est bien plus parfait, et n’est point celui d’une machine, en étant infiniment éloigné, et même au-dessus de l’homme.

Il y a deux manières de présence de Dieu, sans y comprendre la virtuelle dont vous parlez : une que nous faisons nous-mêmes et que vous nommez fort bien actuelle, qui est une attention respectueuse à Dieu ; il n’est pas possible d’avoir celle-là sans s’en apercevoir. Il y en a une autre que Dieu imprime Lui-même dans l’intime de l’âme ou dans le fond de la volonté. Comme c’est Dieu qui en est l’auteur, il ne dépend pas de nous de l’apercevoir ou de ne l’apercevoir pas. Quelquefois elle se fait goûter d’une manière qui est aperçue, d’autres fois plus simple, d’autres fois sèche, mais toujours paisible, d’autres fois d’une manière si pure et si intime que l’âme n’en découvre rien, parce qu’elle n’y réfléchit pas même. Et je doute que la réflexion puisse y atteindre, parce qu’elle est dans le plus pur et le plus intime de l’âme. Si on voulait y faire attention, on pourrait le connaître par l’égale tranquillité de l’âme, qui dans la sécheresse est plutôt un non-trouble qu’une paix goûtée et aperçue, et ce peut bien être de cette sorte de présence dont Jésus-Christ parlait à Nicodème lorsqu’Il disait : L’esprit souffle où il veut. Et vous ne savez d’où il vient ni où il va4. Ce qui est soutenu par ce passage de saint Bernard dans son Explication des Cantiques5, où il dit, parlant de l’opération du Verbe d’une manière aperçue : « Je ne sais, ô divin Verbe, par où vous entrez dans mon âme, car je vous trouve intimement présent. Je ne sais aussi par où vous en sortez et vous retirez, car tous mes efforts ne pourraient pas me donner ce que j’éprouve dans cette admirable visite. » C’est donc cette présence-là qui ne dépend point de nous, et qui est très réelle, et qui devient à la suite invariable, quoique non toujours aperçue. Elle l’est [pourtant] souventes fois, mais c’est lorsque ce qui est dans le centre ou intime de l’âme se répand par la volonté de Dieu jusque sur les puissances, ce qui est dans le centre étant trop pur pour tomber sous notre discernement.

Vous me demandez la différence qu’il y a des puissances au centre, quoique ce ne soit qu’une seule et même âme. Les puissances ont leur opération différente, et il n’y a personne qui ignore qu’autre est l’acte de l’entendement, et [autre] celui de la volonté. Or comme la volonté est la souveraine des autres et qu’elle a tout pouvoir sur elles, à force de les rassembler et de les recueillir en elle par un certain goût plus fort ou plus simple, que Dieu verse dans la volonté, elle les attire de telle sorte, qu’elle semble les perdre en elle : alors la réunion de ces puissances attire une autre union, qui est celle de Dieu, qui S’unit à l’âme par le moyen de la volonté, et c’est alors que l’amour sacré fait ce passage admirable de notre âme en Dieu. Il n’est plus alors de distinction de puissances pour les fonctions intérieures, (car je ne parle pas de fonctions extérieures,) c’est alors que l’âme est faite un même esprit avec Dieu6.

Notez bien que cela ne se fait point par la voie de l’esprit ni de l’entendement, mais par la volonté, qui est, comme je dis, transformée en charité. Alors l’opération de l’âme est comme mystiquement anéantie pour donner lieu à l’opération de Dieu. Or comme Dieu est un être très simple, tout ce qu’Il fait et opère immédiatement est si pur, si simple, si net, que non seulement nos sens grossiers n’en discernent rien, mais même les puissances, Dieu leur cachant ce qu’Il opère afin qu’elles ne s’en mêlent pas. Tout ce qui se passe dans les puissances se passe dans la capacité propre de l’âme. Mais ce que Dieu fait de la sorte est hors de la capacité de l’âme, étant plus grand qu’elle. C’est pourquoi Dieu la perd en Lui afin d’opérer selon ce qu’Il est, c’est-à-dire simplicité et nudité. Vous voyez que cela est fort différent de l’idée que vous vous êtes faite. L’homme ne parviendra jamais à cela qu’en se laissant détruire à Dieu, en quittant ses propres raisonnements et sa manière de concevoir les choses. Il faut perdre notre première forme pour en reprendre une autre, ce que saint Paul appelle quitter le vieil homme7.

En voilà plus que vous n’en aviez besoin présentement, et si vous voulez bien faire usage de ce que l’on vous a mandé jusqu’ici, vous verrez que vous avez de la besogne taillée pour longtemps. Je vous prie de vous abstenir autant que vous pourrez de tout raisonnement et de toute curiosité, ce qui vous nuirait infiniment et vous empêcherait d’arriver où Dieu vous veut. Pour les besoins actuels, je vous y répondrai toujours avec joie, mais pour la curiosité et le raisonnement, je ne le ferai pas, car cela vous nuirait.

- Dutoit, t. IV, Lettre 123, p. 463.

aCrochets de Dutoit qui s’avèrent en fait peu utiles, comme ceux qui suivent.

1« Prov., 10, 9. Qui marche en simplicité marche en assurance. » D.

2Isaïe, 55, 8-9.

3Matthieu, 10, 23.

4Jean, 3, 8.

5« Par où est-il donc survenu ? Par où est-il donc survenu ? Faut-il croire qu’il n’est pas entré du tout et qu’il ne vient pas du dehors ? Il n’est pas, en effet, du nombre des choses extérieures. Mais d’autre part il ne saurait venir du dedans de moi, puisqu’il est bon… » p. 766 de la trad. moderne d’A. Béguin, Saint Bernard, Œuvres mystiques, Seuil, 1953.

6Jean, 17, 22-23 & I Cor., 6, 17.

7Ephésiens, 4, 22.

.  Au baron de Metternich.

Pour ce qui regarde la sortie de soi, on n’y parvient que par le continuel renoncement à soi-même. À force de se renoncer, on vient au point de se quitter insensiblement soi-même. Tauler demandant au mendiant où il avait trouvé Dieu, il lui dit que c’était où il s’était quitté soi-même1. Le fidèle renoncement vous en apprendra plus là-dessus que je ne puis vous en dire.

Pour ce qui est de ce que vous me dites de cette occupation de cœur de la présence de Dieu, vous n’avez pas encore bien compris que plus cette présence et occupation se concentre, plus elle devient imperceptible. Tant que Dieu nous la fait goûter, il faut conserver ce baume, comme vous faites fort bien. Vous voyez bien que Dieu ne Se retire pas pour les occupations extérieures, puisque vous Le retrouvez toujours au même endroit. Tout ce qui est d’ordre de Dieu pour les occupations extérieures, quoiqu’elles semblent distraire nos sens, ne fait rien du tout au fond. Conservez cette occupation perceptible tant que Dieu vous la laissera. C’est une remarque que vous en avez besoin, Dieu vous exerçant d’une autre sorte (que par vous en priver)a, mais il faut la conserver sans attache, en sorte que, quand il plaira à Dieu de vous en dépouiller, vous en soyez content. Dieu nous fait goûter l’amour, mais ce n’est pas pour ce goût que nous l’aimons. La perception du cœur est une assurance qui nous est nécessaire tant que Dieu nous la laisse pour affermir notre amour et notre foi. Quand Il l’ôte, c’est pour exercer cet amour d’une manière plus pure. C’est alors qu’Il ferme le rideau et qu’Il est pour nous un Dieu caché : Il paraît dormir2, comme dans la barque de saint Pierre, mais il n’y a rien à craindre pour nous. Ses apôtres craignirent, et voulurent Le réveiller : Il les reprend de leur peu de foi. J’espère beaucoup de votre âme, si vous êtes fidèle à vous laisser à Dieu en la manière qu’Il le voudra.

La vie de Grégoire Lopez est admirable3, mais celui qui l’a faite rapporte comme un état distinct et aperçu ce qui, selon les apparences, n’était que l’état d’un homme réuni dans le centre ; et c’était cet état de réunion qui faisait cette parfaite égalité et cet état de consistance où il a paru être, ce qui ne peut être autrement. Il y a même un endroit dans la fin de sa vie, que le père Losa n’a point compris du tout, où il dit5 que Dieu l’a réduit à manger l’herbe comme les bêtes. Il vous sera aisé d’avoir l’intelligence de cet endroit quand vous le lirez. Ce qui fait voir que, quoiqu’il fût affermi dans son don et dans une parfaite égalité, il n’avait pas cependant une perpétuelle jouissance, du moins en manière aperçue. Nous ne pouvons guère discerner de ce qui est de ces grands saints lorsque d’autres écrivent leur vie : il faudrait qu’ils l’écrivissent eux-mêmes.

- Dutoit, t. IV, Lettre 123, p. 475-478.

aProbablement un éclaircissement apporté par Dutoit. Par est à prendre au sens de pour.

1 « Colloque du Théologien Jean Tauler avec un pauvre mendiant » (v. la traduction à partir de Surius par Noël, Œuvres complètes, VII, 346 ss, Paris, 1912).

2Matthieu, 8, 24-25.

3V. Œuvres diverses de monsieur Arnauld d’Andilly, Paris, chez Pierre le Petit, 1675. Le tome I contient (p. 153-301) : « La Vie du Bienheureux Grégoire Lopez … écrite par François Losa curé de l’Église Cathédrale de la ville de Mexico dans la nouvelle Espagne ». Sur G. Lopez (1542-1596), Losa rapporte : « …nulles choses créées n’étaient capable de le divertir ni de le ralentir dans ce continuel acte d’amour de Dieu et du prochain qui lui était devenu comme naturel et que tant s’en faut qu’il reculât dans cette union que Dieu lui communiquait, il y avançait toujours, référant à Dieu par cet acte d’un pur amour toutes les grâces que Sa Majesté lui faisait sans s’en rien appliquer, et [il me dit] que cette union était la source et l’origine de tout ce qu’il savait, qu’ainsi c’était Dieu qui lui avait servi Lui-même de maître et non pas les livres, quoique ce lui fût une grande satisfaction de lire ce que Taulere et Rusbroch ont écrit des choses purement intérieures qu’il plaît à Dieu de communiquer. Il me dit aussi […] quelle était cette union par l’exemple de celle qui se rencontre entre la lumière et l’air […] deux choses distinctes tellement unies que Dieu seul est capable de les distinguer. » p. 258.

5« chapitre 25 vers la fin » D.

.  Au baron de Metternich.

Je vous ai déjà écrit, mon très cher frère, sur le mariage. Je n’aurais guère de choses plus particulières à vous mander sinon, sur la description que vous me faites de la personne, de prendre trois ou quatre mois pour prier Dieu de vous faire connaître Sa volonté. Prenez garde que la chair et le sang ne s’en mêlent point. Si Dieu, pendant ce temps-là, vous donne une pente douce et tranquille du cœur pour exécuter ce mariage, faites-le. Mais qu’il n’y entre aucune considération humaine telle qu’elle puisse être, ni des autres, ni de vous-même. Quand vous aurez pratiqué ceci durant le temps que je vous marque, mandez-moi en simplicité de cœur vos dispositions. Et je vous manderai ma pensée, si je suis encore en vie. Je pensais mourir depuis peu d’un catarrhe qui m’est tombé sur la poitrine.

Je souhaite de vous voir tout à Dieu en la manière qu’Il veut. Souvenez-vous seulement d’un passage de l’Ecriture, qui ne semble pas avoir du rapport à votre affaire, et à qui j’en trouve cependant : Les Juifs demandèrent un roi, et Samuel fut fort touché de cela. Dieu le consola en lui disant : ce n’est pas toi qu’ils ont rejeté, mais c’est Moi. Afin que Je ne règne point sur Israël. Cependant contente ce peuple1. Dieu eut la bonté Lui-même de leur choisir un roi et il ne parut point qu’Il fût fâché contre eux pour cela. Au contraire, Il leur donna après celui-là l’homme selon son cœur, qui était David. Ainsi, mon cher frère, observez ce que je vous dis là. Et si Dieu me laisse encore en vie, je prendrai la petite fiole de Samuel pour la verser sur vos têtes. Vous m’êtes infiniment cher en Jésus-Christ.

Vous avez sans doute appris la perte que nous venons de faire par la mort de N.2 Mais il est présentement dans le sein de Dieu. Il est plus que jamais avec nous si nous savions le trouver dans notre centre commun. Pour moi, je le trouve plus que jamais présent à mon cœur. Je ne puis croire que je l’ai perdu. Je lui parle, et je le prie de prier le divin petit Maître d’avancer Son règne. Unissez-vous à lui : il connaît vos infirmités, et vous procurera de grands secours. C’était un martyr du pur amour, caché au monde par ce qu’il admirait le plus en lui, caché aux âmes pieuses mêmes par ce qu’elles condamnaient en lui comme une faiblesse, mais qui était un effet de la plus pure abnégation.

- Dutoit, t. IV, Lettre 129, p. 510.

1I Rois, 8, 7.

2Fénelon.

.  Au baron de Metternich.

Mon cher frère. Je me sers de la main du pauvre N., qui m’est venu rendre une visite, parce qu’outre mes maux ordinaires, j’ai encore la fièvre. C’est un ami sûr et fidèle. Je vous dirai, pour ce qui regarde vos peines et vos tentations, qu’il y a bien des choses qui paraissent volontaires, et qui ne sont néanmoins ni volontaires ni libres. Dieu livre souvent l’extérieur au démon pour purifier l’âme. De peur que saint Paul ne s’élevât pour ses grandes révélations, Dieu lui donna un ange de Satan.

Les uns aperçoivent le démon, et cela leur est un grand appui, quoiqu’ils souffrent beaucoup. En d’autres, cela paraît comme tout naturel. Quand Dieu livra Job au démon, Il ne le lui fit point apercevoir1. Mais une troupe de Chaldéens et d’autres voleurs lui enlevèrent ses bestiaux : cela parut une chose toute naturelle. Un grand vent, comme une espèce d’ouragan, ébranle et abat sa maison, ses enfants sont écrasés dessous : on n’y voit point la main du démon. Il est ensuite frappé d’une plaie depuis la tête jusqu’aux pieds : il ne regarde pas cela comme un ouvrage du démon, mais comme une épreuve de Dieu. Dieu a pourtant voulu que nous sussions que le démon avait fait toutes ces choses, quoiqu’il n’en soit point parlé dans tous les discours de Job. Afin de nous faire comprendre qu’Il livrait souvent le dehors au démon, mais qu’Il lui défendait de toucher à notre âme. Qu’est-ce que de ne pas toucher à l’âme de celui qui est éprouvé ? C’est de ne pas détourner sa volonté de Dieu. Vous savez que saint Paul dit: qu’il livrait à Satan le Corinthien pour sauver son âme.

Votre disposition intérieure serait toute propre à rassurer ceux qui cherchent de l’assurance. Mais nous n’en voulons point d’autre que d’être la victime de la justice de Dieu en cette vie, et même en l’autre si telle était Sa volonté. La justice de Dieu est toujours aimable, toujours adorable. Et c’est elle qui s’exerce sur ceux qui veulent être véritablement à Dieu. La plénitude de l’ire de Dieu est pour les réprouvés, et Sa justice pour les enfants du Seigneur.

Dieu m’a fait la miséricorde de me trouver quelquefois à point nommé pour assister de pauvres âmes prêtes à se désespérer, ce qui arrive souvent lorsqu’on ne trouve pas des personnes qui entendent les voies secrètes de Dieu. Cela cause une aliénation dans leurs esprits, disant qu’ils aiment mieux mourir que d’offenser Dieu, et ils ne voient pas que le plus grand des péchés est de se défaire soi-même. Ceux qui sont le plus à plaindre sont ceux dont l’œil intérieur est tellement obscurci par le défaut de foi, d’abandon et d’instruction, qu’ils ne comprennent [pas ?] et ne voient point de ressource que dans le désespoir ; mais lorsqu’ils trouvent des personnes qui les portent à s’abandonner à la justice de Dieu, à espérer contre l’espérance même, ils entrent dans une véritable paix et leur intérieur change en un moment. Ils comprennent alors que c’est eux-mêmes qu’ils regrettent, que c’était leur amour propre et l’amour de leur propre excellence qui les jetaient dans ce désespoir, car pour Dieu, Il ne perd rien de Ses droits, Il est toujours le même, infiniment grand et heureux. Il est juste qu’Il soit toujours Dieu et que nous autres petits vers de terre, nous nous traînions le mieux que nous pouvons dans notre boue sans cesser de L’adorer et de L’aimer. Si Dieu avait permis que votre intérieur se fût obscurci avec les peines extérieures que vous avez, vous seriez bien plus à plaindre. Ce qui ne manquerait pas d’arriver si vous cessiez de vous abandonner à Lui et si vous preniez quelque moyen de vous dérober à Sa justice, ce qui, comme j’espère, ne sera pas. Car mon cœur, qui vous porte sans cesse dans le sien, serait obligé de secouer une charge si pesante.

- Dutoit, t. IV, Lettre 148, p. 570.

1Job, 1, 6-12.

2I Cor., 5, 5.

.  Du baron de Metternich. 19 août 1716.

Pour ma sainte mère. À Vienne le 19e août 1716.

Ma très chère mère, j’ai à répondre à trois de vos très chères lettres. Je commencerai par la dernière, qui est du 29e du mois passé, et parle du chevalier Jacques Forbes. Elle me fut rendue le 15e et comme la poste partait le même jour, il n’était pas possible de faire ce que vous nous demandez, à mon frère et moi. J’ai une grande joie, ma très chère mère, que vous ne doutez pas de nos bonnes volontés pour vous rendre, et aux enfants du petit Maître, tous les services dont nous sommes capables. C’est une bonne providence que j’aie été encore ici, autrement nous aurions perdu plus de temps. Mon frère a d’abord parlé aux deux secrétaires d’ambassade de Sa M[ajesté] britannique, qui sont ici. Ils lui ont promis tous deux, non seulement d’adresser les lettres que mon frère a écrites au ministre, le baron de Berensdorff, le comte de Bothmar, et Mylord Stanhope, et de les accompagner de leurs relations favorables, mais aussi de recommander la même affaire aux deux secrétaires d’Etat, MM. Thorensend et Stanjan. Car le Roi est à présent en Allemagne à Hanovre : nous y avons envoyé les lettres tout droit, et espérons d’en voir l’effet d’autant plus tôt. Comme mon frère a ci-devant rendu des services considérables à Sa Majesté comme Electeur, et que l’on croit peut-être qu’il lui en pourrait encore rendre, nous espérons que les ministres auront quelques égards pour l’intercession de mon frère. Et je prie Dieu de lui donner du poids pour l’amour de vous et de son bon enfant. Mon frère a dû assurer que monsieur Forbes ne se laisserait jamais plus séduire aux rébellions et sans doute que c’est là la première condition que la grâce du roi suppose1. J’envoie copie de tout à M. Pel[erin]2 sous l’adresse que vous m’avez donnée.

Pour ce qui est de mon intérieur, je vous ai des obligations infinies, ma très chère mère, de toute la charité, indulgence et patience que vous avez pour le plus misérable et plus corrompu de tous vos enfants. Tout ce que vous me dites m’est comme un baume, me pénètre, m’encourage et m’affermit dans le repos que Dieu m’accorde dans le fond par Sa grande miséricorde. Il est vrai que Dieu me fait des grâces infinies. Là, nonobstant toutes mes ordures, Il ne m’ôte pas Sa paix ni Son oraison. [f°.1 v°] Mon âme fond de douleur, mais sans inquiétude, et je me trouve comme dans un air serein. Quand je réfléchis sur moi ou que je fixe mes pensées avec application sur quelque chose de particulier, c’est comme si une nuée se mettait devant mes yeux. Sitôt que je m’en aperçois, je laisse tout tomber, et le cœur se dilate en Son Être immense qui fait son repos et sa satisfaction, et alors c’est comme si mon cœur était diaphane et qu’une sérénité indistincte le pénétrât de tout côté sans obstacle.

Peut-être que je ne vous écris que des faussetés, mais assurément je ne voudrais le faire pour tout le monde : je ne sais pas me dépeindre autrement, et cependant je ne le sais concilier avec le bourbier où Dieu me laisse toujours par Son juste jugement pour mes péchés. Il faut bien que l’homme extérieur est une bête entièrement distincte de l’homme intérieur, comme Pordage3 le décrit si bien, et que celui-ci est plongé dans le premier comme dans un cachot plein d’ordures. Que si cela peut servir dans la main du petit Maître pour ma destruction, ô que je suis heureux ! Car c’est tout mon souhait d’être anéanti, afin qu’il ne reste que Dieu seul en moi, qu’Il Se satisfasse selon toute l’étendue de Ses desseins et qu’Il ne Se laisse pas arrêter par ma crainte et pusillanimité naturelles. Mon cœur ne quitte jamais, par Sa miséricorde, le fond général de Lui céder la place en tout et d’être à Lui seul sans réserve. Mais c’est Lui seul qui me le peut faire effectuer, et qui me peut tenir ferme par Sa main secrète. Car sans cela, que ferais-je, ma très vénérable mère ? Sans doute je me retirerais de Sa conduite et me précipiterais dans l’abîme. La nature ne pourrait pas regarder sa misère sans se vouloir aider elle-même, et il est bien vrai, ce que j’ai lu depuis peu, que c’est ici qu’un directeur expérimenté peut beaucoup. Je crois qu’il est presque impossible de faire ce passage sans une telle aide, car il renverse toute la raison, toute idée qu’on aurait et que tout le monde a de la spiritualité. Si l’on en parle, personne ne l’entend pos.a, et si l’on en voulait parler clair à quiconque n’est pas dans ce cas, il en serait extrêmement scandalisé. Il faut donc souffrir et se [vous ?] laisser juger, ma très chère mère. Si je ne vous dois beaucoup, et si je ne serais pas le plus ingrat de tout le monde, si je ne vous aimais pas par-dessus tout le monde, si Dieu daigne de faire quelque chose de cette masse [f.2 r°] corrompue, c’est à vos prières et à vos avis que j’en suis redevable. Le petit Maître Lui-même soit votre récompense dans l’éternité ! Continuez, je vous conjure, de vous intéresser pour moi, pour m’obtenir la grâce de suivre vos salutaires avis, de me laisser bien détruire et d’être véritablement un chiffon du bon Dieu, surtout aussi de demeurer ferme dans le célibat. N’est-il pas drôle qu’un homme qui a passé cinquante ans, doive tant craindre de se laisser aller au mariage, qui dans sa jeunesse se serait moqué de toutes les beautés du monde et peut-être s’en est moqué secrètement. Ah, que Dieu les a bien vengées, et qu’Il m’a bien fait sentir ma sottise et ma présomption, et qu’Il m’a châtié du tort que je Lui avais fait en ne pas reconnaissant la sagesse de Son ordonnance ! Je porterai ma peine, puisque je l’ai bien méritée, et je loue Son saint Nom en ceci aussi bien qu’en toute autre chose.

À présent je dirai aussi quelque chose de l’extérieur. Mon frère a acheté deux belles seigneuries en Bohême pour se préparer la retraite. Son fils cadet s’est fait catholique. Il témoigne en être fort content, et j’espère qu’il l’a fait par un bon motif, quoique l’achat de ces biens y ait donné l’occasion. Il l’a fait de fort bon gré, sans y être induit par crainte ou persuasion. Il est d’un bon naturel et craint Dieu. Il n’a pas envie de se pousser dans le monde, mais de s’appliquer à l’économie. Mais comme il n’a que vingt-quatre ans, on ne peut pas faire fond là-dessus. Son père paraît résolu de suivre son exemple, sitôt qu’il se pourra défaire de sa charge, et de se retirer sur ses terres. Je lui ai donné tout mon peu de capital, qui est 8000 écus blancs de France ou 24.000 livres, outre ce que j’ai en Hollande, qui sont bien 7.000 livres. Lesquels je tâcherai de retirer de là et de les employer en Allemagne à six pour cent, de sorte que j’aurai en tout 1.800 livres de rentes. Cela me suffira pour ma subsistance hors de services desquels j’espère de me défaire bientôt, si Dieu me donne la vie, c’est-à-dire dans l’année prochaine. C’est aussi alors que j’espère d’avoir le bonheur de vous voir. Mon frère m’offre sur sa terre maison et bois, si je veux vivre à part, et la table aussi, si je veux vivre avec lui. Je ne sais pas encore si je l’accepterai. L’un des obstacles est que c’est un pays tout catholique, et que je ne le sois pas. J’y pourrais bien vivre sans persécution, mais il a pourtant beaucoup de [f°.2 v°] difficultés, surtout quand on est malade ou que l’on vient à mourir.

On me dit que je dois aussi rentrer dans cette Église. Mais trois ou quatre raisons s’y opposent : (1) Je ne puis jamais croire que les conciles, beaucoup moins le Pape avec son Consistoire, soient infaillibles. Je connais trop les intrigues qui s’y sont faites, et qui s’y font tous les jours. Je ne puis donc pas mentir publiquement, disant que je le crois, en ne le croyant pas. (2) Je vois qu’il y a plus d’ouverture pour l’esprit intérieur parmi nous que parmi les catholiques, puisque nous avons plus de liberté de lire les bons livres que nous rencontrons. (3) Je fortifierais les catholiques dans l’erreur que la grâce de Dieu est uniquement attachée à leur parti. (4) Je scandaliserais les bons d’entre mon parti car je suis assez connu parmi eux, et le peu de bien que j’y puis avoir fait serait entièrement détruit, si je venais à changer de religion. (5) Je ne crois pas me devoir assujettir à la domination du clergé, après que Dieu m’a fait naître libre. Car on ne peut pas nier que ces gens-là n’exercent une grande tyrannie. Surtout (6) ils pourraient facilement avoir prise sur moi. Car j’ai publié quelques petits traités, non pas sous mon nom, mais que beaucoup de personnes pourtant jugent venir de moi. Ils pourraient facilement en apprendre quelque chose et trouver par là une occasion favorable de me persécuter. Or je ne crois pas devoir m’y exposer moi-même. Si Dieu me veut faire persécuter, Il me saura bien trouver, sans que je doive y aller au-devant. (7) Quoique l’esprit persécuteur règne assez dans toutes les sectes, il est pourtant certain qu’il est incomparablement plus dominant dans l’Église catholique. Or cet esprit ne peut pas être de Dieu. Et pour la vie, elle n’est pas meilleure parmi les catholiques que parmi les protestants. Quel bien me pourrait donc venir de ce changement de quartier ? Ainsi je crois que le meilleur est de demeurer comme je suis né, étant uni d’esprit à tous les bons d’entre les catholiques aussi bien que d’entre nous, quoique d’ailleurs tout le culte catholique ne me fasse la moindre peine et que je puisse assister à la messe avec beaucoup d’édification. Voilà, ma très chère mère, un fort grand changement qui s’est fait dans les affaires domestiques de mon frère et qui en tirera aussi après soi dans les miennes. Dieu fasse tout tourner à la gloire de Son saint nom.

Le même jour que je reçus votre précédente du 16e juin, je reçus aussi avis de la bonne demoiselle que, par une conduite tout à fait déraisonnable de la dame auprès de qui elle était, elle avait été obligée et contrainte d’accepter l’offre qu’on lui avait faite d’aller à la Cour pour élever une jeune princesse. Je fus charmé de voir que vous lui donniez le même conseil, et je lui mandai cette bonne nouvelle le même jour pour sa consolation. Je ne sais pas si elle y est déjà arrivée ou non. Une très bonne âme, qui a été dix-sept ans dans la maison de mon frère et a élevé ses enfants, vous fait ses respects ; il est fort édifié par les lettres que j’ai le bonheur de recevoir de votre part, comme aussi des excellents livres, que je goûte tant. Il me dit, un de ces jours, qu’au moins il était revenu de son zèle contre l’Epître aux Romains, qu’il ne pouvait nullement souffrir, tellement qu’il voulait se faire relier un Nouveau Testament où cette Epître fût retranchée. Je suis tout à vous.

- A.S.-S., Pièce 7428.

apos. : positivement ? ou bien pas ? mais le point pose alors problème.

1Lord Forbes passa quelque mois en prison à Edimbourg, après le soulèvement de 1715. V. notre présentation des écossais.

2« M. Pèlerin » désignerait le correspondant londonien, Dr Keith ?

3John Pordage (1607-1681), influencé par Jacob Boehme, dont il traduisit les œuvres en Angleterre avec Jane Leade (1623-1704) : v. The Encyclopaedia of Religion, vol. 5, « Esotericism », p. 161.

.  Du baron de Metternich. 27 octobre 1716.

Ce 27 d’octobre 1716.

Ma très chère mère, je désire fort d’avoir de vos nouvelles. Cependant je crois vous faire du plaisir en vous mandant que la sœur de feu mon collègue qui était mon ami non seulement selon le monde mais aussi selon Dieu, a un grand goût aux livres mystiques que vous savez ; elle est toute amour et ferveur, et elle comprend les choses fort bien. Elle vous aime et honore beaucoup et se dit votre fille. Elle vous salue fort cordialement et respectueusement, et vous prie très instamment de vous souvenir devant Dieu de feu son frère pour qu’Il lui fasse miséricorde. Elle est catholique et mariée, le frère était protestant. Autant que je puis juger, elle a un bon cœur et tâche bonnement de servir Dieu. Vous voyez, ma très chère mère, que Dieu Se sert d’une aussi misérable créature que je suis pour servir d’occasion à d’autres pour entrer dans les voies de la vie intérieure, qui lui seront plus fidèles que moi. Qu’il en soit loué par toutes les créatures !

Il n’y a personne ici que je connaisse parmi les catholiques, qui goûte les vérités mystiques : Dieu Se sert donc de ceux qui ne sont pas de cette communion. Et je vous assure, ma très chère mère, que la vie intérieure trouve beaucoup plus d’entrée parmi les protestants que parmi les catholiques. Ils sont trop gênés et trop craintifs de tomber dans la censure de quiétisme ou autre. Ils n’osent pas même approuver publiquement des livres imprimés en France avec quantité d’approbations et qu’on a traduit en allemand, comme la vie de la bonne Armelle1, tant ils ont peur. Et c’est là l’effet naturel des fréquentes censures de Rome, qui confondent tellement les gens qu’ils ne savent plus où ils en sont. Car, puisqu’ils voient des livres condamnés qui ont été plusieurs années en vogue et crédit, et publiés avec les approbations des personnes autorisées pour cela, qui peut se croire plus clairvoyant que ces personnes savantes et choisies expressément pour juger de la pureté de la doctrine, et qui cependant n’ont pas eu la foi de leur Église ? C’est ce qui met tout le monde en appréhension à l’égard des livres spirituels, et fait qu’ils n’en veulent pas lire, et qu’ils se tiennent aux plus communs catéchismes ou formulaire de prières. Je sais même ici un exemple qu’un confesseur a ôté l’Imitation de Kempis à un de ces enfants spirituels, sous prétexte que ce livre était trop haut pour (f.1 v°) lui, nonobstant qu’il le lisait avec beaucoup d’édification. Un vieux ecclésiastique, fort honnête homme et craignant Dieu, sans L’aimer pourtant, qui s’est donné beaucoup de peine pour nous faire catholiques, mon frère et moi, a recommandé à mon frère avec de grands éloges les livres de Quesnel2. Eta en France voilà un grand parti qui prend sa défense contre le Saint-Siège !

Que ferais-je donc dans une communion où les plus savants ne savent pas ce qu’ils doivent croire, et où l’on veut pourtant qu’on soit obligé sous peine de damnation éternelle de croire tous les articles de foi, ainsi appelés ? La foi chrétienne si simple et si proportionnée aux plus petites capacités, comment la pourrais-je trouver dans toute une armée d’articles de foi, rangés et ajustés avec tant d’art et de science humaine et scolastique ? Cela n’est pas pour moi. Je crois toute vérité de Dieu, connue et inconnue. Et je me sers bonnement des persuasions particulières qui me paraîssent vraies, pour m’approcher de plus en plus, par le pur amour, de la vérité substantielle et éternelle et pour m’y perdre enfin entièrement. Et je suis pleinement convaincu que tout ce qui me sert effectivement à m’approcher de cette fin, ne m’en peut pas éloigner, et par conséquent ne peut pas nuire à mon salut. C’est sur ce fondement que Dieu a établi ma paix solide par rapport à la diversité de religions et de sentiments dans chacune d’elle, qui autrefois m’a terriblement embarrassé. C’est de là que j’ai appris d’examiner les livres par le cœur et non pas par la tête, et d’en lire de toutes sortes, sans crainte de m’écarter, et de me nourrir de tout qui m’a touché le cœur. C’est cette liberté que je crois être nécessaire ou au moins fort utile pour avancer le règne intérieur, et qui fait qu’il se trouve parmi nous beaucoup plus qui le goûtent et qui lui donnent entrée que non pas parmi vous, où l’on a quasi bouché toutes les avenues. Je n’ai pas encore trouvé un seul catholique (excepté la dame dont j’ai parlé au commencement) dans nos quartiers, qui ait estimé des livres mystiques et à qui j’eusse pu ouvrir mon cœur . Comment ne pourrais-je donc me soumettre de plein gré, n’y étant pas engagé par naissance, à la domination absolue des gens si ignorants dans les voies de Dieu ? À présent je suis comme une petite abeille qui voltige librement sur toutes sortes de fleurs : je prends partout ce qui me nourrit, et laisse le reste. Ainsi tout ce que les catholiques ont de bon est à mon usage, et le reste ne m’est pas un empêchement. Je suis intimement uni à tous les bons catholiques, et suis fermement persuadé que Dieu n’agrée pas moins cette union intérieure, pour la séparation extérieure dans laquelle il m’a fait naître.

Mais je vois que mon papier se remplit. Il faut encore vous demander une grâce, ma très chère mère. Vous exhortez souvent à sortir de soi-même : il m’est un peu obscur ce que vous entendez par là. Est-ce que le cœur doit être tourné directement vers Dieu, Lui adhérer généralement et être rempli de ce seul sujet, sans réfléchir sur soi-même, et faire les oeuvres extérieures, qui ne sont pas de devoir, quasi en passant et comme (pour ainsi dire) en songe, ou sans application qui empêche le cœur de s’occuper de son objet ? Je vous demande vos éclaircissements. Mon frère vous doitb ses salutations cordiales. Je suis avec un profond respect, etc.

- A.S.-S., pièce 7425 autographe.

aQuenel [sic] (suit une demi-ligne raturée illisible) Et

bLecture incertaine.

1Poiret regroupa les deux volumes de l’édition de Paris de 1683 en un volume, dont voici le savoureux titre : L’Ecole du pur Amour de Dieu ouverte aux savans et aux ignorans dans la vie merveilleuse d’une pauvre fille idiote, païsanne de naissance et servante de condition, Armelle Nicolas vulgairement dite la bonne Armelle décédée depuis peu en Bretagne, par une fille religieuse de sa connaissance, A Cologne, chez Jean de la Pierre, 1704. - Armelle (1606-1671) est une mystique profonde, influente sur le P. Rigoleuc. Ses admirables “dits”, rapportés par l’ursuline Jeanne de la Nativité, eurent une influence en milieu protestant (Byrom, Wesley).

2Quesnel (1634-1719), oratorien, érudit estimé, influent sur Arnauld, ouvert aux “concessions pacificatrices” (Cognet), auteur jansénisant des Réflexions morales. En 1710, Fénelon entama avec lui une polémique. En 1713 la bulle Unigenitus condamna 101 propositions extraites des Réflexions morales.

.  Du baron de Metternich. 17 novembre 1716.

Ce 17e novembre 1716.

Votre très chère lettre de l’onzième d’octobre, ma très chère mère, m’a été bien rendue, dont je vous suis d’autant plus obligé que votre grande maladie n’a pas empêché votre charité de me favoriser de vos salutaires instructions. Je ne veux pas me justifier que le système de Pordage1 ne soit pas mon sentiment mignon, car il m’a servi à me débarrasser de toutes les difficultés en matière spirituelle et à montrer l’innocence de Dieu par rapport à l’origine du mal et du péché, ce qui m’avait inquiété beaucoup, comme il est encore la pierre d’achoppement à plusieurs. Et je crois aussi qu’on ne pourra jamais satisfaire pleinement à ces scrupules par une autre hypothèse. Il peut donc bien être que j’y sois un peu attaché, mais je ne le sais pas, et je ne le veux pas : je l’offre à Dieu pour qu’Il le détruise et qu’Il me pardonne ma faute.

Je crois que vous savez, ma très chère mère, qu’il y a plus de seize ans que Dieu m’a mis par Sa miséricorde dans la voie de croire Dieu tel qu’Il est en Lui-même et dans Sa totalité, de L’adorer et de L’aimer comme tel : ç’a été là depuis ce temps-là mon fondement immobile, qui m’a mis dans une tranquillité parfaite par rapport à toutes les controverses qui partagent la chrétienté ; ç’a été aussi le fondement de mon oraison. Si je suis entré outre cela en quelque particularité, ç’a été puisque j’ai cru et crois encore que ma force ne va pas encore jusqu’à pouvoir me passer de toute lecture, qui ne peut être sans particularité. Si je pouvais demeurer toujours dans cette nudité et généralité d’adhérer à Dieu tel qu’Il est en Lui-même sans penser à aucune vérité spéciale, je ne devrais plus lire, ni l’Ecriture Sainte ou d’autres bons livres. Si vous croyez que je doive quitter tout cela et employer tout le temps qui me reste des affaires de mon état, à me tenir dans cette généralité devant Dieu, j’en ferai l’épreuve. Mais si je ne suis pas encore assez avancé pour cela, il faut bien que l’esprit pendant le temps de lecture entre dans la particularité de ce que je lis, et je dois me contenter de tenir le cœur doucement attaché à cet Être souverain dans Sa totalité. C’est de même quand j’ai été engagé par occasion à parler ou écrire des matières spirituelles, je ne sais pas les avoir cherchées ; et quand le discours ou la lettre ou le traité a été fini, je n’y ai plus pensé, comme aussi ma mémoire perd naturellement tout ce que j’ai lu ou écrit. C’est ainsi que depuis le temps que les ouvrages de Pordage ont été achevés, je ne les ai plus relus.

Je ne dis pas cela pour me justifier, mais pour m’exposer à vos yeux tel que je suis. Je ne doute nullement qu’en tout cela il ne se mêle beaucoup d’imperfection et même de corruption. Hélas, je n’en trouve que trop dans [v°] moi ! Comment donc tout ce que je fais n’y participerait-il pas? Je dois implorer la miséricorde de Dieu sur tout ce que je suis et que je fais. Je vous demande aussi pardon à vous, ma très chère mère, si j’ai écrit quelque chose qui vous déplaît, et d’avoir abusé de votre patience. Je vous suis fort obligé de ce que vous avez bien voulu m’assurer de ma vocation à une grande foi, à un extrême abandon, à l’oubli de moi-même et à un amour très pur du souverain Être ; et que vous y avez ajouté que toute idée distincte de Dieu est absolument contraire à ma vocation. C’est une grande miséricorde de Dieu de m’appeler à un si sublime état, qui me doit être le plus fort motif d’y être fidèle, mais cette fidélité est encore un don de Sa même miséricorde que je Lui demande dans le plus profond anéantissement dont je suis capable. Et vous, ma très chère mère, conjurez-Le avec moi et pour moi, qu’Il achève Lui-même l’ouvrage qu’Il a bien voulu commencer. Je tâcherai dès à présent par Sa grâce de me tenir de plus en plus dans une nudité d’esprit et de laisser tomber tout le distinct. Pour mes misères, je les porterai en patience et dans l’esprit d’anéantissement. Je sens bien que ma corruption, mon orgueil, obligent Dieu à me laisser chargé de ce fardeau, et je dois crier : « Seigneur, plutôt pécheur que superbe2 ! »

Je suis sensiblement touché de votre maladie. Que le petit Maître vous en délivre selon Sa très sainte volonté et qu’Il vous conserve encore en vie, pour fortifier les faibles, d’entre lesquels je suis le plus misérable. En tout cas qu’Il disposât autrement, je vous conjure, ma très chère mère, de ne pas m’oublier devant Son trône, mais de m’obtenir la grâce qu’Il soit Lui seul le roi de mon cœur, comme Il en a pris possession sensiblement en cette qualité, il y a environ dix-huit ans. C’est de quoi je Le fais souvenir quelquefois, et appelle à Sa constance à ne pas quitter Sa prise après qu’il Lui a plu une fois de S’en rendre maître, car Il sait bien qu’en cette expérience-là, je Lui ai cédé tout droit sur moi irrévocablement. Je le tiendrai pour une grâce très singulière, si j’ai le bonheur de vous voir et que je puisse demeurer quelque temps avec vous sans être obligé de changer. Cara à ceci je ne m’y pourrai pas résoudre facilement. Mon frère n’est pas encore ici, mais il viendra bientôt. Ce sera alors que je consulterai avec lui sur les moyens de me procurer une permission de faire un voyage pour quelques mois. Je crois que les amis de H. vous auront mandé que monsieur le chevalier de Forbes, avec le docteur Garden, est arrivé là : ils m’ont fait saluer. Un ministre anglais va à la Cour impériale. Nous verrons si, par son moyen, nous pourrons réitérer nos instances. Je suis avec le plus profond respect tout à vous au petit Maître.

- A.S.-S., pièce 7426.

1 changer (de religion biffé). Car

1Intéressé par les écrits des fondateurs de la Société de Philadelphie, John Pordage et Jane Leade, le baron les avait traduits en allemand. Il se défend ici d’avoir adopté tous leurs points de vue.

2Formule qui rappelle certaines du P. Lacombe.

.  Du baron de Metternich. 15 décembre 1716.

Ce 15 décembre 1716.

Ma très chère mère. Votre très chère [lettre] du 11e de novembre nous a donné bien de la joie, à la dame sœur de feu mon ami, et à moi. Nous louons Dieu de Sa miséricorde envers le défunt. Qu’Il lui en fasse sentir encore plus les effets en considération de vos prières, dont nous vous sommes infiniment obligés. La dame m’a prié de vous assurer de ses respects et de ses plus tendres affections, et de la recommander à vos prières. À ce que je puis juger, elle est sincère, et toute amour actif1. Ce que vous répondez sur mes difficultés m’a fort édifié et confirmé dans le sentiment que j’ai eu depuis longtemps. Mon frère en a été charmé aussi. Il est de retour ici depuis quelques jours, avec sa femme, tous deux, grâce à Dieu, sains et saufs. Il vous assure de ses respects et vous a toutes les obligations possibles de la charité que vous avez pour lui, à laquelle il se recommande toujours. Il faut à présent voir si le changement que son fils cadet a fait, lui apportera quelque préjudice auprès du roi son maître.

Pour revenir à votre très chère lettre, que cette totalité de croyance, qui dans sa simplicité embrasse la vraie religion telle qu’elle est en soi, est admirable ! Que le monde le comprend(rait] plus et que l’on verrait bientôt refleurir la paix, si l’on s’y prenait de cette manière ! C’est pour cela que toutes les disputes me sont à dégoût depuis longtemps, mais depuis votre précédente et cette dernière-là, je tâcherai par la grâce de Dieu de laisser tomber de plus en plus tout le distinct, pour retenir l’esprit vide et le cœur occupé de Dieu dans Sa généralité. Quand j’ai dit que je fais comme les abeilles, en lisant plusieurs livres, je ne le fais pas pour exercer le [f°.1 v°] raisonnement, mais pour goûter l’onction par le cœur ; et les livres qui ne portent pas ce caractère, ne sont pas pour moi, et je ne puis pas les lire, fussent-ils les mieux raisonnés du monde. Aussi mon goût est déjà si accoutumé aux livres que vous savez, qu’il [n’] y en a guère, quoique d’ailleurs ils soient assez bons, qui me donnent de la satisfaction, et que je puis lire. Il y a un je ne sais quoi, qui me fait sentir qu’ils ne sont pas de cœur, mais de la tête.

Pour la sortie de soi, je vois bien qu’on [n’]en peut avoir une pleine intelligence que par l’expérience. Dieu me fasse la miséricorde de m’y introduire. Cependant mon exercice, je crois, devra être de me quitter partout où je me trouve être la fin de mes prétentions. Mais, ô Dieu, qu’il y aura encore des combats à soutenir ! C’est Vous seul, Sauveur du monde, qui le pouvez faire dans moi. Mais, ma très chère mère, comme je trouve dans moi une douce occupation générale du cœur de son Dieu, et que je sais que mon cœur est ainsi occupé de Dieu, est-il impossible que cette occupation que je sais être dans moi, continue toujours et soit sans interruption ? J’avoue que jusqu’ici je ne comprends pas bien que je sois dans la présence de Dieu, quand mon cœur n’est pas occupé tellement de Lui, que je sais en être occupé [sic]. Il est vrai que jusqu’ici je n’y ai pu arriver, mais j’attribue cela à mon infidélité, que je ne tiens pas mon esprit assez concentré dans le cœur par un doux recueillement. Je suis fortifié dans cette appréhension par la vie de Grégoire Lopez, que je lis présentement, et qui a été un excellent homme2. Il y est dit dans le chapitre 22, note 7 : « Rien de ce qu’il lui arrivait, qu’on lui disait, n’était capable de le divertir de son recueillement, et cette égalité d’esprit, qu’il conservait toujours, faisait bien voir qu’il était élevé au-dessus de toutes les choses humaines, et occupé de la pensée de celles du ciel sans le perdre jamais de vue. » Je n’entends pas cela d’une pensée raisonnée de la tête, que je sais bien pouvoir être continuelle, mais il me semble que le cœur , qui est appliqué à Dieu d’une manière très simple et générale, peut bien aussi [f°.2 r°] s’apercevoir d’une manière simple générale, qu’il est ainsi appliqué à Dieu, et cela continuellement sans interruption. Je vois pourtant qu’il est très difficile, et je trouve que, quand je perds cet apercevoir de l’application du cœur à Dieu et que, puis après, je reviens à moi, le cœur est encore dans la même situation, ce me semble au moins, et qu’il n’a rien perdu par cette échappade de l’esprit. Je crois pourtant, ma très chère mère, que vous voulez qu’on fasse de son mieux pour s’occuper perceptiblement de Dieu le plus continuellement qu’il se peut, et qu’on évite à son possible tout ce qui nous fait perdre cette perception de l’application du cœur à Dieu. Je vous prie, ma très chère mère, de me répondre sur cet article, que j’ai marqué de rouge, si Dieu vous le permet. Car peut-être est-ce là le principal point où je manque de fidélité, et qui arrête Dieu d’achever Son oeuvre, et pourquoi Il me laisse si longtemps croupir dans mes misères. Que si c’est là le point à redresser, ma nature aura encore de terribles combats à subir. Ô Dieu, je veux pourtant que cela soit ainsi, si vous le voulez, et j’espère de combattre sous vos enseignes. Je ne sais pas si je m’explique bien. Mais vous, mon Seigneur, soyez-en Vous-même l’interprète pour m’instruire clairement de Vos voies, et donnez-moi aussi la force d’y marcher fidèlement.

Il est vrai, ma très chère mère, que dans votre religion il y a encore plus d’introductions à la vie intérieure que dans la nôtre. Mais j’ai aussi reconnu que le trop grand assujettissement aux prêtres, dont la plupart sont fort ignorants dans ces voies, y met un grand obstacle. Ce qui est une des plus grandes raisons que je ne me sois pas fait catholique il y a longtemps, croyant qu’après que Dieu m’avait donné la connaissance de Ses vérités salutaires, Il n’exigeait pas de moi de me priver moi-même de la liberté dans laquelle Il m’a fait naître, et de m’assujettir à des gens qui, pour la plupart, non seulement ne m’aideraient en rien, mais s’y [f.2 v°] opposeraient encore de toutes leurs forces. Et je vous avoue, ma très chère mère, que j’ai été extrêmement scandalisé que je n’ai pu trouver un seul moine ou autre prêtre, qui eût quelque chose de leurs saints fondateurs. J’ai cru donc être le plus sûr d’être catholique par la sainte foi implicite et générale, quoique j’en fusse séparé quant à l’usage des moyens extérieurs, auxquels malheureusement on fait aujourd’hui consister toute la religion. Ma plus grande joie est à présent d’ôter aux autres ces préventions contre les catholiques, et de leur montrer le chemin de l’intérieur. Il y en a plusieurs parmi nous qui reconnaissent que nos prêtres font tort aux catholiques en plusieurs endroits, mais pour la vie intérieure, elle est plus rare, et les âmes simples, sans étude, y sont plus propres que les autres.

Une chose m’a fort affligé : c’est qu’on avoue que les jésuites ont dessein d’introduire en France l’Inquisition, et que le père Tellier a voulu être l’Inquisiteur général, que ce dessein est bien interrompu pour quelque temps, mais qu’on trouvera un autre pour l’exécuter. Ô ma très chère mère, je ne puis m’empêcher de croire que cette Inquisition est une pure invention du diable, et la plus cruelle et la plus détestable qui fût jamais et qui pût jamais être ! Ayant lu L’Inquisition de Goaa, je dit un jour à une compagnie de catholiques que si l’on me pouvait montrer que Jésus-Christ, étant encore sur la terre, pourrait déduire son innocence devant ce tribunal, je m’engageais à me faire catholique sur-le-champ. Les cheveux me dressèrent quand je le lus, et me dressent encore quand j’y pense. Rien au monde n’a tant aliéné de votre Église que vos dragonnades et cette Inquisition. Et c’est là l’esprit dominant, publiquement approuvé, et qui pourtant ne peut jamais être de Dieu. Pardon, ma très chère mère, que je vide ainsi mon cœur dans le vôtre. Je suis tout à vous dans le petit Maître.

Pour monsieur R[amsa]y.

Mon très cher frère. Vous m’obligerez bien sensiblement en m’envoyant le livre de l’extérieur de la religion : j’espère que mes sentiments n’y seront pas contraires. Et il me semble que c’est une matière fort importante, dont l’ignorance est cause que la chrétienté se déchire si cruellement, au grand scandale des infidèles. Mais je vous prie, monsieur, de faire en sorte que j’en aie au moins deux exemplaires, car mon frère le désire aussi. Je le paierai volontiers. Je vous embrasse tendrement au petit Maître. J’ai un peu de cheveux de notre père [Fénelon] et j’aurai le portrait de notre mère : ce m’est une grande joie. Mille grâces pour la nouvelle année, qui va commencer bientôt.

- A.S.-S., pièce 7427, autographe. Tous les italiques sont des soulignements.

ade Goas. Nous corrigeons – sans avoir retrouvé l’ouvrage sur l’Inquisition portugaise aux Indes.

1Toute pleine d’amour agissant.

2Grégoire Lopez (1542-1596), ermite qui vécut au Mexique ; La Vie du Bienheureux Grégoire Lopez, écrite par François Losa, curé de l’Église Cathédrale de la ville de Mexico dans la nouvelle Espagne est très appréciée des mystiques. Elle fut traduite en français par Arnauld d’Andilly en 1674 (Œuvres diverses de Monsieur Arnauld d’Andilly, Paris, 1675, tome I, p. 153-301).

.  Au baron de Metternich. 1717.

Quoique je serais bien aise de vous voir si Dieu le permettait, je ne puis cependant rien désirer par moi-même. Il est dit1 de saint Paul qu’il était puissant par ses lettres, mais que sa présence était méprisable : je ne trouve rien en moi qui mérite la moindre estime. L’instrument ne peut s’attribuer l’ouvrage que l’ouvrier seul fait par son moyen : Dieu Se sert des instruments les plus méprisables pour faire Son ouvrage. Il est digne d’un tel ouvrier d’opérer sur le néant et par le néant. Que dis-je ? Il n’emploie que le néant pour faire ce qu’Il fait. Je ne suis rien et moins que rien. Je ne sais ce qu’Il fait en moi ni par moi : il ne reste aucune trace. Il ôte et Il donne, je Le laisse faire. S’Il le veut, je puis tout en Lui, s’Il me laisse, je suis un néant vide, un canal sans eau. Chacun trouve par ce canal selon sa foi, afin que rien ne soit attribué à la créature. Il y a longtemps qu’Il m’a rendue enfant, qu’Il conduit comme Il veut, sans résistance et sans réflexion. Je serais étonnée d’entendre dire qu’Il fait du bien par moi. Si je pouvais réfléchir sur moi ou trouver ce moi, je l’abhorrerais plus que le démon.

J’espère que, si Dieu permet que vous me veniez voir, Il me donnera tout ce qu’il faut pour vous. Votre âme m’est précieuse devant le Seigneur, et c’est dans Son cœur souffrant et adorable que vous me trouverez toujours présente. 1717.

- Dutoit, t. IV, Lettre 166.

1II Cor., 10, 10 : « Car il est vrai, disent-ils, que ses lettres [épîtres] ont du poids et de la force ; mais lorsqu’il vient en personne, ce n’est qu’un petit homme faible, et dont le discours est digne de mépris. » (Amelote).

.  Au baron de Metternich. 1717.

Mon cher frère. Il y a longtemps que j’ai au cœur de vous écrire pour vous dire que, si le bon Dieu me retire de ce monde et qu’il vienne à vous ôter les soutiens que vous avez encore, voyant devant vous votre marche, vous ne vous en étonniez pas et que vous soyez fidèle et courageux. Combattez les combats du Seigneur. J’ai reçu votre lettre. Il n’est point question de rentrer en soi : cela était bon autrefois. Ce que vous avez à faire est de sortir de vous-même et de vous écouler en Dieu. Vous ne trouverez de vrai repos que là. Quand vous pourrez venir, je vous prendrai avec joie, si je suis en vie. 1717.

- Dutoit, t. IV, Lettre 167.


III.  Ecossais

.  À Ramsay ? Hiver 1709.

Comme votre lettre n’est point datée, je ne sais de quand elle est écrite, mais je réponds quelques heures après l’avoir reçue. Cette ville ici est dans un état horrible par la négligence des magistrats, qui ne se sont donnés aucuns mouvements pour faire passer les glaces. Elles se sont amoncelées plus haut que les maisons, elles ont emporté douze arches des ponts qui sont tombés, le peu qu’il en reste étaita hors de l’eau, de sorte que la ville et le faubourg sont séparés, les maisons tombées et les chapelles, la rivière presque comblée par les débris. Il faut plus d’un million pour réparer ou refaire un pont. Il faut que les carrosses et la poste changent de route : si vous êtes plus longtemps sans réponse, ce n’est pas ma faute.

Je suis étonnée de la délicatesse de M. votre père car il est dans l’ordre que les ecclésiastiques aient des pensions sur les choses ecclésiastiques. Il aurait mieux aimé que la personne eût été E.b, qui est une chose peut-être au-dessus de ses forces et d’une plus grande conséquence ; mais quand on ne suit sur la conscience que les principes qu’on eut formés, on est souvent sujet à la méprise et on fait un grand cas du moins lorsqu’on passe par-dessus des choses plus considérables. Il y a un ordre militaire qui est approuvé de Rome : ainsi il ne faut pas que vous ayez de peine que M. votre frère y entre et y ait part. Il serait à souhaiter que M. votre frère sût que notre père1 a eu ses raisons pour donner à p.2 ce qu’il lui a donné. Si vous aviez pu vous exempter de répondre, cela aurait été mieux, mais peut-être qu’en le voyant vous lui ferez entendre raison. J’espère vous voir en passant et que vous pourrez alors traverser la rivière en bateau : on va en établir pour cela au lieu de pont. Je crois que vous avez eu tort de ne point demander d’argent pour messieurs vos frères : c’est ce qui persuade que vous êtes mieux que vous n’êtes. Si monsieur votre père connaissait bien notre père, il aurait appris qu’il était bien loin d’accumuler des trésors3, mais dès qu’on se laisse aller à ses préventions, c’est pitié.

Pour ce qui vous regarde personnellement il ne faut point agir par ce que vous sentez ou ne sentez pas, mais être fidèle à vos exercices sans songer au goût. Il faut, autant que vous pouvez, laisser tomber vos imaginations : la vivacité de votre esprit vous en fournit sans cesse. Quand vous ne pouvez les laisser tomber, souffrez-les comme un mal de tête. Comme vous n’avez, lorsque vous êtes seul, aucune raison ni d’âge ni d’infirmité, de prier assis, je le ferais à genoux : la posture respectueuse du corps contribue au recueillement de l’esprit. Il ne faut pas s’embarrasser de prier assis lorsque quelqu’une des raisons que j’ai dites nous empêche de le faire à genoux, mais lorsque nous le pouvons et qu’il n’y a que la mollesse et la paresse qui nous retient, il faut les combattre et demeurer devant Dieu d’une manière respectueuse dans le temps précis de l’oraison. Vous avez plus besoin qu’un autre de ne vous pas laisser aller à la mollesse, car c’est votre tempérament. Ne vous contraignez point pour m’écrire, cela est inutile, il le faut faire dans la nécessité et rien plus. Je vous prie de ne vous plus faire d’affaire de dire ce qui se passe dans votre esprit : cela vous entortille, vous retient en vous-même, vous rend perplexe et vous empêche d’avancer. Ne pensez plus ni à dire ni à ne pas dire, laissez tout tomber à présent pour fixer votre esprit. Plût à Dieu que M. F[orbes] eût un peu de ce que vous avez trop et que vous eussiez un peu de ce qu’il a de trop, ce serait des merveilles. Bon courage, soyez fidèle, ne vous arrêtez pas à tout ce qui vous passe par la tête, laissez-le tomber sans y rien prendre. Il suffit que cela ne soit pas volontaire, vous avez bien de quoi vous humilier dans vos faiblesses. Je vous embrasse mon enfant.

Quoiqu’il ne vous reste rien de détaillé de ce que vous lisez ou de ce qu’on vous lit, il ne laisse pas par le simple recueillement ou recueil de faire l’effet qu’elle [la lecture] doit faire.

- A.S.-S., pièce 7497, autographe, adressée « À monsieur Ramsay, chez Mr le comte de Sassenage en son hôtel sur le quai des Théatins à Paris ». On doit donc penser que cette lettre s’adresse au seul « chevalier » Ramsay, qui en effet fut attaché au comte. Mais Ramsay était le fils d’un meunier et ce que nous savons de son environnement familial s’accorde mal aux informations fournies au second paragraphe. (v. G. D. Henderson, Chevalier Ramsay, Nelson, 1952, p. 3 et suivantes.) Par ailleurs Ramsay agissait probablement comme intermédiaire dans les communications discrètes avec Cambrai. Le destinataire serait-il alors le marquis de Fénelon ? Mais la date très probable de 1709 pose problème : le marquis entre en relation avec Madame Guyon après sa blessure datant de 1711… - A.A.-S., pièce 7417, p. 182 (lettre 31) et Dutoit, t. IV, Lettre 28, p. 64-65, reprennent seulement les deux derniers paragraphes : « Pour ce qui vous regarde […] l’effet qu’il doit faire. »

La lettre est datée très probablement de l’hiver 1709 par la description des glaces sur la Loire (une synthèse intéressante du « grand hiver » de l’année 1709 et de ses suites est donnée par Pillorget, R. et S., France baroque, France classique, p. 1144-1154).

alecture incertaine, ce qui obscurcit le sens ? Faut-il comprendre que tout ce qui était dans le lit du fleuve a disparu (les douze arches) ?

bMajuscule de Lecture incertaine.

1n.p. : il s’agit très probablement de Fénelon.

2Indéterminé.

3Le revenu de l’archevêché de Cambrai était considérable ; cependant Fénelon mourut pauvre (mais sans dettes), ayant consacré ce revenu au secours d’une région ravagée par les guerres de la fin du règne de Louis XIV. (v. par ex. la Revue Fénelon, 1912).

.  À Milord Duplin. 1714 ?

Autre lettre de notre mère pour milor[d] du p. [Duplin].

Milord,

J’ai pris toute la part possible dans le changement arrivé dans votre maison. Je crois que Dieu l’a permis de la sorte afin de vous donner plus de temps pour être à Lui, et vous renouveler dans Son amour. Le temps des croix et des afflictions est un temps bien précieux, et dont il faut faire un grand usage. C’est alors qu’on sème, comme dit saint Paul, et on ne sème qu’avec peine et labeur, mais vous en retirerez un grand fruit et une ample moisson1. Qui sème peu recueille peu. Ainsi, puisque Dieu vous donne un si grand moyen de faire germer en vous cette grâce qu’Il y avait répandue, tenez-vous heureux d’être disgracié des hommes. Jetez-vous par un abandon entier entre les bras de Jésus-Christ, qui est cet ami fidèle qui ne change point : on Le trouve sûrement à la croix, et Il nous assure qu’Il est avec ceux qui sont dans l’affliction. Je Le prie de tout mon cœur qu’Il vous enseigne Lui-même les routes que vous devez tenir pour Le trouver. Si mes prières étaient de quelque valeur, je les offrirais au Seigneur pour vous.

- A.S.-S., ms 2176, pièce 7417 p. 10.

1Ga 6, 8 : « Car chacun recueillera ce qu’il aura semé ; celui qui sème dans sa chair, ne recueillera de sa chair que la corruption ; mais celui qui sèmera dans l’Esprit, recueillera de l’Esprit la vie éternelle. » (Amelote).  

.  À Milord Duplin. 1714 ?

Autre réponse de notre mère à [milord du p.].

J’ai toujours de la joie, N., lorsque je reçois des nouvelles de votre âme, car je vous assure qu’elle est bien chère à la mienne. J’espère que le petit Maître vous consolera de plus en plus de Ses miséricordes, vous faisant la plus grande de toutes, qui est de vous unir très intimement à Lui par la pure charité. À mesure que l’amour amortit notre volonté et la fait écouler peu à peu en Dieu, tout désir s’y écoule aussi, tout choix, tout penchant, toute inclination. Vous éprouverez de plus en plus que vous ne trouverez de volonté pour quoi que ce soit, en sorte qu’il semblera que votre volonté soit disparue aussi bien que tout ce qui lui appartient. Saint Paul avait bien raison de dire que l’homme charnel ne comprend point ce qui est de l’esprit, c’est pourquoi il le condamne1. C’est ici une science d’expérience, et d’amour. (Scientia sapida). Il est certain aussi qu’il faut en faire l’expérience pour la connaître. Comment les hommes qui sont enveloppés dans les sens, enflés d’orgueil, pleins de passions et de raisonnements, pourraient-ils la comprendre ? La corruption est générale, aussi puis-je vous assurer que Dieu a encore le bras levé, et que Sa colère n’est pas encore apaisée.

[12] Ce que vous me dites de la violence que vous vous faites pour rendre votre esprit abstrait n’est nullement ce que Dieu demande de vous, et ce n’est point la voie dont il s’agit. Nous tâchons que tout se concentre dans le cœur, sans nul effort de tête, car Dieu souvent cache ce qu’Il opère dans l’intime de l’âme sous des distractions vagues et involontaires, afin de le dérober à la connaissance du démon et de l’amour propre. L’abstraction de l’esprit a de grands inconvénients, car outre qu’elle ne fait guère de véritables intérieurs, elle nuit fort à la santé, et peut à la longue affaiblir l’esprit. Il n’en est pas de même de la volonté. Plus elle est excitée à l’amour, plus elle se repose dans cet amour, plus elle a de force. Elle ne s’affaiblit ni ne se lasse par ce divin exercice, au contraire elle reprend chaque jour une force nouvelle, non plus toujours une force aperçue, mais réelle. Accoutumez-vous donc à ce simple exercice d’amour dans la volonté qui, ramassant les autres puissances en elle, sans les forcer ni les contraindre, les réunit par l’amour dans le bien souverain, ainsi que l’Ecriture nous l’enseigne lorsqu’elle dit : passez en moi, [13] vous tous qui me désirez avec ardeur. Comme le désir ne peut appartenir qu’à la volonté, c’est par ce désir amoureux que nous passons en Dieu et non par la contention de la tête.

Ce que nous pouvons faire quelquefois, c’est de laisser tomber, par un retour amoureux au-dedans de nous, la distraction de l’esprit, et non par la contention de la tête, mais en cessant de retenir volontairement ce qui nous occupe l’esprit, comme une personne qui ne fait que laisser ce qu’elle tenait en sa main en l’ouvrant doucement. Alors tout tombe de soi-même. Soyez donc persuadé une bonne fois que c’est la véritable voie. La foi nue est pour l’esprit et l’amour pour la volonté, non que nous devions nous dénuer de nous-mêmes l’esprit, mais à la longue cette même foi le dénue des activités propres, et non pas toujours des distractions, car il y a une grande différence entre l’activité propre et volontaire de l’esprit et les distractions vagues et involontaires : la première arrête l’opération de Dieu, et la seconde ne sert qu’à la couvrir. Comprenez une bonne fois que nous ne pouvons jamais fixer notre imagination : il n’y a que Dieu seul qui le puisse faire, et Il ne le fait pas d’ordinaire par les raisons que je vous ai dit[es]. Lorsque l’âme [14] est accoutumée à aller à Dieu par l’amour dans la volonté, elle ne pense pas même à ses distractions, et elles ne lui nuisent point. Elle les laisse pour ce qu’elles sont, comme un grand bruit qui se ferait autour de nous ne nous empêcherait ni d’aimer ni de nous occuper de Dieu. L’âme éprouve même souvent que, malgré ces tumultes de l’imagination, elle goûte au-dedans un grand repos. Elle n’a garde de s’amuser à ce qui se passe dans sa tête, étant comme une chose séparée d’elle. Lorsqu’on s’occupe à se défaire de ses pensées, on perd cette douce tranquillité de la volonté en Dieu, et on fait comme une personne qui quitterait incessamment sa prière pour aller faire taire des chiens qui aboient. Laissons-nous donc totalement à Dieu, et ne songeons qu’à L’aimer et à faire Sa volonté : Il fera le reste Lui-même.

Il me vient donc dans l’esprit que ce qui vous a fait éprouver une si grande différence entre la facilité que vous aviez au commencement et la difficulté que vous trouvez maintenant, est que vous avez fait consister votre oraison dans une certaine suspension d’esprit qui se peut même faire naturellement sans aucun [15] don d’en haut, au lieu que l’oraison qui vient de l’amour et de la volonté est toujours accompagnée d’une grâce particulière, puisqu’elle est le fruit de la pure charité. La suspension et l’abstraction étaient la manière de contempler des philosophes, qui ne rend pas plus saint, quoiqu’on croie par là acquérir de la lumière. Ce n’est point la lumière que nous cherchons, mais l’amour qui, sans lumière distincte, nous enseigne par son onction toute vérité, et nous rend de ces véritables philosophes qui, au lieu de s’élever, ne songent qu’à s’abaisser devant cet Être suprême qui, comme un feu dévorant et sacré, détruit tout ce qui est de l’homme Adam en nous pour nous faire vivre par le nouvel homme en Jésus-Christ. Cette différence est d’une extrême conséquence, je vous prie de la peser.

J’ajoute à ceci que, quand l’oraison est trop sèche et ennuyeuse, il faut de temps en temps la réveiller par quelques petites aspirations vers Dieu ou, si l’âme est plus avancée et que ces aspirations courtes et éloignées soient moins faciles qu’au commencement, [16] il faut se servir d’un simple plongement vers son centre, ce qui se fait par abaissement et non par élévation. Cet enfoncement est aussi très utile pendant le jour au milieu des occupations, et cela se fait en un clin d’œil, et nous redonne pour l’ordinaire la paix et la tranquillité du cœur. Cette oraison dont je parle n’incommode jamais. Plus on est malade, plus on a de facilité à la faire, au lieu que celle qui se ferait par la tête augmenterait beaucoup la maladie et il faut la laisser pendant qu’on est malade ; cela est si vrai que les maîtres spirituels qui ont écrit sur la méditation, qui est beaucoup plus facile que l’abstraction, défendent aux malades de la faire, au lieu que le cœur n’est jamais plus paisible et plus tranquille que lorsque le corps est accablé de souffrance, ce qui donne une liberté à l’âme si grande qu’elle ne pense presque point à ses maux. Il y a un grand abus à ce que l’on s’imagine qu’il faut que la lumière soit [17] donnée directement à l’entendement, et que c’est cette lumière qui échauffe le cœur, mais c’est tout le contraire : la véritable lumière vient de l’amour. Ce feu échauffant éclaire, c’est pourquoi il est dit : spectate et videte2, parce que la lumière qui vient du goût et du cœur, ou de la volonté, est la sûre et vraie lumière. C’est pourquoi Osée ne dit pas : « La lumière vous enseignera toute vérité », mais l’onction3, et cette onction n’est vécue dans la volonté que par l’amour, le Saint-Esprit étant le Dieu d’amour et de vérité, et c’est par l’amour qu’Il donne la vérité.

- A.S.-S., ms 2176, pièce 7417, p. 11.

1Rom., 8, 5-8.

2Citation libre de Jean 1, 39 : Dicit eis venite et videte…

3Osée, 6, 3 : « […[ Nous entrerons dans la science du Seigneur, et nous le suivrons afin de le connaître de plus en plus. Son lever sera semblable à celui de l’aurore, et il descendra sur nous comme les pluies de l’automne et du printemps viennent sur la terre. » (Sacy).

.  De Lord Deskford. 24 octobre 1714.

Ma chère et respectable mère. Je vous rends grâces cordiales pour la lettre que vous m’avez envoyée, la dernière. J’ai grande raison d’adorer la bonté et la fidélité de mon cher petit Maître, qui attire et qui sollicite mon âme indigne et pourrie par tant de moyens d’amour. Quoique j’aie été toujours crasseux [sic] et infidèle, qu’Il soit béni à jamais, car c’est Lui qui arrache les pécheurs de l’abîme et qui nous donne à manger le pain de vie, afin que nous puissions retourner à Lui, qui est notre seule paix et notre seule force. Quoique avant la réception de votre lettre il me parût que j’avais une grande tendance à cette méthode que vous m’avez prescrite, je sens cependant depuis vos derniers avis une plus grande sérénité dans mon âme, et une plus grande facilité de pratiquer l’oraison de la manière que vous m’ordonnez. Et je sens que la présence divine pendant le jour, loin de m’empêcher [1 v°] de remplir les devoirs de mon état qui sont de l’ordre de la Providence, nous aide à les exécuter avec plus d’exactitude et de diligence. Je trouve aussi que la voie d’oraison dont vous parlez, j’entends celle d’une simple exposition de nos âmes devant Dieu, vide de tous désirs et de tous efforts, nous laissant à Lui afin qu’Il fasse en nous et de nous tout ce qu’il Lui plaît, communique cet esprit à nos emplois et même aux diversions auxquelles nous sommes assujettis à la Cour, plus que la méditation, la lecture ou toute autre voie.

J’ai par la grâce de Dieu un désir foncier et sincère d’être aua petit Maître, et de Lui sacrifier entièrement mon cœur, mon âme et mon moi-même, en Lui rendant le tribut du pur amour et de l’humble adoration qui appartient à Son excellence et à Sa perfection immense. Mais je sens un poids extrême de propriété et de vanité en moi, dont le diable se sert pour me faire abuser des meilleures lumières et des appels si engageants de la grâce : c’est la [2] la raison pourquoi je m’ennuie si aisément de l’oraison quand elle n’est pas accompagnée des douceurs, et que la moindre petite chose me touche et m’ôte la tranquillité et sérénité de mon âme. Je me trouve faible et rampant devant Dieu, et l’expérience que j’ai de ma vanité, de ma mollesse, de mon inconstance, et ce fonds de corruption qui est en moi me fait désespérer de mes propres forces, et me montre la nécessité de dépendre de Dieu seul et de Lui donner toute la gloire. Nourrissez-moi par votre charité, soutenez-moi par vos prières. Je m’imagine que j’en sens les effets, comme aussi des prières des autres saints. Le souvenir de vous m’attire doucement dans votre cœur, et dans celui de votre petit Maître pour y reposer et adorer avec vous paisiblement l’enfant Jésus.

J’ai souvent des lettres très tendres et très affectionnées de ma femme : elle m’a écrit qu’elle est grosse. Puisse le petit Maître former ce pauvre enfant à Sa propre image : puisse-t-il être Son enfant et Son tabernacle ! [2 v°] Tout l’intérêt que j’y ai, je le donne au petit Maître : priez-Le qu’il Lui soit pliable et souple, et qu’Il détruise, pendant qu’il est encore fleur en bouton, tout ce qui est désagréable à Lui. Depuis qu’elle m’a donné ces nouvelles, j’ai de temps en temps trouvé de petites sentences pieuses dans mes lettres, croyant qu’environ ce temps-ci de ses douleurs son âme sera plus capable de recevoir ces impressions. Mais je tâcherai de ménager ceci avec discrétion, de crainte par ma précipitation de gâter l’œuvre de Dieu qui connaît les temps et les moments pour toucher efficacement le cœur.

[Ici prend place une « Lettre d’une demoiselle anglaise religieuse du p[etit] m[aître] dans le couvent de son cœur, nommée Melle Fissec : Je ne saurais vous exprimer la consolation indicible… » que l’on trouvera reproduite par la suite.]

Post-scriptum

Très vénérable et bien-aimée mère, comme notre ami [le] d[octeur] K[eith]1 n’a pas encore envoyé la lettre que je vous écrivis il y a quelques jours, je prends occasion d’y ajouter ce petit mot pour vous prier d’offrir mon cœur et mon âme à notre aimable petit Maître et d’obtenir pour moi la grâce de la fidélité à Lui. Mon inconstance et ma corruption sont si effroyables que je n’ose rien promettre de moi. Toute mon espérance est en Lui, à qui je m’abandonne à jamais sans réserve afin qu’Il dispose de mon intérieur et de mon extérieur entièrement selon Son bon plaisir. L’amour propre voudrait bien se réserver quelque chose ici, mais la justice et la vérité n’en veulent rien permettre. Je vous prie aussi pour l’amour de notre cher petit Maître de m’écrire de temps en temps ce que vous croyez [3] pour le service de Dieu en mon âme, car chacune de vos lettres fait une impression très grande en mon cœur et la grâce dont notre Roi les accompagne me montre évidemment qu’elles viennent de Lui. Quand je vous écris, je tâche de vous exposer sans aucun déguisement le véritable état de mon âme, et de le faire tout simplement et sans réfléchir fort particulièrement ; mais comme je ne connais point mon cœur, je suis persuadé que je ne dis point les choses avec autant d’exactitude et de fidélité que je le souhaiterais, mais le petit Maître suppléera bien à cela. Mon père ayant depuis peu perdu sa charge2, nous irons bientôt en Écosse, et je crois que nous demeurerons ensemble pendant quelque temps. Je tâcherai avec l’aide du petit Maître d’être soumis comme Il a été.

Lorsque je me recueille pour prier ou pour me souvenir de Dieu, je sens souvent un certain doux sentiment de la présence de l’Être b incompréhensible. Cela se perd quelquefois par l’égarement de l’imagination ou par divers souhaits irréguliers, qui s’attachent au fond de mon cœur et se montrent aux occasions. Il se renouvelle par de petits souvenirs et par de courtes aspirations de louange. Quelquefois je me souviens que je dois outrepasser le sentiment pour jeter mon âme dans la suprême Essence et la parfaite et pure volonté du souverain Bien. Souvent je ne puis [3 v°] demeurer ma demi-heure entière à genoux sans trouver grande difficulté, mais je tâche de me faire une violence pour l’amour et l’obéissance du petit Maître. Ordinairement Dieu me fait souvenir de Lui souvent pendant le jour, mais peu de chose me distrait, et j’ai peu de courage. Que le royaume de notre Maître s’établisse dans tous les cœurs. Amen.

Du 24 [octo]bre 1714.

- A.S.-S., ms 2176, pièce 7417, page de titre :  « Copies de lettres de quelques trans à la mère des enfants du petit Maître avec des réponses de cette bonne m.», f°1 : « Lettre de milor Exford à notre mère traduite de l’anglais » - autre copie : pièce 7419 sous le titre « Quelques copies de lettres détachées ».

Lettre publiée par Henderson, Mystics of the North-East, p. 85-88 ; ce dernier paraît avoir suivi la pièce actuellement numérotée 7419 : nous donnons la seule variante significative (les autres proviennent de notre modernisation de l’orthographe).

On relève que les lettres de correspondants étrangers étaient traduites en français par Ramsay pour Madame Guyon.

Henderson indique que Lord Deskford était à Londres durant les mois de septembre à décembre 1714.

a d’être fidèle au Henderson.

b de [Dieu biffé] l’Être b

1 Dr. James Keith, intermédiaire dans les correspondances entre disciples écossais et Madame Guyon à Blois.

2Henderson cite the Earl of Oxford écrivant le 13 septembre 1714 : « Annandale will succeed Findlater. »

.  À Lord Deskford. Après le 24 octobre 1714.

Réponse de notre mère à cette lettre :

Ne vous inquiétez point, mon cher enfant, des pensées de vanité dans ce que vous faites pour Dieu pourvu que vous n’y adhériez point volontairement, car le démon emploie toute sorte d’artifices pour troubler l’âme tranquille. Quand nous sommes parfaitement convaincusa de ce que nous sommes par nous-mêmes et de ce que nous serions sans la grâce, il y a plutôt lieu de se moquer des suggestions du démon queb de les craindre. Quand on en fait cas et qu’on se trouble de ces sortes de pensées, il les multiplie à l’infini, mais lorsqu’on ne fait pas seulement de réflexion etc qu’on les méprise, il ne retourne pas si souvent à la charge. Vous n’avez qu’une chose à faire quand ces sortes de penséesd vous attaquent, qui est de demeurer ferme dans votre néant. Nous avons un grand exemple [4] de cela dans la mère de Dieu, lorsque l’ange et ensuite sainte Elisabeth lui donnente les plus grandes louanges qui se puissent donner. Elle ne s’en défendit point comme nous avons coutume de faire imparfaitementf, mais en rendant à Dieu gloire de toutes choses, elle dit qu’Il a regardé sa bassesse et son néant1 pour en faire ce qu’il Lui a plu, [f.2r°] et c’est ce qui fait le sujet de sa joie. Laissez donc passer tout cela et vous attachez plus fortement à Dieu par un profond anéantissement.

Goûtez les pensées qui ne sont point volontaires, ne dépendant pointg de nous : il faut les laisser écouler comme l’eau. Lorsque votre oraison est plus sèche, il ne faut pas vous en faire de peine, c’est souvent le temps où elle est la meilleure. Supportez en patience les ennuis et les sécheressesh et vous accoutumez peu à peu à une entière indifférence pour tous les états où il plaira à Dieu de vous mettre dans ces tempsi, car ce n’est pas nous-mêmes que nous recherchons dans l’oraison, mais de plaire à Dieu et de faire Sa sainte volonté. Comme les temps de sécheresse sont plus longs et plus fréquents que ceux de consolation, il faut faire alors une oraison de patience et donner à Dieu des preuves effectives de notre amour. Les sens sont comme [6] des enfants qui s’ennuient lorsqu’ils n’ont rien qui les amuse, mais cela n’attaque point le fond, au contraire. La sécheresse sert à nous éloigner des sentiments par la foi qui s’exerce dans ces temps-là, nous approche par conséquent davantage de Dieu, parce que Dieu ne Se fait point sentir : ce sont Ses dons et Ses faveurs qui se discernent et se goûtent. Dieu retire ces choses pour exercer comme je l’ai dit notre foi, et nous accoutumer à un amour plus pur qui, ne voulant rien pour soi, est content de ne rien avoir et que Dieu en use selon Son bon plaisir.

Je sais que ces temps sont durs à la nature et qu’elle fait ce qu’elle peut pour s’échapper de cette dure captivité, et si on n’y prend garde on fait plus souvent des fautes dans ce temps que dans un plus goûté, Dieu le permettant ainsi afin que nous nous attachions plus fortement à Lui par la foi, l’abandon et l’amour, puisque c’est en ce temps que nous en avons le plus de besoin. Il y en a qui se dégoûtent et ne sont pas fidèles à l’oraison dans ce temps-là, quoique ce soit celui où elle soit le plus utile. Soyez-y donc fidèle et témoignez à Dieu votre amour dans ces occasions pour reconnaître celui qu’il vous a témoigné dans les autres temps. Le temps de la [f.2 v°] sécheresse et de peine est un temps bien précieux et [7] qui fait beaucoup avancer l’âme, où Il nous met à nu pour nous faire courir plus fortement et plus légèrement. Les dons de Dieu nous appesantissent et nous recourbent vers nous-mêmes par les réflexions, mais la foi qu’on exerce dans les sécheresses nous tire insensiblement hors de nous-mêmes et nous approche davantage de Dieu.

J’ai une grande joie de la disposition où est votre épouse. J’espère que votre union en deviendra une de grâce aussi bien que de nature. Je la recommande de tout mon cœur au petit Maîtrej, aussi bien que le petit enfant qui est dans son sein. J’aime votre simplicité, et vous m’êtes plus cher que je ne saurais vous dire. Livrez-vous doucement à la paix et à la tranquillité lorsque Dieu vous la donne. Qu’il est doux de marcher lorsqu’Il nous porte dansk Ses bras, mais il faut être également contents ou de nous laisser porter ou de marcher à Sa suite parmi les ronces et les épines. On se crotte, on se déchire quelquefois en marchant, mais tout est bon dans la volonté du petit Maîtrel.

J’ai beaucoup de joie de la résolution que vous avez prise de contenter autant que vous pouvez milord votre père. C’est l’ordre de Dieu sur vous, et toute dévotion qui ne va pas à remplir ses devoirs m’a toujours été un peu suspecte, car Dieu ne change guère l’ordre qu’Il a mis dans les choses. Il nous sanctifie par des moyens qu’Il y a préparésm, et non pas en en choisissant [8] d’autres qui ne servent qu’à contenter l’amour propre et la propre volonté. On se croit souvent saint en faisant ce qu’on ne devrait pas faire et ne faisant pas ce qu’on devrait faire. Ces moyens que Dieu a choisis nous affermissent dans l’humilité. Nous ne voyons rien, ni les autres, d’extraordinaire dans notre conduite ; mais Dieu qui voit le fond de nos cœurs met le poids àn cette conduite simple et uniforme qui nous fait remplir Ses desseins éternels sur nous. D’ailleurs [f.3 r°] cette vie simple et d’attachement à ses devoirs n’est pas sans épines, ce qui fait mourir la nature à elle-même, lui laissant peu d’usage de sa propre volonté. On verra dans l’éternité des âmes éminentes en sainteté qui n’ont mené aux yeux des hommes qu’une vie toute commune. Les choses ne sont grandes devant Dieu que par le principe dont elles partent, et non par ce qu’elles ont d’extraordinaire aux yeux des hommes. Quels miracles Jésus-Christ n’aurait-Il pas pu faire pendant trente ans de Sa vie cachée, où Il travaillait comme un pauvre charpentier2 parce que c’était l’ordre de Son père ? Que ne méritait-Il point alors pour les hommes ? Il n’est rien dit de Lui pendant tout ce temps-là sinon : erat subditus illis3. Soyez donc de même bien petit, bien simple, bien soumis, sans regarder les personnes qui vous commandent, s’ils ont raison ou non, ne regardant que Dieu en eux qui Se sert souvent de leur déraison pour faire Son œuvre en nous. Cependant il faut observer que [9] notre obéissance aux hommes ne doit jamais aller contre la loi de Dieu et contre ce qu’Il veut de nous pour l’intérieur, car comme cet intérieur n’est connu que de Lui et qu’on ne sait pas ce qui se passe au-dedans, l’homme n’y a aucun droit.

Je vous prie de ne vous point faire de violence pour vous tenir à genoux : la violence qu’on se fait en affaiblissant le corps serto souvent de distraction à l’esprit. Lorsque vous aurez commencé votre prière à genoux, asseyez-vous tout simplement. Les enfants doivent vivre en enfants, et non pas vouloir faire comme les grandes personnesp. Ce n’est pas la posture du corps que Dieu demande, mais la [f.2 v°] situation du cœur. Je vous embrasse, mon cher enfant, des bras du petit Maîtreq.

Voilà4, mon cher M[ilord], ce que notre mère m’a dicté pour vous. Votre droiture, candeur et simplicité lui font grand plaisir et vous êtes un de ses plus chers enfants.

[Seul Henderson, qui suit le manuscrit de Cullen House, donne le paragraphe suivant :]

Je vous prie de garder toujours une copie des lettres5 que je vous écris de la part de notre mère. Il faut en faire faire quelque jour un recueil et les envoyer à Dr. K[eith] afin qu’il les envoie avec les autres écrites aux amis à M. P[oire]t.

[L’ensemble des pièces donne :]

Unissez-vous à notre M[aître], à tous ses enfants répandus par le monde le jour, et si vous pouvez la veille de Noël, qui est le 25 décembre ici et à ce que je crois le 14 décembre chez vous. On demande alors que le petit M[aître] étende son règne par toute la terre et dépêche l’heureux temps, quand tous les hommes l’adoreront en esprit et en vérité.

[La pièce 7418 et Henderson continuent par : ]

 J’espère que votre chère miladie accouchera d’un petit milord. J’aurai un jour peut-être l’honneur d’être son gouverneur. Adieu, mon cher milord, personne ne vous honore et ne vous aime plus parfaitement que moi. Ce 24e octobre.   

- A.S.-S., ms 2176, pièces 7417, 7418 - Dutoit 4.90, p. 268 – Henderson, p. 88, reproduit seulement l’adjonction de Ramsay d’après le ms. de Cullen House, après avoir repéré la lettre Dutoit 4.90, à laquelle il renvoie pour le texte principal. Le destinataire de cette lettre ne figure pas dans le supplément situé à la fin du dernier volume de Dutoit (comme c’est le cas pour Fénelon, Metternich, etc.).

Nous donnons toutes les variantes, compte tenu de la rareté des manuscrits correspondants aux lettres éditées. On relève dans le cas présent un assez grand nombre de corrections qui affectent parfois légèrement le sens profond (sans toutefois que le premier éditeur Poiret en ait été conscient : adjonctions de Dieu ou divin ou Notre Seigneur, singulier affecté aux sécheresses).

a sommes véritablement convaincus D.

b plutôt sujet de se moquer du démon et de ses suggestions que D.

c multiplie sans fin, mais lorsqu’on n’y fait pas seulement attention et D.

d ces pensées D.

e donnèrent D.

f nous le faisons imparfaitement D.

g anéantissement. Toutes les pensées qui ne sont pas volontaires ne dépendent point D modification du sens.

h ennuis de la sécheresse D.

i ce temps D singulier ; dorénavant nous ne donnons que les variantes modifiant le sens.

j à Notre Seigneur D.

k entre D.

l de Dieu. D.

m par les moyens qu’il nous a préparés D.

n fond du cœur sait mettre le prix à D.

o point forcer à vous tenir à genoux : la violence qu’on se fait pour cela en affaiblissant le corps et le peinant sert D.

p les grands. D.

q du divin petit Maître. D ajout.

1 Luc, 1, 47-48.

2 Marc, 6, 3.

3 Luc, 2, 51.

4Cette adjonction par Ramsay figure dans les copies des A.S.-S. et dans celle, reproduite par Henderson, qui se trouvait à Cullen House.

5Henderson souligne l’intérêt de l’information : « This is most interesting information, which shows how the large collection of Madame Guyon’s letters was formed. » Nous notons la confiance de Madame Guyon envers Poiret, ce qui justifiera la publication de la Vie par ce dernier, malgré l’opposition de Ramsay. Celui-ci œuvre cependant ici (« Je vous prie de garder toujours une copie des lettres ») en vue d’une future publication de la correspondance par Poiret.

.  De Lord Deskford.

[....] je tâcherai selon vos ordres de remplir avec exactitude les devoirs de mon état. Surtout je suis résolu d’honorer et de complaire à mon père en tout ce que je pourrai et de ne lui donner aucun juste sujet de se scandaliser contre la bonne voie. Je vois, comme vous dites, que c’est la volonté de Dieu sur moi, et de faire autrement serait donner un faux témoignage du petit Maître et de Ses enfants.

Notre patrie est déchirée des partis et des factions1. L’ambition, l’avarice, la violence, et l’envie, la malice, et toutes sortes de passions dominent des deux côtés. La plupart des hommes semblent avoir oublié2, et ne l’avoir point dans leur pensée. Plusieurs vont jusqu’à se moquer de toutes religions, et de tous ceux qui en sont touchés. Il est fort difficile pour les enfants du petit Maître de savoir comment se comporter, car ils ne peuvent pas entrer dans les excès ni de l’un, ni de l’autre parti. Mais il faut recevoir toutes choses de la main de Dieu avec joie, avec action de grâces. Notre seule consolation est que c’est Dieu qui gouverne le monde, et que dans son temps Il lèveraa l’ordre de la confusion, et fera réussira les plus malignes [sic] stratagèmes des démons et des impies pour le bien de Ses enfants et pour l’accomplissement de Ses desseins.

Vous voyez, mon cher R[amsay] que j’écris à notre mère tout ce qu’il me vient à la tête, trouvant que cette méthode plaît plus au petit Maître et que les [illis.] et méprises ne sont rien, quand la sincérité n’est pas blessée, et valent mieux que les précautions. Dieu accompagne toutes les lettres de notre mère avec de nouvelles [illis.] de sa grâce et de nouvelles forces dans le petit Maître. Adieu.

[f°.1v] « copie de la fin d’une lettre d’un Anglais, enfant de maman » :

Je vous prie de me faire savoir l’état de vos disputes ecclésiastiques : plusieurs des protestants qui jugent en prophètes et expliquent les passages de l’Apocalypse contre l’Église romaine, attendent de grands événements de ses disciples, et avec joie un schisme dans l’Église gallicane par le jansénisme.

- A.S.-S. pièce 7418. On introduit ici la transcription  de deux fragments qui se suivent sur la copie, premier folio, devant la lettre du 24 octobre de Lord Deskford : « Ma chère et respectable mère. Je vous rends grâces cordiales… ». Le second fragment, « copie de la fin d’une lettre… », précède immédiatement « Réponse de notre mère à cette lettre [du 24 octobre] : Ne vous inquiétez point mon cher enfant… ». Mais la réponse de Madame Guyon aux « pensées de vanité » indique qu’il s’agit ici d’un oubli du copiste, justifiant notre adjonction entre crochets de la date du 24 octobre au passage qui vient d’être cité et qui pointe sur la lettre que l’on a lue précédemment.

1Il s’agit des disputes entre écossais en majorité jacobites : les uns sont partisans d’un compromis avec les Anglais (dont le père de Lord Deskford), les autres (dont Lord Deskford) sont prêts à la lutte armée. On sait que ces derniers l’emporteront, ce qui conduira à deux révoltes successives. La dernière se terminera par le désastre de Culloden (1745).

2Lacune : oubli de la bonne voie ?

a Lecture incertaine.

.  De Lord Deskford. Fin 1714 ou début 1715.

Autre lettre de milord d’Ex[ford].

Très vénérable et bien-aimée mère, je sens un penchant de vous appeler ainsi à cause de la grande affection que vous montrez pour moi en Jésus-Christ, et de l’autorité qu’ont vos paroles sur mon esprit. Je bénis Dieu de ce qu’Il Se sert de vous pour me donner le lait spirituel qui m’est nécessaire pour entretenir mon âme. Quoique dans le général je ne trouve point de difficulté de m’abandonner à Dieu, cependant lorsque mon esprit envisage les croix, [18] les traverses, les bouleversements, les obscurités et les sécheresses par où il faut passer pour être entièrement à l’amour, ma nature frémit et voudrait bien retourner sur ses pas ; mais mon Père céleste m’encourage, me soutient et me dit secrètement au cœur qu’il est juste que je sois à Lui, et que je ne dois point craindre puisqu’Il sera avec moi.

Depuis que j’ai reçu votre dernière lettre, j’ai trouvé une grande facilité de me recueillir pour écouter Dieu, qui est partout, et qui veut régner en mon âme, mais mon oraison me semble quelquefois un peu bouillante, car comme Dieu me favorise d’un sentiment doux et simple de Sa sainte présence, souvent je fais trop grande attention à cette douceur, et je tâche de la retenir par des efforts de tête au lieu de cesser pour laisser agir Dieu dans mon cœur. Je fais ceci souvent naturellement et non de dessein prémédité, mais aussitôt que je l’aperçois, je tâche de rentrer dans ce calme. Je ne sais si je m’exprime assez bien pour me faire entendre, mais je ne doute pas que Dieu ne vous donne une connaissance suffisante pour me donner les directions nécessaires. Je ne me connais pas moi-même, et je ne saurais faire nul fond sur mes propres idées. Quelquefois, lorsque ma tête est affectée par ces douceurs sensibles, je sens une crainte des esprits qui agitent les prophètes de nos jours1, mais mon remède est de retourner à Dieu et de tâcher de me contenter de Lui, et de me réjouir en Sa présence.

Une autre question que je voudrais vous faire, c’est comment ferais-je pour m’oublier moi-même en l’oraison, car les réflexions sur moi et sur mon état m’importunent [19] souvent. Mon remède est de tâcher de retourner à Dieu. Il y a en mon âme des monceaux de méchanceté qui ne se montrent pas à présent, mais ils se verraient bien s’ils avaient des occasions. Je ne puis pas vous représenter mes défauts et mes imperfections. Dieu le fera s’Il le juge à propos. Les conseils et la charité de notre cher ami d[octeur] K[eith] m’ont été de grande utilité. Je prie le bon Dieu qu’Il l’en récompense. Souvent je me sens attaqué par mille imaginations et soucis frivoles, qui ne conviennent point aux associés à l’enfance. Aujourd’hui que je vous écris, mon imagination a été remplie de beaucoup de petites craintes et fantaisies qui ne valent pas la peine d’être couchées par écrit, quoique je ne les cacherais pas si j’étais auprès de vous. Je les raconte tout librement à d[octeur] K[eith] lorsque nous sommes seuls.

Une partie de ces choses, c’est que ma femme [et] ce côté-là de mes amis sont du parti qui ne s’avoue pas à présent. Mon père2 est d’une inclination contraire, quoique non pas violente, ni outrée. La plus grande partie de ses dépendants et amis sont violents pour le parti présent. Pour moi j’obéis à mon père dans toutes les choses indifférentes, ou pour le moins mon inclination est de le faire. Comme il ne sait pas parler français, j’ai dit au roi et à ses ministres allemands avec fidélité ce que mon père m’a ordonné3. Nonobstant cela il a perdu sa charge, à cause qu’il a suivi les mesures de la feu bonne reine pendant ces deux dernières années. Je me soumets avec joie à la Providence. La politique ne trouble guère mon esprit. Cependant il faut que j’avoue que j’ai une pente secrète pour le parti qui a le dessous à présent, tellement que si la Providence favorisait ce côté-là, je serais bien éloigné d’en être fâché. Nonobstant cela, j’ai une certaine imagination que, s’il y avait des guerres civiles, ce serait une source de souffrance pour moi et pour notre famille, à cause de la part que mon père a eue dans les mesures publiques.

J’ai un sentiment que c’est mon devoir d’oublier tous ces soucis, de ne point entrer dans les intrigues, ni d’être aucunement actif pour les bouleversements, de laisser agir la Providence, et dans les occasions, de faire une bonne fois ce que la Providence demande de moi selon mes devoirs particuliers, en tâchant d’agir pour l’amour de Dieu dans l’état où Il m’a mis, me contentant et me réjouissant perpétuellement devant Lui, puisque Sa volonté est bonne, parfaite et adorable, et [que] mes idées sont frivoles et méritent d’être négligées. Je n’aurais pas écrit tout ceci par la poste. Après la mort de la bonne reine4, nous étions en crainte d’être pillés à tous moments et encore [20] plus maltraités des montagnards5 en cas de soulèvements, et il y avait des intelligences qui nous faisaient croire que ces craintes n’étaient pas mal fondées.

Les compagnies du monde ne m’attirent plus beaucoup à cause que, pendant quelque temps, je n’avais pas cette gaieté et enjouement que j’aurais à présent, à ce qu’il me semble, si je me laissais conduire entièrement par l’enfance. Mais j’ai un naturel fort aisé qui se laisse facilement entraîner par la complaisance. Par exemple le jour que M. F[orbes]6 est venu en ville, je me suis laissé persuader par le frère7 de ma femme à demeurer avec lui plusieurs heures à boire. Lorsque je fis connaissance avec lui, il avait de l’inclination pour la piété. Pendant qu’il demeurait en Écosse, ce penchant a été nourri par la grâce de Dieu et par les bons conseils de mon cher ami le chevalier P. Murray8, mais depuis ce temps-là les flatteurs, la prospérité et les attraits du monde l’ont beaucoup gâté et lui ont fait perdre le goût de l’intérieur. Je prie que le bon Dieu aie pitié de lui, et Se fasse justice en son âme. Lorsque je suis en Écosse, il n’y a personne à qui je parle tant des affaires intérieures qu’au chevalier Murray. M. F[orbes] vous dira son caractère : c’est un homme qui n’affecte rien d’extraordinaire, mais qui est grandement touché de Dieu et qui témoigne grand respect pour vous. Il n’entend pas le français, mais il souhaite fort de voir quelques-uns de vos livres en anglais. Son frère D[avid] M[urray], qui est mort, a été un homme fort craignant Dieu, et adonné à l’intérieur. Quelques-uns de mes amis ont grande vénération pour lui.

J’écris tout ceci afin de m’exposer entièrement devant vous. Je ne m’attends point à des réponses particulières à chaque point de ma lettre, si vous ne le trouvez à propos. Pour ce qui regarde les réflexions pendant l’oraison dont j’ai parlé au commencement de la lettre, elles font quelquefois des retours pour voir si je suis dans l’état où je voudrais être. Quelquefois ce sont des retours de vanité, suscités sans doute par la nature et le démon. Je tâche de n’y faire point d’attention, mais de m’occuper de Dieu, et des choses auxquelles Il m’applique. Le souvenir de vous et de votre cœur me recueille souvent. Je m’abandonne à Dieu, et je m’en vais le faire pour L’adorer et L’écouter. Je suis entièrement à vous dans le fond de mon cœur en Jésus-Christ, qui est votre maître, votre roi et votre époux. Que Son [21] règne s’établisse en tous les cœurs. Priez Dieu pour moi. Envoyez-moi toutes les directions que vous me croyez propresa. Je me soumets à Dieu pour recevoir les influences de Sa grâce par votre moyen, et par aucun autre qu’Il trouvera à propos. Que Sa volonté soit faite. J’ai lu dans un livre depuis peu que Jésus-Christ nous aime tant qu’Il nous porte en Ses entrailles. Je crois et j’admire Son amour. Comment ferai-je pour reconnaître un amour si grand, et que rendrais-je à mon Seigneur pour tous ses bienfaits dont Il me comble à chaque moment ?

My dear friend A. R[amsay]. After the long letter I have written above I have nothing to say to you, but only to give you thanks for your constant and affectionate friendship and to assure of my most sincere good wishes. If the worthy person who is with you, or you yourselfb, has anything to write to me, let it be directed to the care of our dear friend Dr K[eith]. What comes from that hand, comes, as I am convinced, from a higher level source, and has great influence on my spirit. Continue your love, remembrance and good will, for I can assure you, I am most cordially yours. Wether my desire of seeing you, papers as you send may not have a great mixture of curiosity I can’t tell, or wether I am sure that it has, but yet I am likewise convinced God makes very good use of them in my heart. May it and yours and all hearts be entirely His. November 17th.

- A.S.-S., ms 2176, pièce 7417, p. 10 & ms 2177, pièce 7423, comportant l’addition à Ramsay - Henderson (M.N.E.), p. 88-92 - Revue Fénelon 1910-1911, « Madame Guyon, directrice de conscience, quelques lettres inédites », [1911] 166-169.

a[sic] : les conseils de direction spirituelle.

b[sic] : répétition (yourself suffirait).

1Référence aux prophètes protestants français des Cévennes qui visitèrent en réfugiés l’Angleterre et l’Écosse et créèrent une certaine agitation.

2Henderson fournit les précisions suivantes : « Chancellor Earl of Seafield, v. Macky (Characters, p. 182) : « a gentleman of great knowledge in the civil law […] He affects plainness and familiarity in his conversation, but is not sincere […] a soft tongue. » Le parti « qui ne s’avoue pas à présent » est le parti jacobite dans cette période de domination anglaise ; son père tente une certaine collaboration.

3Henderson cite un passage indiquant la volonté de son père « to have his son here [at Cullen House, demeure des Deskford] for going to the King [Georges de Hanovre] », afin d’éviter la ruine familiale.

4Anne (1665-1714), reine d’Écosse (1702-1714), fille de James VII, mariée en 1683 au prince George de Danemark.

5Highlanders. Henderson souligne la crainte des gens des environs de Cullen, qui sont armés pour s’en défendre.

6William, Master of Forbes.

7Lord Dupplin.

8Sir Patrick Murray of Auchtertyre.

.  À Lord Deskford. 12 janvier 1715.

[228] C’est de tout mon cœur, mon cher M[ilord], que je veux bien être votre mère, mais vous ne savez pas à quoi cette qualité m’engage. Je ne la prends pas aisément à cause de cela : jusques à présent Dieu m’a châtiée pour l’infidélité des enfants, Il me fait souffrir pour eux. Mais aussi Il leur demande à mon égard une grande docilité et simplicité, de sorte que j’ai bien compris combien Jésus-Christ a souffert pour enfanter les prédestinés, car quoique nous soyons unis en Jésus-Christ à tous ceux qui veulent L’aimer, nous ne portons les langueurs et les peines que de ceux qu’Il nous donne pour véritables enfants.

Vous ne devez point craindre les croix, les sécheresses et les peines par [229] où Dieu fait passer. Outre qu’elles ne sont pas égales pour tous, c’est que le bonheur, qui suit la fidélité à les porter pour l’amour de Dieu, nous fait comprendre, lorsque nous sommes arrivés au but, que ce n’étaient point des véritables croix ni des peines, mais des miséricordes infinies de Dieu. Il faut être purifié en ce monde ou en l’autre : cent années de souffrance en cette vie n’égalent qu’à peine un jour des souffrances de l’autre pour être purifié ; et il y a encore cette différence que ce que nous souffrons en cette vie, qui est si peu de chose, acquiert, comme dit saint Paul, un poids immense de gloire1 en l’autre, et (ce qui est plus que tout cela) donne une très grande gloire à Dieu, car nous devons plus estimer la gloire de Dieu et Son bon plaisir que toutes les récompenses.

Je comprends bien que les grâces douces et consolantes excitent en vous une certaine activité amoureuse : la nature, qui veut prendre sa part de tout, tâche de l’augmenter encore ; [230] mais il faut mettre le holà à la nature, laissant tomber par un repos tranquille les efforts qu’elle voudrait faire soit pour correspondre activement à Dieu, soit pour augmenter sa sensibilité. Vous trouverez dans ce repos moins actif un goût beaucoup plus délicat, plus pur, plus simple, quoique moins sensible, que dans ce bouillonnement2 dont vous parlez.

Ce que Dieu demande de vous est un grand abandon intérieurement et extérieurement, parce qu’Il vous conduira par la main comme Son enfant. Accoutumez-vous de bonne heure à vous laisser conduire par toutes les routes où Il trouvera bon de vous mener, douces ou amères, par des routes unies et agréables, ou dans des déserts pleins de rocher. Tous lieux sont bons, et tous pays sont égaux lorsqu’on est à Sa suite. S’Il vous mène quelquefois par des lieux arides, c’est pour vous faire trouver ensuite les eaux de source. Ne craignez rien en Le suivant, ou plutôt craignez de craindre et de ne Le pas suivre aveuglément. Dans les commencements on caresse les enfants, parce qu’ils [231] sont encore petits et faibles ; mais quand ils sont devenus grands, le père, quoiqu’il les aime beaucoup plus, a une conduite sévère. Il les emploie alors pour sa propre gloire : Virtus filiorum, gloria patrum.

Ne craignez point de tomber dans l’état des (nouveaux prétendus) prophètes3, mais il faut prendre garde de ne point trop employer votre tête dans votre oraison, qu’elle se fasse dans la volonté4 : c’est l’amour que Dieu veut, et non la forte application de l’esprit. Cela tombera peu à peu. Cette voie ici est simple, droite, pure, dégagée de fantôme et d’enthousiasme, puisque même le sensible de la volonté se perd peu à peu. C’est pourquoi il faut aller par la foi pure, qui croit Dieu tout ce qu’Il est, sans vouloir rien chercher en Lui que Lui-même. Dans les commencements, la tête paraît prendre quelque part à ce qui se passe au-dedans de nous ; insensiblement il s’y fait comme un bandement5, qu’il faut négliger et laisser tomber comme on peut, afin que la volonté ne soit occupée que de l’amour. Car ce n’est point ce qui est dans la tête qui nous [232] fait devenir véritablement intérieurs, mais la foi seule et l’amour. Il est vrai que, comme la volonté tâche de réunir d’abord toutes les puissances en elle, cela fait d’abord comme une contrainte à l’esprit, à cause de leur dispersion ; mais à mesure qu’elles se réunissent par l’amour, la tête demeure simple, dégagée, et sans contention. J’espère que vous aurez un jour l’expérience de ce que je vous dis.

Ne vous occupez volontairement d’aucune de toutes les pensées dont vous me parlez, car on n’est pas toujours maître d’empêcher ce qui se passe par la tête. L’abandon à Dieu pour le présent et pour l’avenir est tout ce qu’il faut. Ce qui paraît le plus contraire est souvent ce qui ramène toutes choses en une, et Dieu se sert très souvent de contraires pour réussir dans Ses desseins. Laissons-Le faire : Il fera toujours tout pour le mieux. Il aime souvent mieux faire un saint qu’un empereur de tout le monde. Mais enfin sans s’occuper de quoi que ce soit, laissons-Le agir selon Sa gloire et Son bon plaisir. Ce serait une infidélité de nous occuper de l’avenir. [233] Laissons la rivière aller son cours : elle trouve ses bornes dans la mer de la volonté divine.

Nous sommes présentement dans le temps de l’enfance du divin petit Maître : je souhaite fort qu’Il vous communique de plus en plus Son enfance. Plus vous serez enfant, plus vous serez agréable à Ses yeux ; et Ses délices sont d’être avec les enfants des hommes6, comme dit l’Écriture, qui assure aussi qu’avant tous les siècles, la Sagesse se jouait devant Dieu, ce qui nous fait comprendre que la véritable sagesse n’est point un extérieur composé, ni une prudence affectée, mais une simplicité, candeur et innocence de petits enfants.

Pour l’oubli de soi, il ne vient pas tout d’un coup, mais peu à peu, à force de laisser tomber toutes les réflexions. Ne vous amusez point à regarder dans l’oraison ni ce que vous faites, ni comme vous êtes. Abandonnez-vous totalement à Dieu, sans réserve et sans vous inquiéter de vos imaginations : tout ce que vous avez [234] à faire est de ne les jamais entretenir volontairement. J’espère beaucoup de votre âme, si vous êtes fidèle à vous laisser entre les mains de Dieu. Croyez-moi en Lui véritablement à vous.

Ce n’est pas par effort qu’on peut ni s’oublier soi-même, ni oublier les autres créatures. On ne peut jamais éteindre les activités vagues et involontaires de l’esprit et de l’imagination en les combattant par nos propres forces : au contraire, cela les augmenterait. Mais il faut cesser autant qu’on peut toute occupation volontaire des créatures, soit de soi-même, soit des autres. Il faut se détourner doucement de toute complaisance, vanité, activité propre et volontaire, et pour ce qui est involontaire, il faut le porter, comme nos autres misères, jusqu’à ce que Dieu les détruise Lui-même par Son opération.

Quand je dis qu’il faut mettre le holà à la nature, ce n’est pas qu’il faille de soi-même se dénuer de toute activité et se mettre dans une passiveté opérée et efforcée par la créature. Cela serait et dégénérerait en [235] une vraie oisiveté infructueuse. Il faut nourrir toujours une certaine amoureuse activité de la volonté, qui loin d’être impétueuse et bouillante, est au contraire très calme et paisible ; et loin que l’âme cesse alors d’agir en se contraignant et s’efforçant, elle agit d’une manière beaucoup plus réelle, plus foncière, et plus centrale, parce que son action se concentrant toute dans la volonté et l’intime de l’âme, elle est d’autant plus noble et plus efficace que l’imagination et les sentiments y ont moins de part.

Depuisa celle-ci écrite, j’ai perdu mon vrai père, et mon plus cher enfant, dans la personne de M. de St. François7. Mais nous ne l’avons pas perdu. Il est dans le sein du petit Maître8. Il est notre intercesseur dans le ciel.

Jusqu’ici9 c’est notre mère qui m’a dicté, mon cher milord. Permettez-moi d’ajouter un petit mot. L’action de la pure flamme, quoiqu’elle paraisse fort tranquille, est néanmoins infiniment plus vite que celle des eaux les plus rapides. C’est que nous mesurons la vitesse du mouvement selon que le changement successif des lieux est plus prompt et plus remarquable à nos sens, mais quand cette succession, à cause de sa vitesse, échappe le [au] discernement de notre vue, nous la croyons ou immobile ou lente. De même dans le monde intellectuel, nous mesurons l’action de nos puissances selon la multiplicité et l’ardeur de nos actes successifs et distingués, quoiqu’il y ait une action bien plus vitale, efficace, noble et intime qui paraît moins parce qu’elle est moins distincte et moins superficielle. De plus les idées vives de l’esprit et les émotions ardentes de la volonté ont une connexion naturelle avec le mouvement du sang et des esprits animaux et le branlement des fibres et des nerfs, mais quand l’opération de l’âme est plus concentrée, elle n’influe pas tant sur la machine animale et par conséquent n’est pas si sensible, quoiqu’elle soit beaucoup plus réelle et efficace [….] Pardonnez-moi si je mêle mes idées et explications imparfaites avec des vérités si pures. Je tâche de vous bégayer comme un simple enfant et de vous dire ce que je conçois de l’opération de notre Père céleste. J’espère qu’Il agréera ma simplicité.

Nous sommes à présent doublement unis : la filiation spirituelle, et la fraternité divine qui nous rend les enfants de la même mère est encore plus forte que tous les liens d’une respectueuse amitié qui m’unissait à vous auparavant. Puissions-nous par le cœur de notre mère nous perdre un jour entièrement dans le sein de notre Père céleste. Amen et amen. M. F[orbes], qui est arrivé ici en bonne santé, vous fait ses compliments et vous embrasse du meilleur de son cœur. Le neveu de M. de Saint François [le marquis de Fénelon] vous fait bien des compliments10. Il a vu quelque-unes de vos lettres à notre mère et il y a un grand rapport entre son naturel et le vôtre, car il a une grande candeur et simplicité. N’oubliez pas de le resaluer dans vos lettres, car il vous aime fort quoiqu’il ne vous ait jamais vu. Et je vous appelle souvent le marquis de F[énelon] écossais, et lui [le] Milord Desk[ford] français. Je vous prie de me faire savoir votre adresse en Écosse, afin que je vous écrive tout droit sans donner la peine à notre cher Dr. K[eith]. My dear father the A[rchbishop] of C[ambray] is dead. He left his blessing to all ye transmarin friends and lovers of ye N. M.11 You are of the number. Unite yourself to him in the presence of God et you [wil]l find the bless[e]d effects of such an union. Our dear mo[ther] is equally afflicted and abandonn[e]d to the divine will.

Jan[ua]ry. 12. N.S. 1715.

- Dutoit, t. III, Lettre 53, p. 228-235 ; complété par Henderson (M.N.E.), p. 94-95, transcrivant le ms. de Cullen House.

aAddition du ms. de Cullen House qui porte sur ce dernier court paragraphe dicté par Madame Guyon et sur tout l’ajout de Ramsay.

1II Cor., 4, 16-17 : « C’est pourquoi nous ne perdons point courage ; et bien que notre homme extérieur se consûme, néanmoins l’homme intérieur se renouvelle de jour en jour. – Parce que les afflictions si courtes et si légères, que nous souffrons en cette vie, produisent en nous la durée éternelle d’une gloire incomparable. » (Amelote).

2 V. le début de la lettre précédente : « …mon oraison me semble quelquefois un peu bouillante… »

3Protestants français émigrés des Cévennes : v. lettre précédente.

4V. Benoît de Canfield, etc.

5Bandement : dérivé de « bander », tendre avec effort.

6Prov., 8, 30-31.

7Fénelon, décédé à Cambrai le 7 janvier 1715, appelé « M. de St. François » dans la correspondance « secrète ». Le marquis de Fénelon utilise aussi ce nom dans son livre de lettres.

8Voir Dutoit, t. IV, lettre 129, p. 511 : « …il est présentement dans le sein de Dieu. Il est plus que jamais avec nous si nous savions le trouver dans notre centre commun. »

9Ajout par Ramsay à l’intention de Lord Deskford.

10Ramsay atteste ainsi de la présence à Blois de Forbes et du marquis de Fénelon, neveu du grand Fénelon (« M. de Saint François », appell ation que l’on retrouve dans le cahier des lettres du marquis).

11Notre Mère. (Henderson donne L. M., proba ble coquille.)

.  À Lord Deskford. 13 mars 1715.

Ce 13 de mars 1715.

Voici1, mon cher Milord, une lettre de la part de notre mère avec plusieurs jolies chansons2 pour vous réjouir. J’y ai joint aussi la copie d’une lettre de mon cher père, qui est à présent dans le sein de Dieu. Unissez-vous à lui : il vous procurera de puissants secours3. C’était le plus grand et le plus petit4 des hommes. Tout ce que le monde admirait en lui n’était qu’un voile pour le cacher des yeux des hommes, tout ce que les âmes pieuses condamnaient en lui était l’effet de la plus pure abnégation, de manière qu’il était également caché et des profanes et des dévots, et encore plus de lui-même. Je sens à présent que pour un père que j’ai perdu sur terre, j’ai gagné un protecteur dans le ciel. Les sens et l’imagination ont perdu leur objet, mais mon cœur le trouve dans notre centre commun5. Il répand sur moi un rayon de cette paix céleste dont il jouit, quand je m’y unis en simplicité et sans détour. Il m’est un canal de grâce. Il vous le sera aussi, si vous vous y unissez avec foi. Il a donné en mourant sa bénédiction à tous les enfants du petit Maître. Si vous en connaissez quelques-uns près de vous, dites-le leur.

Je vous aurais écrit plus tôt, mais nous pensâmes être orphelins depuis peu et perdre notre mère, qui a été trois fois aux portes de la mort par un catarrhe qui lui tomba sur la poitrine et pensa l’étouffer. Mais le petit Maître a eu pitié de nous et a fait …a, ainsi que trois saignées l’ont beaucoup soulagée, quoiqu’elle soit encore fort faible et alitée. C’est de son sang que j’ai écrit ces paroles qu’elle me dit de mander à tous les enfants du petit Maître : dans le fort de sa maladie, on me les dicta. Voici la chose la plus précieuse que je saurais vous envoyer. Gardez-la chèrement et accusez-m’en la réception, comme aussi de cette lettre.

Comme notre mère ne connaît pas l’air6 dont vous parlez, elle n’a pas pu vous envoyer des chansons là-dessus, mais en voici quatre admirables : le premier a été fait dans sa prison, les autres depuis. Si vous souhaitez d’en voir d’autres, M. F[orbes], qui vous salue cordialement, me dit de vous dire que vous en trouverez entre les mains de M. son frère7, de M. le dr. G[eorge] G[arden]8 et de M. Alexr. Strachan9. Je suis sûr que tous ces trois seront prêts à vous communiquer tout ce qu’ils ont.

Je vous prie, mon cher Milord, d’envoyer ce que je vous écris à Milord Pitsligo, notre très cher et très honoré ami. Notre mère vous embrasse des bras du petit Maître qui sont longs. Pour moi je vous trouve souvent auprès de nous et au milieu de nous, quand nous sommes devant ce cher petit Maître. Comptez sur ma tendresse, sur mon respect, sur mon attachement inviolable, et quand je peux vous servir, je me sens toute âme et tout cœur. Enfin notre filiation demande que nous ne soyons que cor unum et anima una10. Adieu.

Je11 n’ai pas pu vous faire une chanson anglaise sur l’air que vous marquez, car je ne la connais point, ni aucun air. N’ayant aucune connaissance de la musique, je ne pourrais peut-être pas y ajouter ma poésie, quoique je susse les paroles de l’air. D’ailleurs ma veine poétique se dessèche, je ne sais si je pourrais présentement faire quatre vers de bonne rime. Mais je tâcherai de servir mon cher Milord par des services plus essentiels que par mes activités [poétiques] stériles et infructueuses. Je tâcherai de lui envoyer de temps en temps les paroles de vie. Adieu. Osculo sancto vos amplector. Ora et ama.

- Henderson, M.N.E., p. 96-97.

aManque un mot ?

1Le début de cette lettre est adressée par Ramsay à Lord Deskford, avant la note dictée par Madame Guyon.

2Manquantes.

3En écho à Madame Guyon : voir Dutoit, lettre 4.129, p. 512 : « Unissez-vous à lui. Il connaît vos infirmités, et vous procurera de grands secours. »

4Par son humilité.

5Dutoit, lettre 4.129, p. 511 : « Il est plus que jamais avec nous si nous savions le trouver dans notre centre commun. »

6Henderson cite Dutoit 3.41 : « Il est bien difficile de faire des chansons spirituelles sur l’air que vous m’envoyez… ». Sur les chansons faites en prison, v. Vie 3.20.5, p. 871 de notre édition, ainsi que les cantiques issus de la pièce 2057, f°. 236 et suivants (deux d’entre eux sont reproduits p. 1041-1042).

7James Forbes, qui épousa une sœur de Lord Forbes of Pitsligo : v. note Henderson, p. 97.

8Rarement cité dans cette correspondance ; son frère aîné, James Garden, est l’auteur de Comparative theology, 1699, ouvrage comportant de beaux passages spirituels sur l’amour divin ; James Garden a joué un rôle essentiel auprès du groupe écossais par son cercle de Rosehearty ; il devint disciple de Madame Guyon après avoir été adepte d’Antoinette Bourignon.

9Identification difficile : v. note Henderson, p. 97.

10Actes, 4, 32 : « Toute la multitude de ceux qui croyaient, n'était qu'un cœur et une âme, et aucun d'eux ne regardait rien de ce qu'il possédait, comme lui appartenant en particulier, mais ils mettaient tout en commun. » (Amelote).

11Note dictée par Madame Guyon.

.  À Lord Deskford. 15 avril 1715.

Apr[il] 15. 1715.

M. R[amsay] m’a 1u la lettre que vous avez pris la peine d’écrire. Ce que j’ai prétendu, monsieur, a été de vous inspirer une oraison libre dont l’amour soit le principe, et qui parte plus du cœur que de la tête : quelques douces affections mêlées de silence1. Car comme votre esprit est accoutumé à agir, à philosopher et à raisonner, j’ai voulu faire tomber l’activité de l’esprit par une foi simple de Dieu présent, que vous devez aimer, et auquel vous devez vous unir par un amour pur et simple, conforme à la simplicité de votre foi. Cela ne se fait pas par une tension de l’esprit qui nuit à la santé, mais par un amour seul, excitant la volonté par une tendance de cette volonté vers son divin Objet.

On est bien loin de vouloir vous donner des méthodes : il n’en est point question pour vous. Ce serait la même chose que de vouloir qu’un enfant déjà né rentre dans le sein de sa mère. Tous les livres sont pleins de méthodes, et ces méthodes sont très peu fructueuses : elles servent à nourrir l’activité de l’esprit que la foi doit surpasser. L’esprit de l’homme, naturellement curieux, voudrait voir un système clair et net de tout ce qu’il tâche de concevoir. Il n’en est pas de même de l’oraison que des sciences. Il faut ici que le Saint-Esprit soit le maître, et s’abandonner à Lui. Moins nous agissons, plus Il agit, mais comme Il ne demande que notre cœur, c’est-à-dire notre volonté, c’est donc par là qu’il faut aller à Lui : c’est le plus court chemin. Le traité De la Réunion2 en dit quelque chose. Le commencement des Torrents en parle aussi. Mais pour ce qui vous regarde, il ne faut que vous abandonner à l’Esprit de Dieu, vous mettre en Sa présence et rappeler cette présence par une petite affection lorsqu’elle vous échappe, des retours fréquents en vous-même durant le jour, et prendre quelque temps plus long et plus marqué pour vous tenir auprès de Dieu, comme un enfant auprès de son père qu’il aime. Plus nous agissons simplement avec Dieu, plus Il est content de nous, et plus nous sommes contents de Lui. Quand on a un si bon guide, on n’a pas besoin de demander une route particulière. Il a tant été écrit sur ces matières qu’il est inutile d’en dire d’avantage. Je ne le fais que pour vous marquer combien je vous suis dévouée en Jésus-Christ.

Plus nous agissons simplement avec Dieu, plus Il est content, et nous devons travailler à Le contenter et non à nous satisfaire nous-mêmes. C’est pour cela que Jésus-Christ a dit : Si vous ne recevez le Royaume de Dieu comme des enfants, vous n’y entrerez point3. Ce royaume est l’Intérieur. L’expérience en apprend plus que toutes les théories du monde. Et j’ose même dire que, sans expérience, non seulement on ne peut écrire solidement de choses intérieures, mais même les bien goûter et les bien comprendre en les lisant. Le Royaume de Dieu est au-dedans de nous4, dit Jésus-Christ. Il dit ensuite : Cherchez le Royaume de Dieu et Sa justice5. C’est donc en nous qu’il le faut chercher. Lorsqu’on l’a trouvé, on trouve Sa justice. C’est qu’on voit les œuvres de cette divine justice, comme elle fait tout en l’âme pour détruire l’amour propre et restituer à Dieu nos usurpations : alors tout nous est donné par surcroît. Il faut renoncer à nous-mêmes, et c’est par là qu’on parvient à la bienheureuse pauvreté d’esprit.

- Henderson, M.N.E., p. 100-102 : « Copy of letter from Madame Guyon in the handwriting of Dr. James Keith, sent to Lord Deskford and preserved at Cullen House. There is nothing to indicate for whom the letter was originally intended. Some expressions very closely resemble what we find in Madame Guyon’s printed letters. »

1Dutoit, vol. IV, lettre 44, p. 100 : « Que votre oraison soit libre, plutôt du cœur que de la tête, plus d’affection que de raisonnement. Accoutumez-vous à entremêler vos affections d’un peu de silence. »

2La voie et la réunion de l’âme à Dieu, Opuscules spirituels, 1712 - Dutoit, vol. IV, lettre 128, p. 508-509 : « On devrait faire une petite société intérieure entre toutes les âmes qui veulent véritablement aimer Dieu […] Il y a un traité de la Réunion de l’âme à Dieu […] Je prie Dieu […] de détruire tellement en vous le vieil homme, qu’il n’y reste plus que Jésus-Christ. »

3Marc, 10,15. V. Dutoit, vol. V, Discours V, « Contre la prudence humaine et la propriété », p. 49 : « Jusques à quand clochera-t-on des deux côtés ? Suivez ou la simplicité ou la prudence… »

4Luc, 17, 21.

5Matthieu, 7, 33. - Voir Dutoit, vol. V, Discours II, « Oeconomie de la vie intérieure », p. 20 : « …c’est par elle qu’on apprend la véritable justice, qui arrache tout à la créature pour restituer tout à Dieu… »

.  De Lord Forbes au marquis de Fénelon. Début 1715.


À monsieur le m[arqui]s de Fén[elon].

Soyez persuadé, mon cher marquis, que le temps qui s’est écoulé depuis que j’ai eu l’honneur de vous écrire, n’a nullement diminué mon estime et affection pour vous. J’ai été fort infidèle au petit Maître, mais cependant Son amour est encore la plus grande passion de mon cœur. Lorsque j’y suis tant soit peu fidèle, mon affection pour vous se renouvelle d’une manière très ardente. Priez pour moi, et obtenez les prières des personnes les plus intérieures de votre connaissance, surtout celles de Madame de Guiche.

J’ai en vue à présent un second mariage1. Je souhaite que le petit Maître conduise cela selon ce qu’Il le trouvera pour Sa gloire. La personne me paraît avoir toutes les dispositions que je puis souhaiter pour devenir une véritable Antiope2. La Providence m’a engagé dans ce dessein sans que j’y aie pensé. Je lui en laisse l’événement et je serai content de tout ce qui arrivera. C’est la sœur du gentilhomme que j’ai recommandé à R[amsay]. Je vous le recommande aussi. Tâchez de le détourner du vice et de lui donner de l’inclination pour la vertu, mais ne lui parlez pas des disputes de parti ; d’ailleurs il s’éloignera de votre compagnie, et vous ne lui pourrez faire aucun bien. Je vous demande le secret sur ce que je vous ai communiqué, et quand même cette affaire réussirait, je prie vous et R[amsay] de ne jamais laisser savoir monsieur Hay que vous avez connu mon dessein, mais si vous pouvez lui insinuer une bonne opinion de moi, ce me sera une très grande faveur. Vous ne paraîtrez pas me connaître autrement que par le rapport de R[amsay]. J’écris fort confusément, car j’oublie mon français tous les jours. Faites que R[amsay] vous lise sa lettre. Elle vous dira tout ce que je sais touchant ce jeune homme. Croyez que je suis de tout mon cœur tout à vous, et ayez la bonté d’excuser mes fautes et de vous souvenir avec compassion de moi auprès de notre Seigneur. Je fais mille fautes : les distractions, les tentations, les obscurités, la paresse m’accablent. Je ne trouve du remède que lorsque j’ai du temps pour la retraite et l’oraison. Comme notre mère nous a unis vous et moi, je vous aime toujours extrêmement. Je me réjouirais d’apprendre quelques fois de vos nouvelles, mais nulle distance ni nul silence ne me feront oublier le respect et l’amour que je dois avoir pour vous.

- A.S.-S., pièce 7420. Cette lettre entre tiers, adressée par Forbes au marquis de Fénelon, témoigne de l’entente entre disciples du vivant de Madame Guyon (on a lu le témoignage de Ramsay sur Deskford). La « dispute » portant sur l’édition de la Vie semble avoir été rapidement résolue.

Cette lettre est précieuse, car elle montre l’importance spirituelle accordée à Madame de Guiche, Marie-Christine de Noailles, mariée en 1687 au comte de Guiche. Veuve en 1725, elle vivra jusqu’en 1748. Surnommée « La colombe », elle était une fervente disciple : peut-être a-t-elle succédé à Madame Guyon, à moins que ce ne soit « la petite duchesse » de Mortemart .

1James, 16ême Lord Forbes, se maria avant le soulèvement de 1715 avec Mary, veuve, sœur d’Alexandre, 4ême Lord Pitsligo, fameux jacobite. Ils eurent quatre enfants (The House of Forbes, Aberdeen, Spalding club, 1937, p. 251).

2Antiope, fille d’Idoménée, au livre XVII du Télémaque, la fiancée idéale : « Antiope sera mon épouse. Ce qui me touche en elle, c’est son silence, sa modestie… »

.  De Lord Forbes au marquis de Fénelon.

À monsieur le marquis de Fénelon.

J’ai été rempli de joie, mon très cher frère, en lisant votre lettre. Tout ce que j’y ai trouvé m’en a donné sujet, mais je me suis réjoui principalement de voir que votre cœur est si fortement touché de l’amour et que les maximes du cher petit Maître découlent si aisément de votre plume. La bonté de la Providence, en vous donnant une Antiope1 et en vous bénissant d’un fils, qui sera une petite image et, comme j’espère, une aimable demeure de l’esprit du petit Maître, m’a encore comblé de joie. Je bénis Dieu de toutes Ses bontés envers vous, et j’en souhaite la continuation, avec toute l’ardeur dont je suis capable. Soyez assuré que mon attachement pour vous est tout à fait sincère, et que c’est de tout mon cœur que je désire que vous et madame votre épouse, et votre jeune fils, soyez remplis de toute la vertu et de tout le bonheur dont la bonté divine souhaite sans cesse de vous combler.

L’amour ne cesse pas de frapper à nos portes. La bonne volonté et la puissance de Dieu ne diminuent point. Il est toujours également excellent et aimable en toutes manières. Ses saints, et particulièrement notre mère et nos proches amis, s’unissent sans doute2 à intercéder pour nous, et comme leurs prières viennent de l’Esprit de cet adorable Maître, elle Lui sont sans doute agréables. Quel malheur de nous détourner de l’Être souverain et parfait, qui mérite seul l’entier attachement de tous les cœurs, pour nous tourner vers nous-mêmes et vers nos propres recherches qui ne valent rien ! Et cependant c’est ce que j’ai fait, et c’est ce que je ferais toujours, si Sa bonté sans bornes ne m’en empêchait. Ce que je blâme le plus, comme ayant été la cause d’un si grand [f°.1 v°] malheur, est l’esprit d’indolence et de paresse qui m’est naturel, et qui m’a empêché le plus souvent de donner les temps nécessaires à l’oraison et à la retraite. C’est quelquefois prétexte de besoin de dormir qui me fait coucher trop tôt, ou demeurer trop longtemps en lit [sic]. D’autres fois c’est prétexte de nécessité pour les affaires ou pour la bienséance, qui me fait donner trop de temps aux compagnies, aux petites affaires et aux amusements, et cependant des gens, mille fois plus occupés et plus embarqués dans les affaires que moi, trouvent autant de loisir qu’ils doivent souhaiter. Lorsqu’il m’arrive d’être un temps considérable sans donner le loisir nécessaire pour la nourriture de mon âme, il arrive en même temps que les conversations du monde qui ne roulent que sur la richesse, la grandeur et les commodités de la vie font impression sur une âme aussi [sen]sible que la mienne, et si quelque chose survient qui puisse susciter la promptitude, l’anxiété, la tristesse, ou les autres passions, ma corruption ne manque pas de se montrer en toute sa laideur. Je demande pardon de ce que j’ai pris tant de temps pour vous raconter mes misères. C’est afin que vous, et M. de G.3 et monsieur R[amsay] ayez la bonté de vous en souvenir devant le petit Maître et que vous Lui en demandiez le remède.

La raison qui m’a fait penser à un second mariage4 a été le désir d’être dans un état plus fixé, afin d’avoir plus de commodité pour le soin des affaires spirituelles et temporelles, et surtout pour l’instruction de mes enfants. Lorsque j’ai été pendant plusieurs mois confirmé dans ce dessein, j’ai eu beaucoup de difficulté à me déterminer sur le choix d’une personne qui me serait propre, et là-dessus, après avoir recommandé l’affaire [f°.2 r°] à Dieu, j’ai demandé conseil à plusieurs amis. Chacun d’eux m’a nommé plusieurs demoiselles de caractères différents, selon leur goûts. Quoique j’avais plus d’inclination pour certaines d’entre elles que pour d’autres, je ne pouvais me déterminer, et c’est pourquoi je les nommai toutes à mon père pour lui en laisser le choix. Après avoir varié quelque temps, il se fixa pour celle que j’ai à présent en vue, et comme deux de mes intimes amis qui ont du goût pour les livres intérieurs, m’en avaient donné un très bon caractère, je m’en trouvais tout à fait content. Selon l’ordre de mon père et la détermination de la Providence, je fis toutes les démarches que je devais pour y réussir, mais comme sa condition dans le monde est fort bonne, plusieurs de ses amis se trouvèrent d’avis qu’elle ne devait pas s’engager à devenir belle-mère. Comme mon père devait venir ici et voulait absolument me mener avec lui, elle trouva à propos de me donner pour réponse qu’elle ne devait pas se déterminer temporairement, mais qu’à mon retour de Londres, elle me dirait sa résolution. Ces obstacles, joints avec l’accroissement de mon estime pour la demoiselle, me donnèrent pendant quelques semaines une anxiété et un attachement violent que le fond de mon cœur condamnait, mais à présent, il me semble que le petit Maître m’en a délivré, sans que mon estime et affection pour la demoiselle soit aucunement diminuée. Je serais avec l’aide de Dieu tout à fait content de tout ce qu’Il fera, et pour obéir à Sa Providence, qui m’a engagé en ce dessein, je ferai tout ce que la prudence demandera pour y réussir. Et s’il m’arrive d’être rétabli dans la campagne dans un état marié, mon principal soin sera de gagner tout à fait au Seigneur les cœurs de mon épouse et de mes enfants, et pour cet effet mon dessein est, avec l’aide de Dieu, d’observer les instructions de notre mère avec tout l’assiduité dont je serai capable.

Je n’ai jamais connu le gentilhomme que je vous ai recommandé : ça été environ deux mois [manque bas de page]. [f°.2 v°] a commencé. J’espère qu’il a les inclinations tournées vers la vertu, si les mauvaises compagnies et les penchants naturels à la jeunesse ne l’entraînent pas dans les désordres. Si vous pouvez lui inspirer doucement l’amour de la vertu, je serais trop bien récompensé pour tout le tracas que ce dessein m’a causé, quand même mon but principal ne réussirait pas. Il n’est pas nécessaire de vous avertir dans quel parti il a été élevé pour la religion et la politique. Sa conversation vous découvrira ces choses-là bientôt, et vous montrera les opinions sur lesquelles il ne faut pas faire tomber vos entretiens, surtout dans le commencement. Ma lettre devient beaucoup plus longue que je [ne le] souhaitais. J’ai oublié mon français tellement que vous aurez de la difficulté à comprendre ce que je veux dire. Je demande la liberté d’assurer madame votre épouse de mes très humbles respects. Je suis de tout mon cœur tout à vous. D[octeur] K[eith] souhaite que je vous assure de son estime et affection très cordiale.

To A[ndrew] R[amsay].

I have given, my dear R[amsay], this trouble after having writen so lately for no other reason, but that I might return you and the marquis thanks for your kind letters, which gave me great joy. My letter to the marquis is unreasonably long and so bad french that there are parts of it which he perhaps will not understand, but I resolve to let it go as it is, and shall do nothing to you or the subjects mentioned in it. Be assured, my dear R[amsay], you have no brother who has a more sincere and tender affection for you than I have. With all my heart, I wish you everything that is good, particularly that you may be very faithfull to the instructions of notre mère and that the spirit of our lovely little Master may completely prevail, and be all in you. May His name be hallowed, may His kingdom come, may His will be done in you now and for ever more. May you if it be [sic] His good pleasure, be an instrument in His hand for such good as He has think [sic] fit. I beg you and the marquis may recommand me to the prayers of Mme de G[ramont]5. I was, when in Scotland, fond of the expectation of Mr de C[ambray’s] life, but when I came here and found by L[ord] of … a and L… K… the dispute and trouble that was like to happen, I do own it was a great affliction to me and I do heartily return thanks to our lovely Master, who has preserved peace among brethren so dear to one another. May all our hearts be filled and governed by the divine love and may our wills be swift in His. May all the good effects that follow silence, peace, and retirement be plentifully communicated to you, be so for your own good and the good of others, I am [illis.] the bottom of my heart entirely yours. Adieu.

D. K[eith] does heartily wish you well.

- A.S.-S., Pièce 7459. Datation délicate. D’une part la référence à Antiope semble placer cette lettre tôt (comme le faisons ici) ; d’autre part la référence à un second mariage possible pose problème.

ams.

1L’épouse parfaite. Le mariage du marquis de Fénelon avec la fille de Louis Le Pelletier avait fait de lui un parent du secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, le comte de Morville.

2Sans aucun doute.

3Probablement Madame de Gramont. Son nom est repris dans la partie de la lettre adressée à Ramsay. Elle semble avoir une grande importance pour les disciples et succéda peut-être à Madame Guyon.

4Un second mariage eut lieu en 1741 avec Elisabeth, fille de Sir James Gordon of Park, date qui fait problème si le projet de cette lettre s’est réalisé, compte tenu de la mort de Keith en 1726 selon Henderson, M.N.E. - « The declining years of the 16th Lord were spent quietly at Putachie […] man of very sweet temper. The household at Putachie would otherwise have been a difficult one to run, consisting as it did of himself and second wife, Elisabeth Gordon, his son and son’s wife… » (The House of Forbes, op. cit., p. 253).

5Comtesse de Gramont désignée antérieurement comme « Madame de Guiche » (v. note sur Marie-Christine de Noailles, qui épousa le comte de Guiche, devenu duc de Gramont).

.  Au Dr James Keith. 22 août 1715.

Aug. 22, N.S. 1715.

À Dr K[eith].

J’ai toujours bien de la joie, mon cher frère, d’apprendre de vos nouvelles, et de celles de la bonne Mlle Fis[sec]1. Elle est bienheureuse que Dieu l’ait rendue digne de participer à la croix de Son Fils. Je ne suis guère sans incommodité. Le Maître nous sait tailler des croix de tout arbre : ô  qu’Il sait bien les choisir et n’en point laisser manquer ! Cette croix est scandale aux Juifs, et folie aux Gentils, mais pour ceux qui croient, elle est la Vertu de Dieu2. Jésus-Christ n’était-Il pas une pierre d’achoppement pour ceux qui ne croyaient pas, Lui qui était une source de Vie et un fleuve jaillissant pour ceux qui croyaient en lui ? Saint Paul ne dit-il pas : Nous sommes tous les jours pour l’amour de vous comme des agneaux qu’on mène à la boucherie3 ? Heureux ceux qui souffrent comme innocents et non pas comme coupables. Ceux qui savent se résigner avec joie à la volonté de Dieu dans leurs peines sont heureux, quoique les hommes n’en jugent pas de la sorte, et lorsque la conscience ne reproche rien, on a le repos d’esprit dans les plus fortes attaques. Les hommes sont bien plus difficiles à contenter que Dieu : c’est que les hommes jugent sur des apparences souvent fausses, mais Dieu voit le fond du cœur.

Il y a ici de deux sortes de jans[énistes] : les uns jurent tout ce qu’on veut, contre leur propre conscience, afin de se maintenir dans leurs bénéfices ; les autres au contraire ne veulent point jurer, crainte de se parjurer, et je les estime d’avantage. Les uns et les autres ne font que caballer, s’agiter, soulever tout le monde, ennemis jurés de la paix et de la vérité. Il faut, comme dit saint Paul, se soumettre à toute puissance4. Les bruits, les soulèvements ne font que tout gâter. Je me souviens d’un saint évêque4 en Perse qui, par un faux zèle, abattit un temple d’idoles et causa une terrible persécution aux chrétiens.

Il semble que nous soyons dans le temps décrit par le prophète5les femmes pleuraient Adonis et les vieillards tournaient le dos à l’autel pour adorer le soleil levant. Quand on envisage d’un coup d’œil le monde entier, on ne voit que discordes et divisions, les hommes qui se déchirent les uns les autres : les torrents de l’iniquité sont débordés partout. Il est certain que les vrais serviteurs de Dieu, qui n’aiment que la paix, sont à plaindre. Mais disons avec Maccabée : Mourons dans notre simplicité, et ne violons pas la loi du Seigneur6.

Hélas ! que la simplicité est loin, et que cette loi éternelle de la charité et de la volonté de Dieu est loin de nos cœurs ! On ne s’attache qu’à l’apparence, et Dieu permet que nous soyons séduits et trompés par cette même apparence. La simplicité méprisée nous enfonce de plus en plus en Dieu. L’âme se trouve en sa place, lorsqu’on se voit regardé avec des yeux qui jugent et veulent pénétrer, et qui s’aveuglent eux-mêmes. Soyons les heureuses victimes de l’amour et de la foi, et Dieu nous donnera ces yeux d’aigle qui découvrent la moelle du cèdre7 au travers de son écorce grossière et impénétrable aux yeux de la raison. Je suis très unie à vous en Jésus-Christ. La distance des lieux ne fait rien aux esprits8. Je salue madame votre ép[ouse] [Mrs Keith] et Mlle. Fiss[ec], ainsi que ceux qui appartiennent à Jésus-Christ. Mais qu’ils sont rares ! Tous veulent se posséder eux-mêmes : c’est pourquoi Il ne les possède pas.

- Henderson, M.N.E., p. 111-113 : « Copy of letter from Madame Guyon to Dr. James Keith enclosed in his letter of Sept. 17 to Lord Deskford. Text according to Keith. »

1Mademoiselle Fissec : v. lettres suivantes.

2I Cor., 1, 23.

3V. Rom., 8, 36 avec référence au Ps. 43, 23.

4Rom., 13, 1.

4Abdas, en 420. Henderson renvoie à Théodoret, V, ch. 39.

5Ezéchiel, 8, 14.

6I Maccabées, 2, 20 & 37. Sur la simplicité Henderson donne d’intéressantes références : « Simplicity (like littleness), one of the qualities most necessary in the mystic. V. [Henderson] p. 88, 96 ; Lettres, [Dutoit] I, p. 145, 175, 291, 388, 438, etc.; Vie de M. Renty [éditée par Poiret], p. 326, 384, 425, etc. ; Fénelon, Œuvres, I, p. 368 ss., etc. ; Mirror of Simple Souls ; etc. »

7Ezéchiel, 17, 3 : « …Un aigle puissant qui avait de grandes ailes et un corps très long, plein de plumes diversifiées par la variété des couleurs, vint sur le mont Liban, et emporta la moelle d’un cèdre ». (Sacy). « Tu diras : Ainsi parle le Seigneur Dieu : Le grand Aigle aux grandes ailes […] vint au Liban. Il ôta la pointe du cèdre, [v. 4] arracha la cime de ses branches… » (T.O.B.) - Henderson, M. N. E., renvoie au Mirror of Simple Souls [de Marguerite Porete] « where not only the point about the cedar occurs, but the more important comparison of love and reason. The eagle-eye is a favourite figure and is to be found in Dionysius the Areopagite […] and in Ruysbroeck […] It derives from Aristotle and Pliny. » - Le « mont Liban » fut l’objet d’un songe célèbre de Madame Guyon. (Vie 2.16.7).

8Dutoit, t. IV, lettre 126, p. 499 : « Vous m’êtes très présent en Lui. La distance des lieux n’interrompt ni cette union ni cette présence lorsqu’elle est en Celui en qui tout est présent » ; t. IV, lettre 150 ; adressée à P. Poiret, p. 577 : « J’espère que ni distance de lieux ni nulle autre différence ne nous empêcheront pas d’être réunis dans ce divin Objet, qui rend tous un en Lui. »

.  De mademoiselle Fissec. 1715 ?

Je ne saurais vous exprimer la consolation indicible que m’a donnée la dernière lettre de notre chère mère. Je m’enfonce humblement dans le plus profond silence et j’adore la condescendance infinie de notre Seigneur, qui a écouté ma requête par cette âme bienheureuse et bénite. Sa bonté divine m’a toujours soutenue dans toutes mes souffrances, et me portant de souffrances en souffrances, Il porte ma croix et moi-même aussi. Quand je suis proche à succomber sous le poids, Son bras tout-puissant me relève afin de me préparer pour un autre, lequel je reçois avec joie, parce qu’il vient de Son amour infini pour ma purification et mon anéantissement. J’ai expérimenté d’une manière admirable ce que notre respectable mère dit, que dans le commencement, Dieu nous donne de grandes consolations pour nous attirer à Lui-même, et quand Il est bien assuré de notre cœur, Il retire tout cela et nous met dans le feu de la plus profonde tribulation, ce qui est un purgatoire très désolant.

Depuis ce dernier état, j’ai été environnée de grands nuages et enveloppée de ténèbres épaisses. [f.2 v°] Alors je pense, je dis en moi-même : heureuses ténèbres qui me cachent toutes consolations sensibles, toutes douceurs, tout soutien perceptible, goûté ou senti ! Car si je les avais, ils me rendraient grande et forte en moi-même et je me croirais quelque chose, au lieu que mon seul désir est de vivre dans l’enfance spirituelle, dans l’oubli continuel de toutes ces choses et dans un constant abandon de moi-même en Dieu, ne cherchant rien que Sa pure volonté, et ne désirant rien pour ce moi-même, ni dans le temps ni dans l’éternité, que ce que Dieu désire en moi et au lieu de moi. Il y a longtemps que le Seigneur m’avait montré que je ne dois me reposer en aucun don, consolation, ni faveur, mais en Lui seul, et je suis bien persuadée que l’âme qui a une fois eu un regard de Dieu par cette foi pure, simple, nue, rien moins que Saa pure divine essence, ne peut penser qu’à la conserver. Et qu’est-ce qu’une telle âme ne souffrirait point pour y parvenir ? Non, le pouvoir de l’amour divin, qui est totalement abandonné à un Dieu-Enfant le porte à souffrir plus que je ne suis capable et que je n’ose exprimer, car l’amour est plus fort que la mort et sa jalousie est plus dure que l’enfer. Vous en avez un très divin exemple chaque jour devant vos yeux, et je puis dire que je suis là en esprit, et je sens une force attractive de l’Esprit divin qui possède cette âme sainte, qui m’entraîne dans une très profonde paix et tranquillité inexprimable. Obtenez de Lui, mon cher monsieur, qu’elle continue ses prières efficaces à l’Enfant-Dieu, afin que je sois de plus en plus transformée dans Sa divine enfance.

- Pièce 7419, f.°2r° : « Lettre d’une demoiselle anglaise religieuse du petit Maître dans le couvent de son cœur, nommée Melle Fissec » - Pièce 7416, f.°21, copie du marquis  - A.A.-S., ms 2176, pièce 7417, p. 21 : « Lettre de M[ademoi]selle [illis.] anglaise » ; la lettre qui suit dans le ms. est du baron de Metternich et du 8 septembre 1714.

aManque t-il un mot ?

.  À Lord Deskford. 17 mars 1716.

« Tenez votre cœur dans la joie… »

Ce 17 mars.

Mon cher enfant, je ne sais si M. F[orbes], qui va en vos quartiers, aura la joie de vous voir. Si le petit Maître permet qu’il v[ou]s voie, il vous dira mieux que rnoi combien je vous aime dans le petit M[aître] et combien je m’intéresse à votre bien spirituel. Evitez toutes les pensées qui peuvent vous chagriner, tenez votre cœur dans la joie, mais ne manquez point à votre oraison : c’est la nourriture de l’âme1 aussi bien que la présence de Dieu durant le jour, sans quoi l’âme se dessèche. David disait : Mon â me s’est desséchée comme l’araignée, parce que j’ai oublié de manger mon pain2. Quel est ce pain dont la privation fait périr l’âme ? C’est le Verbe, ainsi qu’il est dit ailleurs : L’homme ne vit pas seulement de pain mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu3. C’est ce divin Verbe qui est sans fin engendré de Son père, qui est la seule nourriture propre à l’âme, et nous ne profitons de cette nouriture que par le moyen de l’oraison : c’est par là que cette nourriture substantielle s’introduit dans l’âme. Donnez donc lieu à ce divin Verbe de vous remplir de Lui-même. Il faut pour cela qu’Il détruise en nous toutes les contrariétés et les obstacles qui s’opposent à Son empire. C’est l’article le plus pénible, car il faut mourir avant d’être revivifiés, il faut être purifiés de nos ténèbres avant d’être pénétrés de la vraie lumière. Je vous envoie une petite image4 et vous embrasse dans le petit Maître.

- Henderson, M.N.E., p. 121 : « This short letter without year or address or signature is in the handwriting of Madame Guyon and is preserved at Cullen House, being no doubt intended for Lord Deskford. The reference to the departure of M.F. (Master of Forbes) from. France in the spring of 1716 (he was in London in May. v. next letter) suggests this placing of the letter. » L’autographe est reproduit par Henderson et repris par Gondal, Madame Guyon, un nouveau visage, 1989, p. 254-255. Nous donnons ci-dessous sa transcription qui impose un certain effort de lecture :

« Ce 17 mars.

« Mon cher enfant je ne scay si m f qui va en vos cartiers aura la ioye de vous voir sy le petit Maître permet quil vs voye il vous dira mieux que rnoy combien ie vous ayme dans le petit m et combien je minteresse a vostre bien spirituel Euittez toutes les pensée qui peuuent vous chagriner tenez vostre cœur dans la ioye mais ne manquez point a vôtre oraison cest la nouriture de lame e aussy bien que la presance de Dieu durant le jour sans quoy lame se deseche david disoit mon ame sest deséchée come laregnée parce que j’ay oublié de manger mon pain quel est se pain dont la priuation fait perir lame Cest le verbe ainsy quil est dit ailleurs lhome ne vit pas seullement de pain mais de toute parolle qui sort de la bouche de Dieu cest ce diuin verbe qui est sans fin engendré de son pere qui est la seulle nouriture propre a lame et nous ne profittons de cette nouriture que par le moyen de l’oraison cest parla que cette nouriture substacielle sintroduit dans l’ame donnez donc lieu a se diuin verbe de vous remplir de luy meure il faut pour cela quil detruisse en nous toutes les contrarietes et les obstacles qui soppose a son empire cest larticle le plus penible car il faut mourir auant destre reuivifies il faut estre purifies de nos tenebres auant destre penetres de la vrais lumiere je vous envoye un petit ymage et vous embrasse dans le p m. »

1Dutoit, t. IV, lettre 20, p.52 : « Ne manquez mais à l’oraison, soit que vous y ayez du goût ou non. » ; lettre 105, p. 351 : « L’oraison est la nourriture de l’âme. »

2Ps., 101, 5.

3Matt., 4, 4.

4Dutoit, lettre 2.114, p. 327 : « Pourquoi me renvoyez-vous le divin petit Maître ? » [Note de Poiret :] « C’était l’image de l’enfant Jésus. »

.  À Lord Deskford. 3 juin 1716.

Je reçois toujours beaucoup de consolation, monsieur, en lisant vos lettres, d’y voir que vous voulez de plus en plus être à Dieu, mais ma joie redouble de savoir que madame votre épouse y veut aussi être sincèrement. Vous êtes obligé d’être pour elle, comme dit Saint Paul, la bonne odeur du Christ1. Comme vous êtes vif et prompt, travaillez tout de bon à vous vaincre. Ce n’est pas en combattant directement, mais en rentrant en vous-même et en ne parlant pas, soit pour ordonner, soit pour reprendre, tant que vous êtes ému, mais lorsque l’émotion de la vivacité est passée, dites [353] bonnement ce que vous avez à dire, et cela fera bien plus d’effet que tout ce que vous pourriez dire lorsque la passion est émue.

Je vous conjure de ne jamais manquer à votre oraison, à moins que ce ne fût pour une obligation indispensable, ce qui est rare. Car le démon ne demande qu’à vous empêcher de la faire, parce qu’il sait bien que c’est la source de tout bien et le remède à tous maux. Lorsque vous y aurez manqué sans nécessité absolue, faites-en le lendemain et le jour d’après un quart d’heure de plus. Cette légère pénitence vous rendra plus soigneux de ne pas y manquer. Ne vous étonnez pas des distractions de votre imagination : vous faites bien de les laisser tomber par un simple retour. Vos misères ne vous nuiront point si vous êtes fidèle : au contraire elles serviront à contrebalancer votre amour propre.

Mais la plus dangereuse de toutes les tentations, si vous vous y arrêtiez, ce serait celle qui vous porterait à quitter la voie intérieure sous prétexte de plus de rafraîchissement. Vous feriez comme celui qui aime mieux [354] avaler une pinte de boue qu’un demi-verre d’eau de roche. Ô que ces eaux qui sont données par la source de vie, Jésus-Christ, sont pures et bonnes ! Il est vrai que l’eau la plus excellente est sans odeur, sans couleur, sans goût, sans consistance, et qu’on pourrait donner le goût empoisonné de la bourbe à ce qui n’en a point. Cependant le Seigneur vous traite en enfant gâté, Il vous donne souvent du lait, et vous seriez le plus ingrat de tous les hommes si vous manquiez de reconnaissance et si vous cessiez de vous abandonner à Lui. Qu’importe quelle route Il vous fasse tenir, pourvu qu’Il vous conduise à la fin tant désirée, qui est Dieu même ? Vous ne pouvez nier le soin qu’Il prend de vous : suivez-Le et vous serez heureux. Si vous quittiez Sa voie, vous deviendriez le plus malheureux des hommes, vous ne trouveriez aucune bonne place. Mais j’espère bien que cela ne se fera pas et que vous serez fidèle jusqu’à la fin. Amen.

R[amsay] : Mon cher milord, passez ce terme à ce que sent mon cœur pour vous, …a m’exhorte à prendre la liberté d’ajouter un mot de moi à la lettre de notre mère. Je le fais pour vous dire que je veux être bien uni à vous. Je serai heureux si vous le voulez aussi. Ce que vous écrit notre mère est tellement tout pour moi que je serais tenté de croire quelque chose de la ressemblance dont on me flatte. Ce que vous mande n[otre mère] sur la promptitude2, je vous le montrerais dans les lettres que j’ai d’elle, je crois, en mêmes termes, parce que j’avais, et bien davantage encore, le même besoin. Je vous fais mon compliment, milord, sur la naissance du nouveau fils3 que le petit Maître vous a donné. Puisqu’il vient de Lui, j’espère qu’il sera à Lui. Je souhaite que vous ne soyez plus, comme saint Joseph, que son père présumé, et que ce soit le petit Maître qui soit le véritable, et que vous ayez la consolation de voir madame votre respectable épouse répondre à vos espérances en changeant aussi d’époux4. Que direz-vous de ma folie ? Mais je vous assure que si je ne sais ce que je dis, ce n’est pas merveille, car j’ai pris la plume sans dessein que de vous communiquer l’épanchement de mon cœur auquel je n’ai point de bornes. Ainsi excusez tout en faveur de la simplicité qui, j’espère, sera notre union en cette vie et en l’éternité. J’ai été obligé de quitter notre mère par des raisons de nécessité. Un heureux hasard m’y remmènera dans peu pour quelques jours. Ce ne sera pas sans me perdre avec vous entre ses bras.

[Du Marquis de Fénelon5 ? ] On va imprimer un nouveau Télémaque6, où il se trouvera plusieurs choses qui ne sont dans aucune autre édition. R[amsay] y a fait une préface qui est un chef-d’œuvre de l’esprit et du cœur, et qui sera un grand ornement pour Télémaque. Dès qu’il sera imprimé, j’aurai l’honneur de vous en envoyer. Permettez-moi de manquer à tout, je me sens point de compliment pour vous, quoique je sache tout ce que je vous dois.

Henderson, M.N.E., p. 125-126 : « The letter from Madame Guyon … is apparently that which appears in the printed Lettres, Vol. I, no. 108 [Dutoit]. What seems to be the original of this is [was…] preserved at Cullen House. It is in the handwriting (and indifferent spelling) of Madame Guyon. To it is appended the following short letter from the Marquis de Fénelon to Lord Deskford. / The original letter from Madame Guyon does not give the year but is merely headed " M.L.D., ce 3 Juin." It is thus clearly to Lord Deskford, and from its contents, and from the reference in the Marquis’s letter to the new 1717 edition of Télémaque, we seem to be tied down to the year 1716, especially when we remember that by June 3 of the next year Madame Guyon was already dead. »

De nombreuses autres lettres éditées par Poiret et Dutoit sans destinataire semblent devoir être attribuées à la correspondance écossaise. En l’absence de preuves déterminantes, nous les réservons pour le volume « III Mystique ».

aManque un mot ?

1II Cor., 2, 15.

2Dutoit, Lettres, 3.39, p. 155 ; 4.45, p. 102 : « Ce que vous avez le plus à travailler est de mourir de tout point à votre propre volonté et à une certaine promptitude, qui vous est naturelle. » ; 4.46, p. 107 : « Quand vous sentez élever en vous des mouvements de promptitude, laissez-les tomber, et ne dites rien du tout que le trouble ne soit cessé. »

3James, né le 16 avril 1716 : succéda comme 6th Earl of Findlater and 3rd of Seafield in 1764. (H., note p.122).

4Inimitable Ramsay !

5Ce dernier paragraphe est probablement du marquis de Fénelon, comme le suggère Henderson, cité ci-dessus.

6Les Avantures de Télémaque fils d’Ulysse, […] Première édition conforme au manuscrit original […], 1717, comportant en préface un « Discours [de Ramsay] de la poésie épique ». Voir Fénelon (Le Brun), vol. II, bibliographie, p. 1272.

.  De M. le Dr Garden.

Copie d’une lettre de Mr. le d. Gardin à N[otre] M[ère]. Ce 16 de septembre.

J’ai reçu, ma chère madame, votre très aimable et consolante lettre. Béni soit Dieu qui nous soutient dans toutes nos tribulations, et qui vous a inspiré de m’écrire une lettre si pleine de consolation dans l’état où sa sage et bonne Providence m’avait placé. Je désire d’être totalement abandonné à la bonne volonté de mon Dieu plein de miséricorde, et j’espère qu’Il fortifiera en moi toujours de plus en plus ces dispositions. Il Lui a plû de me donner une âme paisible et contente dans ma prison1 et m’a fait voir par expérience que l’amour propre fait paraître la croix plus affreuse quand elle est éloignée qu’elle n’est véritablement quand notre Père céleste nous la donne et nous la fait portera. Il ne nous en charge que selon notre faiblesse, et Ses châtiments sont infiniment moindres que mon démérite et mon besoin. Puis[sé]-je devenir amoureux de Sa justice et m’y soumettre toujours !

J’ai été poussé par l’importunité de quelques-uns de mes bons amis de m’échapper de prison, parce qu’on avait dessein de me traiter avec la dernière sévérité. Ils me pressaient d’y consentir par l’exemple de saint Paul qu’on descendit dans un panier et échappa ainsi des mains de ses ennemis2. S’il avait plû à Dieu que cette entreprise n’eût point suffi, j’espère qu’Il m’aurait donné la grâce d’en être content, et s’il Lui plaît encore de me laisser tomber entre les mains de mes ennemis, chère B. (f.1 v°) J’espère qu’Il me donnera la grâce de me soumettre avec allégresse à Ses volontés adorables. Les mêmes amis me conseillent de quitter pour quelques temps ce pays-ci. J’attends la première occasion de m’embarquer pour la Hollandeb.

Je suis persuadé que Dieu soutient sa faible créature à proportion des maux qu’Il lui faitc souffrir, et je ne désire autre chose que d’être abandonné à Sa sainte volonté, de me délaisser totalement à Sa sage Providence, et de n’avoir aucun soin pour moi-même, mais de Lui remettre tout. Béni soit Dieu qui vous inspire de me chercher dans le cœur de Jésus ! Ô puissiez-vous me trouver là, puisse le chemin royal de la Croix me conduire à Son pur amour, puisse un amourd être mon asile, mon refuge, mon domicile : celui qui habite dans l’amour, habite en Dieu, et Dieu habite en lui. La croix qu’Ile lui plaît de me donner, et l’intérêt qu’Il vous fait prendre à moi me font espérer qu’Il a des desseins de miséricorde sur moi. Et si Sa Providence m’ouvre le chemin au pays où vous êtes, et que je sois aussi heureux que d’avoir l’honneur de vous y voir, j’espère que par votre moyen Il me communiquera quelques rayons de Sa grâce intérieure quef je n’ai pas éprouvés encore. Ô serai-je [saurais-je] vous prier, ma chère mère, de vous souvenir devant Dieu [du] pauvre misérable pécheur et de lui donner rendez-vous dans le cœur de Jésus ? Adieu. Ce 5 d’août.

A.S.-S., ms 2177, pièce 7424.

1Georges Garden (1649-1733), refusant de se cacher, fut emprisonné dans le château d’Edimbourg lorsque les presbytériens déposèrent des ministres épiscopaliens, puis s’échappa en Hollande.

2Actes, 9, 25.

anous (la add. interl.) donne (la mot illisible de la) (et nous la fait add.interl.) porter

bHollande (d’abord. raturé)

cqu’Il lui (fera biffé) fait

dpuisse ce qu’un amour. Nous corrigeons.

ecroix (plusieurs mots raturés illisibles) qu’il

fintérieure (plusieurs mots raturés illisibles) que

.  À Ramsay. Début 1717 ?

[f. 1 v°] …sois jamais infidèle. Vous me ferez un grand plaisir, mon cher e[nfant], de me venir voir. Je [...]a si je suis encore en vie, vous veillerez comme les autres à votre [...]b. Je ne serais pas fâchée que vous fussiez ici lorsque je mourrai, si le p[etit Maître]c veut bien que je meure. Le mal est si long et augmente chaque jour, je ne vois point de fin sans la charmante mort. Je n’ose ni la flatter ni la vouloir. Dieu fera ce qu’Il voudra. Je vous souhaite bonne et brève fin en vos affaires et vous embrasse. Je salue ff. et f.1

- A.S.-S., pièce 7139, autographe « à monsieur / monsieur de Ramsay à hôtel de Sassenage sur le quai des théatins à Paris », cachet médaillon visage de profil. Le feuillet est unique, plié pour envoi. Date incertaine. Nous la faisons précéder de peu la « charmante mort » de Madame Guyon. Texte incomplet dont manque le début.

aDeux mots illisibles.

bUn mot illisible.

cManque par déchirure.

1Indéterminés.

.  Au Dr. James Keith 19 mars 1717.

Ce 19 mars.

M. K[eith]. Je m’intéresse beaucoup à votre affliction sur la mort de votre fils aîné. Mais je vous dirai ma pensée : c’est que Dieu l’a enlevé du monde de peur qu’il ne se corrompît, parce qu’Il l’a aimé et qu’Il vous aime. Il y a peu de fond à faire sur la piété des enfants. J’avais mon cadet, qui a marqué des sentiments pour Dieu bien au-dessus de son âge, jusqu’à faire par sa foi des choses qui ne paraissaient pas naturelles ; cependant comme il était très beau, il n’a pas été plutôt dans le monde que les femmes l’ont corrompu. J’avais une petite fille dont la piété était très édifiante et sa beauté charmante : j’ai remercié Dieu qui l’avait enlevée du monde avant qu’elle pût aimer le monde. Ainsi croyez-moi, le Maître qui connaît l’avenir fait tout pour le mieux, et ce que nous croyons des pertes sont des grands gains. J’assure madame votre épouse que je l’estime et lui souhaite en Jésus-Christ le véritable bien. Je ne puis néanmoins avoir peine de la mort de M. son fils, connaissant le petit Maître comme je Le connais.

Je vous assure que, lorsqu’[on] a trouvé le secret d’être un en Dieu, on est aussi présent de loin que de près. Ma santé est mauvaise, c’est une fièvre et un dégoût depuis un an : je sens que la nature s’use et défaille. Je prie Dieu qu’Il soit votre consolation et à madame v[otre] ép[ouse]. Vous serez ravis de retrouver ce cher fils un jour dans le sein de Dieu.

- Lettre de sympathie de Madame Guyon reçue par le Dr. Keith. Il joindra celle-ci en copie à Lord Deskford en même temps qu’une lettre qu’il lui adresse de Londres le 13 avril 1717 (Henderson, p.141-143) : « To The Right Honble. / The Lord Deskford/ at his House at Boin / near Bamff. ». On sait que les disciples faisaient ainsi circuler entre eux la correspondance de Madame Guyon.

Nous terminons cette correspondance écossaise par quelques lettres entre tiers qui informent sur la mort de Madame Guyon.

.  Du Dr. Keith à Lord Deskford. 11 juin 1717.

June 11th, 1717.

My dear Lord,

I had the honour of yours of May 9th and in a few days after forwarded the inclos’d to the Ven. M[y] S[aint] M[other] [Madame Guyon] who by all our accounts at that time was again become extreamly ill. Her sickness, w[hi]ch was a feaver, attended with a swelling and inflammation in her stomach with constant vomitings and difficulty of swallowing, encreas’d till the 9th of June N.S. our May 29th about 12 at night, when it pleas’d God to deliver her out of prison and to take her into his Eternal Rest. Blessed and adored be his holy will in all things. Let us be continually united with her in the heart of our divine L.M. who will not leave us orphans. A[ndrew] R[amsay] and D[r] G[arden] with the other two friends were then there1, and were to set out immediatly for P[aris] and the three last from thence for Holl[and]. I have lately read over her life2. [….]3

- Henderson (M.N.E.), p. 145-146.

1Au lit de mort de Madame Guyon se trouvaient, parmi les écossais : Andrew Ramsay, George Garden, Lord Forbes et son frère James Forbes.

2Noter la lecture du manuscrit de la Vie à Londres, où résidait Keith, avant sa publication par Poiret ; par ailleurs, après la deuxième partie du texte de la Vie, on trouve : « Pour Mr R-y [Ramsay] / Qu’on prie de la renvoyer s’il lui plaît à Mr K. [Keith] après qu’on s’en sera servi. » (v. La Vie…, description du manuscrit d’Oxford, p. 85).

3La lettre porte ensuite sur d’autres sujets.

.  Du marquis de Fénelon à Lord Deskford. 29 juin 1717.

À Paris ce 29 juin.

Mon cher milord. Après la perte que nous avons faite, il ne nous reste plus que d’être unis en Celui qui ne nous manquera jamais et que nous devons croire ne nous avoir privés de la présence sensible de notre mère que pour nous faire trouver par son intercession un secours plus puissant et plus conforme à nos besoins. Cette bonne mère aurait été, je crois, bien touchée, si on lui avait pu lire votre dernière lettre qui arriva comme elle commençait à agoniser. L’abandon en Dieu, la perte de tout appui, et le détachement de toute créature et de tout hors Dieu est ce qu’il m’a semblé que le temps que j’ai passé auprès d’elle dans ces derniers moments de sa vie, m’a montré d’une manière sensible être la voie que je devais suivre. Dieu veuille m’y rendre fidèle.

J’ai été consolé en voyant, dans cette lettre que notre mère n’a pu voir, que vous étiez dans des dispositions conformes à ce que Dieu me faisait sentir. Soyons unis, mon cher milord, malgré la distance des lieux. Je n’aurai jamais rien qui me soit si précieux que de pouvoir espérer que j’aurai toujours en vous un ami et un frère dans le petit Maître : Dieu le veuille, et que je ne cesse pas de l’être par mes infidélités. Je suis bien touché de la séparation des amis avec lesquels j’ai passé un temps qui sera le plus doux de ma vie. Celui qui veut bien se charger de ce billet vous instruira de tout ce qu’il a vu avec nous. Il vous présentera aussi un petit présent que vous m’avez permis de vous offrir. Je souhaite qu’il vous fasse ressouvenir quelquefois de celui de qui il vient, à qui l’honneur de votre souvenir sera toujours également cher et précieux.

Jea ne saurais laisser partir cette lettre, mon très cher milord, sans vous marquer ma tendresse et mon respect. Je souhaite infiniment que notre union fraternelle subsiste à jamais. Celle qui est dans le sein de Dieu sera notre lien. Les paroles me manquent, mais mon cœur vous parle. Cor meum est apud te sine voce et silentium meum loquitur tibi.

À milord D[esk]f[or]d.

- Henderson, M.N.E., p. 147.

aMain et orthographe différentes.

.  Du Dr. Keith à Lord Deskford. 2 juillet 1717.

[….]1 A. R[amsay] has sent the inclos’d by J[ames] F[orbes] who is safely arrived here and with My L[or]d his Br[other]2 salutes you most affectionatly. Say nothing of it yet.

R[amsay] speaking of M.S.M. [Madame Guyon] adds : « Sa mort a été semblable à sa vie. Elle a porté jusqu’à sa fin les états de Jésus crucifié, et est expirée enfin sur la croix avec une paix et une douceur où il paraissait une insensibilité à tout ce qui est au-dehors, mais où je crois que l’Intérieur était bien occupé, et d’une manière peu intelligible à ceux qui n’ont pas les yeux de la foi. Elle est morte le 9 de ce mois [de juin] à onze heures et demi du soir. Elle me dit le matin, avant et après avoir reçu le saint viatique, qu’elle était dans un état de délaissement extrême. Je compris que le petit Maître la rendait conforme à son état sur la Croix quand Il dit : Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’avez vous abandonné ?3 Je le lui dis même et elle ne répliqua que ces paroles avec une douceur et un abandon parfaits : Mon Dieu, vous m’avez abandonné. Le reste du jour jusqu’à six heures du soir se passa en grandes douleurs et souffrances. Alors elle reçut l’extrême-onction et sembla perdre connaissance de tout ce qui est au-dehors, et expira sans douleur, sans peine, dans un silence et paix profonde. »

- Henderson, M.N.E., p. 145-146.

1Le début de la lettre donne des nouvelles de Londres.

2Lord Forbes. La présence de ce dernier authentifie le récit de Ramsay (qui n’est pas toujours fiable) rapporté par Keith.

3Matthieu, 27, 46 : « Et vers la neuvième heure, Jésus s’écria, en disant : Eli, Eli, lamma sabacthani ; c’est-à-dire, Mon Dieu, mon Dieu, comment m’avez-vous délaissé ? » ; Marc 16, 34 : « Et à la neuvième heure Jésus s’écria d’une voix forte : Eloï, Eloï, Lamma sabacthani ; qui veut dire : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? » ; Luc 23, 46 : « Alors Jésus cria d’une voix forte : Mon Père, je remets mon âme entre vos mains » ; Jean ne rapporte aucune dernière parole.

.  Du Dr. James Keith à Lord Deskford. 10 septembre 1717.

Sept. 10th.

I would have answer’d my dear Lord’s letter w[hi]ch I rec[eive]d by M. Rud[diman]’s care in due time, had it not been that I was not furnished with what I took to be principally wanted in it, namely some account of the last years and hours of M.S.M.’s life. The account of the most valuable part during the last years of her life, I have not yet had, nor do I ever expect to have, her state being wholly inexplicable, but by a few general words, and indeed the fewer the better. As for her last moments, besides what I had from J[ames] F[orbes] who will also tell your Lop what he saw and heard, I shall here transcribe what A[ndrew] R[amsay] wrote me upon that occasion. His letter is of Aug[ust] 7th.

« Elle sentit depuis longtemps que Dieu l’allait retirer, que sa mission était finie, et [le] marquait par l’oubli profond où elle était désappropriée. Ses souffrances ont été extrêmes, et sa patience tout à fait chrétienne. II n’y a pas grande chose à dire d’une âme que Dieu avait toujours cachée dans le secret de Sa face, et qu’on ne pouvoit connaitre que par le silence du cœur. Il y a des saints qui parlent beaucoup en mourant. Il y en a d’autres qui n’ouvrent la bouche que pour dire avec Jésus-Christ sur la croix : Mon Dieu, Mon Dieu, combien vous m’avez abandonné1. Elle a porté ce dernier état de Jésus sur la croix, et m’a dit souvent le jour de sa mort : je suis dans un délaissement extrême. Mais tout se passa presque dans le silence, jusqu’à ce qu’enfin elle perdît connaissance de tout ce qui se passait au-dehors ». He adds : « J’ai eu ses ordres d’écrire ce que je sais de sa vie, mais en vérité ses écrits et ses souffrances sont si parlantes que je ne trouve presque rien à dire ; et je croirais manquer à toutes ses instructions, si je m’étendais en éloges vagues et hyperboliques. Je prie Dieu que le vénérable P[oiret] ne tombe point dans ces enthousiasmes outrés où il est tombé en écrivant la vie de Mlle B[ourignon]2, où il la compare avec les autres saints, et l’élève au-dessus de tous depuis le temps des apôtres. Notre mère, en communiquant l’esprit de l’onction à ses enfants, les détachait du canal3, et ne souffrirait point qu’on s’attachât à l’instrument. »

This last period brings to my mind what perhaps your Lop has not yet heard of, namely the very strong opposition that is made by A. R[amsay] with all the other friends in Fr[ance] against M. P[oiret]’s printing and publishing that most valuable Life at this time, and in order to hinder him from doing it, they have represented the copy w[hi]ch he has as defective and imperfect, and therefore have desir’d him to return it to them to be corrected by one w[hi]ch they call more perfect. R[amsay] has written several letters (by their order as he says) to M. P[oiret] himself, to D[r] G[arden] and to us here, to this purpose, w[hi]ch is highly surprising to us all, and the more [is] that he himself transcrib’d that very copy w[hi]ch M. P[oiret] has, and sent it to him by Notre Mère’s express order (having first carefully revis’d and corrected it herself) to be published after her death. But the good old man refuses to give it up and resolves to be faithful to the trust reposed in him. They, on the other hand, have, they say, strong reasons for delaying it, but do not say what they are. L[or]d F[orbes] when you see him will acquaint your Lop with all this. He and his br[other James Forbes] took journey for Scotl[an]d the 2d instant and I hope may be at Edbr [Edimbourg] by this time. L. P. [Lord Forbes of Pitsligo] and D[r] G[arden] are well but when they will come over I cannot tell. When the 3d and 4th vol. of Lett[ers] are sent me, I shall obey your Lop’s orders, but the 4th is not yet finished, nor are the Télémaques4 come. One of the next they go upon will be les Opuscules Spirituelles [sic] de M. L’Arch. de C[ambray] w[hi]ch are said to be very fine. J.F[orbes] has his Sentiments de Piété, w[hi]ch I have read. He has also P. Surin’s Cantiques Spirituels for your Lop. It was M.S.M.’s own book.

M. Abercromby5 desir’d me to enclose your Lop’s letters to him, but I forbear to do it till I have your orders. He went down by sea with his Lady about 3 weeks ago. I hope they are safely arrived. With my best and sincerest wishes for your Lop. and your dear Lady and children in the tenderest manner, I am, ever, your Lop’s, etc.

- Henderson, M.N.E., p.150-151.


1Henderson : « Madame Guyon several times in her writings turns specially to this incident : e.g. Lettres, IV, p. 258 f. ; V, p. 156. So also with Tauler : v. Opera Omnia (1615), p. 44. 436, 704, etc. Voir also use by Francis de Sales and Fénelon. »

2L’œuvre d’Antoinette Bourignon fut éditée en 19 volumes par Poiret entre 1679 et 1686. En fait Pierre Poiret, devenu disciple de Madame Guyon, avait probablement bien changé depuis son « enthousiasme » (?), dont on ne trouve nulle trace écrite (à l’inverse de Dutoit).

3Dutoit, vol. 5 des Lettres, Anecdotes et réflexions [préface par Dutoit, usuellement dithyrambique :] « Madame Guyon n’a été que le canal, et l’Esprit de Dieu s’est servi de cet organe. »

4Le s de Télémaques parce qu’il s’agit des exemplaires imprimés.

5Capt Alexander Abercromby of Glassaugh, M. P. for Banffshire, membre du parlement écossais avant l’Union. (V. Henderson, M.N.E., p. 132, note 1.) 

.  De Lord Forbes ( ?). 16 mai 1723.

Il y a longtemps, mon cher frère, que j’ai eu l’honneur de votre chère lettre et de celle de Put [Dupuy]. Elles me donnèrent un double plaisir, et d’avoir le bonheur de vos nouvelles et de trouver aussi que ni l’un ni l’autre [n’]approuvait la clause dont il s’agissait. Je ne croyais pas que je serais obligé de vous donner plus de peine sur cet article, puisque M. R[amsay] par sa dernière m’écrivait en ces termes :

« Vous serez à présent satisfait. La Vie de M. de C-y [Cambrai] ne s’imprime plus. Malheur à moi si j’ai aucun attachement à mes faibles productions. L’obéissance m’a fait entreprendre cet ouvrage. L’obéissance m’engage à l’oublier et ce ne sera que par obéissance que je m’en ressouviendrai. Que l’homme et ses oeuvres périssent, afin que Dieu seul règne. J’ai résisté à madame la duchesse de Sully1, qui voulait désavouer la Vie. Je vous ai résisté pour désavouer l’impression. J’ai cru suivre la vérité parce que Madame la Col.2 approuva l’expression qui vous formalisa. J’ai pu me tromper, mais j’étais droit dans mes intentions. Tous les différends finissent par la suppression de l’ouvrage, etc. »

Il écrivit (f.°1v) à M. H[ooke] au même temps, comme fit aussi la Col[ombe]2, lui priant d’arrêter l’impression de la Vie de S. B. [Fénelon] et même de la reprendre de la main du libraire en cas qu’il l’avait commencé. Il faut que je m’arrête un peu ici pour observer que le style du R[amsay] dans sa dernière est bien différent d’autrefois. Il n’insiste point sur la clause, il ne s’agit plus « de ne point trahir sa conscience ni d’obéir aux ordres d’une mère mourante, etc. », mais seulement d’obéir à une dame vivante. Et avec combien de démission d’esprit, de docilité, de petitesse et de simplicité écrit-il ! Mais j’avoue que j’aimerais mieux des paroles moins fleuries et une conduite plus droite et plus sincère. Car n’aurait-on pas cru l’affaire finie ? Point du tout. Voici des nouvelles ruses.

La Col[ombe], à l’instance sans doute de R[amsay] ou du moins pour lui faire plaisir, en peu de semaines après donna ses ordres par une tierce personne à M. H[ooke] de faire imprimer la Vie de S. B. [Fénelon] incessamment avec la dite clause et de n’en rien dire à personne ; et en effet on a bien gardé le secret, car pour moi je n’en ai rien su jusqu’à ce que la copie fût non seulement entre les mains du libraire, mais actuellement envoyée en Hollande. Enfin, mon cher marquis, que pensez-vous d’une conduite si étrange ? Il me semble qu’elle s’accorde très bien avec tout le reste et que ce procédé est digne de la clause3. [f.°2r]

Mais puisque ni les scandales ni les suites funestes qu’une telle dispute pourrait avoir, ni la vérité même, [ne] pu[ren]t les empêcher de passer outre, je ne ménagerai plus rien, ni ma réputation ni la leur, et j’ai pris la résolution de publier au monde l’origine et le progrès de cette affaire avec tous les tours et détours. J’imprimerai les lettres de R[amsay] et les miennes, et je ferai voir la part que la duchesse de Sully4 a voulu prendre et celle que la Col[ombe] a prise. Je les nommerai tout au long et je signerai le récit enfin : puisqu’on me force de donner une comédie au public, les autres auront part au jeu. Vous voyez, mon cher frère, que R[amsay] se dit avoir agi seulement par obéissance à la Col[ombe], M. H[ooke] dit de même. Quel intérêt a-t-elle en toute cette affaire, croit-elle de bonne foi que notre mère n’ait jamais écrit et corrigé sa propre Vie comme elle est, ou pense-t-elle que [le] v[énérable] P[oiret] n’ait jamais eu ses ordres exprès par écrit de la publier après sa mort ? Pourquoi se fait-elle l’auteur de toute cette contestation, et de toutes les suites, et se mêle-t-elle de gaieté de cœur pour faire accroire au monde des choses dont tous les cis5 savent le contraire ? Pourquoi veut-elle flétrir la Vie de notre mère et la réputation de nos amis en Hollande et, indirectement, le crédit de tous les livres spirituels qu’ils ont publiés ? Enfin pourquoi veut-elle me réduire à la dure nécessité de donner au public une scène de cette nature ? Assurément elle devrait avoir des ordres bien positifs de notre mère ou des ordres encore supérieursa. [f.2v] Puisque je n’ai pas l’honneur d’être connu à la Col[ombe], si vous le trouvez à propos, je vous prie de lui parler de ma part et de la conjurer encore une fois d’interposer son autorité6 pour ôter la cause de cette dispute, et pour rétablir l’esprit de paix parmi les enfants d’une même mère : vous voyez qu’il ne tient qu’à elle.

Ayez la bonté aussi d’assurer tous les cis que j’ai fait tout mon possible, pendant une année entière, de prévenir les conséquences d’une opiniâtreté qui puissent un jour malgré moi leur donner de la peine. Je ne suis nullement l’agresseur : c’est R[amsay] qui a commencé et la Col[ombe] qui insiste. J’aurais gardé le silence si des devoirs indispensables, à ce que je crois, ne m’obligeaient à faire autrement pour bien des raisons : ainsi j’espère qu’on me pardonnera. Je doute, mon cher frère, si vous pouvez entendre mon baragouin, mais soyez sûr que je suis, avec tout l’attachement possible, votre, etc. Ce 16 mai v. st.1723.

Je vous prie de me donner un mot de réponse le plus tôt que vous pourrez, car il est encore temps, quoique, à dire la vérité, je n’attends pas beaucoup de ce dernier effort. J’ai oublié de vous dire que M. H[ooke] ne voulut jamais me montrer les lettres de R[amsay] à lui, parce que, comme je crois, il en a honte. Mais dans la chaleur de la conversation, il m’a lu quelques endroits dans l’un desquels R[amsay] dit que non seulement il abandonnerait plutôt son ouvrage, mais même qu’il dirait et écrirait des choses qui l’obligeraient de quitter la France, plutôt que de quitter la clause en question. Que peut-on attendre d’une telle opiniâtreté ? Mais il est vrai qu’il écrivait cette lettre du temps avant sa dernière à moi [adressée].

- A.S.-S., Pièce 7422.

asupérieurs (aux siens raturé).

1La fille de Madame Guyon voulait préserver la mémoire familiale en empêchant la publication « scandaleuse » de la Vie de sa mère.

2Madame de Guiche, Marie-Christine de Noailles, mariée en 1687 au comte de Guiche. Veuve en 1725, elle vivra jusqu’en 1748. « La colombe » était une fervente disciple ; voir Fénelon (Orcibal), t. 4, p. 26 et t. 17, lettre 1572, note 8.

3La clause : disposition testamentaire. Nous n’en connaissons pas le contenu.

4La fille de Madame Guyon.

5Disciples résidant en France par opposition aux trans.

6Confirmation de l’autorité de Madame de Gramont.


IV.   Suisses  

.  À monsieur Monod.

J’ai reçu, monsieur et cher frère en Jésus-Christ, votre bonne lettre. Pour répondre au premier article qui regarde l’usage du mariage, je crois que vous devez vivre d’une vie toute sainte et commune, comme tant de saints ont fait dans la primitive Église, usant du monde comme n’en usant point, c’est-à-dire sans attache, prêt à tout quitter lorsque le Seigneur marquerait le vouloir. Souvent tout ce que nous voulons faire d’extraordinaire, et hors de la route commune, ne vient que de l’amour de la propre excellence, qui donne volontiers dans ce qu’il y a de grand et de merveilleux. On a peine de se voir assujetti comme les autres hommes, au lieu que cet assujettissement doit être un contrepoids à notre orgueil. Ce que saint Paul raconte de lui-même1, que de peur qu’il ne s’élevât par ses révélations sublimes, Dieu lui avait donné un ange de Satan qui le souffletait et lui était comme un contrepoids, en est une preuve. Nous voulons toujours voler en haut, et Dieu nous repousse en bas par le poids de notre propre misère, parce que rien ne déplaît tant à Dieu que l’orgueil, et qu’Il aime mieux un ver qui rampe dans la terre de son humiliation, qu’un vol superbe et audacieux. En voilà assez sur cet article.

Demeurez bien abandonné à Dieu, et la fidélité à l’oraison et l’amour de Dieu détruiront plus la concupiscence de la chair que tout ce que vous pourriez faire par vos efforts propres. Les efforts ne donnent que des secousses, qui ne sont pas de durée, mais l’oraison et l’amour de Dieu éteignent peu à peu les sentiments de la chair. Soyez donc bien humble et bien petit : cela sera plus agréable à Dieu que tout le reste.

Pour ce qui regarde de vous priver de tout culte extérieur sous prétexte d’adoration en esprit et en vérité, c’est une méprise très forte. Jésus-Christ, qui nous a enseigné le culte de l’Esprit, nous a donné Lui-même des exemples de l’adoration extérieure : Il passait des nuits à genoux à faire la prière de Dieu, Il s’est prosterné le visage contre terre. Il faut que nous comprenions bien que nous sommes composés d’âme et de corps, et qu’il faut que chacun rende hommage à Dieu en sa manière. Et même les âmes très intérieures éprouvent qu’après que Dieu, par un long et profond silence, leur a ôté une multiplicité très forte et une certaine attache à leurs propres opérations, il leur est donné une facilité de louer et bénir Dieu. Il y a une infinité d’exemples dans l’Ecriture sainte de ce cantique merveilleux que l’âme chante lorsque Dieu, l’ayant tiré d’elle et de sa manière ordinaire d’agir, elle se trouve dans un épanouissement de joie en Lui, ce que la sainte Vierge appelle dans son cantique une espèce d’exultation2. Et même après la résurrection, nos corps rendront à Dieu dans le ciel une louange convenable à ce qu’ils sont. C’est pourquoi il est écrit que les anges et les saints disent sans cesse : Sanctus, Sanctus, etc., ce qui marque la louange du corps. Il ne faut pas faire sa principale occupation du culte extérieur : au contraire, il n’a de valeur qu’autant qu’il dépend de l’intérieur, mais il se faut bien donner de garde de le retrancher tout à fait. Il est aisé de porter la privation de tout culte extérieur dans le temps des consolations. Mais lorsque l’âme est mise en sécheresse, s’étant privée elle-même de tout ce qui est extérieur, elle se trouve tout d’un coup dénuée de tout. Et il est bien à craindre qu’elle ne retourne aux amusements du siècle.

Je sais qu’il y a eu de saint anachorètes, comme saint Paul l’ermite, que la nécessité de leur état avait comme réduits à être privés de tout culte public. Mais quel culte ne rendaient-ils pas dans le particulier, ces grand saints, dont le corps même priait après la mort : ces grands saints restaient à genoux les bras étendus comme s’ils eussent été encore vivants ! La multitude des solitaires s’assemblaient les dimanches, et quoiqu’ils fussent très unis de cœur et d’esprit, ils se rassemblaient une fois la semaine pour rendre tous ensemble un culte d’amour et de reconnaissance envers Dieu. Nous voyons que les premiers chrétiens s’assemblaient tous ensemble pour prier, et ils étaient réunis de la sorte dans le Cénacle lorsque le Saint-Esprit descendit sur eux. L’Ecriture dit qu’ils n’étaient tous qu’un cœur et qu’une âme, et qu’ils persévéraient tous dans la fraction du pain3. Même les Pères du désert ne permettaient pas aux pères de se retirer dans les déserts reculés qu’après une longue épreuve d’une vertu très solide, ayant vu que plusieurs jeunes solitaires, pour s’être retirés des autres et avoir voulu mener une vie plus parfaite que le commun, avait été trompés par le diable et étaient tombés misérablement. Ne travaillons pas, comme dit l’Imitation de Jésus-Christ, à avoir ce qui est plus grand et élevé, mais ce qui est plus humble et plus petit4. C’est où il n’y a point de méprise, et où le démon ne saurait tendre ses pièges.

C’ est une grande vertu de savoir se supporter soi-même, de souffrir ses propres misères. La vraie perfection ne vient pas tout d’un coup. Tout consiste dans un renoncement perpétuel et à honorer le tout de Dieu par notre bassesse et notre impuissance. Il faut s’accoutumer dans tous les emplois et dans toutes les occupations à rentrer souvent en soi-même, en se tournant de tout le cœur vers Dieu, et cherchant dans le cœur, où Il veut être trouvé. D’ailleurs, il faut remplir pour Son amour tous les devoirs de notre état, quels qu’ils soient. Et quand on le fait de cette sorte, ils peuvent bien empêcher l’attention de l’esprit, mais ils n’ôtent pas le fond de la volonté, qui est à Dieu.

Quant à ce que vous demandez sur les Inspirés5 de vos quartiers, je n’ai garde de les blâmer ni d’en juger. Le conseil qu’ils vous ont donné, contraire à ce que d’autres voulaient exiger de vous, est fort bon. Mais le sûr remède pour ne tomber en aucune illusion, est d’outrepasser tout ce qui est extraordinaire, sans s’y arrêter, pour ne s’attacher qu’à Dieu, et aller à Lui par une foi nue, qui met à couvert de toute illusion. Tout ce qui est extraordinaire et merveilleux, est très sujet à tromperie. Le démon s’y fourre souvent, il se sert même de ce merveilleux pour séduire les âmes droites, et ses séductions les plus subtiles et les plus dangereuses sont celles où il fait dire les plus belles choses. Le plus sûr est donc de tout outrepasser, de laisser le merveilleux pour ce qu’il est, sans s’y attacher, et sans l’examiner pour en juger, et d’aller à Dieu par un abandon général et au-dessus de tout, aimant autant l’obscurité que la lumière, et ne regardant jamais la lumière même que comme un don de Dieu pour nous conduire à Lui, et qu’il faut par conséquent outrepasser, comme tout le reste, sans nous y arrêter.

Vous ne devez avoir aucune peine sur le squelette dont vous me parlez. L’opinion que les âmes ne jouissent point de Dieu tant que les corps sont privés de sépulture, est une opinion toute païenne et qui n’a aucun fondement. Si l’on enterre les corps dans le christianisme, c’est par un respect pour des corps que Jésus-Christ doit ressusciter à Son jugement. Mais ce n’est pas pour le besoin que les âmes a[ura]ient de cette sépulture.

J’ajouterai à ce que j’ai déjà répondu sur ce qui regarde l’article des Inspirés, que la façon dont ils souffrent les persécutions qu’ils essuient partout, est en effet une très bonne marque, et qu’il est très vrai que les véritables enfants de Dieu sont tous les jours persécutés. Mais quoique cette persécution et cette patience à souffrir tous les mauvais traitements soient d’excellentes marques, cependant ce ne sont pas des preuves certaines contre le danger de l’illusion. Le démon, qui se travestit de fois à autre en ange de lumière6, se revêt quelquefois des marques des enfants de Dieu pour séduire ceux qui se laissent aller aux choses extraordinaires. Tous les hommes sont frappés de l’extraordinaire. Il n’y a que la petitesse, le renoncement, la croix, l’oubli et le mépris des autres pour nous, et l’oubli de soi-même, qui ne frappent point les hommes, et qui sont cependant le seul chemin sûr qui nous conduit à Jésus-Christ, mort nu sur la croix. Sainte Thérèse raconte elle-même dans sa Vie d’avoir souvent éprouvé des lumières qui venaient de l’ange de ténèbres, et dans lesquelles elle trouvait plus de douceur et de consolation que dans celles qui venaient de Dieu. Ce qui fait bien voir que ce ne sont ni les dons, ni les lumières qui peuvent nous assurer, et qu’il n’y a qu’une voie de foi et d’abandon qui puisse nous préserver de tout également. Il viendra dans la fin de siècle des faux prophètes qui feront toutes sortes de prodiges7. Ce ne sont donc ni les prodiges ni le merveilleux auxquels nous devons nous attacher, mais à l’abandon, à la prière et à l’amour de Dieu, où il ne peut jamais y avoir de méprise. Croyez-moi, monsieur, entièrement à vous en Jésus-Christ.

Pour vos enfants, pensant comme vous êtes, il serait à souhaiter que vous pussiez les élever auprès de vous et vaquer assez à leur éducation pour leur inspirer des sentiments chrétiens. Mais il faut beaucoup s’abandonner à Dieu sur cela, comme sur le reste, car ce n’est point sur nos propres efforts qu’il faut compter en quoi que ce soit : il y a une Providence sur les enfants, comme sur le reste, à laquelle il faut tout remettre, après que l’on a fait ce qu’on a pu. Les collèges sont la route commune et, malgré la corruption qui y règne, Dieu S’y choisit des serviteurs dès l’enfance ; cependant, si vous croyiez être sûr que vos enfants s’y corrompissent, il ne faudrait pas les exposer à ce danger, mais faire de votre mieux, les gardant chez vous, et vous abandonnant à Dieu pour le succès.

- Dutoit, t. IV, Lettre 106 : « À M. Monod, chirurgien et Maître des postes, à Morges. »

1II Cor., 12, 7.

2Luc, 1, 46-54 : « Et mon esprit se réjouit en Dieu mon sauveur - … » ; 3.6 : « Et toute chair verra le Sauveur qui est donén de Dieu. »

3Actes, 2, 3-4, 42 et 4, 32.

4Imitation, I, chap. 1-2.

5Il s’agit des émigrés cévenols.

6II Cor., 11, 14.

7Matthieu, 24, 24.

.  À Mlle de Venoge.

J’ai reçu votre lettre, ma chère sœur et véritable amie, avec beaucoup de joie. Bien loin que votre pauvreté me fasse horreur, si vous étiez encore plus pauvre, je vous aimerais davantage. Vous vous croyez bien pauvre et vous êtes encore bien riche, mais il faut se laisser au Seigneur pour qu’Il donne et ôte comme il Lui plaît. Ce n’est point l’ouvrage de la créature, mais celui de Dieu. Ainsi laissez-le Lui faire tout entier, qu’Il vous mène où et comme il Lui plaira : tout est bon de Sa main. Il est difficile, quand la pauvreté devient plus grande, de ne pas vouloir se mêler de l’œuvre. Mais il n’est pas encore temps de parler de cela. Votre Bien-aimé ne peut point vouloir que vous ne L’aimiez pas, quoiqu’Il puisse vouloir que vous ne connaissiez ni sentiez votre amour : car lorsqu’Il appauvrit et dénue l’âme, c’est pour Se faire aimer plus purement.

Il n’a pas encore pris tout le sien, il s’en faut bien. Il ne vous a pas encore mise dans le profond abîme du néant. Il vous laisse bien dans votre néant, c’est-à-dire dans la place qui vous convient selon votre état ; mais pour l’abîme du néant, il est si profond qu’il faut y avancer bien des années avant que d’en atteindre le fond, et je crois qu’il n’y a jamais eu que Jésus-Christ qui l’ait approfondi véritablement en S’anéantissant Soi-même1. Quand la sainte Vierge parle d’elle-même dans l’Ecriture, elle dit que Dieu a regardé sa bassesse2, et comme elle était la plus anéantie des pures créatures, le Verbe l’a choisie pour être Sa mère : ainsi plus nous sommes pauvres, petits et anéantis, plus nous sommes agréables à Dieu. C’est dans ces cœurs où Il Se plaît infiniment et où Il répand Son plus pur amour : après les avoir anéantis selon Ses desseins éternels, Il S’y incarne Lui-même mystiquement.

Ce que vous avez donc à faire est de ne vous mêler de rien et de Lui laisser tout faire, car tout ce que vous feriez ne servirait qu’à L’empêcher d’agir en vous. Le dessein de Dieu en agissant en nous n’est pas de nous rendre merveilleuses, de nous remplir de dons et de faveurs, mais de nous réduire à rien, car c’est un Dieu jaloux, qui ne veut rien souffrir en nous que Lui-même pour Lui-même et non pour nous.

Vous dites que vous n’avez plus que la foi nue : c’est la meilleure de toutes les voies et, quand vous cesserez de l’apercevoir, ne vous en étonnez pas, car plus elle devient nue, plus elle disparaît à nos yeux. Dieu est si jaloux, comme je vous l’ai dit, qu’Il ne veut pas même que nous voyions s’Il opère en nous, ni ce qu’Il opère. Demeurez immobile à moins qu’Il ne vous remue Lui-même. Je vous assure, ma très chère amie, que dans le chemin que vous tenez, vous n’y trouverez pas de presse et que la foule ne vous y incommodera point, car chacun tend à être quelque chose, et peu tendent à n’être rien afin que Dieu soit tout en eux, non pour eux, comme je vous l’ai dit, mais pour Lui-même. Je m’intéresse beaucoup pour votre âme afin que Dieu soit glorifié en vous selon qu’Il le désire. Je vois qu’Il vous a conduite par une bonne voie, puisque vous avez travaillé à ôter de vous tout ce qui n’était pas Dieu. C’est jusqu’où l’activité aidée de la grâce peut aller. Laissez donc tout faire à Dieu à présent.

Pour ce que vous me demandez, si le corps et le sang de notre Seigneur sont dans le pain et le vin qu’on vous donne à la Cène, je ne le crois pas, mais ce serait une trop longue discussion de vous dire où Il est véritablement3. Contentez-vous, puisque le Seigneur vous en a retirée, du soin qu’Il a de vous. Pour les sermons, allez-y quelquefois, pour ne point faire de peine aux autres et pour ne point attirer la persécution.

Pour la bonne personne dont vous me parlez, je ne suis nullement surprise de ce que vous me dites. J’en ai connu beaucoup d’autres que Dieu a menées là, malgré une ferme résolution, qu’elles avaient faite de ne se point marier. Ce n’est ni le mariage ni le célibat qui sanctifient, mais la volonté de Dieu. Lorsque Dieu prépare Lui-même les choses, ce serait une propriété de ne vouloir pas s’y rendre. J’espère que Dieu ne vous manquera, ni à N., si vous Lui êtes fidèle. Sa parole y est engagée lorsqu’Il a dit : Cherchez le règne de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera donné comme par surcroît4.

Je suis bien aise que vous aimiez la justice de Dieu, car c’est un attribut qui est tout pour Lui. C’est elle qui Lui restitue toutes nos usurpations, qui nous purifie de tout ce qui Lui est contraire. Elle crie sans cesse : « Qui est comme Dieu ? », afin qu’on Lui immole toutes choses. C’est l’attribut auquel je suis dévouée. Je suis ravie que vous le soyez de même, et je vous embrasse, ma chère amie, de toute la tendresse de mon cœur.

Vous avez bien raison, ma chère amie, de dire qu’il faut bien des morts pour arriver là et qu’il faut bien perdre des vies, parce que notre vie propre se trouve partout, même dans les choses qui paraissent les plus saintes. C’est pourquoi il faut tant de morts pour arriver à la vie éternelle. Mais quelle est cette vie éternelle ? Jésus-Christ nous l’apprend quand Il dit : La vie éternelle consiste à vous connaître, ô Père, et Jésus-Christ que vous avez envoyé5. J’ajoute à cela, que la mort et la vie consistent dans l’amour le plus pur et le plus désintéressé. Tant que nous prenons intérêt pour nous-mêmes, nous vivons à nous-mêmes, et par conséquent ne pouvons être dans cette mort entière, si nécessaire pour avoir la vie éternelle, qui est Dieu même. J’espère que vous me comprendrez.

- Dutoit, t. IV, Lettre 151 : « À Mlle de Venoge à Lausanne. »

1Philippiens, 2, 7 : « Mais il s’est anéanti lui-même en prenant la forme et la nature de serviteur, en se rendant semblable aux hommes, et étant reconnu pour homme par tout ce qui a paru de lui au dehors. » (Sacy).

2Luc, 1, 48. 

3Cela suggère que la destinataire est calviniste, ce qui est vraisemblable à Lausanne.

4Matthieu, 6, 23.

5Jean, 17, 3.

.  À l’abbé de Wattenville.

J’ai bien de la joie, mon cher frère en Jésus-Christ, d’apprendre que l’on vous a dispensé de votre serment. Ne vous engagez pas de nouveau, et servez-vous de ce que la Providence a fait par votre charité pour ces pauvres gens, afin de demeurer entièrement dégagé de toutes choses. Jésus-Christ dit : Quand on vous persécute dans une ville, fuyez dans une autre1. Il faut en user ainsi, à moins que nous n’ayons un mouvement intérieur d’en user d’une autre sorte. C’est ce mouvement seul qui m’a empêchée de fuir, et qui m’a fait négliger tous les moyens que j’avais de le faire. Il ne faut point nous appuyer sur notre courage, car le courage de l’homme est un roseau cassé, qui ne saurait lui servir d’appui. Mais quand Dieu nous porte Lui-même à essuyer toutes les persécutions, malgré la connaissance que nous avons de notre misère et de notre faiblesse, c’est Lui qui soutient Lui-même et qui donne une force invincible. C’est pourquoi il est écrit, dans le premier livre des Rois, que l’homme ne sera jamais fort de sa propre force2. Dieu se plaît de détruire les choses fortes et de soutenir les faibles. Demeurez donc abandonné à Lui. Ne préméditez rien. Restez dans votre silence et dans votre solitude jusqu’à ce que quelque providence vous en tire.

Profitez du don que le Seigneur vous a fait. Car la grâce de l’intérieur est la plus grande que notre Seigneur puisse vous faire en cette vie, parce que c’est par elle que nous arrivons à cette union que Jésus-Christ demanda à Son Père à la Cène pour les siens3. C’est l’intérieur qui commence, qui continue, et qui perfectionne l’ouvrage le plus grand qu’il y ait en cette vie, qui est de nous faire rentrer dans le dessein de Dieu en nous créant, et dans celui que Jésus-Christ a eu en Se faisant homme pour l’amour de nous, qui est de nous unir à Lui, et de nous rendre conforme à l’image de ce Fils qui est Lui-même l’image de Son Père.

C’est pourquoi nous avons besoin de nous abandonner beaucoup à Dieu, et de nous défier extrêmement de nous-mêmes. Cette défiance nous empêchera de compter sur nous, et l’abandon nous portera à nous laisser conduire à Dieu par toutes les routes qu’il Lui plaira de nous faire traverser, soit que nous apercevions Sa main puissante qui nous soutient, soit que nous ne L’apercevions plus et qu’au contraire il semble qu’Il soit entièrement disparu et que nous n’éprouvions que notre faiblesse. Mais quand on s’est une fois livré à Lui sans réserve, il faut Lui laisser faire ce qui Lui plaît, et comme il Lui plaît, nous contentant de Son contentement, sans nous mettre en peine si nous sommes contents nous-mêmes : car la nature et l’amour propre ne se contentent point pour l’ordinaire de ce qui plaît le plus à Dieu. Ce qui Lui plaît le plus, c’est de retracer en nous l’image de Son Fils, ce qui ne se peut faire qu’en détruisant celle du vieil homme en nous qui cause toutes les peines, les croix, les vicissitudes de la vie intérieure. Mais lorsque l’on est fidèle à laisser faire à Dieu en nous et de nous ce qu’il Lui plaît, l’homme nouveau paraît, ainsi que saint Paul le dit4, et nous sommes renouvelés en nouveauté de vie. C’est un si grand bien qu’il n’y a rien qu’on ne doive souffrir pour l’obtenir. C’est aussi la plus grande gloire que Dieu puisse tirer de l’homme, que de voir renouveler en Lui l’image de Son Fils, puisqu’Il ne peut prendre Ses délices que dans ce Fils. Il y a bien de la différence entre que nous nous délections en Dieu, ou que Dieu Se délecte en nous : nous nous délectons en Dieu sitôt qu’Il nous envoie des grâces consolantes, mais Il ne Se délecte en nous que par l’homme nouveau en Jésus-Christ, lorsque le vieil homme est détruit.

Ce ne serait rien que de répandre notre sang pour être à Jésus-Christ une bonne fois. Mais ce n’est pas ce qu’Il demande à présent : Il aime bien mieux nous conduire par un long martyre, tant intérieur qu’extérieur, martyre d’amour et de douleur. Et c’est ce long martyre qui, en nous purifiant des fautes les plus cachées, des propriétés les plus centrales et les plus inconnues, nous rend, pour ainsi dire, dignes de Dieu. C’est ce martyre si long et si ennuyeux à la nature qui prouve à Dieu notre fidélité la plus inviolable. Qui ne donnerait pas sa vie de bon cœur ? Un moment de douleur n’est rien. C’est la manière dont Dieu a voulu sanctifier les premiers chrétiens. Mais dans ce siècle d’une corruption si générale, il veut sanctifier les siens par des renversements bien plus longs et bien plus pénibles. La ferveur intérieure fait tout dévorer. Mais Il Se plaît, ce Dieu de bonté, d’ôter à Ses amants cette ferveur sensible, afin qu’ils portent nuement Sa croix.

C’est ainsi qu’Il en usa à l’égard de Jésus-Christ. La Divinité, par un miracle surprenant, suspendit toutes les consolations qui rejaillissaient naturellement sur l’homme extérieur en Jésus-Christ, et Sa souffrance fut si excessive qu’Il en sua au Jardin des Oliviers le sang et l’eau. Et lorsqu’Il fut sur la croix, Il ne Se plaignit point des horribles tourments qu’on Lui fit souffrir, mais seulement de l’abandon de Dieu et qu’il s’était fait comme une suspension des grâces que la Divinité répandait sur Son humanité sainte : c’était comme un nuage épais qui couvrait le brillant de la Divinité, et qui arrêtait toutes les influences.

Voilà de quelle manière Dieu en use à l’égard de l’homme dont Il veut s’assurer le cœur, et qu’Il veut confirmer dans Son pur amour. Les ténèbres qui couvrirent toute la terre à la mort de Jésus-Christ n’étaient que la figure de ces effroyables ténèbres que la partie inférieure de Jésus-Christ avait soufferte. Mais ce délaissement fut la consommation de Son sacrifice comme Il le dit : Tout est consommé5. Ne nous trompons point : Dieu ne prendra jamais d’autres moyens pour nous sanctifier et pour nous éprouver que ceux qu’Il a exercés à l’égard de Son Fils. Il ne les a point soufferts pour Lui-même, car Il était une victime pure et sans tâche, mais pour sanctifier tous les états par où Dieu fait passer pour être à Lui, et en même temps pour nous être un argument de ce qui se doit passer en nous pour achever ce qui manque à la passion de Jésus-Christ6, qui n’est autre que son extension sur ses membres.

Tenez-vous heureux que Dieu vous ait choisi, entre tant d’autres qui ne Le connaissent point, pour vous faire être une nouvelle créature en Lui. Soyez-Lui fidèle jusqu’à la mort : c’est un don que Lui seul peut donner, mais Il ne le refuse à personne lorsqu’on le Lui demande et qu’on est résolu de suivre Ses exemples et Ses maximes quoi qu’il en coûte. Soyez persuadé que vous m’êtes tout à fait cher. Les lumières de Dieu ne varient guère, mais les expressions peuvent varier. Peut-être que si j’avais su qu’on pouvait en abuser, j’aurais écrit d’une manière plus précautionnée. Mais comme j’écrivais sans y faire réflexion, et qu’il a fallu écrire pour des personnes très avancées, qui trouvent [ailleurs] peu de choses qui leur conviennent, cela pourrait bien faire peine à ceux qui n’en ont pas l’expérience. Le conseil qu’il y a à donner là-dessus est que chacun profite de ce qui lui convient selon son état, sans examiner ni juger ce que l’on n’a pas encore expérimenté.

- Dutoit, t. IV, Lettre 89 : « À l’abbé de Wattenville à Berne ».

1Jean, 17, 3.

2I Rois, 2, 9.

3Jean, 17, 21.

4Rom., 6, 4 : « Parce que nous avons été ensevelis avec lui par le baptême, pour mourir avec lui ; afin que comme Jésus-Christ est ressuscité par la gloire et par la puissance de son Père ; de même aussi nous marchions dans une nouvelle vie. » (Amelote).

5Jean, 19, 30.

6Colossiens, 1, 24.

.  À l’abbé de Wattenville. Mai 1714.

J’ai reçu votre lettre, mon très cher frère en Jésus-Christ, avec beaucoup de joie. Le seul plaisir que je puisse avoir en cette vie est de voir le règne de Dieu s’étendre dans les cœurs. Vous ne sauriez trop remercier Notre Seigneur de la miséricorde qu’Il vous fait de vous éclairer de bonne heure, d’être à Lui au milieu de la corruption générale du siècle.

Une faveur si grande mérite une fidélité inviolable. Il y a deux manières d’être fidèle à Dieu : la première de correspondre à l’attrait de Dieu et de suivre ce qu’Il nous fait connaître qu’Il veut de nous, la seconde de remplir nos devoirs lorsqu’Il nous engage dans quelque état. Vous me paraissez libre et n’avoir nul engagement : il s’agit donc pour vous présentement de correspondre à l’attrait de la grâce. Mais cette correspondance n’est pas toujours selon nos vues et nos idées. La faveur nous précipite souvent à embrasser un état que nous ne pouvons soutenir dans la suite. C’est pourquoi il faut commencer par établir profondément l’intérieur avant que de choisir une manière de vivre extraordinaire. La retraite extérieure est très nécessaire surtout dans les commencements, afin de cultiver le silence intérieur, mais il faut faire cette retraite d’une manière où il ne paraisse rien d’extraordinaire au-dehors, il faut dérober notre piété autant que nous le pouvons à la connaissance des hommes et des démons, qui attaquent plus vivement ceux qui prennent un genre de vie singulier. D’ailleurs l’extérieur doit être le fruit d’un profond intérieur. Cet intérieur doit être bâti sur la pierre vive Jésus-Christ, qui ayant été le plus humble des hommes, ne Se trouve que par l’humilité profonde et un parfait détachement, non seulement des choses qui sont hors de nous, mais de nous-mêmes.

Quand Jésus-Christ a dit : « Celui qui ne renonce pas à tout ce qu’il possède ne peut être mon disciple1 », Il a plus entendu par là que le simple renoncement aux choses extérieures, parce que tout ce qui est extérieur, quoiqu’il nous appartient, nous ne le possédons quasi point, puisque tout ce qui se peut perdre par la violence des hommes ou l’inconstance de la fortune, n’est ni en notre pouvoir ni proprement en notre possession. Ce que Jésus-Christ désire donc, afin que nous soyons Ses disciples, est que nous nous renoncions à nous-mêmes, ainsi qu’Il l’a expliqué ailleurs : « Renoncez-vous vous-mêmes, portez votre croix et Me suivez2 ». La première démarche de ce renoncement est de quitter la propre volonté, renoncer à ses passions et à ses inclinations naturelles : c’est le sujet d’un long combat. Les anciens Pères des déserts ne permettaient point [f.1 v°] à leurs disciples de se retirer dans une entière solitude qu’ils n’eussent été fondés dans un profond intérieur et dans l’exercice de toutes les vertus chrétiennes. Ils les exercaient même par une contradiction quasi-perpétuelle, et lorsqu’ils étaient exercés de la sorte et qu’ils les voyaient affermis dans l’intérieur, ils leur permettaient une entière solitude, parce que celui qui s’y retirait sans être affermi de la manière que je vous dis, devenait bientôt le jouet des démons.

Je conclus de là que, puisque vous avez encore monsieur votre père, il faut que vous demeuriez encore quelque temps avec lui, pratiquant l’entière obéissance et souffrant tout ce qui peut contrarier votre esprit et votre volonté : que votre solitude soit tout intérieure. Accoutumez-vous à faire une retraite au fond de votre cœur. Tenez-vous-y ferme lorsque quelque chose vous contrarie et vous déplaît. Evitez de voir les personnes corrompues et dissipées, vivez en liaison et amitié avec ceux qui cherchent véritablement le règne de Dieu : ils vous seront utiles. Il faut se fortifier les uns les autres dans une certaine détermination invariable d’être à Dieu sans retenue. La facilité et la consolation intérieure ne durent pas toujours. C’est pourquoi il faut l’affermir pour porter les sécheresses et les tentations. Servez-vous de la grâce présente non pour l’évaporer au-dehors par des paroles et des actions ferventes, mais pour la renfermer au-dedans de vous par une correspondance continuelle et une application de votre cœur vers Dieu. Tâchez de conserver Sa présence en tout temps et en toute occasion, non par une application géhennante3 de l’esprit et de la pensée, mais par une tendance amoureuse du cœur vers Dieu. Cela rendra votre piété solide et de durée. Il est dit de la sainte Vierge qu’elle conservait toutes ces choses dans son cœur4 : faites de même. Dieu vous a donné l’onction de la grâce, c’est une liqueur délicate qui s’évapore facilement lorsqu’elle n’est pas bien renfermée et resserrée : ceci est d’une si grande conséquence, pour établir un intérieur solide, que vous n’y sauriez trop prendre garde, car en se répandant au-dehors, quoiqu’on y trouve un certain goût, cela évapore cette onction toute sainte.

Je vous assure que je prends grand intérêt à votre âme. Vous me feriez plaisir de me faire savoir s’il y en a quelques autres dans vos quartiers qui cherchent véritablement le règne de Dieu. Vous me demandez quand ce règne de Dieu arrivera et si la destruction de ses ennemis est proche. Je vous réponds à cela ce que Jésus-Christ a répondu à Ses disciples [f.2 r°] : « Nous savons que cela arrivera, mais nous ne savons pas les temps et les moments que le Père a mis en puissance5 ». Jésus-Christ ajoute que ce temps-là n’est connu de personne, pas même du fils de l’homme en tant que fils de l’homme6, car comme homme-Dieu Il ne pouvait rien ignorer. Attendons avec humilité ce règne de Dieu, sans nous occuper des choses extraordinaires qui ne servent de rien à notre sanctification. Employons tous les moments de notre vie à chercher le Seigneur, cherchons, comme dit David, sans cesse Son visage, qui n’est autre que Jésus-Christ et cette occupation continue de Dieu au-dedans ; et de nous conformer à Jésus-Christ au-dehors est tout ce qu’il nous faut. Nous pourrions écrire que le règne de Dieu est proche parce qu’il n’y a plus de foi sur la terre7, la charité en est bannie et on ne se met plus en peine de faire régner Dieu en nous ni en autrui.

Je vous offre à Dieu de tout mon cœur et ne vous oublierai point. Je salue bien cordialement madame Zerlaider, dont vous me parlez. C’est une grande miséricorde de Dieu quand on trouve des âmes qui pensent à l’unique nécessaire, et avec lesquelles on peut se fortifier dans l’amour de Dieu et dans le désir d’être à Lui sans réserve. Ce sont deux sociétés bien heureuses et de ces unions avec lesquelles Jésus-Christ se trouve toujours. Vous ne sauriez avoir trop de reconnaissance des miséricordes que Dieu vous a faites et du soin qu’Il a pris de vous donner des personnes qui peuvent vous aider et animer pour être à Lui sans réserve.

Je n’ai point de cancer, mais bien un abcès dans le corps qui se renouvelle tous les ans ; j’ai aussi quantité d’autres maladies et infirmités, mais cela n’est rien pour mon état intérieur. Dieu est tout, et moi rien et moins que rien. C’est tout ce que je vous en peux dire. Il me suffit que Dieu soit Dieu pour être parfaitement contente. Je vous porte dans mon cœur et prie Notre Seigneur de vous combler de Ses grâ ces.

- Manuscrit Lausanne TP 1136 C/1 - En fin de manuscrit : « Cette lettre est de Madame Guyon à M. L’Abbé de Watteville à Berne. » (repris par Dutoit, t. V, Indice, p. 629).

1Luc, 14, 26.

2Matthieu, 16, 24.

3Dans un emploi figuré, géhenne se dit aussi d’une souffrance intense.

4Luc, 2, 19.

5Actes, 1, 7.

6Marc, 13, 32.

7Luc, 18, 8.

.  À l’abbé de Wattenville. 8 juin 1715.

J’ai reçu, mon cher frère en Jésus-Christ, votre lettre du 28e de mai qui m’a fait un grand plaisir, non seulement par la continuation de vos bonnes dispositions, mais par le nombre de personnes de votre connaissance qui cherchent Dieu. Je ne désire qu’une chose au monde, qui est le règne de Dieu dans les cœurs, puisque c’est la fin pour laquelle nous avons été créés. Je vous prie de vous unir tous avec moi pour demander à Dieu ce règne. Il y a dans le Pater : que Votre règne arrive, et l’amour propre a fait ajouter par quelques-uns : que Votre règne nousa arrive. Ce n’est point la demande que Jésus-Christ nous a ordonné de faire. Pourvu qu’Il règne dans le cœur, Il fera de nous ce qu’il Lui plaira. Ô combien devons-nous souhaiter cet empire de Jésus-Christ sur toutes les âmes, qu’Il a bien voulu racheter de Son sang ! Commençons par Lui donner un plein pouvoir sur nous-mêmes, afin de pouvoir obtenir qu’Il règne dans les autres cœurs. Je vous assure que je ne vous oublierai point devant le Seigneur, vous et tous vos amis : nous ne devons être qu’un en Lui. Ce que Dieu n’accorderait pas à chacun de nous en particulier, Il l’accordera à cette union des cœurs pour Lui demander la même chose. Il me semble que nous devons mourir à tout intérêt propre pour n’avoir que Son seul intérêt en recommandation. Heureux celui qui s’oublie de tout intérêt propre pour ne penser qu’au seul intérêt de Dieu seul.

Pour ce que vous me demandez sur les Inspirésa, j’en ai déjà beaucoup écrit à d’autres qui me demandaient ma pensée sur cela. Je crois qu’il peut y avoir entre eux un grand nombre de bonnes personnes droites et sincères qui ne voudraient pas tromper, mais qui ne laissent pas d’être trompées. Il y a en cela une espèce d’obsession, car Dieu Se communique dans la paix et dans le silence du cœur et non point par des ardentes agitationsb. Lorsqu’Elie fut averti par un ange qu’il verrait le passage du Seigneur dans la montagne d’Horeb1, il se mit dans une caverne et se tenait à l’entrée ; il vint un grand tremblement mais Dieu, dit l’Ecriture, n’était point dans le tremblement ; il vint ensuite un vent impétueux et Dieu n’y était pas encore ; mais il vint enfin un petit zéphir doux et paisible, et la même Ecriture nous assure que c’est où Dieu était. Il y a beaucoup de ces personnes en Angleterre, mais ces agitations-là sont presque cessées et quelques-unes ont reconnu de bonne foi la tromperie. Je crois que tout cela est une tentation du démon pour retirer les âmes de cet intérieur paisible et tranquille et de cette foi ténébreuse que Dieu a choisie, comme dit l’Ecriture, pour Sa cachette2.

L’esprit de l’homme est toujours porté à l’extraordinaire et donne facilement là-dedans, au lieu de suivre l’humble et petit Jésus dans Sa retraite, dans Son humiliation et dans les souffrances, dans Sa vie cachée et toute commune. Il a passé trente ans sur la terre sans être connu, quoiqu’Il vînt pour sauver tous les hommes. Il n’est rien dit de Lui pendant ce temps, sinon qu’Il était soumis : Et erat subditus illis3. Lorsqu’Il a fait [f.1 v°] des miracles, Il l’a fait pour confirmer la nouvelle doctrine toute céleste qu’Il voulait établir. Cependant Son extérieur et Sa manière de vivre était toute commune. C’est pourquoi il faut bien se donner de garde de prendre le change. Demeurons cachés et inconnus comme Lui. Le vrai amour de Dieu voudrait non seulement être caché aux yeux des hommes, mais même à ses propres yeux. L’apôtre, voulant faire une véritable peinture de l’intérieur, dit qu’il est paix et joie au saint Esprit4. Ainsi vous voyez bien que toutes ces agitations empêchent le parfait repos de l’âme en Dieu. Il y a beaucoup de personnes de tous côtés qui désirent le règne de Dieu, mais quelques-unes des plus considérables et des plus avancées sont mortes depuis peu : ils sont allés à Celui qu’ils ont cherché, qu’ils ont trouvé et qu’ils ont aiméc.

Pour ce qui me regarde, j’ai eu de grands biens que j’ai crus incompatibles avec l’état que Dieu voulait de moi. Je m’en suis défaite et je me suis réservé peu de chose, mais de ce peu la Providence m’en a encore ôté. Cependant je vis très contente, le pur nécessaire suffit pour mon âge : j’ai soixante-six ans passés5 ; le mois qui vient, il y aura trente-neuf ans que je suis veuve. Pour ma santé je suis fort infirme et tous les hivers en danger de mort, mais Dieu ne me juge point encore digne de paraître devant Lui. J’ai été bien des années en prison. Je suis à cette heure en exil, mais il n’y a point d’exil pour un chrétien : tous lieux sont sa patrie. Si Dieu vous inspire de nous venir voir, vous pourrez le faire librement, car je ne suis point surveillée que les amis ne me voient quelquefois. Vous serez le bienvenu, mais que la curiosité ni l’envie de voir simplement ne vous le fasse point faire : Dieu est également partout. Il n’y a point de personnes intérieures dans le lieu où je suis, si ce n’est deux bons étrangers que j’aime fort et que je regarde comme mes enfants. J’ai des enfants naturels6, mais ils sont trop du monde pour convenir avec moi. Voilà tout ce que vous désirez de savoir.

Je vous prie de saluer de ma part tous vos bons amis : je prie Dieu qu’Il leur soit toutes choses et à vous aussi. Donnez-vous bien de garde d’affranchir vos lettres : cela les ferait perdre. Ne vous inquiétez pas pour la dame à qui vous les adressez, car c’est une bonne servante de Dieu. Il n’est pas nécessaire que vous lui écriviez, mais seulement sous une enveloppe adressée à elle votre lettre marquée de ces deux lettres N M sans nommer sexe ni lieu. Cette dame se fait un grand plaisir de recevoir toutes les lettres qui viennent des personnes comme vous, et elle me prie de vous saluer de sa part. Ce 8e de juin.

Les deux étrangers qui sont ici vous saluent cordialement et se recommandent à vos bonnes prières et à celles de tous vos amis. Ils sont les intimes amis de M. P[oiret] dont vous avez parlé dans votre première lettre, et que j’estime et aime beaucoup en Jésus-Christ. Je ne croisd point ce jeune enfant qui prêche, sinon qu’il a beaucoup d’esprit7 : il n’y a rien en tout cela qu’un génie et des talents purement naturels.

J’ai appris tous les ans à la Pentecôte de faire à tous mes amis en Jésus-Christ des billets composés des dons et des fruits du Saint-Esprit. J’y ajoute les vers qui me viennent au cœur et ensuite, après avoir invoqué le Saint-Esprit, j’en tire un pour chacun au sort. Voilà celui qui vous est échu :

Don de sapience, fruit de charité :

De Sapience, ô Verbe Esprit-Saint,

Tout amour,

Eclairez et brûlez nose cœurs en ce grand jour8.

- Manuscrit Lausanne TP 1136 C/1, « Copie de la seconde lettre que Mme Guyon a écrite » - Dutoit, t. IV, lettre 145, p. 558-562, sans attribution d’auteur dans l’Indice ; notre exemplaire comporte un ajout manuscrit, v. note (c) - Dans le manuscrit, l’écriture est différente de celle du copiste de la première lettre adressée à « l’abbé de Wattenville de Berne », aussi l’attribution est-elle incertaine, surtout si l’on tient compte de l’absence d’attribution de la part de Dutoit. Notre hypothèse est basée sur la réponse à une question : « ...me fait un grand plaisir [...] par le nombre de personnes de votre connaissance qui cherchent Dieu. » - Lettre de 1714 ? Mais « ...j’ai soixante-six ans passés ; le mois qui vient il y aura trente-neuf ans que je suis veuve... » est contredit par le copiste de l’ajout manuscrit ; nous le suivons et adoptons la date de 1715.

amis en italique par D

bde violentes agitations D

cfin de D ; notre exemplaire porte un ajout manuscrit intercalaire reproduisant de près toute la fin du ms. et débutant par : « prise d’une copie manuscrite de la bibliothèque Pétillet » (le disciple de Dutoit).

dconnais selon l’ajout ms.

ebrûlez nos cœurs selon l’ajout ms.

1III Rois, 19, 11-12.

2II Paralipomènes, 6, 1 : « Alors Salomon dit : Le Seigneur avait promis qu’il habiterait dans une nuée. » (Sacy). ; Ps. 17, 12 : « Et il est monté sur les chérubins, et il s’est envolé ; il a volé sur les ailes des vents. » (Sacy).

3Luc, 2, 51 : « Il s'en retourna néanmoins avec eux à Nazareth : et il leur était soumis, et sa mère conservait toutes ces choses en son cœur. » (Amelote).

4Rom., 14, 17 : « Car le Royaume de Dieu ne consiste pas dans le boire et dans le manger, mais dans la justice, dans la paix et dans la joie du saint Esprit. » (Amelote).

5Notre ajout ms apporte la note suivante : « c’est sans doute une faute du copiste. Il doit y avoir 67 ans passés […] la présente lettre étant du 8 juin 1715. » Nous adoptons cette année à la place de 1714.

6A changé de sens.

7Il s’agit probablement du prophétisme de camisards exilés, accompagné de trances, qui était le fait même d’enfants ; certains voyagèrent à Londres, à Edimbourg en 1709, et en d’autres lieux ; sur ces manifestations et sur l’intérêt que leur porta Ramsay et Lord Forbes de Pitsligo, v. Henderson, M. N. E., « The french prophets in Scotland », p. 191-199.

8« Cette année la Pentecôte a été le 9 juin, cette lettre a donc été écrite la veille de cette belle fête […] » note de l’ajout ms dont nous reproduisons la disposition selon les mètres – encore que le dernier « vers » fasse treize syllabes : faut-il rectifier en : brûlez nos cœurs ? Par ailleurs on s’attendrait à venez au lieu de Verbe. Mais il peut s’agir, en ce jour de Pentecôte, du Verbe-Esprit-Saint.

.  À l’abbé de Wattenville. 1715.

J’ai reçu, mon cher frère, votre lettre et votre lettre de change que je vous renvoie. Je sens comme je dois votre bon cœur, et je vous en ai la même obligation que si je la recevais [l’acceptais]. Je croirais offenser Dieu si, après avoir quitté ce que je possédais pour l’amour de Lui, je recevais le bien d’autrui, n’en ayant pas besoin. Votre simplicitéa et votre candeur me charment. Ce que vous me mandez de votre état me donne toujours plus d’opposition pour ceux qui font eux-mêmes la vocation de leurs enfants, avant qu’ils soient en état de le choisir eux-mêmes. Si vous pouviez vous défaire du ministère, et sans que cela vous attirât des persécutions, plusieurs raisons vous devraient porter à le faire, mais puisque c’est un état où vous êtes engagé et dont vous n’êtes plus libre de vous dégager, il faut tâcher d’en faire usage. Je ne crois pas que vous soyez obligé de prêcher souvent ; si cela était, je crains que cela ne préjudiciât à votre âme, de manière que pour faire bon état de cet état telb qu’il est, je voudrais observer plusieurs choses.

Premièrement de ne point prêcher de controverse, parce qu’outre que souvent l’on prêche par là le mensonge en croyant prêcher la vérité, c’est que rien ne dessèche tant le cœur que cela.

Je ne voudrais nonc plus prêcher pour faire parade de la science ni de l’éloquence, mais simplement l’Évangile, et en particulier celui du royaume de Dieu. Je ferais [f.1v°] comprendre que ce royaume est proche, qued la source de tous les désordres qui sont présentement dans le monde, c’est d’avoir oublié et négligé cette parole de Jésus-Christ intérieure. Sie on y avait fait attention, on se serait mis en devoir de chercher ce royaume et de le chercher dans le même lieu où Jésus-Christ nous a dit qu’il était, c’est-à-dire au-dedans de nous1, puisque, lorsqu’on lef cherche avec simplicité et une véritable conversion et retour au-dedans vers Dieu, on ne manque jamaisg de l’y trouver. C’est là le commencement des voies de Dieu qu’on devrait enseigner à tous chrétiens, comme aussi à se recueillir souvent en Dieu, à chercherh, comme dit David, la face du Seigneur2. Il y a peu de personnes qui, voulant bien chercher Dieu dans leur cœur d’une manière simple et sincère, ne l’y trouvent. Nous sommes tous les temples du Seigneur3, où Il désire encore plus d’habiter que dans les temples bâtis par la main des hommes : c’est ce temple qu’Il S’est bâti lui-même, où Il exerce un sacerdoce perpétuel.

Que les hommes sont à plaindre qui ignorent ces grandes vérités ! Ils honorent Dieu de leurs lèvres pendant que leur cœur est bien loin de lui4, étant presque tous tournés au-dehors. Ils ne connaissent ainsi que les sens, étant par là livrési à leurs ennemis, qui sont les démons de la concupiscence de la chair, la convoitise des yeux et la superbe de la vie : c’est pourquoi ils tombent presque tous dans [f.2r°] l’avaricej, la cupidité et l’ambition démesurée. Ils vivent sans Dieu et comme s’ils n’étaient créés que pour ce monde. Si dans cette disposition, ilsk rendent quelque culte à Dieu, il est si superficiel que, ne faisant en eux aucune impression, ils oublient toute leur vie ce même Dieu qui est si proche d’eux qu’ils pourraient en jouir et Le posséder à tout moment, car Dieu les a créé pour cela et pourl les rendre infiniment heureux par Sa possession. Là où ils se rendent infiniment misérables en voulant posséder toutes choses hors de Lui, c’est ce qui les rend malheureux, nem possédant rien dans les choses qu’ils croient posséder, parce que ce qui est hors de nous ne se possède point véritablement et que ce qu’on peut nous ravir et que nous pouvons perdre n’est point réellement à nous, mais bien ce qui est dans nous et dans lequel nous sommes. Ce bonheur de posséder Dieu estn si grand et cette possession si assurée, lorsqu’on y est fidèle, que Jésus-Christ assure Ses apôtres que nulle chose au ciel et en la terre ne la leur pourra ravir, non plus que leur joieo 5.

Quels biens ne feriez-vous pas ainsi, monsieur, par de pareils sermons ! Mais afin de les rendre efficaces, il faudrait que ces sermons fussent le fruit de votre amour et de l’abandon à l’Esprit de Dieu sortant d’un véritable intérieur, et nullement d’une étude sèche et purement spéculative, [f.2v°] qui fait que l’on se trompe soi-même par cette lueur qui sort ordinairement du propre esprit, et que l’on séduit aussi les autres sans le vouloir faire. Je prie Notre Seigneur de vous donner non seulement l’intelligence de ce que je vous dis, mais de plus de vous mettre dans la disposition qui est la plus convenable pour Sa gloire et pour votre propre bien. C’est une chose excellente de garder dans les commencements et assez longtemps une exacte solitude, afin de se laisser remplir de l’Esprit de Dieu afin de Le pouvoir ensuite communiquer aux autres, vu que nul ne peut donner à autrui ce qu’il n’a pas encore lui-même ; ou s’il a quelque chose, il donne de son nécessaire, n’étant pas encore arrivé dans la source pour toujours pouvoir puiser de nouveau sans se tarirp. Mais quand un homme veut prêcher avec fruit, il doit seulement se laisser mouvoir à l’Esprit de Dieu : alors quel fruit ne fait-il point, car quel bien surpasse celui de gagner des âmes à Dieu qui les a rachetées au prix de tout son sang ? Le malheur est de ce qu’on ne profite pas de ce que je viens de dire et qu’on n’en fait pas l’usage nécessaire.

Siq vous prêchez de cette sorte, je suis sûr que vous trouverez que vos sermons, loin de vous vider, vous rempliront [f.3r°] encore plus de Dieu et de Sa grâce, vu qu’Il Se plaîtr de donner abondamment ce qu’on répand abondamment pour Sa seule gloire, sans recherche de soi-même, recherche qui est plus à craindre que la mort même, étant l’écueil de la plupart des gens de bien d’aujourd’hui aussi bien que le propre intérêt. De là vient que fort peu se trouvent qui n’échouent tôt ou tard malheureusement, d’autant que l’amour de la propre excellence et la propre recherche est un poison si subtil et venimeux qu’il a rendu du premier des anges le premier des démons, outre qu’il y a une infinité d’autres péchés d’esprit dont on ne se défie pas, que l’on nourrit néanmoins souvent en soi et dont [sic] Dieu abhorre.

Il n’y a ainsi que la parfaite humilité jointe à l’entier désintéressement, qui nous puisse mettre à couvert de tous ces malheurs et inconvénients, car sitôt que l’on n’a que Dieu seul en vue dans tout ce que l’on fait et commet, et sans se plus regarder soi-même comme n’étant qu’un pur néant, il est sûr qu’alors Dieu donne à de tels Ses grâces en abondance, vu qu’aux humbles Il donne Sa grâce là où Il résiste au superbe. La pluies coule [f.3v°] seulement en abondance dans les vallées, mais ne s’arrête point sur les montagnes, étant certain que si nous étions bien convaincus du tout de Dieu et du néant de l’homme et de toute créature, nous ne ferions non plus d’état de toutes choses et de nous-mêmes que de la boue. Prenez donc courage, monsieur, et faites bonnement et en simplicité de cœur ce que Dieu voudra de vous. Si l’on ne veut vous décharger de votre ministère, abandonnez-vous à Dieu, confiez-vous à Lui et tout ira bien. Peut-être inspirera-t-Il à ceux dont vous dépendez de vous laisser une fois libre, et alors vous tâcherez de remplir votre vocation dans la solitude.

Par rapport aux sermons que les pasteurs de vos églises sont obligés de faire quand ils sont admis au ministère, c’est bien là une des plus grandes difficultés que j’y trouve, aussi bien que l’administration de la communion dans le siècle corrompu où nous vivons. Je prierai Dieu de tout mon cœur et mes amis, que l’on vous décharge de ce fardeau. Si vous n’aviez pas encore prêté ce serment, donnez-vous bien garde de le faire : je n’avais pas fait attention à cet [f.4r°] endroit de votre lettre. Il me paraît d’une grande conséquence. J’espère que Dieu vous assistera et vous délivrera d’un pas si dangereux.

Pourt votre disposition intérieure, je la trouve très bonne. Je prie le Seigneur de vous y faire persévérer. Vous pourrez dans la suite y avoir des vicissitudes et ne vous trouver plus une si grande facilité à vous tenir auprès de Dieu dans votre cœur. Mais il ne faudra pas vous en étonner, car comme dit le livre de l’Imitation de Jésus-Christ, que c’est une grande chose de savoir porter l’exil du cœur6 ! Et l’Ecriture nous assure qu’il faut souffrir les suspensions et les retardements des consolations et attendre Dieu en patience afin que notre vie croisse et se renouvelle7, car plus Dieu fait des grâces à une âme, plus Il veut éprouver son amour et sa fidélité par des absences parentes. Il ne s’absente pas néanmoins, ce Dieu de bonté, Il Se dérobe seulement au sentiment et au goût et à la connaissance. Il s’enfonce plus profondément en nous, mais comme il n’y a rien que l’on puisse apercevoir, on croit souvent que tout est alors perdu, et c’est le contraire, car c’est dans ce temps-là qu’il faut témoigner à Dieu notre amour par une fidélité inviolable, encore qu’Il paraisse nous rebuter. Voilà pourquoi il est si nécessaire de s’accoutumer de bonne heure à un entier désintéressement et à Le servir uniquement pour Lui-même, Le comptant pour tout et nous pour rien, aimant le plaisir qu’Il prend à nous traiter comme il Lui plaît et non le plaisir que nous avons à L’aimer. Ceci est d’une si grande conséquence que tout notre bonheur dépend d’être bien informé de cela, pratiqué dans l’occasion, caru si nous mettons notre bonheur en [f.4v°] quelque perception, quelle qu’elle soit, nous ne serons jamais heureux. Mais si nous le mettons dans le contentement de Dieu, Il sera toujours un Dieu content et heureux, et nous serons heureux de Son propre contentement. C’est le pur amour, seul digne de Dieu.

Je crois que vous ferez fort bien de quitter toute lecture indifférente, et même celle qui serait pour l’étude et le travail. Mais il est bon de faire les lectures conformes à notre état, qui soient purement sur l’intérieur : cela réveille et empêche l’esprit de s’émousser par une trop grande application et le cœur de se dessécher. Quelquefois la simple ouverture du livre vous servira, ou quelque petit mot que vous lirez. Quand vous vous trouverez plus recueilli, cessez tout, mais quand vous vous retrouverez languissant et dissipé, vous reprendrez votre lecture. La lecture vous sera très utile dans le temps des sécheresses, surtout dans les commencements. J’espère que Dieu vous comblera de plus en plus de Ses grâces, et je m’intéresse beaucoup pour votre âme.

Pour ce qui me regarde, j’aurais bien de la peine à vous parler de mon intérieur. Il y a longtemps que je tâche de m’oublier moi-même. Dieu y fait ce qu’il Lui plaît sans que je m’en mêle. Le fond ne varie point, il me semble, depuis longtemps : il est toujours fort tranquille. Pour mon état extérieur, ce sont de grandes maladies et, dans le temps que je ne suis pas alitée, je ne suis pas pour cela en santé. Il me semble que tous états doivent être égaux : dans la volonté de Dieu, tout est égal à une âme qui ne veut rien pour soi. Si Dieu ne me chargeait pas du soin de quelques âmes, je serais trop heureuse, nonobstant mes croix et souffrances à parler naturellement, car à cet égard Dieu peut [f.5r°] faire de Sa petite créature ce qu’il Lui plaît : elle ne lui demandera jamais pourquoi et, quand je souffre des violentes douleurs, je les sens bien, mais cela ne fait rien pour le fond de mon âme. Comme je ne sors point à cause de mes maladies, je communie dans ma propre maison : si l’on ne me l’avait permis, je me serais contentée de l’ordre et direction médiate de Dieu à cet égard et d’autres.

Puis donc quev vous me parlez de dépouillement de tout le culte extérieur, je vous dirai que nous ne devons pas nous en dépouiller par nous-mêmes, mais je veux dire d’un dépouillement absolu, car l’on pourrait souvent manquer à suivre un tel attrait intérieur. Il est ainsi de conséquence que nous comprenions bien que ce n’est point affaire à nous de nous dépouiller entièrement de tout culte extérieur, c’est-à-dire à le faire afin que, comme dit saint Paul, qu’ils soient survêtus de Jésus-Christ8. Non, Dieu le doit faire de Lui-même, soit par l’impuissance où Il nous met de leur pratique par les infirmités corporelles, ou qu’Il nous fasse changer de situation, ou par quelques autres voies. Nous n’avons pas, nous autres, les mêmes embarras que vous avez, [n’]étant obligés ni à chanter ni à telles autres fonctions, pouvant assister à tous les offices sans changer notre situation intérieure, dans une pure adhérence à l’Esprit de Dieu. Si vous en pouviez faire de même pour votre particulier, vous feriez bien aussi de vous y abstenir de ces chants et autres telles prières vocales.

La raison pourquoi il ne convient de quitterw tout culte extérieur, est que, étant composé de corps et d’âme, l’on doit ainsi un double culte à Dieu, selon le dire de saint Paul, savoir de corps et d’esprit, ou de l’extérieur et de l’intérieur. Si néanmoins [f.5v°] le culte extérieur devait empêcher dans des certains temps l’intérieur, alors l’on doit préférer l’un à l’autre. Il ne faudrait pourtant pas en cela se rapporter simplement à nos goûts et sentiments, mais à une parfaite connaissance de la volonté et direction de Dieu à cet égard. Mais faute de cette connaissance, je ne crois pas que vous deviez vous exposer à essuyer les persécutions pour semblables choses, parce que par là-même vous donneriez seulement de l’horreur à un chacun pour la voie intérieure et ne seriez ainsi plus en état d’y introduire les autres. C’est pourquoi cachezx autant que vous pourrez à ceux qui n’en sont pas capables ce qui se passe au-dedans de vous. Votre Père qui voit dans le secret ce qui se passe en vous, ne laissera pas, malgré certaines petites choses qui vous paraissent des obstacles, de vous faire les mêmes grâces sans cela : Mon secret est à moi9, dit l’Ecriture, c’est-à-dire qu’il faut tenir caché tant que l’on peut ce qui se passe en nous, à moins que nous ne soyons avec des personnes qui sont dans la même voie. Lorsque vous ne ferez rien extérieurement qui puisse vous découvrir par rapport à cet extérieur non mauvais de soi-même, vous ne vous rendrez pas suspect aux autres et serez par conséquent plus à portée de les attirer dans la voie de l’intérieury.

Les apôtres mêmes, quoiqu’ils connussent bien que la loi ancienne allait finir et qu’il y avait un autre culte et une autre religion, que Jésus-Christ leur avait enseignée à pratiquer, ils ne laissaient pourtant [f.6r°] pas de vaquer encore longtemps dans la pratique ancienne et d’aller dans le temple pour y invoquer le nom de Dieu10, jusqu’à ce que le temps fût venu de faire autrement. Il ne faut jamais que notre piété trouble les sociétés dans lesquelles l’on est engagé par sa naissance, encore qu’elle serait en quelque manière plus corrompue et mauvaise que les autres, il ne faudrait pour cela troubler le monde, mais s’abandonner beaucoup à Dieu et faire son principal de conserver son intérieur pur et irréprochable, l’amour de Dieu devant toujours produire l’amour pour nos frères en tâchant de leur procurer le même bien que nous possédons nous-mêmes. Hors de là, il faut demeurer pour soi dans un siècle corrompu comme est celui d’aujourd’hui, sans participer à sa corruption.

Je salue cordialement tous vos amis. Je désire de tout mon cœur que Dieu les comble de Ses grâces et en accroisse le nombre. Pour Mlle de Pente, je vous prie de lui dire que je l’aime véritablement en Jésus-Christ, et que je vois bien qu’elle entend le mystère si caché de la communication des âmes et des esprits, sans qu’il soit besoin d’être en même lieu pour cela : la foi et l’amour opèrent ces sortes d’union. Je la prie de croire que je serai toujours unie à elle en Jésus-Christ, et je prie le même Jésus-Christ de Se répandre abondamment dans son âme. Monsieur P. Poiret a publié depuis peu quelque chose qui pourrait vous servir. Les étrangers qui sont ici vous saluent avec cordialité, et tous les amis. Ils sont ravis d’avoir avec vous une société spirituelle.

- Manuscrit Lausanne TP 1136 C/1 – Cette lettre serait adressée à M. de Wattenville, compte tenu de : « ...Si vous pouviez vous défaire du ministère et sans que cela vous attirât des persécutions... » ainsi que du renvoi de la lettre de change (qui pourrait avoir été envoyée en réponse à la précision biographique données par Jeanne Guyon précédemment : « ...j’ai eu de grands biens... je m’en suis défait... ») - Elle succéderait à la lettre du 8 juin 1715. - Dutoit, III, lettre 45, sans attribution, donne le texte à partir de : « votre simplicité… », et se termine avant la fin. Notre exemplaire a été « collationné et complété sur une copie de l’original appartenant à la bibliothèque Pétillet » (annotation marg.), et se conforme au texte du manuscrit. On sait que Pétillet était le jeune disciple de Dutoit. - Le manuscrit et l’ajout de notre exemplaire de l’édition Dutoit se terminent par : « L’enveloppe sera adressée à monsieur Dupuy, rue de l’Université, Faubourg saint Germain à Paris, et la lettre pour Mme G. sous la dite enveloppe sera N M cachetée de pain enchanté. » Enfin, notre exemplaire de l’édition Dutoit porte l’ajout séparé suivant : « Cette lettre a été probablement adressée à Mr de Wattenville, de Berne. Voyez ce qui lui a été écrit postérieurement, lettre LXXXIX, tome IV, page 260. » (seule lettre attribuée à l’abbé de Wattenville par Dutoit : « J’ai bien de la joie, mon cher frère en Jésus-Christ, d’apprendre que l’on vous a dispensé de votre serment… »).

adébut de Dutoit, t. III, lettre 45 (D3.45). Notre exemplaire a été complété manuscritement conformément au ms. de Lausanne (ce fond d’archives qui restent à exploiter doit donc provenir de la bibliothèque de Pétillet).

bétat de choisir. Puisque vous n’êtes plus libre de vous dégager de votre état, il faut tâcher d’en faire usage. Je ne crois pas que vous soyez obligé de prêcher souvent : cependant pour faire usage de l’état tel D3.45

cIl ne faut point non plus D3.45

dsimplement l’Évangile, surtout l’Évangile du Royaume de Dieu [Mc 1, 14-15]. Il faut faire comprendre que le Royaume de Dieu est proche ; que D3.45

eJésus-Christ intérieure. Si D3.45 ajout.

f nous. Lorsqu’on l’y D3.45

bpoint D3.45

hchrétiens comme aussi à se recueillir souvent en Dieu, à chercher D3.45

iconnaissent que les sens, et sont livrés D3.45

jvie. Ils sont livrés à l’avarice D3.45

kpour la terre. S’ils D3.45

lmoment. Dieu les a créés pour D3.45

mlui, et néanmoins ne D3.45

nbonheur est D3.45

oApôtres que nul ne pourra leur ravir leur joie. D3.4. Nous ne donnons plus dorénavant que les variantes affectant le sens profond, la réécriture par Dutoit entraînant de très nombreuses variantes mineures.

psource pour toujours pouvoir puiser de nouveau sans la tarir. D3.45

qLe malheur est de ce qu’on ne profite pas de ce sang précieux, faute d’en savoir faire usage. Si D3.45

rDieu qui Se plaît D3.45

sDieu seul en vue dans ce que nous faisons et omettons, sans nous regarder nous-mêmes, qui ne sommes que de purs néants. Dieu donne Sa grâce aux humbles et résiste aux superbes. [I P 5, 5] D3.45

tsolitude. Pour D3.45omission du paragraphe précédent.

udépend de là ; car D3.45 omission.

vvotre âme. Puisque D3.45 omission du paragraphe précédent.

wsaint Paul, nous soyons survêtus. Dieu le fait ou par l’impuissance où Il nous met, ou par les infirmités, ou en nous faisant changer de situation. Il ne faut point quitter D3.45 omission.

xsentiments. Cachez D3.45 omission.

yIci se termine D3.45.

1Luc, 17, 21.

2Ps., 104, 4.

3II Cor., 6, 16.

4Matthieu, 15, 4.

5Jean, 16, 22 : « Ainsi vous autres, vous êtes maintenant dans l’affliction ; mais je vous reverrai encore, et votre cœur se réjouira, et personne ne vous ravira votre joie. » (Amelote).

6Livre II, c. IX 5,1.

7Ecclésiastique, 2, 2 : « Humiliez votre cœur, et attendez avec patience ; prêtez l’oreille, et recevez les paroles de la sagesse, et ne vous hâtez point au temps de l’obscurité. » (Sacy).

8II Cor., 5, 4.

9Isaïe , 24, 16.

10Actes, 2, 46 : « Ils persévéraient aussi tous les jours dans le temple, unis de cœur et d’esprit entre eux… » (Sacy).

.  De « Frison ». 26 octobre 1716.

Le 26 octobre 1716.

Quoiqu’il y ait longtemps que vous n’avez pas reçu de mes lettres, ma chère mère, je crois que vous n’avez pas manqué de mes nouvelles. Vous m’êtes si présente que je ne m’aperçois ni de votre éloignement, ni du temps que je passe sans vous écrire. Vous devez bien avoir senti l’effet que votre très chère lettre a fait sur mon cœur. Je ne sais si elle a répandu par avance quelque bonne odeur dans mon âme avant qu’elle [ne] me fût rendue : j’étais quelques jours avant que de la recevoir dans de si heureuses dispositions que je goûtais véritablement le bien que Dieu me fait par votre entremise. J’ai eu d’autres intervalles depuis, qui m’ont fait connaître un peu plus moi-même par les distractions que j’ai eu à essuyer. Mais un soulagement souverain m’est venu par vos écrits, que j’ai tous reçus pendant ce temps. Oui, ma chère mère, la lecture que j’en fais tous les jours (et je ne lis point d’autres livres de dévotion) me tient lieu de tout ce que je pourrais souhaiter d’instruction pour la vie intérieure. Je ne trouve nulle difficulté, nulle demande à vous faire, auxquelles vos écrits ne satisfassent, hormis que je ne suis pas toujours également heureux à faire l’application quant à moi-même. Il me semble quelquefois que vous ne parliez que de moi dans un endroit, lorsque vous y ajoutez quelque chose, qui ne se trouvant pas ainsi en moi, gâte tout et me laisse dans l’incertitude. Cependant j’y trouve une certaine nourriture qui va au-delà de l’expression, qui me rappelle au-dedans, qui me fortifie et m’encourage même au milieu de mes défauts, enfin qui est ma ressource dans ce pays sec et désolé.

Je dois vous dire encore, ma chère mère, que j’ai été depuis quelque temps sujet à de grandes dissipations dans la prière que je fais le matin. J’y emploie une demi-heure avant que de rien faire autre chose, mais ce temps se passe pour l’ordinaire sans aucun fruit : je ne puis me recueillir en aucune manière, je fais tous mes efforts pour me représenter vivement la présence de Dieu hors moi et en moi, suivant le conseil que vous donnez dans un de vos discours, cependant je n’y réussis guère. Dieu m’est trop étrange, je ne sens et je n’aime qu’un Dieu inconnu. Il semble qu’Il ne Se soucie pas de moi. Quand après cela je me mets à lire vos écrits, il se répand assez souvent par toute mon âme comme un baume, qui parfume jusqu’au corps, et qui me donne une certaine tranquillité et assurance, [sic] qu’il semble que je n’ai rien à désirer. Il me reste pourtant toujours des soupirs et une grande impatience d’aimer Dieu et de l’avoir présent à mon âme. Je n’ai jamais plus de facilité de me recueillir que le soir vers les onze heures ou minuit, temps où je me couche d’ordinaire, mais le malheur est que le sommeil m’accable bien souvent au milieu de la prière.

Je vous dis cela, ma chère mère, non pour me plaindre, je n’en ai nulle envie, je ne saurais aussi le faire, quoiqu’il semble que j’en aie grand sujet. Je regarde ma misère d’un œil tranquille et indifférent : Dieu sait si je fais bien, mais je ne saurais faire autrement, parce que je suis persuadé que ce que j’en vois n’est pas encore la centième partie de ce qui est en moi, et que je ne puis le détruire moi-même. Je suis enseveli dans des ténèbres par rapport à Dieu et à moi-même. De fois à autre je suis effrayé d’entrevoir en moi à la faveur d’une [f. 1 v°] petite lueur, qui passe comme un éclair par-dessus mon âme, un fond de misère et de rébellion qui va jusqu’à l’infini, et je m’écrie : « Est-il possible, mon Dieu, que vous trouviez moyen de m’en délivrer ? »

Quand je considère la tendresse que ma chère mère a pour moi, j’en suis tout pénétré de honte et de joie en même temps. Je me dis à moi-même que ce m’est sans doute une marque que Dieu veut bien me tirer et me délivrer de moi, parce que autrement Il ne vous donnerait pas ces mouvements sur mon sujet. Il est vrai que j’ai tremblé un peu de voir que vous pourriez bien croire, à ce que vous m’écrivez, que vous n’agissez pas par le mouvement du petit Maître. Je fus d’abord tenté de craindre que Dieu n’eût permis que vous prissiez le change à mon sujet, pour vous préparer de nouveaux tourments, quand dans la suite vous verriez bien que je n’avance pas dans la voie du Seigneur. Mais je penche plus à espérer que vous ne vous tromperez point, et que Dieu ne discontinuera pas de vous mouvoir en ma faveur. Avec cela j’ai résolu que, quand même par une justice trop sévère de mon Dieu ma chère mère serait portée à m’abandonner, j’aimerais mieux mourir que de ne vouloir être à Dieu sans réserve, quoi qu’il m’en arrive. Plût à Dieu de me donner la force de Lui être plus fidèle que je ne le suis. J’ai la consolation qu’en cas que vous perdiez votre Frison, ma chère mère, vous ayez trouvé ici une Frisonne qui est mille fois plus digne de votre tendresse que moi.

C’est une demoiselle d’honneur de madame la princesse de ce pays-ci. Elle n’a pas encore dix-sept ans accomplis, et comme c’est une très belle personne et qu’elle est d’une des plus anciennes familles d’Allemagne, le prince de ce monde serait bien fâché qu’elle échappât de sa domination, passant au domaine de notre petit Maître. Elle en a pourtant grande envie. Il y a environ quinze mois que Dieu la toucha d’une manière très forte, lorsqu’elle dut pour la première fois approcher de la sainte communion. Elle forma dès lors le dessein de se donner entièrement à Dieu et n’a pas été infidèle jusqu’ici. Un pasteur qui fit l’aide de sa confirmation dans la religion luthérienne, lui avait, avec de bons sentiments de piété, inspiré en même temps une très grande aversion pour la religion catholique, n’en étant instruit lui-même que sur les abus, qui à la vérité sont extrêmement grands en Allemagne parmi les catholiques.

Par hasard elle fut un jour présente, lorsque avec deux autres demoiselles de très bonne volonté je m’entretenais de l’intérieur et du véritable esprit de christianisme. Elle en fut frappée et, après avoir été quelques semaines sans pouvoir, comme auparavant, me parler de hasard, elle souhaita que je lui ménageasse exprès une occasion de me demander mon avis sur quelques persécutions que des gens du monde lui faisaient à cause de la piété. Je n’eus garde d’y manquer, et je me servis de cette occasion de lui faire goûter les vérités essentielles de la religion catholique, telles que ma chère mère les enseigne dans ses écrits. Elle en fut toute pénétrée et comme une aveugle qui retrouve la vue, elle fut surprise de trouver si peu de solidité en ce qu’elle avait admiré autrefois. Les prédications de ce monsieur l’anti-catholique lui devinrent insipides : elle ne souhaita que d’entendre le français pour pouvoir lire les livres de ma mère. Je lui en traduisis quelque chose et lui donnai la Règle des [f. 2 r°] Associés à l’Enfance de Jésus de la traduction du bon baron de M[etternich] avec d’autres extraits de vos écrits. Elle la lisait plusieurs fois et me témoigna une extrême impatience d’être des petits enfants du petit Maître. Elle est entrée dans la pratique de cette règle. Je lui promis un jour de la recommander au cœur de ma chère mère, elle en tressaillit de joie et versa en même temps un torrent de larmes, se jugeant indigne de parvenir à votre connaissance. Depuis ce temps-là elle m’a fait souvenir très souvent de mes paroles, et je ne sais pourquoi j’ai été si longtemps à la satisfaire là-dessus. Il y a trois semaines que je reçus votre portrait, dont je lui avais parlé quelquefois. Je ne le lui fit pas voir plus tôt qu’elle s’écria avec un transport de joie : « Ah ! c’est ma chère mama », elle le prit, le serra contre sa poitrine et, le baisant mille fois, le baigna de ses larmes.

Comme elle avait pris beaucoup de goût pour la confession, chose inconnue parmi les protestants de ce pays-ci, et qu’il n’y a personne ici à qui elle se puisse ouvrir, elle me pria de me charger de sa conduite, d’entendre ses confessions et d’être son directeur. Me voilà bien embarrassé. Cependant je ne pus pas le lui refuser absolument, vu qu’elle n’a personne à qui elle pût ou voulût se confier. Je fis donc de nécessité vertu, considérant que la qualité de chrétien donne en quelque façon celle de prêtre au moins spirituel, appuyé encore d’un passage qui se trouve en saint Jacques, suivant lequel l’un doit se confesser de ses péchés à l’autre1. Je déférai donc à son désir, mais à condition que ce ne fût que pour deux mois, parce que, lui dis-je, que « je ne suis pas bien assuré si c’est dans le bon plaisir de Dieu qu’un homme qui voit à peine ses propres démarches, se charge de la conduite d’autres. Pendant cet intervalle j’en écrirai à ma chère mère. Elle nous dira les mesures que nous avons à prendre. Si je fais mal, continuai-je, de vouloir vous aider, Dieu voyant la simplicité de mon âme me pardonnera les deux mois ». Elle s’en contenta et déchargea son cœur par une confession générale, et je vis bien par le détail qu’elle faisait de sa vie, qu’elle en agissait de bonne foi. Je lui trouvai une grande innocence. Dès sa plus tendre enfance, elle a eu de grands attraits de Dieu, mais elle n’y a fidèlement répondu que depuis le temps de sa première communion, comme je l’ai déjà remarqué.

Voilà, ma chère mère, la bonne enfant dont j’ai résolu de me décharger entre vos bras. Heureuse si elle y est reçue ! Elle le sera si Dieu le veut, et ce me sera une marque qu’elle persistera dans l’amour de Dieu. J’en ai parlé un peu en détail pour vous la faire mieux connaître. Je vous supplie de nous communiquer ce que le petit Maître vous inspirera sur ce sujet. Que je souhaiterais que les deux autres enfants dont j’ai parlé à l’occasion de celle-ci, trouvassent place aussi dans votre cœur ! Elles vous aiment bien. L’une qui est petite et naturellement bonne et simple, a essuyé et essuie encore quelquefois de grandes anxiétés, mais elle est fort soulagée par les vérités que je lui ai fait comprendre [f. 2 v°] dans vos écrits. Elle entend le français, ainsi je lui fournis ceux de vos traités que je lui crois les plus convenables. L’autre, qui est grande et naturellement fière, affectée et sujette aux promptitudes, passe par de vives expériences de sa misère. Elle en est humiliée et a de la peine à croire qu’elle puisse jamais parvenir à l’amour de Dieu, cependant depuis peu elle commence à prendre un peu courage.

J’ai ces trois demoiselles sur le col, je les aide autant que je puis ; mais je crains qu’elles n’y perdent, et pour dire le vrai, je me défie un peu de moi-même, je crains que la chair ne s’en mêle : c’est pour cela que je ne les vois que quand elles le souhaitent et me font appeler, d’autant que ce n’est guère la manière de ce pays-ci que les hommes voient souvent les demoiselles. D’ailleurs ne pouvant voir les autres dames de cette cour, qui sont toutes mondaines, si je borne mes visites à ces trois, la jalousie et la malice fera les autres en prendre ombrage, qui nous soupçonneront du moins de quiétisme, ou, selon le langage du pays, de piétisme, dont je leur suis suspect. Je voudrais donc faire passer ces enfants au cœur de ma chère mère, tant pour leur bien que pour ma sûreté. Mais comme il n’en sera rien si Dieu ne vous en donne le mouvement, je prie ce bon Père qu’Il fasse selon Ses desseins éternels, et qu’Il y assujettisse tellement notre volonté qu’elle ne s’en égare jamais. Je suis et serai dans votre cœur, ma chère mère, qui est le cœur du petit Maître. Vous ne m’en chasserez pas, et je tâcherai et espère d’y être fidèle. Je vous baise bien humblement les mains.

Frison.

Pour M. R[amsay].

Voici, mon cher frère, une lettre pour notre chère mère. Je vous permets de la lire, si vous voulez prendre la patience. Je vous félicite de ce que vous avez été dans la maison maternelle. Que vous êtes heureux ! Mais le petit Maître n’a pas trouvé à propos de me procurer ce bonheur : je me contente. Ma chère mère ne m’en est pas moins connue et familière, Dieu merci ! Hier au matin j’étais convaincu malgré moi d’être celui qui, s’étant fourré parmi les conviés, manque de robe nuptiale (Matthieu 22), mais le soir Dieu me fit trop de caresses pour me laisser dans cette persuasion. Enfin je ne sais ce que je suis et je me passe aisément de le savoir. Je sais une chose, c’est de vouloir être ce que Dieu veut que je sois.

Je vous prie, mon cher frère, de vous charger de la lettre pour le perruquier. Je dois une réponse au cher monsieur Pit et au P… Ce sera pour une autre fois. Assurez-la, s’il vous plaît, de mon souvenir tendre et reconnaissant, de même que tous les autres de la famille du petit Maître quia me connaissent. J’ai oublié de remercier ma chère mère du présent qu’elle m’a fait des chansons, surtout de la nouvelle qu’elle a eu la tendresse de faire pour moi. Ayez la bonté de lui en témoigner de ma part une très parfaite et respectueuse reconnaissance.

- A.A.-S., pièce 7415, ms 2175.

a autres (qui sont biffé) de la famille du PM (et biffé) qui

1Jacques, 5, 16.

.  D’une demoiselle suisse. 29 octobre 1716.

Madame ma très chère et bien-aimée mère en Jésus-Christ Notre Seigneur. J’ai très bien reçu la chère vôtre ; mais comme j’étais alors à Bade, ensuite avec ma mère chez mon amie madame la générale Marnay pendant l’espace de trois mois, j’ai tardé jusqu’ici à vous répondre, ne pouvant alors le faire si commodément comme ici, où j’ai la commodité de vous faire venir sûrement mes lettres. Loué en soit Dieu.

Je vous dirai donc, madame, qu’il me semble tout comme à vous que le Seigneur me conduit et m’appelle à la perfection. Je le vois et je le sens. Mais permettez-moi, je vous prie, qu’en bonne mère je vous […]a tout mon cœur dans votre sein et que je vous dise tous mes sentiments et mon intérieur en toutes choses et sur toutes choses, puisque je n’ai qui que ce soit à qui j’ose me confier, ni dire le moindre de mes sentiments […]a Il est vrai que Dieu m’appelle à la perfection : je le crois. Mais il est vrai aussi qu’il me semble toujours que je n’atteindrai point cette perfection que je ne sois parmi vous et dans la communion de votre Église. Je suis entièrement détachée avec le cœur de toutes les religions extérieures, et encore plus de la nôtre que de pas une dans le monde ; et ayant réfléchi sur toutes les choses extérieures, j’ai trouvé que dans votre Église on avait les meilleurs moyens pour se sauver. J’espère parvenir à une véritable […]a perfection, ce qui me donne une grande envie, et des désirs bien ardents à pouvoir me joindre à cette Église, où il me semble que j’aurais les occasions et les moyens de m’unir avec Dieu, en quoi consiste la véritable perfection. Je vous avoue, ma très chère madame, qu’il y a déjà quelque temps que je sens ces désirs en moi ; mais il s’augmente si fort en moi [sic] qu’il me semble qu’il ne fera jamais rien de moi, et que je n’avancerai point dans mon intérieur, à moins que je ne sois hors d’ici, et unie avec votre Église pour pouvoir profiter des bons moyens que Dieu m’y suscitera pour ma perfection. Car je vous avoue, ma [f°1, v°] bien chère madame, que je regarde pour un grand moyen de perfection que celui de ne se point conduire soi-même, mais de soumettre son jugement et sa volonté aux personnes éclairées de Dieu, pour qu’elles vous conduisent en toutes choses selon la volonté de Dieu, en nous faisant renoncer à la nôtre propre. Ô Dieu, quels biens ! Quelle bénédiction, Seigneur, n’est-ce pas ceci que d’être conduite et aidée par des personnes plus expérimentées et plus éclairées dans les voies de la foi, que vous ? Ô Dieu, je regarde ceci pour le plus grand moyen de notre salut et de notre union avec Dieu.

Cependant ici nous n’avons point cela : chacun se conduit soi-même. Chacun qui a un peu de lumière intérieure est son propre guide et se conduit soi-même comme il veut, ou comme il croit le voir et le sentir être selon la volonté de Dieu dans son intérieur. Mais ceci est si sujet à tromperie, et notre volonté propre si mauvaise, que j’avoue qu’à moins d’une grande et longue expérience dans les voies de Dieu, je trouve qu’on est presque toujours trompé, et au lieu de faire la volonté de Dieu, nous voyons que nous ne suivons presque que la volonté propre, faute de lumière et d’assistance, ce qui est cause que je regrette extrêmement d’être où je suis, parce que je suis obligée de me conduire moi-même, et que je n’ai personne à qui je puisse me confier, parce qu’on ne trouve point ces choses nécessaires, ni utiles à salut. Mais je vous dirai que je les trouve si nécessaires qu’il me semble que véritablement je ne serai jamais sauvée que je ne puisse me soumettre à quelqu’un, parce que ma volonté estime […]a que je serai sûrement perdue, si je ne puis avoir l’occasion de la soumettre au bon guide qui soit plus éclairé et plus expérimenté que moi, qu’il puisse me conduire à Dieu, car pour moi je ne suis qu’une aveugle, et me perdrai moi-même sûrement si Dieu ne me conduit Lui-même hors d’ici, pour me remettre en de bonnes mains.

Et surtout j’ai de si grands attraits pour la vie religieuse, il me semble, que si je savais un monastère [pièce 7421(2), f°.1 r°] rempli de personnes saintes et éclairées comme vous, ma chère madame, je n’aurais point de repos que je n’y fusse. Mais n’en sachant point, je me contenterais de me rendre de votre communion, si j’en avais l’occasion et que je fusse bien persuadée que mes désirs sont véritablement de Dieu et non de la nature ou du démon qui cherchent à me tromper, puisque je vois tant d’autres personnes qui sont infiniment plus dévotes que moi (et vous en connaissez quelques-unes), qui ne pensent point à sortir de leur religion pour en embrasser une autre, qu’ils trouvent encore moins bonne que la nôtre par rapport à tant de cérémonies extérieures qui, disent-ils, ne servent qu’à distraire les gens de l’intérieur. Voyant donc de tels sentiments en tous ceux qui sont pieux et plus dévots et éclairés que moi, vous pouvez juger, madame, si je n’ai pas raison de craindre si je ne suis point trompée par de tels sentiments comme les miens, et si mes désirs ne doivent point me paraître suspects, puisque je ne les crois et ne les remarque en qui que ce soit par ici. Et c’est aussi la cause que je suis obligée de me cacher sans faire le moindre semblant à personne, crainte d’être reprise et blâmée comme folle et insensée. Mais j’ai beau cacher ces désirs, […]a ils deviennent si forts et si ardents qu’il me semble que jamais il n’y aura de perfection pour moi, si je n’accomplis ces désirs lorsque Dieu m’en fournira l’occasion.

Voilà, ma plus chère madame, les dispositions de mon cœur et mon véritable état. Je vous supplie, pour l’amour de Dieu, […]a plus pure de votre conscience de me dire votre sentiment là-dessus : si j’ai raison ou si j’ai tort, si ces désirs sont de Dieu ou du démon. Parlez-moi, je vous conjure au nom de Jésus-Christ crucifié. Parlez.

- A.S.-S., pièce 7421 ; en tête : « Copie d’une lettre d’une demoiselle suisse du 29o[cto]bre 1716. » 

a mots illisibles.

Annexes et tables.

Glossaire (vocabulaire classique).


Absorbement : rare, synonyme d’absorption  pour « extase, ravissement » chez Suso (trad. 1586).

Apetisser : Rendre plus petit. Apetisser un manteau. On dit plus ordinairement rapetisser. (Littré).

Assaisonnement : manières agréables qui accompagnent ce qu’on dit.

Bélial : le malin esprit, le démon ; mot hébreu signifiant qui ne vaut rien. (Littré).

Bonace : état d’une mer très tranquille.

Caractère : mot repris du latin chrétien dans sa spécialisation :  « marque spirituelle et ineffaçable qu’impriment les sacrements ».

Considération : représente le latin consideratio « examen attentif. »

Consistance : d’abord synonyme de « matière », est attesté depuis 1580 au sens d’ « état de ce qui est ferme, solide », d’abord avec la valeur d’  « immobilité, stabilité », puis en parlant d’une chose abstraite.

Correspondre : être en rapport de conformité avec.

Coulpe : le mot demeure un terme de théologie désignant la faute.

D’abord : Dès l’abord, tout de suite. « incontinent, aussitôt ».

Déchet : premier sens de perte. Littré cite Bossuet : « Sans [la retraite], vous ne trouverez jamais que du déchet en votre âme, du désordre dans votre conscience… »

Dévoiement : un vomissement, une indigestion (1538), la diarrhée (1680), acceptions médicales sorties d’usage.

Enlever : signifie aussi (1655) « priver de (qqch.) » avec un complément nom de personne, et aussi « enthousiasmer ». Signer : par extension, signer s’emploie aussi pour « approuver ».

Ennui : s’est dit jusqu’à l’époque classique pour « tristesse profonde, dégoût », d’où ennui de vivre.

Ennuyer : « causer des tourments, être insupportable », sens dominant jusqu’à l’époque classique .

Entretenir : dans son premier emploi « se soutenir mutuellement », puis « tenir dans le même état, faire durer, maintenir »

Espèces : Furetière 6e entrée – sens général de « catégorie, sorte », d’où en philosophie espèces sensibles, espèces intelligibles. Et par extension, représentation  ; v. latin classique, species « vue, regard ».

Etrange : épouvantable, terrible, scandaleux ; hors de la réalité habituelle.

Faire l’amour (à qqn) : après l’ancien provençal far amor (ad alcun), signifie « courtiser », sens encore normal dans l’usage classique (XVIIe- XVIIIe s.).

Flatter : d’abord, au figuré, a signifié « chercher à tromper en déguisant la vérité » d’où à l’époque classique se flatter, « se bercer d’illusions » (av. 1559) ; aujourd’hui flatter qqn de qqch. « laisser qqn faussement espérer » (1669).

Grief : douloureux, motif de plainte.

Lisière : Dans les premières attestations, lisière désigne le bord d’une étoffe. On l’attacha au vêtement d’un enfant pour le soutenir quant il apprend à marcher (1680). D’où aux siècles suivants : tenir qqn en lisières.

Longanime : patient avec indulgence, magnanime.

Mouvement : au sens moral, « impulsion qui pousse à agir d’une certaine façon », également en emploi qualifié dans bon mouvement (1690).

Observer : en langue classique, « veiller à » (1677).

Opérer : « agir, produire un effet conforme à sa nature » (1470), aujourd’hui archaïque sauf dans une acception religieuse, en parlant de la grâce.

Outrepasser : A eu le sens concret de « dépasser » (une ville), et sur le plan temporel « passer », sans y ajouter le sens abstrait de « transgresser  (une limite). »

Propriétaire : Les mots « propriétaires », « propriété » ont une grande importance pour Madame Guyon. Elle transpose l’ascèse en une remise totale à Dieu par désappropriation.Voir l'article de J.-L. Goré sur la désappropriation dans le Dictionnaire de spiritualité, t. III, 1957, col. 518-529.

Prospect : Manière de regarder un objet. (Littré).

Rebut : action de rebuter, repousser.

Réprobation : d’abord employé dans le langage religieux, il désigne l’acte par lequel Dieu exclut un pécheur du bonheur éternel. Ce n’est que fin XVIIIe s. que le mot s’est répandu dans l’usage courant pour « blâme ».

Subsister : apparaît avec le sens de « demeurer en vigueur », plus généralement « continuer d’exister », « se maintenir en vie ». Ces acceptions ont disparues au bénéfice du sens moderne de « pourvoir à ses besoins. »

Timide : apparaît d’abord comme un mot d’emprunt lettré dans son sens latin originel « qui a peur ». La généralisation de son emploi entraîne, après le milieu du XVIIe siècle, un affaiblissement sémantique progressif en « craintif, plein d’appréhension » (1660).

Viande : au XVIIe siècle, viande conserve encore le sens général de nourriture mais l’emploi moderne spécialisé se développe. Le mot s’emploie aussi figurément au sens de « nourriture pour l’esprit. »

Vers : « à l’égard de ». « Et vers l’un ou vers l’autre il faut être perfide » Cinna, v. 818.

Glossaire (thèmes spirituels). 

Les lettres de directions de ce volume utilisent un vocabulaire dont on trouvera parfois les occurrences dans l’index général. Des définitions à la fois brèves et précises sont illusoires, car les mots utilisés par Madame Guyon sont toujours empruntés au vocabulaire le plus courant170.

Nous avons par contre retenu des éclaircissements que prête Madame Guyon à des thèmes spirituels qui lui sont chers. A mi-chemin entre la stérilité d’un dictionnaire par mots et l’abondance que demande une étude approfondie des thèmes, nous avons opté pour quelques citations reproduites assez largement. Le « glossaire » ainsi constitué forme un florilège qui peut être lu pour lui-même.


Abandon, passiveté. L'abandon bien entendu est un exercice continuel de notre liberté, pour la délaisser à tous les mouvements du Saint-Esprit : ainsi, ce qu'on appelle passiveté, n'est jamais une absolue cessation d'action, mais c'est un usage très libre de notre volonté, pour la laisser conduire par celle de Dieu. Un homme qui se laisse faire par un chirurgien une incision profonde et douloureuse, fait sans doute une action très libre et courageuse, en ne se remuant pas, pour laisser faire le chirurgien. (L. 117, mars 1689).

Ames propriétaires, mouvement à leur égard. Si leur disposition change je me trouve tout à coup tournée vers elles avec beaucoup d'affection, et cela sans que j'y mette rien de ma part ; en sorte que sans que j'aie de choix, de penchant et d'amitié pour personne, je me trouve nécessairement liée avec celles qui sont plus désappropriées [...] Cette union ne passe point par l'entremise des sens, et il me serait impossible de donner un autre rang à ces personnes dans mon cœur que celui que Dieu y donne Lui-même, sans que je me règle ni sur les défauts, ni sur les qualités extérieures, ni sur l'amitié que l'on a pour moi, car il y a de ces personnes propriétaires qui m'aiment beaucoup, et leur témoignage m'en est insupportable, au lieu que je me sens portée à en donner moi-même aux personnes simples, droites et vides d'elles-mêmes. Je n'aime point par le cœur, mais par un certain fond qui accepte ou rejette ce qui lui convient, ou plutôt, ce qui convient à Dieu. (L. 255, avril 1690). J'ai éprouvé que l'on ne me donne rien pour les âmes empressées et désireuses : [...] plus sont-ils morts à toute sorte d'envie et d'empressement, plus a-t-on de mouvement à leur égard. Ce mouvement qui paraît vie et l'est en effet, n'est pas un mouvement vivant par la nature, mais un mouvement que Dieu, devenu le principe de l'âme, opère. Il est plus puissant, plus fort et plus efficace que ceux de la nature. Il vient du fond où réside cette vie divine, et non des sens qui n'ont nulle part à ces choses.(L. 177, 27 juillet 1689). C'est comme un regard de complaisance non distinct de Dieu, qui produit grâce et écoulement dans ces âmes. Au contraire, celles qui sont propriétaires et qui résistent à Dieu, étant appelées à Son union, sont rejetées de ce fond sans que je puisse faire autrement, quelque volonté que j'en eusse, et lorsque je suis appliquée à elles je sens comme un mur entre Dieu et elles. (L. 107, mars 1689).

Claivoyance dans la communion. Dieu me presse encore plus que devant, me tenant sans cesse dans Sa présence pour vous avec bien de la force et de la douceur [...] Il y a des âmes qui ne m'appartiennent point, auxquelles je ne dis rien de tout cela ; mais celles qui me sont données, comme la vôtre, Dieu, en me les appliquant très intimement, me fait aussi connaître ce qui leur est propre et le dessein qu'Il a sur elles. (L. 85, octobre-novembre 1688). Dieu me donne une connaissance du particulier de votre état, de votre disposition et de ce qui en fait le fond et l'essentiel... Cela sera même plus dans la suite, lorsque la déroute intérieure commencera. (L. 124, avril 1689).

Communication, communion des saints. (Madame Guyon l’aborde franchement, insiste sur son rôle central, par contraste avec celui secondaire des pratiques ou rites.) Ne vous étonnez pas de la joie et de la paix que vous goûtâtes l'autre jour avec moi. C'est une opération de Dieu, aussi bien que les autres que vous expérimentâtes…(L. 95, janvier 1689). J’ai été éveillée longtemps avant quatre heures avec une douce et suave occupation de vous en Dieu. [...] Je sens quelque secrète inclination de rester avec vous une demi-heure en silence. (L. 116 de mars 1689) Je vous assure que votre âme est tellement une même chose avec la mienne. Car, pour la mienne, elle est disparue quant à moi et je ne la découvre plus que par l'étroite union où Dieu la met avec la vôtre.(L. 192, 25 septembre 1689). Hier matin, étant à la messe prête à communier très serrée à Dieu, tout à coup votre âme me fut présente et l’on la serrait à la mienne, cela en réalité intime, en foi nue, sans distinction ni objet. [...] Celui qui le faisait en moi [...] me chargea des croix et des humiliations que vous auriez dû porter afin que j’en busse jusqu’à la lie. (L. 223, décembre 1689).

Destruction (« mort »). Laissez-vous donc conduire par Celui qui vous aime avec tendresse. Plus ce qui est de vous chez vous sera détruit, plus Il vous possèdera. Ce n'est pas vous qui le détruirez, mais, en demeurant fidèle dans la privation de toutes les vies dont Il n'est pas l'unique principe, Il fera en vous tout cet ouvrage. (L. 132, mai 1689).

Direction spirituelle. Je sens en moi dans le moment que je vous parle, un Maître infiniment puissant et infiniment petit qui me donne un droit sur vous pour vous rendre petit, et ce droit me donne celui de disposer de vous ; et sur cela je me trouve beaucoup de liberté que rien ne rétrécit, sans envie de vous faire des compliments ni de vous donner même ce qu’il semblerait que vous auriez raison de me demander. Je n’aime que Dieu seul et je vous aime en Lui plus que personne du monde, non d’une manière distincte de Dieu, mais du même amour dont je L’aime, et dont Il S’aime en moi ; et cet amour est éternel et la mort n’y fera nulle altération, au contraire. Je suis cependant certaine que je ne mourrai point à quelque extrémité que je puisse aller, si je vous suis encore utile ; et si je ne vous la suis plus sur terre, j’ai cette confiance que si vous voulez bien rester uni à mon cœur, vous me trouverez toujours en Dieu et dans votre besoin. (L. 248, avril 1690).

Etat invariable (de foi nue, de calme serein). Mon état est invariable et toujours le même depuis plus de huit ans. Son étendue est aussi grande que sa simplicité et nudité est pure. (L. 89, décembre 1688). Il y a en moi deux états, qui n'en composent cependant qu'un : l'essentiel qui est toujours une foi nue, pure, ou plutôt un anéantissement total qui exclut toute distinction, tout ce qui est et subsiste, en quelque chose que ce soit, tout aperçu, tout ce qui se peut dire et nommer, l'âme subsistant en Dieu en pure perte, ou plutôt en total anéantissement. Il y a aussi un état accidentel qui est ce que j'éprouve pour les autres, qui me fait goûter et connaître leur état et tout ce qui les concerne, ce qui donne des distinctions, songes, connaissances, etc. Mais cela est séparé du fond immobile et n'a nul rapport avec lui, de sorte que ces connaissances ne sont point des lumières et illustrations qui donnent une disposition particulière à l'âme. Au lieu que les autres opérations viennent de la tête, et qu'elles se répandent sur les parties du corps, celles-là viennent du fond proche du cœur et se distribuent dans l'esprit par un vide fécond, car la mémoire ne représente rien et cependant n'est pas stérile pour cela, mais claire, sans nul terme ni objet. L’esprit de même n'a nulle agitation, mais son calme est serein et lumineux. Ce n'est pas un vide d'abrutissement : au contraire, c'est une pure, simple et nue intelligence, sans espèce ni rien qui borne. La volonté est aussi nue et vide, mais sans disette, et avec une plénitude qui dilate toujours plus le cœur qui trouve tous ses désirs parfaitement contents et remplis, sans rien distinguer de ce qui contente et remplit. (L. 199, 25 octobre 1689).

Filiation. Madame Guyon est consciente de sa responsabilité liée au rôle éminent qui lui est confié dans la filiation.  Il m'est venu dans l’esprit ce matin que M. B[ertot], en mourant, m’ayant laissé son esprit directeur pour ses enfants, ceux qui se sont égarés aussi bien que ceux qui sont restés fidèles, n'auront la communication de cet esprit que par moi, mais dans votre union. (L. 276, été 1690). Je vous prie de poursuivre la carrière sans crainte et sans scrupule, d’être persuadé que Dieu vous veut par la plus extrême pauvreté, que c’est la voie de la justice où il ne règne que le seul honneur et la seule gloire de Dieu. Plus la créature perd ses intérêts, plus Dieu trouve les Siens. Ne craignez point une saleté apparente, mais soyez persuadé que la vraie pureté consiste dans l’entière désappropriation. Je vous laisse l’esprit directeur que Dieu m’a donné. (L. 248, avril 1690).

In-action (action de la grâce par l’intérieur). Vous n'avez garde d'avoir goûté jusqu'à présent la délicatesse de Sa pure opération, puisque vous l'avez toujours extrêmement mélangée de la vôtre, ne vous tenant jamais ferme et invariablement attaché au conseil que l'on vous a donné sur cela. Combien de fois avons-nous éclairci cet article, où je vous ai dit que, lorsque Dieu opérait, il fallait quitter tout opérer pour Le laisser faire ? Non seulement vous ne mourez pas à cette activité intérieure (ce qui est un effet de votre crainte, et la source du peu de mort extérieure qui est en vous), mais de plus, vous allez chercher des sujets lorsque Dieu vous occupe de Lui-même. […] Vous vous conduisez non par la foi, mais par le goût, la connaissance et l'assurance. […] Sitôt que la sécheresse s'empare de votre cœur et l'incertitude de votre esprit, vous croyez devoir trouver dans vos efforts les assurances que vous ne trouvez pas dans vos dispositions. (L. 99, février 1689).

Acquiescement. La pratique de tout laisser tomber est admirable, mais c'est cependant une action […] Acquiescez simplement, car il y a des temps que Dieu veut cet acquiescement ; et c'est la seule et unique activité, - si l'on peut appeler de cette sorte une chose si simple,- que Dieu veut de vous. (L. 158, 25 juin 1689).

Nuit (se perdre soi-même). Quand Dieu vous met dans la nuit impénétrable, qui est Sa volonté inconnue, on ne peut plus voir la main de Dieu qui nous mène, parce qu'on a besoin de perdre cet appui, pour se perdre soi-même (18 juillet 1689). Le plus grand avancement de l’âme n’est pas de se posséder en paix, à quelque haut degré d’élévation que cela puisse monter, mais d’être banni de chez soi par la découverte journalière et l’expérience foncière de ce que l’on est. Car de savoir par vertu et humilité pratiquée que l’on n’est bon à rien, c’est se croire quelque chose, quoique l’on ne se persuade pas de le croire, mais approfondir son néant jusques au plus profond, c’est tout. Lorsque l’on rapporte encore quelque chose à soi, l’on est imparfait, quoique l’on paraisse très parfait.(L. 231, février 1690) Dieu ayant pris ce qui est Sien, il ne nous reste que le néant et le péché. Ceci est réel, mais très réel. Plus tôt on en est logé là, plus tôt est-on affranchi de l’incommodité de se voir tout ôter l’un après l’autre.(L. 238, mars 1690)

Passiveté. Vous ne sauriez être trop passif selon les desseins de Dieu sur vous ; mais votre cœur doit toujours être également ouvert pour recevoir les opérations de Dieu sans y rien mettre du vôtre. Ce serait même une action que d'outrepasser une disposition, soit parce qu’elle est sensible et par conséquent moins pure, ou parce que l'impression en reste. Il faut vous laisser comme une chambre qui laisse tout entrer et sortir, fermer et ouvrir la porte2. (26 décembre 1689). V. aussi : Abandon.

Perte de la volonté. (Par acquiescement à l’opération divine. L’opération divine dans la prière s’étend à tout le déroulement de la vie ; la volonté propre s’y conforme puis s’efface). Le vrai humble ne prend rien pour lui dans l'élévation ni dans l'abaissement : il se laisse en la main de Dieu comme un instrument destitué de sa propre vie. (L. 104, mars 1689). On éprouve que cette volonté, qui se délaissait avec tant de souplesse à tous les vouloirs divins pour vouloir ou ne vouloir pas qu'autant qu'elle était mue, se perd ; et qu'une volonté, autant divine qu'elle est profonde et délicate, est substituée en la place de la nôtre. Mais volonté si propre et si naturelle à l'âme qu'elle ne voit plus que cette seule et unique volonté, qui lui paraît être la sienne, n'en trouvant plus d'autre. (L. 101, février-mars 1689).

Perte en Dieu. (Au-delà de la sainteté). Nous voulons cesser d'être et d'agir, même vertueusement […] Non seulement c'est en Dieu, comme dit saint Paul, que nous agissons et que nous sommes, mais il faut que nous cessions d'être et d'agir afin que Dieu seul soit. Le recueillement sert infiniment pour les personnes que Dieu veut attirer à Lui dans leur fond, mais ce même recueillement se perd en ce qu’il a d’aperçu lorsque Dieu perd l’âme en Lui. Elle n'est plus alors recueillie ni resserrée en elle-même, elle entre dans le large et dans des espaces infinis. Dieu devient l'âme de son âme d'une manière aussi naturelle que notre âme nous fait agir, et que 1'air nous fait respirer. Vous êtes à Lui : qu’Il vous jette dans la boue ou qu’Il vous élève sur le trône, ce n'est plus votre affaire. Votre affaire seule et unique est de ne point vous reprendre, de vous oublier, de ne pas plus vous regarder si l'on vous jetait dans l'abîme que s'Il vous élevait sur le trône. Vous n'êtes plus à vous. Dieu seul est et cela suffit. S'il vient à perdre quelque chose de ce qu’Il est, cela seul peut et doit vous occuper. Dieu est un Dieu fort jaloux. Comptez qu’Il met tout en usage pour n'avoir point de compagnon. (L. 265, mai 1690)

Présence de Dieu (cachée). Lorsque vous dites que la présence de Dieu vous est moins facile, vous vous trompez ; car, quoique vous l'aperceviez moins, elle est bien plus continuelle, son opération sur votre âme n'est jamais interrompue. Deux choses vous feront remarquer cette présence cachée et desséchante : la première, cette inclination secrète pour la solitude, qui marque une opération secrète, quoique dérobée aux sentiments de l'âme ; et ces opérations abattent plus le corps que celles qui sont sensibles, car les premières semblent tout dessécher, et les secondes fortifient. L'autre preuve de l'opération continuelle qui se fait en vous, sans que vous la connaissiez, est cet amen continuel pour toutes choses, cet abandon, cette simplicité et petitesse, que je vois s'accroître chaque jour, et qui me sont des preuves évidentes (quand je ne le connaîtrais pas par le sentiment intérieur que j'en ai), que le Maître vous rend tous les jours plus conforme à Lui, et perd chaque jour votre volonté en la Sienne. (L. 164, juillet 1689) Mais, comme l'on ne veut de vous d'autre action que celle de recevoir ce que l'on vous donne et de vous laisser détruire, selon toute l'étendue des desseins de Dieu, on ne veut aussi de vous que l'acquiescement et la docilité que Dieu vous donne, pour ne rien ajouter ni ôter à ce que Dieu fait en vous. (L. 177, 27 juillet 1689).

Pur amour. (Sans concession ni à l’amour fervent, ni à l’amour recourbé sur le sujet ou amour propre). Quand je parle du pur amour, je ne parle pas de l'amour fervent, qui ne travaille qu'à embellir celui qui le possède et qui semble n'être appliqué qu'à lui : cet amour-là, je l'appelle imparfait, quoique ce soit celui que les hommes ignorants regardent comme le comble de la sainteté. Je ne regarde comme pur amour que l'amour impitoyable, destructeur, qui loin d'embellir et d'orner son sujet, lui arrache tout sans miséricorde, afin que rien ne restant dans ce même sujet, rien ne l'empêche de passer dans la fin. (L. 210, automne 1689).

Purification, purgatoire. Il faut souffrir la douleur que vos fautes vous causent, pourvu que vous ne fassiez nulle action, ni pour diminuer la douleur, ni pour y remédier : c'est une espèce de brûlure qui sert de purgatoire. (octobre 1689).

Résistance. Ce qui fait les peines des âmes non éclairées, c'est la résistance, qu'elles ne connaissent souvent pas. Comme la délicatesse de Dieu est infinie et qu'Il ne fait souvent que présenter à l'âme ce qu'Il veut d'elle, elle, qui n'est pas accoutumée à la délicatesse de l'esprit, se sert de sa raison pour échapper à ce qui lui est proposé, parce qu'elle craint même de se tromper ; et alors elle entre dans l'obscurité et dans le trouble [...] Elle porte ce trouble comme les autres peines, du moins elle tâche de le faire. Mais tout cela ne la remet point en la situation ordinaire, jusqu'à ce que Dieu, par une lumière supérieure ou par quelque personne fort éclairée, lui fasse comprendre sa résistance et la fasse entrer dans l'acquiescement, non d'acte mais d'effet... (L. 124, avril 1689 ; v. L. 415 à Metternich sur la même délicatesse divine). Rien ne souffre chez nous que la résistance : qui a pu résister à Dieu, et vivre en paix ? Ne résistez jamais, vous ne souffrirez jamais...(L. 126, avril 1689).

Rêves ayant un sens mystique. En même temps que je vous voyais et moi aussi, comme des enfants simples qui jouions, et qu'en vous serrant contre mon cœur, je vous rendais toujours plus simple et plus enfant, plus pur et plus innocent, je voyais en même temps des gens pleins d'artifice et fausse sagesse qui faisaient tous leurs efforts pour vous retirer de votre simplicité. (L. 140, 18 mai 1689). Il m'a semblé qu'il y avait une vallée d'une profondeur extraordinaire. Vous étiez presque sur le haut. Vous veniez du haut en bas [...] Nous ne faisions rien autre chose que de nous laisser couler en bas ; je vous tenais fortement, ayant passé ma main gauche derrière vous, d'une manière que je vous embrassais. Et je sentais même en dormant que mon cœur penchait vers le vôtre et semblait vouloir attirer le vôtre à soi. Vous me disiez que vous éprouviez une douce correspondance. Vous me disiez même d'une manière très contente : il n’y a rien de plus doux au monde. Ce qui était extraordinaire à cette vallée est qu'elle était faite en sillons comme par degrés. Cela facilitait ceux qui montaient ; cela devait, ce me semble, nous arrêter, puisque nous ne faisions d'autres mouvements que de nous laisser couler en bas, étant assis, comme je vous l'ai dit, d'une manière presque imperceptible. Ce qui faisait que les sillons ou degrés ne nous arrêtaient point et ne faisaient nulle violence à la douce pente qui nous entraînait en bas, c'est que cette vallée était flexible et qu'elle prenait elle-même le mouvement qui était nécessaire pour faciliter notre descente et se baissait par endroit, comme les ondes de la mer ; et cela nous faisait couler toujours plus dans le fond... (L. 143, fin mai 1689). [...] La sagesse humaine est le Goliath que le simple David doit détruire, non avec les fortes armes de la nature, mais avec la fronde de l'abandon et de la simplicité de Jésus-Christ, représentée par ces cinq pierres très claires du torrent. Vous ne sauriez vous imaginer, mon enfant (je me sens pressée dans le plus intime de mon cœur de vous donner ce nom et de franchir les obstacles de ma raison), vous ne sauriez, dis-je, vous imaginer combien j'ai de joie de voir que vous ne voulez être arrêté ni rétréci... (5 juin 1689). J’ai vu en songe un oiseau d’une beauté extraordinaire. Tout le monde était empressé pour l’avoir, il est venu entre mes mains sans que je fisse rien pour le prendre et c’est à vous que j’en ai remis la charge. (L. 225, décembre 1689).

Science des saints et science de Dieu. (Distinction entre la voie de lumière et de sainteté et la voie mystique - cachée - de foi nue.) Il y a la science des saints et celle des hommes, et elles sont très différentes l'une de l'autre ; mais il faut perdre l'une et 1'autre, pour n'avoir que la science de Dieu […] Il vous arrivera aussi de perdre souvent la trace de la conduite de Dieu sur vous, ce qui sera accompagné de dégoût et de sécheresse. Vous serez souvent comme un oiseau qui voltige sans trouver où poser son pied ; mais tout cela ne servira qu'à vous faire comprendre l'extrême dépendance où vous êtes de Dieu et la différence qu'il y a de vous à bien d'autres.(L. 137, mai 1689).

Silence. (Laisser toute la place à l’opération divine en commençant par la manière de prier où toute opération propre est nuisible dès qu’elle se manifeste). Votre oraison doit être entièrement indépendante et même détachée de votre esprit […] Quand il plaît à Dieu de rappeler les sens et les puissances au-dedans, comme par un coup de filet, Il met tout dans un profond silence (L. 194, octobre 1689).

Union des puissances. Dieu, attirant l'âme à Lui, le fait d'ordinaire par le moyen de la volonté. Cette volonté, se laissant entraîner à un je ne sais quoi qu'elle goûte sans pouvoir ni l'exprimer, ni même le comprendre, attire à elle les autres puissances, et réduit comme à un seul acte simple et indivisible les opérations des autres puissances, en sorte que toutes ses opérations réduites en un ne font plus qu'un seul et même acte, qui est également lumière et chaleur, connaissance et amour. C'est ce qui s'appelle union des puissances. (L. 91, décembre 1688).

Unité. Après quoi, Il la transforme en Lui-même. Cette âme vivrait contente quand tout serait détruit ; et quand tout usage de la religion lui serait interdit, elle ne trouverait pas qu'il lui manquât rien. Il paraît à cette âme réduite en unité et dans l'entière simplicité, que tout ce qui la concerne, même ses défauts, ne mérite plus son application qui la détournerait de sa dernière fin. (L. 94, janvier 1689). Je connus, dis-je, la pureté de Dieu être si infinie et celle qu'Il exige de l'âme pour y opérer avec plaisir être telle, qu'Il ne veut pas la moindre action de l'âme [...] La plus délicate de ces fautes est une haleine qui ternit la glace de ce beau miroir et il faut que cela soit essuyé. (L. 209, automne 1689). Un bon appui est aussi bien un appui qu’un mauvais et sert d’entre-deux, mais lorsque tout est ôté et que l’âme est réduite en unité, cet Amour clairvoyant ou ce Regard d’amour sur l’âme la consomme toujours plus en Soi, et c’est ce qui s’appelle transformation. Alors l’âme jouit d’une paix et d’une liberté infinie, étant dans sa fin. (L. 217, 1er décembre 1689).

Vie en Dieu. Lorsque l'homme est encore en lui-même, il rapporte tout à soi et attire tout en soi-même : toutes les créatures sont pour lui-même en manière spirituelle, ou en vue de perfection ou de salut. Mais par le transport qui est fait de cette âme en Dieu par une extase d'autant plus éminente qu'elle est plus continuelle - puisqu'elle commence dès cette vie ce qui doit durer éternellement, où l'âme ne sortira plus de Dieu pour retourner à elle-même - alors elle transporte avec elle toutes les créatures en Dieu, de sorte que Dieu est son seul objet et sa seule vie : elle voit tout en Dieu et tout Dieu, rien hors de Dieu ni distinct de Dieu. (L. 208, automne 1689).

Index de citations bibliques


Cet index donne la liste de 311 citations bibliques explicites ou implicites, relevées dans ce volume consacré à des directions spirituelles. Il couvre successivement l’Ancien Testament (136 citations), les Evangiles (103 citations), les Epîtres (72 citations)171. Les citations se répètent rarement - elles portent sur un peu plus du tiers des occurrences - car son intime connaissance de la Bible permet à Madame Guyon de choisir le verset exactement adapté au contexte.

On fait suivre cette liste, reprenant son ordre, des versets répétés ainsi que d’extraits du commentaire qu’en donne Madame Guyon, car la lecture de ce florilège éclaire sur la vision du « christianisme intérieur ».

Nous avons repris les versets cités plus d’une fois dans ce premier volume : trente-trois sont cités deux fois (2x), douze le sont trois fois, trois le sont quatre fois. Nous donnons en premier lieu les traductions de Sacy pour l’Ancien Testament et d’Amelote pour le Nouveau respectivement connue et adaptée par Madame Guyon172. Nous répétons le texte biblique, sous l’adaptation par Poiret donnée dans son édition des Explications de Madame Guyon, lorsqu’elle diffère sensiblement de Sacy ou d’Amelote. Parfois Poiret omet un élément jugé peu significatif ; rarement, le numéro de verset est décalé d’une unité173 ; enfin la césure entre deux versets peut varier.

La comparaison avec les citations bibliques propres aux Discours spirituels de Madame Guyon, indique une préférence distincte dans le choix des versets174. Ceci suggère une évolution entre 1689-1690 (années de la direction de Fénelon, qui prédomine dans ce volume) et les années postérieures à 1703 (date de sortie de la longue période d’incarcération à la Bastille ; entre 1703 et 1717, à Blois, furent fixée la majorité des opuscules formant les Discours). L’absence, dans les Discours, de toute reprise des thèmes développés dans les Explications, suggère également une telle évolution.

Nous présentons, à la suite de chaque citation biblique donnée sous ses deux adaptations françaises de la Vulgate, de courts extraits des Explications… Ils éclairent sur le sens profond que Madame Guyon découvrit dans sa lecture biblique.

La lecture de ce qui forme une brève anthologie biblique commentée mystiquement, peut donner envie de méditer quelques pages choisies parmi les milliers qui furent écrites quatre années avant la rencontre avec Fénelon175.


Ancien Testament :

Cantique, 1, 3. ; (2x176) 1, 4. ; 1, 5. ; 1, 7. ; (2x) 2, 4. ; 4, 9. ; (3x) 8, 6. ; (3x) 8, 7 ; (14)

Deutéronome, 6, 5 & 15. ; 32, 10-11. ; (2)

Ecclésiaste, (2x) 9, 1. ; (2)

Ecclésiastique, 2, 2. ; (4x) 2, 3. ; 3, 1 ; 34, 9. ; (7)

Exode, 3, 14. ; 14, 14. ; (2)

Ezéchiel, 8, 14 & 16. ; (2x) 9, 4-6. ; (3)

Genèse, 17, 1. ; 21, 19. ; (2)

I Maccabées, 2, 20 & 37. ; (1)

I Rois, 2, 9. ; 8, 7. ; 15, 23. ; 19, 12. ; 24, 15. (5)

II Rois, (2x) 6, 6-7 ; (2)

III Rois, 3, 9. ; 4, 29. ; 8, 12 ; (2x) 19, 11-12. ; (5)

IV Rois,, 2, 12 ; 2, 15 ; (2x) 4, 27. ; 4, 34-35.  (5)

II Paralipomènes, (2x) 6, 1 ; (2)

IV Esdras, ch. 14 ; (1)

Isaïe, (3x) 1, 18. ; 9, 6. ; 24, 16. ; (2x) 26, 12 ; 38, 17. ; 40, 2. ; 55, 8-9. ; 57, 10. ; (11)

Jeremie, 1, 7-10. ; 12. ; (2)

Jeremie, Lament., 3, 9. ; (1)

Job, 7,16. ; 9, 4. ; (3x) 9, 30-31 ; 13, 15. ; 15,15. ; 19, 9. ; 28, 22 ; 41, 21. ; (10)

Joël, 2, 3. ; 2, 13. ; (2)

Juges, (2x) 5, 16. ; (2x) 14, 9 ; (4)

Michée, 5, 2. ; (1)

Nombres, 21, 8-9. ; 22, 28 et sv. ; (2)

Osée, (2x) 2, 14. ; 2, 19-20. ; 6, 3 ; (4)

Prov., 8, 30-31. ; 9, 4. ; (3x) 10, 9. ; (5)

Ps., 1, 3 ; Ps. 3 ; 8, 3. ; 15, 3. ; 15, 6. ; 16 ; (4x) 17, 12-13. ; 26. ; 30, 16. ; 30, 27 ; 32, 18. ; 33, 9. ; 37, 5. ; (2x) 39, 2. ; 39, 9-10. ; 62, 3. ; 67, 36. ; 68. ; 72, 21-22. ; 85, 12. ; 89, 6 & 102, 15. ; 91, 12 (hébr.). ; 104, 4. ; 109, 1. ; 109, 7. ; (2x) 118, 32. ; 120, 1-2. ; 126, 1. ; 138, 11 ; 143, 6. ; (35)

Sagesse, (2x) 1, 1. ; 16, 20-21. ; (3)

Tobie, 5, 5. ; 6 & 8. ; 12, 19. ; (3)

Evangiles :

Jean, 1, 5 ; (3x) 1, 12-13.  ; 3, 8. ; 3, 14-17. ; (2x) 4, 23. ; (2x) 9, 6-7 ; 10, 27. ; 10, 30 ; 12, 3. ; 12, 8. ; 12, 25 ; 14, 2. ; 14, 16. ; 16, 8-10 ; 16, 22. ; 17, 3. ; (3x) 17, 21-23 ; 17, 3. ; (2x) 17, 22. ; 18, 36. ; 18, 37. ; 19, 30. ; 21, 18. ; (30)

Luc, (3x)1, 37. ; 1, 47-48. ; (2x) 1, 48. ; 1, 69.71.77 ; 2. ; 2, 14. ; 2, 19. ; 2, 44. ; (3x) 2, 51. ; 3.6. ; 3, 22. ; 8, 19. ; 9, 60. ; 9, 62. ; 14, 26. ; 14, 28. ; (2x) 14, 33 ; 15, 20. ; (4x) 17, 21. ; 17, 23. ; 18, 8. ; 21, 6. ; (2x) 21, 19. ; 22, 32. ; (30)

Marc, 3, 31 ; 6, 3. ; 8, 23. ; 8, 35. ; 10, 14. ; 10, 15. ; 13, 32. ; 14, 36 : le cri (Hébr. 5, 7). ; (8)

Matthieu, 4, 4. ; 4, 18-22 ; 5. ; (2x) 5, 3. ; 6, 23. ; (2x) 6, 34. ; 6, 6. ; 7, 33. ; 8, 24-25. ; 10, 16. ; 10, 23. ; 11, 12. ; 11, 30. ; 12, 47 ; 14, 29-30. ; (2x) 14, 31. ; 15, 4. ; (2x) 16, 24. ; (2x) 18, 3. ; 18, 20. ; 19, 14 ; 19, 27-28 ; 21, 18-19. ; 22, 30 ; 24, 2 ; 24, 24. ; (31)

Epîtres :

Actes, (2x) 2, 3-4, 42  ; 2, 46. ; (3x) 4, 32. ; 13, 2-3. ; (2x) 17, 28. ; (9)

Apoc., 3, 15-16. ; 3, 21 ; 4, 5. ; 7, 14. ; 13, 11. ; 18, 4. ; 18, 6. ; (7)

Colossiens, 1, 24. ; 3, 3. ; (2)

Ephésiens, 4, 22. ; (1)

Galates, 2, 16-20 ; (2x) 2, 20. ; (3)

Hébreux, 1, 9 ; 10, 7 ; 11, 8-20. ; (3)

I Corinthiens, 1, 23. ; (2x) 2, 11. ; 3, 2 ; 3, 13. ; 5, 5. ; 6, 17. ; 6, 19-20. ; 12 & 13. ; 13, 11. ; 13, 5. ; 13, 18. ; 15, 28. ; (12)

II Corinthiens, 1, 19 ; 3, 18. ; 4.7. ; 4, 17. ; 5, 2-3 ; 5, 4. ; 5, 17. ; 6, 16. ; 10, 10. ; 11, 1. ; 11, 14. ; (2x) 12, 9. ; (12)

I Jean, 2, 27. ; 4, 7. ; 4, 18 ; (3)

I Pierre, 5, 6. ; (1)

I Thess., 5, 8. ; (1)

Jacques, 5, 16. ; (1)

Philippiens, 2, 7. ; (1)

Rom., (2x) 5, 20. ; 6, 4. ; 8, 5-8 ; (2x) 8, 26 ; 8, 35. ; 8, 36 (réf. Ps. 43, 23. ; 8, 39) ; 9, 3 ; 9, 20/21 ; 11, 14. ; 11, 33-36. ; 13, 1. ; 14, 17. ; (14)

Textes commentés des versets cités plusieurs fois :


Cant., 1, 4. Je suis noire, mais je suis belle, ô filles de Jérusalem, comme les tentes de Cédar, comme les pavillons de Salomon.

4177. Ô filles de Jérusalem ! Je suis noire ; mais belle, comme les tentes de Cédar, comme les pavillons de Salomon.

Comm. : …Je suis noire, dit-elle, parce que j’aperçois à la faveur de mon divin soleil quantité de défauts178, […] belle , parce que je suis au-dedans exempte de malice.


Cant., 2, 4. Il m'a fait entrer dans le cellier où il met son vin, il a réglé dans moi son amour.

4. Il m'a fait entrer dans le cellier du vin, il a réglé en moi la charité.

Comm. :…elle prie ses compagnes de ne pas s’étonner de la voir dans un état [d’ivresse] si extraordinaire. […] L’ordre de la charité : […] son amour est devenu parfaitement chaste : […] elle les veut toutes pour son Dieu, et n’en veut aucune pour soi.


Cant., 8, 6. Mettez-moi comme un sceau sur votre cœur, comme un sceau sur votre bras, parce que l'amour est fort comme la mort, et que le zèle de l'amour est inflexible comme l'enfer : ses lampes sont comme des lampes de feu et de flammes.

6. Mettez-moi comme un cachet sur votre cœur, comme un cachet sur votre bras ; car l'amour est fort comme la mort, et la jalousie est dure comme l'enfer ; ses lampes sont des lampes ardentes de feu et de flammes.

Comm. : …comme un cachet sur son extérieur et sur ses opérations […] [si] elle venait à se retirer de sa dépendance, elle serait dès ce moment rejetée de lui comme dans un enfer179


Cant., 8, 7. Les grandes eaux n'ont pu éteindre la charité, et les fleuves n'auront point la force de l'étouffer. Quand un homme aurait donné toutes les richesses de sa maison pour le saint amour, il les mépriserait comme s'il n'avait rien donné.

7. Les plus grandes eaux n'ont pu éteindre la charité ; et les fleuves ne la submergeront point. Quand un homme aurait donné tout ce qu’il a de bien, il ne l’estimerait rien au prix de l’amour.

Comm. : …Si l’homme a eu assez de courage pour abandonner tout ce qu’il possédait, et tout son soi-même […] il ne faut pas croire qu’après un effort si généreux pour acquérir un bien [la charité] qu’il estime plus que tout autre, et qui effectivement vaut mieux que tout l’univers, il vienne ensuite à le mépriser, jusqu’à reprendre ce qu’il avait quitté. Cela n’est pas possible ; Dieu nous fait connaître par là, la certitude et la consistance de cet état.


Ecclésiaste, 9, 1. J'ai agité toutes ces choses dans mon cœur, et je me suis mis en peine d'en trouver l'intelligence. Il y a des justes et des sages, et leurs œuvres sont dans la main de Dieu, et néanmoins l'homme ne sait s'il est digne d'amour ou de haine.

1. Il y a des justes et des sages, et leurs œuvres sont dans la main de Dieu ; et néanmoins l'homme ne sait s'il est digne d'amour ou de haine.

Comm. : …Toute la certitude de ces âmes [de foi] est qu’elles sont dans un si grand oubli d’elles-mêmes, qu’elles ne pensent ni à être assurées ni à n’être pas assurées […] O Dieu, Votre seule gloire et cela suffit : Vous serez toujours glorifié, soit dans ma perte, soit dans mon salut […] Je suis entre Vos mains pour faire Votre volonté, et cela suffit180.


Ezéchiel, 9, 4-6. Et le Seigneur lui dit : Passez au travers de la ville, au milieu de Jérusalem, et marquez un thau sur le front des hommes qui gémissent, et qui sont dans la douleur de voir toutes les abominations qui se font au milieu d'elle. - Et j'entendis ce qu'il disait aux autres : Suivez-le et passez au travers de la ville, et frappez indifféremment [...] - mais ne tuez aucun de ceux sur le front desquels vous verrez le thau écrit ; et commencez par mon sanctuaire [...]

4. --181 Marquez un Thau sur le front des hommes qui pleurent et gémissent. -- 6. Tuez tout sans qu’aucun échappe, vieillards, jeunes hommes, vierges, femmes et enfants ; mais (a) ne tuez aucun de ceux sur le front desquels vous verrez le Thau écrit. (a) : Exode, 12, 23 ; Apoc., 7, 2.

Comm. : Ceux qui sont marqués de ce signe sont les âmes qui appartiennent entièrement à Dieu […] par un abandon total, qui ont déjà passé par les pleurs, le deuil et les gémissements…


II Rois, 6, 6-7. [...] Oza porta la main à l'arche de Dieu, et la retint ; parce que les boeufs regimbaient, et l'avaient fait pencher. - En même temps la colère du Seigneur s'alluma contre Oza, et il le frappa à cause de sa témérité ; et Oza tomba mort sur la place devant l'arche de Dieu.

6. Mais Oza porta la main à l'Arche de Dieu, et la retint ; parce que les boeufs regimbaient, et l'avaient fait pencher. 7. En même temps la colère de Dieu s'alluma contre Oza, et il le frappa à cause de sa témérité : et Oza tomba mort au même lieu devant l'Arche du Seigneur.

Comm. : …un exemple pour nous. On ne saurait étendre sa main sur la sainteté de Dieu pour se l’approprier comme son bien […] C’est la raison pour laquelle Dieu détruit la créature par tant de renversements étranges, et qu’Il ne vient pas en elle qu’elle ne soit dépouillée de toute sainteté propre ; afin que la seule sainteté de Dieu règne et subsiste en elle.


III Rois, 19, 11-12. Le Seigneur lui dit : Sortez et tenez-vous sur la montagne devant le Seigneur. En même temps le Seigneur passa, et on entendit devant le Seigneur un vent violent et impétueux, capable de renverser les montagnes et de briser les rochers; et le Seigneur n'était point dans ce vent. Après ce vent, il se fit un tremblement de terre; et le Seigneur n'était pas dans ce tremblement. Après le tremblement il s'alluma un feu ; et le Seigneur n'était point dans ce feu. Après le feu on entendit le souffle d'un petit vent.

11. Et alors le Seigneur passa avec un grand vent violent et fort impétueux, renversant les montagnes et brisant les pierres, devant le Seigneur ; et le Seigneur n'était pas dans ce vent. Après le vent, il se fit un tremblement ; et le Seigneur n'était pas en cette agitation. - Après le tremblement il s'alluma un feu ; et le Seigneur n'était pas dans le feu. Après le feu on entendit le souffle d'un petit Zephir.

Comm. : …Vent qui renverse les montagnes d’orgueil, il brise […] tout ce qu’il y a de plus dur et qui fait quelque résistance ; rien ne s’oppose à son passage […] : Dieu n’est point dans le tracas et le tumulte. Quoique rien ne paraisse si grand et si admirable que ce zèle et cette ardeur qui émeut toute l’âme […] : Dieu Lui-même n’est point dans ces choses qui émeuvent. […] Il s’allume un si grand feu dans la volonté […], les côtes s’enlèvent de la véhémence de ce feu[…] : Dieu n’est point en tout cela. […] Ce Zephir est une caresse délicate et subtile, […] un air tranquille, serein, agréable et doux, qui succède à ces états impétueux […] vraie communication de Dieu…

IV Rois, 4, 27. La femme Sunamite étant venu trouver l’homme de Dieu sur la montagne, elle embrassa ses pieds ; et Giezi s’approcha d’elle pour la retirer. Mais l’homme de Dieu lui dit : Laissez-là ; car son âme est dans une extrême amertume, et le Seigneur m’en a caché la cause.

Comm. : Cette Sunamite qui vint chercher Elisée, représente bien une pauvre âme affligée, qui ayant reçu des dons de Dieu qu’elle n’avait point demandés, et s’en voyant privée ensuite, s’afflige démesurément […] On veut ôter Madeleine des pieds de Jésus-Christ, le pharisien se scandalise […] Jésus-Christ défend Madeleine, Elisée défend la Sunamite.


II Paralipomènes, 6, 1. Alors Salomon dit : Le Seigneur avait promis qu'il habiterait dans une nuée182.


Isaïe 1, 18. Et après cela venez et soutenez votre cause contre moi, dit le Seigneur. Quand vos péchés seraient comme l'écarlate, ils deviendront blancs comme la neige; et quand ils seraient rouges comme le vermillon, ils seront blancs comme la laine la plus blanche.

18. Quand vos péchés seraient rouges comme l'écarlate, ils deviendront blancs comme la neige.

Comm. :…L’âme […] quoiqu’elle ne pèche pas, il lui paraît qu’elle n’est que péché […] Dieu saura bien Se servir de sa propre misère et de la rougeur et confusion que lui causent ses péchés apparents, pour la blanchir […] Dieu parle ici aux pécheurs : s’ils veulent L’écouter, Il les comblera de biens…


Isaïe, 26, 12. Seigneur, vous nous donnerez la paix, car c'est vous qui avez fait en nous toutes nos oeuvres.

12. Seigneur, vous nous donnerez la paix ; parce que c'est vous qui avez fait en nous toutes nos œuvres.

Comm. : L’âme qui a cessé toute action propre pour laisser agir son Dieu en elle, se réjouit […] Sitôt que Dieu fait tout dans l’âme, elle est nécessairement en paix…


Job 9, 30-31. Quand j'aurais été lavé dans l'eau de neige, et que la pureté de mes mains éclaterait, - Votre lumière, Seigneur, me ferait paraître à moi-même tout couvert d'ordure, et mes vêtements m'auraient en horreur.

30. Quand j'aurais été lavé dans l'eau de neige, et que la blancheur de mes mains éblouirait les yeux par leur éclat - Néanmoins vous me plongerez dans l’ordure, et mes vêtements m'auront en horreur.

Comm. : … Job parle ici de la purification superficielle des sens et des puissances et non de la purification centrale […] Quand j’aurais fait des actions les plus éclatantes, […] Vous ne laisserez pas de me plonger dans ma boue […] afin de m’arracher à l’amour de moi-même. […] Tous ces dons et ces grâces dont j’étais vêtu, me laisseront […] Heureuse boue qui fait sortir l’âme de la captivité qu’elle avait en elle-même, pour la mettre dans la liberté de Dieu !


Juges 14,9. [...] [Samson, qui déchira le lion] ne voulut point non plus leur découvrir qu'il avait pris le miel dans la gueule du lion mort.

6183. Mais l’Esprit du Seigneur se saisit de Samson, qui déchira le lion comme il aurait fait un chevreau, et le mit en pièces sans avoir rien dans la main. - 14. Samson leur dit : La nourriture est sortie de celui qui mangeait, et la douceur est sortie du fort.

Comm. : …L’Esprit de Dieu […) fait déchirer et chasser le démon comme une mouche […] La toute-puissance même s’est faite petit enfant pour nous communiquer sa douceur.


Osée, 2, 14. Après cela [je me vengerai sur elle des jours qu'elle a consacrés à Baal] néanmoins je l'attirerai doucement à moi ; je la mènerai dans la solitude, et je lui parlerai au cœur.

14. Je l'attirerai doucement à moi ; je la mènerai dans la solitude, et là je lui parlerai au cœur.

Comm. : Dieu commence par mener l’âme en solitude, l’attirant par le recueillement […] Le malheur est que l’on ne se laisse pas à Dieu lorsqu’Il parle : on se défend sous prétexte d’humilité…


Prov., 10, 9. (10, 10 dans Sacy). Celui qui marche simplement, marche en assurance.

Comm. : …celui qui, sans chercher tant de choses, se contente de marcher dans la voie de la simplicité, allant droit à Dieu, s’abandonnant à Lui, et se tenant simplement auprès de Lui, marche en assurance. Il suffit pour l’intérieur d’être simple, tâchant de tout réunir dans l’unité et simplicité ; et d’être pour l’extérieur, sans déguisement…


Ps., 17, 12. Et il est monté sur les chérubins, et il s'est envolé ; il a volé sur les ailes des vents.

11. Il est monté sur les chérubins ; et a pris son vol ; il a volé sur les ailes des vents.

Comm. : …s’élevant au-dessus de toutes connaissances.


Ps., 39, 2. Il a exaucé mes prières, et m'a tiré de l'abîme de misère et de la boue profonde où j'étais.

3. Il a entendu mes prières : il m’a tiré du fond de la misère, et d’un abîme de boue.

Comm. : Ces prières sont la résignation, un nouvel abandon, et une simple exposition de ses maux184.


Ps., 118, 32. J'ai couru dans la voie de vos commandements, lorsque vous avez élargi mon cœur.

Comm. : Tant s’en faut que cette largeur et liberté dans laquelle Dieu met l’âme soit opposée à l’observance de la loi de Dieu : c’est tout le contraire. […] Elle court si vite et avec tant d’agilité dans la voie des divins préceptes que l’on ne s’aperçoit pas même de la voie que l’on tient. […] Il l’a rendue propre à être élargie par la perte de toute sureté, propriété et restriction.


Sagesse, 1, 1. Aimez la justice, vous qui êtes les juges de la terre. Ayez du Seigneur des sentiments dignes de lui et cherchez-le avec un cœur simple.

1.Ayez du Seigneur des sentiments dignes de lui et cherchez-le avec un cœur simple.

2.Comm. : …dans le silence respectueux […] Lui remettre notre liberté, persuadés qu’Il en usera mieux que nous […] L’on arrive à la perfection en peu de temps.


Jean, 1, 12-13. Mais il a donné le pouvoir à tous ceux qui l'ont reçu, de devenir enfants de Dieu, à tous ceux qui croient en son nom, - Qui ne sont point nés du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l'homme, mais qui sont nés de Dieu.

12. Mais il a donné le pouvoir à tous ceux qui l'ont reçu, de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom. 13. Qui ne sont point nés du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l'homme ; mais qui sont nés de Dieu.

Comm. : …Enfants de Dieu […] étant devenus un même esprit avec lui, ils sont transformés en Son image. […] Cet esprit n’est pas un esprit de servitude, […] il nous met en liberté. - … Les opérations qui viennent de la nature […] ni même celles qui partent de la volonté de l’homme, quoiqu’elles soient bonnes, ne portent pas la qualité d’enfants de Dieu, mais de fidèles serviteurs […] Il faut que l’intérieur soit opéré par Dieu même…


Jean, 4, 23. Mais l'heure viendra, et elle est même déjà venue, que les vrais adorateurs adoreront mon Père en esprit et en vérité. Car ce sont là les adorateurs que mon Père désire.

Comm. : …L’adoration de l’esprit est une adoration générale, qui se peut faire par tout le monde, en tous temps et en tous lieux : les malades, ceux qui sont dans le négoce et dans le travail, tous peuvent faire cette adoration. […] En matière d’adoration, l’extérieure n’a de valeur qu’a utant qu’elle participe de l’intérieure : il en est de même de la prière… […] Dieu veut accoutumer l’âme à ne rien voir que Lui, et à tout voir en Lui, Il lui fait perdre de vue tous les objets qui la détournent de Lui sous un bon prétexte, jusqu’à ce qu’enfin étant toute réunie en Dieu et ne pouvant envisager que Lui, elle retrouve en Lui une unité […] Alors Dieu les unit à des saints selon Ses volontés. […] On ne peut adorer en vérité Son souverain Etre qu’en cessant d’être, afin qu’Il soit toutes choses en nous.[…] Nous voulons être quelque chose, et usurper ce qui est sien ; et c’est en quoi l’on fait consister la perfection, au lieu qu’elle ne doit consister qu’à nous rendre ce que nous sommes, c’est-à-dire rien…


Jean, 9, 6-7. Ayant dit ces paroles, il cracha à terre, fit de la boue avec sa salive, et l'étendant sur les yeux de l'aveugle,- Il lui dit : Allez vous laver dans le lavoir [la piscine, chez Amelote] de Siloé, qui signifie, envoyé. Il y alla, se lava, et en revint voyant clair.

Comm. : Cette boue […] est une expérience de sa propre bassesse […] Dieu unit à cela l’écoulement de Sa propre sagesse…


Jean, 17, 21-23. Afin qu'ils soient tous un, ainsi que vous, mon Père, êtes en moi, et moi en vous ; afin qu'ils soient aussi un en nous, et que le monde croie que vous m'avez envoyé. - Je leur ai donné la gloire que vous m'avez donnée, afin qu'ils soient un, comme nous sommes un. - Je suis en eux, et vous êtes en moi, afin qu'ils soient consommés dans l'unité, et que le monde connaisse que vous m'avez envoyé, et que vous les avez aimés comme vous m'avez aiméa. aidentité parfaite avec Amelote.

Comm. : …afin que Dieu soit dans l’âme, il faut que l’âme soit vide. Et afin que l’âme soit en Dieu, il faut qu’elle se quitte elle-même… - - …à mesure qu’Il s’écoule, Il vide cette âme, l’anéantit, la détruit et la consomme […] Elle est alors réduite à l’unité.


Luc, 1, 48. [Parce que, Amelote] Le Tout-puissant a fait en moi de grandes choses ; et son nom est saint.

Comm : …C’est Lui seul qui est saint en moi ; pour moi je suis dans l’anéantissement le plus profond où une pure créature puisse être […] Dieu est tout, et en tout ; et cela suffit. L’âme est alors entièrement exempte de propriété.


Luc, 2, 51. Il s'en retourna néanmoins avec eux à Nazareth : et il leur était soumis, et sa mère conservait toutes ces choses en son cœur.

51. Il s'en retourna néanmoins avec eux à Nazareth, et il leur était soumis. Or sa mère conservait dans son cœur toutes ces paroles.

Comm. :…Il faut être fondé dans la retraite avant que de donner aux autres. A moins de cela nous donnons notre nécessaire […] Soyons persuadés que nous n’avons que deux choses à faire : être soumis à Dieu pour le dedans, suivant les mouvements de Son Esprit ; être soumis aux mouvements de Sa Providence…


Luc, 14, 33. Quiconque d'entre vous ne renonce pas à tout ce qu'il possède, il ne peut être mon disciple.

Comm. : …Nous ne renonçons pas plutôt à nous-mêmes, que Dieu vient Lui-même en nous nous posséder.


Luc, 17, 21. Et l’on ne dira point : Il est ici, ou, il est là. Car voici [sachez, Amelote] que le Royaume de Dieu est au dedans de vous.

Comm. :…je ne ferai rien autre chose que de me tenir dans mon fonds en silence et en paix, attendant que Vous me commandiez quelque chose.


Luc, 21, 19. Par la patience vous posséderez vos âmes.

Comm. : …La patience que l'on doit avoir envers Dieu est de souffrir Ses absences, Ses rigueurs, le poids de Sa justice […] La patience avec Dieu est la plus difficile à avoir. Il faut avoir la patience avec le prochain, […] beaucoup de patience avec nous-mêmes, nous souffrant avec nos faiblesses...

Matthieu, 5, 3. Bienheureux sont les pauvres d'esprit : Car le Royaume du Ciel est à eux.

Comm. : [Dieu dépouille les sens intérieurs, passions, entendement, mémoire, volonté : c’est la mort de l’âme qui] recoule dans le Souverain Etre, où tous les êtres possibles sont renfermés lorsqu’ils n’ont point d’opposition à n’exister qu’en Dieu.


Matthieu, 6, 34. Ne vous inquiétez donc pas pour le lendemain. Car le lendemain sera en peine pour lui-même. A chaque jour son chagrin suffit;

34. C’est pourquoi, ne vous mettez point en peine pour le lendemain. Car le lendemain se mettra en peine pour lui-même. A chaque jour suffit son mal.

Comm. : …Nous ne saurions penser d’un quart d’heure à l’autre pour savoir ce que nous ferons dans ce temps-là, et nous en faire un dessein, que ce ne soit amour propre185.


Matthieu, 14, 30-31. Et aussitôt Jésus étendant la main, le [Pierre] prit et lui dit : Homme de peu de foi, pourquoi avez-vous douté ? - Et lorsqu’ils [Et quand ils, Amelote] furent montés dans la barque, le vent s'apaisa.

Comm. : Mais que fait Pierre ? Au lieu de demeurer ferme dans son abandon, qui est la barque qui conduit l’âme à Jésus-Christ, ou à laquelle Jésus-Christ vient Lui-même pour la secourir au plus fort de la tempête, il en sort, et se jette en mer. Il marche pourtant quelques moments sur les eaux, parce qu’il lui reste quelque confiance […] Le seul soutien […] doit être l’abandon et la foi - …L’on en voit qui souffrent pendant de longues années des tentations étranges, faute de savoir s’abandonner à l’unique Sauveur…


Matthieu, 16, 24. Alors Jésus dit à ses disciples : si quelqu'un me veut suivre, qu'il renonce à soi-même, qu'il porte sa croix, et qu'il marche sur mes pas.

24. Alors Jésus dit à ses Disciples : si quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à soi-même, et qu'il porte sa croix, et me suive.

Comm. : [exposé sur les renoncements] …évacuer notre esprit pour entrer dans la vie de Dieu […] Ceci néanmoins ne se peut opérer que passivement de notre côté. […] Deux choses à faire : l’une est de se renoncer, […] l’autre de porter sa croix, […] douce et agréable à qui a le goût de Dieu, mais croix amère et fâcheuse à qui n’a que le goût de l’homme.


Matthieu, 18, 3. Je vous dis en vérité que si vous ne vous convertissez, et ne devenez semblable à de petits enfants [aux enfants, Amelote], vous n'entrerez point dans le Royaume des Cieux [du ciel, Amelote].

Comm. : ...sans cette conversion [...] du dehors au dedans, personne ne peut entrer dans le Royaume intérieur. Mais après cela, il faut entrer dans la petitesse et dans le dépouillement, afin de devenir enfant.


Actes, 2, 3-4. Il leur parut comme des langues de feu, séparées les unes des autres, qui s'arrêtèrent sur chacun d'eux : - Ils furent tous remplis du saint Esprit, et commencèrent à parler diverses langues, selon que le saint Esprit leur donnait la grâce de parler.

Comm. :…séparées, pour faire voir que Dieu leur donnait à tous une mission particulière […] feu de la charité.


Actes, 4, 32. Toute la multitude de ceux qui croyaient, n'était qu'un cœur et une âme, et aucun d'eux ne regardait rien de ce qu'il possédait comme étant à lui [comme lui appartenant, Amelote] en particulier, mais ils mettaient tout en commun.

Comm. : …Toutes les âmes d’une grande foi ont entre elles une union admirable…


Actes, 17, 28. Car c'est en lui que nous vivons, et que nous nous mouvons, et que nous sommes [avons l'être, Amelote] ; ainsi que quelques-uns même de vos Poètes ont dit : Car même nous sommes de sa race.

Comm. : …Si l’homme […] se mouvant dans l’eau […] dit qu’il a peine à la trouver, qu’elle lui est inacessible, ne dirait-on pas qu’il serait un fou ? [De même] ignorer Dieu, dans lequel il se meut, qui est en lui, qui l’anime…


I Cor., 2, 11. Car qui est l’homme qui sache ce qui se passe dans le cœur d’un homme ? Son esprit seul qui est en lui [le sait.] Aussi ce qui se passe dans le cœur de Dieu, n’est connu que de l’Esprit de Dieu.

11. Car qui des hommes connaît ce qui est en l’homme sinon l’esprit de l’homme qui est en lui ? Ainsi nul ne connaît ce qui est en Dieu, que l’Esprit de Dieu.

Comm. :…l’homme étant perdu en Dieu, est devenu un même esprit avec lui ; alors cet Esprit un et unique connaît ce qui se passe en Dieu : c’est ce qui fait la différence de l’union à l’unité.


II Corinthiens, 12, 9. Mais il m'a dit : Ma grâce vous suffit ; car la force se perfectionne dans la faiblesse. Je me glorifierai donc librement de mes faiblesses, afin que la force de Jésus-Christ demeure en moi.

9. Mais il m'a dit : Ma grâce vous suffit ; la vertu se perfectionne dans la faiblesse. Je me glorifierai donc volontiers dans mes faiblesses ; afin que la force de Jésus-Christ habite en moi.

Comm. :…Cette faiblesse […] arrache toute propriété.


Gal., 2, 20. Et je vis, mais non plus moi-même : c’est Jésus-Christ qui vit en moi : et en ce que je vis maintenant dans la chair, je vis dans la foi du Fils de Dieu, qui m’a aimé, et qui s’est livré lui-même pour moi. 

20. Et je vis, non plus moi-même ; mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi : et en ce que je vis maintenant dans la chair, c’est dans la foi du Fils de Dieu qui m’a aimé, et qui s’est livré lui-même pour moi à la mort, que je vis. 

Comm. :…si je suis mort aux inclinations de la nature, je suis aussi mort à la loi qui me défend de suivre les inclinations de la nature.


Rom., 5, 20. Or la loi étant survenue, elle a fait augmenter le péché. Mais Dieu a répandu une plus grande abondance de grâce, où il y avait un surcroît de péché.

20. La loi est survenue pour multiplier le péché. Mais où il y a eu une abondance de péché, il y a eu ensuite une surabondance de grâce.

Comm. :…Il vient un temps où Jésus-Christ veut mettre l’âme en liberté […] Il lui est donné dans la liberté une pureté mille fois plus grande…


Rom., 8, 26. L'Esprit aussi aide notre faiblesse : car nous ne savons ce qu'il faut demander, ni nous ne le savons pas demander comme il faut ; mais l'Esprit même le demande pour nous avec des gémissements ineffables.

26. L'Esprit aussi nous aide dans notre faiblesse. Car nous ne savons pas ce que nous devons demander, ni le demander comme il faut ; mais l'Esprit même le demande pour nous avec des gémissements ineffables.

Comm. :…cet Esprit du Verbe […] fait en nous tout ce que nous devons faire …



Index général


abandon,291, 298, 379, 450, 453, 463, 464, 465, 474, 478, 552, 781, 804, 806, 813, 833, 845, 846, 848, 857, 898

abbaye de Saint-Valery,733

abbé Colas,610

abbé de Beaumont,608

abbé de Chanterac,607, 609, 733

abbé de Chanti,677

abbé de Fénelon (Cal),680, 694, 733

abbé de Laval,607

abstraction de l’esprit,882

acquiescement,370, 371, 483, 485, 511, 596, 847

actes distincts,293

Agar,851

agneau occis,583

Amboise,662

âmes conduites en foi,256

amis (de Poiret),753

amour,464, 473, 481, 761, 780, 845, 882, 897

amour propre,404

amour pur,14, 463, 465, 475, 573

anéantissement,407

archevêché de Cambrai,733

archevêque de Paris,214, 734

archevêque de Rouen (Colbert),603

archevêque de Sens,217

Armand-Jacques

(n. biogr.),433

Armelle (la bonne-),870

Arnaud (Antoine),218

Augustin,411

aumônier des Michelins,529, 530

aveugle-né,818, 843

Babet,680, 682, 710, 714

Bade,955

Balaam,351

Baptiste (fils),185

Barèges,688

Beaumont (Panta),662, 670, 680, 684, 688, 693, 695, 697, 698, 704, 712, 714, 716, 719, 722, 723, 725, 726, 729

Beauvillier,373, 374, 376, 379, 388, 425, 427, 430, 437, 525, 542, 661

(n. biogr.),374

belle-fille,723

belle-mère,98

Bénédictines (couvent),218

Bernières,853

Bertot,183, 574, 704, 853, 855

(lettres),757, 771

Beynes,232, 324, 346, 352, 366, 733

billet de Pentecôte,649

Boileau,217, 388, 520, 522, 524

(n. biogr.),390, 523

Bossuet,21

Bulle Unigenitus,716

Calas,657

Cambrai,722, 725

Cantique,722

Cantiques,771

Catherine de Gênes,527, 536, 781

catholiques (vus par Metternich),869

centre,283, 446, 845, 884

Cervas (Servais?),714

Chantal (Mme de),185

Chanterac

(n. biogr.),612

Charenton,734

charité,276, 281, 417, 419, 458, 459, 477, 479, 544, 601, 650, 719, 761, 828, 841, 842, 861, 874, 881, 883, 885, 893, 932, 938, 941

(de Dieu),302

(divine),188, 191, 212, 295, 343, 782, 821, 910

(envers autrui),92, 140, 203, 211, 216, 310, 347, 438, 497, 523, 588, 643

(faire la-),733

(pour autrui),751

Charost,232, 735

Chéron

(n. biogr.),215

Chevreuse,243, 244, 286, 287, 346, 380, 388, 422, 539

(n. biogr.),243

Chevreuse (Mme de),373, 427, 438, 450, 452

chien mort,595

Cis,666, 925

cœur,362, 378, 455, 474, 490, 508, 549, 551, 601, 644, 653, 655, 710, 720, 752, 765, 767, 806, 820, 824, 826, 828, 843, 882, 937

Colbert (chevalier-),434

colombe (la-)(Mme de Guiche),732, 924

communication,308, 325, 369, 407, 547, 575

comte de Vaux,366

(n. biogr.),367

concile national,715

conseiller (le-),208

contemplation,473

correspondance,323, 343

crapaud,706, 820, 822

culte,947

curé de Saint-Sulpice,734

de La Mothe (Dominique),195

De la Réunion (traité),903

degrés,408

démon,593, 759, 804, 848, 864, 887

dépouillement,47, 64, 252, 262, 408, 409, 411, 418, 421, 559, 571, 572, 947

désappropriation,78, 250, 409, 410, 417, 459, 539, 546, 582, 585, 780, 857

désespoir,63, 167, 277, 305, 380, 383, 479, 573, 831, 832, 865

desséchement de l’esprit,260

Deutéronome,840

Dieu,467, 481, 484, 490, 502, 548, 558, 588, 595, 596, 686, 689, 777, 793

(action cachée),758, 763

(Ami),424

(clocher du côté de-),721

(confiance en-),857

(desseins),889

(incline le coeur),859

(indistinct),843

(jaloux),563, 704, 790, 837, 931

(justice),866

(note),469

(opération),491

(présence),806, 821, 823

(principe de l'âme),406

(pureté de),473

(royaume de-),720

(soleil),494

(volonté de-),802, 827, 851, 852

disciples

(de Jésus-Christ),258, 858, 936, 937

(des Pères du désert),936

(guyoniens),539

Discours spirituels,795

doute,55, 60, 64, 72, 117, 142, 154, 194, 255, 275, 296, 301, 315, 332, 366, 413, 417, 421, 434, 435, 439, 463, 466, 474, 478, 485, 487, 503, 535, 579, 643, 664, 686, 717, 725, 759, 763, 766, 778, 781, 792, 793, 804, 824, 834, 835, 838, 845, 846, 855

duc de Bourgogne,426, 613, 732

duchesse de Béthune,733

Dupuy,377, 605, 606, 610, 660, 671, 687

(cher Isaac-),700

(Isaac),708, 712

(n. biogr.),520

(Put),697, 705, 707, 724, 731, 923

Dutoit

(n. biogr.),748

eau,89, 104, 161, 280, 359, 364, 405, 445, 571, 582, 657, 803, 804, 844, 914

ecclésiastique,197, 218, 539, 609, 784, 871, 879

économie,493, 559, 868

(de la grâce),362

(de la Sagesse),357

de la Sagesse,581

économie

(de la Sagesse),356

Ecossais,715

Écosse

(histoire),742

écoulement,281, 490, 878, 888

écrit de la foi,348

égalité et mort,261

Église de France,669

Elie,849

Elisée,356, 852

Eloge,690

enfance,363, 380, 487, 511

enfant,480, 548, 579, 584, 658, 836, 853

enfer,294, 295, 297, 299, 342, 384, 429, 440, 479, 527, 580, 736, 801, 804

enthousiasme,412, 897

épitaphe,671, 685

épître

(aux Romains),344

épître

(aux Ephésiens),346

(aux Romains,347

(de la Trinité),344

(de saint Jacques),344

épîtres

(de saint Paul),346

épreuve,47, 68, 256, 315, 332, 336, 345, 381, 382, 385, 391, 398, 428, 439, 453, 465, 549, 564, 573, 588, 761, 789, 790, 804, 819, 820, 832, 849, 865, 873, 927

épreuves,347

Esdras,432

(note),432

Esprit,362, 363, 643, 882

(de Dieu),903

(directeur),539, 574, 784

(intérieur),830

Esprit-Amour,493

état,290, 306

état

(conserver son-),830

(de foi),404

(deux-),407

(violent),395

Eudoxe (Mme de Maintenon),397

Évangile de saint Matthieu,370

expérience,263, 379, 383, 386, 394, 399, 412, 419, 421, 423, 424, 435, 442, 450, 463, 479, 483, 487, 520, 522, 527, 532, 539, 545, 549, 559, 563, 566, 569, 571, 586, 686, 700, 763, 778, 779, 792, 801, 805, 808, 809, 811, 815, 817, 837, 844, 874, 875, 881, 882, 885, 898, 904, 916, 935, 954, 956

Explication des épitres,291

Explications,244

faiblesse,46, 47, 60, 67, 98, 108, 111, 117, 129, 138, 149, 161, 167, 200, 249, 351, 362, 380, 382, 402, 423, 424, 439, 449, 456, 493, 500, 503, 516, 526, 549, 563, 573, 619, 628, 632, 660, 661, 680, 691, 704, 794, 840, 843, 844, 858, 880, 916, 933

femmelette,599

Fénelon,662, 665, 669, 673, 674, 679, 693, 711, 721, 726, 732, 750, 771, 877, 879, 899

feu,777

feu secret,377

fidélité,313, 456

filles du P. Vautier,733

fils du Tuteur (duc de Chaulnes),736

Fissec (Mlle),909

fixe,462, 552

Flandres,660

Fleischbein

(n. biogr.),747

foi,45, 59, 64, 76, 91, 113, 140, 149, 152, 158, 160, 171, 236, 275, 304, 314, 331, 379, 385, 388, 397, 412, 417, 419, 462, 477, 478, 479, 488, 491, 544, 613, 643, 679, 758, 790, 804, 816, 826, 830, 831, 838, 842, 845, 850, 871, 888, 918, 938, 948

(âmes de-),483, 485

(calus),552

(certaine),412

(chemin de-),643, 717, 755

(commune),477

(connaissance),509

(dans la sécheresse),888

(des enfants),430

(divine),159, 160

(don),337, 477

(en Dieu),453

(en elle),452

(esprit),253, 477

(état),378, 463, 483

(exercer),463

(goût de-),100

(guide),587

(lumière de-),76, 157, 334

(lumineuse),419, 421, 463

(nue),65, 110, 154, 156, 157, 174, 177, 261, 298, 331, 332, 353, 358, 359, 407, 412, 418, 447, 453, 454, 463, 464, 465, 482, 507, 544, 689, 776, 797, 857, 882, 928, 930

(obscure),108, 171, 276, 294, 321, 411, 412, 599, 770, 816, 939

(oeil de-),718

(opération),157

(oraison de-),763

(passive),408, 463

(principe de la-),117

(pure et nue),458

(pure),154, 254, 260, 391, 400, 412, 414, 417, 448, 450, 454, 462, 464, 496, 847, 897, 912

(repos),172

(savoureuse),314, 358, 359, 463, 464

(sèche),408

(secrète),46

(simple),105, 665, 838, 903

(suplée à-),112

(union),157

(vérité),405

(vivre de-),67

(voie de-),842, 929

fond,281, 487, 552

Forbes,605, 613, 659, 670, 671, 682, 694, 709, 721, 724, 729, 866, 874, 880, 894, 900, 901, 912, 922

Forbes (14th Lord-)

(n. biogr.),745

Forbes (16th Lord-)

(n. biogr.),745

Forbes (frère et cousin),729

Forbes of Pitsligo

(n. biogr.),744

Foucquet,366

(n. biogr.),367

François III de Fénelon,496

frère (de Metternich),825, 868, 874

frère (du marquis),700, 711, 713, 716

Gabriel,840

Garden,874, 901, 922

(n. biogr.),743

Gaumont (M. de),366

(n. biogr.),367

Général des bénédictins,183

Genève,163

Gex,163, 198

glaces,878

grâce,317, 402, 429, 457, 602, 657, 762, 937

Grégoire Lopez,862, 875

(n. biogr.),863

Grenoble,198, 199

Hanovre,866

Hay,905

Hébert

(n. biogr.),561

hiérarchie,430

Homfeld,754

(n. biogr.),739

Hooke,709, 923

Huguet,184, 192, 214, 422, 423

(n. biogr.),215, 396

humilité,945

idolâtrie,841

illusion,382

image,354, 360

Imitation de Jésus-Christ,699, 773, 806, 927, 945

indolence,552, 683

Inquisition (l'),876

Inquisition de Goa,876

inspirations,783

Inspirés,928, 939

intérieur,477

intime de l’âme,379

involonté,310

Isaac Pibs,729

Isaïe,300

jansénisme,608, 705, 716, 910

Jasseaux (prêtre),432

Jean de la Croix,370, 412, 829

jésuites,649, 876

jeûne,714, 720

Joachim Greulich,774

Job,403

justice,262, 328

justice

(divine),383, 492

Keith,771, 886, 890, 893, 895, 900, 908

(n. biogr.),743

l’official,204

La Marvalière,582

Lacombe,190, 191, 192, 193, 198, 201, 204, 235, 367, 733, 734, 735, 795

laisser faire,67, 71, 266, 292, 306, 351, 355, 356, 360, 372, 409, 510, 665, 849, 933

Langeron,345, 348, 370, 431, 496, 609, 613

(n. biogr.),290, 612

langueur,349, 376, 399, 572

lecture,346, 692, 717, 723, 777, 834, 946

liberté,480, 493

lieutenant civil,200

livre des lettres,486

Lope de Vega,701

Lord Deskford, James Ogilvie

(biogr.),744

(n. biogr.),730

Louis XIV,434

Louise-Eugénie de Fontaine

(n. biogr.),215

lumières,313, 322, 405

M. Abercromby,922

M. Boileau,523

M. de Beaumont,572

M. de Berthier,669

M. de Fré,712

M. de Gautret,705

M. de Genève,190

M. de Noailles,705

M. de saint Pons,609

M. de Tarbes,733

M. de Valois,566

M. de Vaux,397, 422

M. de Vil.,713

M. Duval,770

M. le baron (de Metternich),771

M. Nicole,523

M. Pèlerin,770, 771, 867

M. Raucechef,715

ma fille,208, 423, 425, 438, 659

ma folie,392

ma sœur (ursuline),163

Maccabée,910

Madeleine,155, 392

maison d’Hanovre,771

Manon,704

Marc (petite-),705

mari,98, 99, 102

mariage,675, 785, 814, 850, 863, 905

Marie de l’Incarnation,185

marquis de Charost,462

(n. biogr.),462, 520

marquis de Fénelon,905, 915

(n. biogr.),640

mémoire,455

mémoires,698

mer,419

messe,752

méthodes,903

Metternich,704, 729, 953

(n. biogr.),739

Milord de Staford,731

Mme de Chevreuse,716

Mme de Gramont,908

Mme de Guiche,905

Mme de Maintenon,426, 434

Mme de Mortemart,603, 676

Moïse,481, 842

moment présent,692, 849, 858

mont Liban,338

montagne,338

Montmartre

(couvent),218

mort,294, 305, 353, 369, 379, 528, 593, 703, 760, 762

Mortemart,701

Moyen court,345

Murray,894

mystiques,786, 835

nature,442

néant,930, 945

neveu de l’abbé de Fénelon,718

Nicodème,860

Nicole,396, 523

non-voir,321

œuvres,50, 91, 231, 268, 355, 440, 519, 534, 586, 643, 726, 755, 772, 779, 789, 791, 803, 804, 806, 859, 904

official,208, 214

Olier,749

onction,328, 343, 368, 598, 833

oraison,298, 345, 347, 404, 448, 449, 492, 557, 647, 689, 718, 723, 768, 777, 883, 903, 914

(lire),658

oraison

(de foi,845

orgueil,789, 810

Orléans,714

Osée,884

Oza,438, 837

paix,493, 503, 516, 540

papa (le cher-),699

Pape,868

Paris,25, 199, 724, 961

paroles,828

passiveté,292, 329, 371, 440

(note),293

passiveté

( active,440

passivité,493

paternité,362, 575

Paule (sainte),185

pauvreté,536

peine,388, 570, 573, 751

(de division),489

peines,347, 392, 394

Pentateuque,288

Pentecôte (billets de-),941

père (du marquis),727, 729

père de La Chaise,208, 209

père Losa (G. Lopez),862

père Tellier,876

Petit abrégé,244

petit Maître,651, 653, 654, 657, 699

petite duchesse,606, 679, 698, 700, 709, 724

petite ma?,715

petitesse,439

petit-fils,723

philosophes,883

Piémont,196

Pierre,827

Pirot,214

(n. biogr.),215

Pitsligo,902, 922

Poiret,664, 890, 922, 924, 941

(n. biogr.),738

Poitiers,718

Pordage,844

(n. biogr.),870

possession,411, 445, 539, 569, 778, 789, 936, 944

(de Dieu),154, 260, 328, 359, 570

(de lumières),400

(de soi-même),483, 500, 581, 774

(des choses),304

(lumière de-),313

(par Dieu),119, 326, 491, 874

(par Jésus-Christ),778

pourriture,112, 119, 760, 775, 818

préceptorat du duc de Bourgogne,374

prédestination,843

présence de Dieu,357, 378, 439, 859

prière,77, 78, 102, 126, 153, 188, 202, 232, 334, 352, 369, 489, 490, 647, 660, 667, 683, 718, 756, 768, 771, 823, 836, 881, 883, 890, 926, 929, 947, 966

prieuré de Cardenac,733

Prince,426, 437

profondeur,347, 438

prophètes,897, 929

(note),942

(trompés),805

propriété,52, 65, 70, 154, 248, 251, 296, 310, 311, 312, 315, 316, 317, 328, 333, 334, 336, 340, 347, 356, 360, 371, 401, 409, 410, 411, 412, 414, 418, 419, 518, 550, 553, 554, 559, 570, 781, 784, 788, 789, 805, 810, 818, 828, 832, 885, 931, 934

Providence,643, 698, 805, 852, 853, 894

proximité,813

pur amour,251, 325, 328, 454, 459, 476, 578, 602, 643

pureté,765

purgatoire,53, 63, 108, 249, 446, 471, 592, 837, 912

purification,256, 357, 386, 406, 500

Quesnel,871

quinquina,311

raison,318

Ramsay,605, 659, 662, 664, 666, 668, 673, 678, 701, 705, 709, 712, 720, 724, 725, 731, 770, 895, 903, 905, 908, 915, 921, 923, 954

(n. biogr.),745

recueillement,893

(fort-),457

Régent (le-),715

Règle des Associés,953

religieux (rarement saints),830

renoncement,829

renversement,343, 360, 767

repos,292, 474

résistance,372

Résurrection,248

réveil,402

rien,766, 805, 810, 813

Risbour,680, 684, 693, 723, 753

Roi Jacques,718

roseau brisé,594

S[hifd],694

s’oublier,442

Sa conduite,453

sa fille Jeanne-Marie,367

(n. biogr.),367

Sa Majesté,208

Sa volonté,453

saint Augustin,608

(Confessions),755

saint Basile,806

saint Bernard

Explication des Cantiques,860

saint Denis,776

saint Grégoire,473

saint Jean (Evangile),722

saint Paul,842, 864, 877, 897, 910, 926

saint Thomas,608

Saint-Denis-en-France,183

sainte Elisabeth,887

Sainte-Marie (couvent),214

Saint-Esprit,468, 840

Saint-Gervais (à Genève),198

santé,538, 565, 705, 708, 710, 714, 715, 724, 725, 753, 807, 811, 842, 873, 938

sécheresse,298, 331, 376, 379, 398, 401, 443, 444

sel,594

Sens,163

sentier,478, 501

( de la foi),453

sermons,944

Servais,688, 707, 710, 730

serviteur de Dieu,855

Sevin,664

simplicité,383, 429, 438, 485, 598, 607, 833, 855, 857

sœur de Panta (Beaumont),700, 711

sœur de Penta (Beaumont),715

sœur Malin,732

soleil,457

Solitaire (la),684

solitude,812

songe,334, 337, 364, 443, 452, 510, 567, 582, 584, 709

(du marquis),664

(note),340

souplesse,313, 351, 379, 439, 500, 573, 766

sources,401

Strachan,901

Suisses (n. biogr.),747

Surin (Cantiques spirituels),922

Suso,761, 780

Tau (signe du-),360, 699

Tauler,773, 862

Télémaque,715

tendresse,403

ténèbres,741, 781, 843, 912

tête,709, 710, 717, 882

Thérèse (sainte),156, 382, 445, 447, 929

timidité,375

Torrents,903

traité de la prière,806

Traité du Purgatoire,582, 839

Traité latin,690

Traité spirituel,792

Trans,662, 666, 671, 677, 711, 723

trépas,247

Turcs,774

union,300, 301, 319, 334, 375, 376, 419, 441, 442, 462, 546, 562, 563, 569, 751, 752

(de filiation,285

(des puissances,247

(immédiate,248

unité,479

ursuline (couvent),163

Valois

(n. biogr. P. Louis le-),734

Valois (le P.),732

vérité (lumière de),501, 563, 776

Versailles,373, 526

vide,724, 726

(faux-),835

Vie,244, 286, 708, 923

Vie de M. de C-y,923

vin,541, 543, 544, 557, 844, 931

Visitation

(la-),201

voie,296, 392, 475, 544, 777, 847, 848

(de la foi),482, 717

Voisine (la-),681, 684, 686, 696, 701, 722, 724, 729

volonté,312, 379, 455, 784, 821, 828, 845, 882

(cachée,380

(de Dieu),353, 860

votre fille,339

votre fils,433

voyage,105, 232, 352, 380, 452, 528, 561, 564, 592, 668, 693, 694, 726, 874

(intérieur),52, 143, 144, 283, 537

Zerlaider (Mme),938

Table des illustrations


La figure 1 présente le début de la lettre adressée au marquis de Fénelon en janvier 1715, d’une bonne écriture, « quoique je sois presque aveugle […] ». C’est un des rares autographes que nous possédons pour ce premier volume regroupant les séries de Directions spirituelles. (A.S.-S., pièce 7562 ; cliché D. Tronc).


La figure 2 présente le frontispice du tome second des Lettres chrétiennes et spirituelles sur divers sujets qui regardent la vie intérieure, ou l’esprit du vrai christianisme, édité par Dutoit « à Londres », en réalité à Lyon. (cliché D. Tronc).


La figure 3 présente les folios 11 v° et 12 r° du ms. B.N.F., Nouv. acq. fr. 11 010, qui fournit la suite de la direction de Fénelon pour l’année 1690 (il s’agit de la fin de la lettre 220 et du début de la lettre 221 de janvier). L’écriture est de Dupuy, par ailleurs copiste très fidèle d’un livre de lettres adressées par Madame Guyon principalement au duc de Chevreuse. (cliché D.Tronc sur une reproduction B.N.F.).



Table des matières 

INTRODUCTION GENERALE 3

Remerciements 2

La Correspondance de Madame Guyon. 3

Brève chronologie de la vie et de l’œuvre. 8

Description des sources utilisées. 13

Avertissement. 23

I DIRECTIONS SPIRITUELLES 26

Cinq séries de lettres. 27

Direction spirituelle et transmission mystique. 30

(En collaboration avec Murielle Tronc.) 30

Madame Guyon dirigée,  1671-1681. 37

L’influence du P. Maur de l’Enfant-Jésus. 38

Monsieur Bertot, directeur mystique. 42

Madame Guyon succède à ses directeurs. 44

I Lettres du P. Maur de l’Enfant-Jésus. 47

1. [1re] Du P. Maur. fin 1670 ? 47

2. [2e] Du P. Maur. 1673 ? 49

3. [3e] Du P. Maur. 1673 ? 51

4. [4e] Du P. Maur. 1674 ? 53

5. [5e] Du P. Maur. 1674 ? 55

6. [6e] Du P. Maur. 1674 ? 56

7. [7e] Du P. Maur. 1674 ? 56

8. [8e] Du P. Maur. 1674 ? 56

9. [9e] Du P. Maur. 1674 ? 57

10. [10e] Du P. Maur. 1674 ? 57

11. [11e] Du P. Maur. 1674 ? 58

12. [12e] Du P. Maur. 1674 ? 59

13. [13e] Du P. Maur. 1674 ? 61

14. [14e] Du P. Maur. 1674 ? 62

15. [15e] Du P. Maur. 1674 ? 65

16. [16e] Du P. Maur. 1674 ? 66

17. [17e] Du P. Maur. 1675 ? 67

18. [18e] Du P. Maur. 1675 ? 68

19. [19e] Du P. Maur. 1675 ? 68

20. [20e] Du P. Maur. 1675 ? 70

21. [21e] Du P. Maur. 1675 ? 71

II. Lettres de Monsieur Bertot 72

22. De J. Bertot. 1672. 72

23. De J. Bertot. Avant octobre 1674. 87

24. De J. Bertot. Avant octobre 1674. 90

25. De J. Bertot. Avant octobre 1674 ? 92

26. À J. Bertot. Avant octobre 1674 ? 99

27. De J. Bertot. Avant octobre 1674 ? 100

28. À J. Bertot. Avant octobre 1674. 102

29. De J. Bertot. Avant octobre 1674. 103

30. De J. Bertot. 1674 ? 105

31. De J. Bertot. Avant juillet 1676 ? 107

32. De J. Bertot. Avant juillet 1676. 112

33. De J. Bertot. 22 mars 1677. 114

34. De J. Bertot. Avant 1678 ? 116

35. De J. Bertot. Avant 1678 ? 118

36. De J. Bertot. Avant 1678 ? 119

37. De J. Bertot. Avant 1678 ? 122

38. À J. Bertot. Avant 1678 ? 125

39. De J. Bertot en réponse. 1678 ? 127

40. De J. Bertot en réponse à six questions1. 1678 ? 130

41. De J. Bertot. 1678 ? 139

42. De J. Bertot. 1678. 144

43. À J. Bertot. Avant avril 1681. 148

44. De J. Bertot en réponse. Avant avril 1681. 150

45. À J. Bertot. Avant avril 1681. 153

46. De J. Bertot en réponse. Avant avril 1681. 155

47. À J. Bertot. Avant avril 1681. 156

48. De J. Bertot. Avant avril 1681. 156

49. De J. Bertot. Avant avril 1681. 160

« Onze dernières lettres de M. Bertot dans le même ordre à une même personne.  Avant avril 1681.» 162

50. [1ere ] De J. Bertot. 162

51. [2e ] De J. Bertot. 164

52. [3e ] De J. Bertot. 164

53. [4e ] De J. Bertot. 166

54. [5e ] De J. Bertot. 166

55. [6e ] De J. Bertot. 168

56. [7e ] De J. Bertot. 169

57. [8e ] De J. Bertot. 170

58. [9e ] De J. Bertot. 170

59. [10e ] De J. Bertot. 171

60. [11e ] De J. Bertot. Avant avril 1681. 173

61. De J. Bertot. Avant avril 1681. 174

Lettres et témoignages 1681-1688 181

62. À Dominique La Motte. 1681. 183

63. À son Fils Ainé. 1681. 187

64. À son Fils Cadet. 1681. 189

65. À son frère. 1681. 190

66. À son frère. 1681. 192

67. De Jean d’Arenthon d’Alex à N. 29 juin 1683. 192

68. À dom Grégoire Bouvier son frère. 12 décembre 1684. 194

69.  Du Cardinal Le Camus à Mgr d’Aranthon d’Alex. À Grenoble, le 18 avril 1685. 196

70.  À Mgr d’Aranthon d’Alex. 3 juin 1685. 197

71. Du Cardinal Le Camus à M. le Lieutenant civil. 28 janvier 1688. 198

72. Du Cardinal Le Camus. 28 janvier 1688. 199

73. Papiers donnés à M. L’Official. 8 février 1688. 200

74.  À L’Official de Paris. Du Samedi saint, 1688. 202

75.  [2e] À L’Official de Paris. 1688. 205

76.  À L’Archevêque de Paris. Pâques 1688. 206

77. À L’Archevêque de Paris. Eté 1688. 208

78. Au P. de la Chaize. 1688. 208

79. Eloge. 1688. (Auteur inconnu). 210

80. Sentiments de Madame Guyon. 1688. 211

81. Placet présenté au Roi. 1688. 214

82. À Madame de Maintenon. Fin 1688. 216

83. Témoignage anonyme. 1689. 217

La direction de Fénelon à partir de fin 1688 220

Une rencontre improbable. 220

Une relation mystique. 221

(Murielle Tronc.) 221

Etat documentaire et chronologie. 226

I   La « Correspondance secrète » de l’année 1689 231

84. À Fénelon. Octobre 1688. 231

85. À Fénelon. Octobre - novembre 1688. 233

86. À Fénelon. Octobre – novembre 1688. 235

87. À Fénelon. Novembre 1688. 241

88. De Fénelon. 2 décembre1688. 242

89. À Fénelon. Décembre 1688. 244

90. À Fénelon. Décembre 1688. 245

91. À Fénelon. Décembre 1688. 246

92. À Fénelon. 25 décembre 1688. 250

93. À Fénelon. Janvier 1689 ? 254

94. À Fénelon. Janvier 1689. 256

95. À Fénelon. Janvier 1689 ? 257

96. De Fénelon. Janvier – février 1689. 259

97. À Fénelon. Février 1689. 260

98. À Fénelon. 21 février 1689. 262

99. À Fénelon. Février 1689. 265

100. À Fénelon. Février - mars 1689. 268

101. À Fénelon. Février - mars 1689. 270

102. À Fénelon. Mars 1689. 272

103. À Fénelon. Mars 1689. 274

104.  À Fénelon. Mars 1689. 277

105. À Fénelon. Mars 1689. 280

106. À Fénelon. Mars 1689. 280

107. À Fénelon. Mars 1689. 281

108. À Fénelon. Mars 1689. 283

109. À Fénelon. Mars 1689. 283

110. À Fénelon. Mars 1689. 284

111. À Fénelon. Mars 1689. 286

112. À Fénelon. Mars 1689. 287

113. De Fénelon. 12 Mars 1689 288

114. À Fénelon. Mars 1689. 288

115. À Fénelon. Mars 1689. 289

116. À Fénelon. Mars 1689. 290

117.  De Fénelon. Mars ? 1689. 291

118.  À Fénelon. Mars 1689. 293

119.  De Fénelon. 28 mars 1689. 296

120.  À Fénelon. Mars 1689. 297

121.  À Fénelon. 5 ou 6 avril 1689. 300

122.  À Fénelon. 8 ou 9 avril 1689. 301

123.  À Fénelon. 9 avril 1689. 303

124.  À Fénelon. Avril 1689. 303

125.  De Fénelon. 16 avril 1689. 310

126.  À Fénelon. 19( ?) Avril 1689. 312

127.  De Fénelon. 22 Avril 1689. 317

128.  À Fénelon. Entre le 25 et le 30 Avril 1689. 317

129.  De Fénelon. 30 Avril 1689. 318

130.  À Fénelon. 1er Mai 1689. 320

131.  À Fénelon. Début mai 1689. 321

132.  À Fénelon. début mai 1689. 323

133.  De Fénelon. 6 mai 1689. 324

134.  À Fénelon. 7 mai 1689. 325

135.  À Fénelon. 8 mai 1689. 326

136.  De Fénelon. 11 mai 1689. 328

137.  À Fénelon. Mai 1689. 330

138.  De Fénelon vers le 15 mai 1689. 332

139.  À Fénelon. Milieu mai 1689. 333

140.  À Fénelon. 18 mai 1689. 334

141.  De Fénelon. 25 mai 1689. 336

142.  À Fénelon. 26 mai 1689. 336

143.  À Fénelon. 28 mai 1689. 337

144.  De Fénelon. 3 juin 1689. 339

145.  À Fénelon. 5 juin 1689. 341

146.  À Fénelon. 7 juin 1689. 342

147.  De Fénelon. 9 juin 1689. 344

148.  À Fénelon. 10 ou 11 juin 1689. 346

149.  De Fénelon. 12 juin 1689. 349

150.  De Fénelon. 350

151.  À Fénelon. 13 ou 14 juin 1689. 351

152.  De Fénelon. 14 juin 1689. 351

153.  À Fénelon. 15 juin 1689. 352

154.  À Fénelon. 15 juin 1689. 353

155.  De Fénelon. 16 juin 1689. 366

156.  À Fénelon. 16 juin 1689. 367

157.  À Fénelon. 21 juin ? 1689. 368

158.  À Fénelon. 25 juin 1689. 369

159.  De Fénelon. 26 juin 1689. 370

160.  À Fénelon. 27 juin 1689. 371

161.  De Fénelon. 4 juillet 1689. 373

162.  À Fénelon. 5 juillet 1689. 374

163.  De Fénelon. 5 juillet 1689. 376

164.  À Fénelon. 7 ou 8 juillet 1689. 377

165.  À Fénelon. 8 ou 9 juillet 1689. 379

166.  De Fénelon. 9 ou 10 juillet 1689. 380

167.  À Fénelon. 10 ou 11 juillet 1689. 382

168.  De Fénelon. 11 juillet 1689. 385

169.  À Fénelon. 12 juillet 1689. 387

170.  De Fénelon. 17 juillet 1689. 390

171.  À Fénelon. 18 juillet 1689. 391

172.  De Fénelon. 18 juillet 1689. 393

173.  À Fénelon. 19 juillet 1689. 394

174.  De Fénelon. 22 juillet 1689. 395

175.  À Fénelon. 23 juillet 1689. 397

176.  De Fénelon. 26 juillet 1689. 398

177.  À Fénelon. 27 juillet 1689. 401

178.  À Fénelon. Fin juillet ou début août 1689. 406

179.  À Fénelon. Début août 1689. 407

180.  De Fénelon. 11 août 1689. 408

181.  À Fénelon. 12 août 1689. 417

182.  De Fénelon. 12 août 1689. 422

183.  À Fénelon. 13 août 1689. 422

184.  À Fénelon. 18 août 1689. 425

185.  À Fénelon. 21 août 1689. 427

186.  De Fénelon. 21 août 1689. 428

187.  À Fénelon. Fin août 1689. 429

188.  De Fénelon. 31 août 1689. 433

189.  De Fénelon. 12 septembre 1689. 434

190.  À Fénelon. 20 septembre 1689. 436

191.  À Fénelon. 23 septembre 1689. 437

192.  À Fénelon. 25 septembre 1689. 441

193.  De Fénelon. 1er octobre 1689. 443

194.  À Fénelon. Début octobre 1689. 444

195.  De Fénelon. 10 octobre 1689. 448

196.  À Fénelon. Milieu d’octobre 1689. 449

197.  De Fénelon. 16 octobre 1689. 450

198.  À Fénelon. Seconde quinzaine d’octobre 1689. 452

199.  À Fénelon. 25 octobre 1689. 455

200.  À Fénelon. Fin octobre 1689. 456

201.  À Fénelon. Novembre 1689. 457

202.  À Fénelon. Novembre 1689. 458

203.  De Fénelon. Automne 1689. 461

204.  À Fénelon. Automne 1689. 461

205.  À Fénelon. Automne 1689. 462

206.  À Fénelon. Automne 1689. 466

207.  À Fénelon. Automne 1689. 467

208.  À Fénelon. Automne 1689. 470

209.  À Fénelon. Automne 1689. 472

210.  À Fénelon. Automne 1689. 474

211.  À Fénelon. Automne 1689. 477

212.  À Fénelon. Automne 1689. 480

213.  À Fénelon. Automne 1689. 482

214.  À Fénelon. Automne 1689. 487

215.  À Fénelon. 26 novembre 1689. 488

216.  À Fénelon. 27 novembre 1689. 489

217.  À Fénelon. 1er décembre1689. 490

218.  De Fénelon. Vers Noël 1689. 494

219.  À Fénelon. Fin décembre 1689. 496

II  Le « Complément » de l’année 1690. 499

220.  À Fénelon. Janvier 1690. 499

221.  À Fénelon. Janvier 1690. 504

222.  À Fénelon. Janvier 1690 ? 505

223.  À Fénelon. Décembre 1689. 507

224.  À Fénelon. 26 décembre 1689. 508

225.  À Fénelon. Fin décembre 1689. 509

226.  De Fénelon. 28 décembre 1689. 511

227.  À Fénelon. Fin décembre 1689. 512

228.  De Fénelon. 12 janvier 1690. 513

229.  À Fénelon. Entre le 12 et le 28 janvier 1690. 514

230.  De Fénelon. 28 janvier 1690. 516

231.  À Fénelon. Début février 1690. 516

232.  De Fénelon. Début février 1690 ? 518

233.  À Fénelon. Avant le 14 février 1690. 520

234.  De Fénelon. 14 février 1690. 520

235.  À Fénelon entre le 14 et le 17 février 1690. 522

236.  De Fénelon. 17 février 1690. 524

237.  À Fénelon. Fin février 1690? 525

238.  De Fénelon. Mars 1690. 525

239.  À Fénelon. Mars 1690. 526

240.  De Fénelon. 14 mars 1690. 529

241.  À Fénelon. 15 mars 1690. 530

242.  De Fénelon. 16 mars 1690. 533

243.  À Fénelon. Entre les 16 et 21 mars 1690. 534

244.  De Fénelon. 21 mars 1690. 535

245.  À Fénelon. 22 ou 24 mars1690. 536

246.  De Fénelon. 1er avril 1690. 538

247.  À Fénelon. Entre le 1er et le 11 avril 1690. 539

248.  À Fénelon. Entre le 1er et le 11 avril 1690. 539

249.  De Fénelon. 11 avril 1690. 541

250.  À Fénelon. Entre le 11 et le 17 avril 1690. 542

251.  À Fénelon. Entre le 11 et le 17 avril 1690. 543

252.  De Fénelon. 17 avril 1690. 544

253.  À Fénelon. Entre le 17 et le 25 avril 1690 ? 544

254.  À Fénelon. Avril 1690. 545

255.  À Fénelon. Avril 1690. 547

256.  À Fénelon. Avril 1690. 549

257.  À Fénelon. Avril 1690. 550

258.  À Fénelon. Entre le 17 et le 25 avril 1690 ? 551

259.  À Fénelon. Entre le 17 et le 25 avril 1690 ? 552

260.  De Fénelon. 25 avril 1690. 553

261.  À Fénelon. Vers le 26 avril 1690 ? 554

262.  De Fénelon. Entre le 25 avril et le 15 mai 1690. 556

263.  À Fénelon. Entre le 25 avril et le 15 mai 1690. 557

264.  De Fénelon. 15 mai 1690. 563

265.  À Fénelon. Autour du 20 mai 1690. 564

266.  De Fénelon. 25 mai 1690. 567

267.  À Fénelon. Entre le 25 mai et le 11 juin 1690. 568

268.  De Fénelon. 31 mai 1690. 569

269.  À Fénelon. Début juin 1690. 569

270.  À Fénelon. Début juin 1690. 570

271.  À Fénelon. 11 juin 1690. 571

272.  À Fénelon. Juin 1690. 573

273.  À Fénelon. Juin ou juillet 1690. 573

274.  À Fénelon. Juin ou juillet 1690. 574

275.  À Fénelon. Juin ou juillet 1690. 575

276.  À Fénelon. Eté 1690. 577

277.  À Fénelon. Juin ou juillet 1690. 580

278.  De Fénelon. Septembre ? 1690. 581

279.  À Fénelon. Eté ou automne 1690. 581

280.  À Fénelon. Fin septembre ou début octobre 1690. 582

281.  À Fénelon. Début octobre 1690. 586

282.  À Fénelon. Automne 1690. 589

283.  À Fénelon. Automne 1690. 591

284.  De Fénelon. Automne 1690. 593

285.  À Fénelon. Automne 1690. 594

286.  À Fénelon. Automne 1690. 594

287.  À Fénelon. Novembre 1690. 595

288.  À Fénelon. Fin 1690. 596

289.  À Fénelon. Fin 1690. 596

290.  À Fénelon. Fin décembre 1690 ? 597

291.  À Fénelon. 1690. 597

292.  À Fénelon. 1690. 599

293.  À Fénelon ? 604

III. Lettres écrites après 1703. 608

294.  À Fénelon. 608

295.  De Fénelon avec les réponses de Madame Guyon. 4 ? Mai  1710. 609

296.  De Fénelon. fin mai 1710 ? 617

IV. Echange de poésies spirituelles. 618

297.  [1re] De Fénelon. 618

298.  [2e] A Fénelon. 618

299.  [3e] De Fénelon. 619

300.  [4e] A Fénelon. 620

301.  [5e] De Fénelon. 622

302.  [6e] A Fénelon. 624

303.  [7e] De Fénelon. 625

304.  [8e] A Fénelon. 627

305.  [9e] A Fénelon. 628

306.  [10e] De Fénelon. 630

307.  [11e] A Fénelon. 631

308.  [12e] De Fénelon. 632

309.  [12e] De Fénelon : Parodie. 634

310.  [13e] A Fénelon. Vous avez le goût de l'enfance 635

311.  [14e] De Fénelon. 636

312.  [15e] A Fénelon. 639

313.  [16e] De Fénelon. 641

314.  [17e] A Fénelon. 642

La direction du marquis de Fénelon après 1703. 644

Un jeune mousquetaire. 644

Lettres 646

315.  Au marquis de Fénelon. Septembre 1711 ? 646

316.  Au marquis de Fénelon. Septembre 1711. 649

317.  Au marquis de Fénelon. Octobre ( ?) 1711. 650

318.  Au Marquis de Fénelon. 26 mars 1714. 651

319.  Au marquis de Fénelon. 21 mai 1714. 653

320.  Au marquis de Fénelon. 27 mai 1714. 655

321.  Au marquis de Fénelon. 26 juin 1714. 656

322.  Au marquis de Fénelon. 9 juillet 1714. 658

323.  Au marquis de Fénelon. 7 août 1714. 661

324.  Au marquis de Fénelon. 29 septembre 1714. 663

325.  Au marquis de Fénelon. 25 novembre 1714. 666

326.  Au marquis de Fénelon. 1715 ? 667

327.  Du marquis de Fénelon ? 31 mars 1714 ? 668

328.  Au marquis de Fénelon. 7 décembre 1714. 669

329.  Des duchesses de Mortemart et de Guiche au marquis de Fénelon. Entre le 11 décembre 1714 et le 7 janvier 1715. 671

330.  Au marquis de Fénelon. Début janvier 1715. 673

331. Au marquis de Fénelon. 11 janvier 1715. 674

332.  Au marquis de Fénelon. 1715. 675

333.  Au marquis de Fénelon. 20 janvier 1715. 677

334.  Au marquis de Fénelon. 9 février 1715. 678

335.  Au marquis de Fénelon. 11 février ? 1715. 679

336.  Au marquis de Fénelon. 18 février 1715. 680

337.  Au marquis de Fénelon. 16 mars 1715. 681

338.  Au marquis de Fénelon. Après le 16 mars 1715. 682

339.  Au marquis de Fénelon. Après le 17 mars 1715. 682

340.  Au marquis de Fénelon. 22 mars 1715. 683

341.  Au marquis de Fénelon. Après le 26 mars 1715. 686

342.  Au marquis de Fénelon. 30 avril 1715. 687

343.  Au marquis de Fénelon. 20 mai 1715. 690

344.  Au marquis de Fénelon. Après la fin mai 1715. 692

345.  Au marquis de Fénelon. 28 juin 1715. 693

346.  Au marquis de Fénelon. 5 août 1715. 696

347.  Au marquis de Fénelon. 2 septembre 1715 ? 699

348.  Au marquis de Fénelon. Entre le 2 septembre et le 1er octobre 1715. 700

349.  À ? 1er octobre 1715. 701

350.  Au marquis de Fénelon. 20 octobre 1715. 702

351.  Au marquis de Fénelon. Entre le 20 octobre et le 4 mars 1716. 703

352.  Au marquis de Fénelon. Septembre 1716 ? 704

353.  Au marquis de Fénelon. Entre le 20 octobre 1715 et le 4 mars 1716. 706

354.  Au marquis de Fénelon. Entre le 20 octobre 1715 et le 4 mars 1716. 706

355.  Au marquis de Fénelon. 707

356.  Au marquis de Fénelon. 708

357.  Au marquis de Fénelon. 708

358.  Au marquis de Fénelon et à Ramsay. 709

359.  Au marquis de Fénelon. 710

360.  Au marquis de Fénelon. 711

361.  Au marquis de Fénelon. 711

362.  Au marquis de Fénelon et à Ramsay. 712

363.  Au marquis de Fénelon et à Ramsay. 714

364.  Au marquis de Fénelon. 714

365.  Au marquis de Fénelon. 3 février. 715

366.  De Ramsay au marquis de Fénelon. 6 février 1716. 715

367.  Au marquis de Fénelon. 716

368.  Au marquis de Fénelon. 20 mars. 717

369.  Au marquis de Fénelon. 718

370.  Au marquis de Fénelon. 1716 ? 719

371.  Au marquis de Fénelon. 720

372.  Au marquis de Fénelon. 721

373.  Au marquis de Fénelon. 4 mars. 723

374.  Au marquis de Fénelon. 10 mars. 726

375.  Au marquis de Fénelon. 20 mars. 728

376.  Au marquis de Fénelon. 26 mai. 729

377.  Au marquis de Fénelon. 1er juin 1716. 729

378.  Au marquis de Fénelon. 6 juin. 732

379.  Au marquis de Fénelon. 21 juin 1715. 732

380.  Au marquis de Fénelon. 6 août 1716. 735

381.  De Ramsay au marquis de Fénelon. 30 mai 1723. 736

382. De Dupuy au marquis de Fénelon. 8 février 1733. 737

383. De Dupuy au marquis de Fénelon. 4 mars 1733. 740

Autres directions et relations après 1703 741

I. Poiret & Homfelt 742

II. Metternich 743

De la tête au cœur. 744

III. Les Ecossais 746

IV. Les Suisses. 751

I.   Poiret & Homfelt 753

384. À Poiret. 753

385.  À Poiret. 1715. 754

386.  À Poiret. 755

387.  À Poiret. 756

388. À Poiret. Après janvier 1715. 756

389. À Poiret ? et Homfeld. [D.4.82]. 757

390.  À Homfeld. [D.1.81] 758

391.  À Homfeld. 761

392.  À Homfeld. [D4.62] 766

393.  À Homfeld. [D4.73] 767

394.  À Homfeld. [D4.75] 768

395.  À Homfeld. [D4.78] 769

396.  À Homfeld. [D4.80] 770

II  Metternich 771

397.  Au baron de Metternich. 771

398.  Du baron de Metternich. 8 septembre 1714. 773

399.  Au baron de Metternich. 776

400.  Du baron de Metternich. Janvier 1716. 778

401.  Au baron de Metternich 780

402.  Au baron de Metternich. 783

403.  Au baron de Metternich. 787

404.  Au baron de Metternich. 789

405.  Au baron de Metternich. 792

406.  Au baron de Metternich. 793

407.  Du baron de Metternich. 31 mars 1716. 799

408.  D’une demoiselle amie. 802

409.  Au baron de Metternich. 806

410.  Au baron de Metternich. 811

411.  Au baron de Metternich. 812

412.  Au baron de Metternich. 813

413.  Au baron de Metternich. 815

414.  Au baron de Metternich. 816

415.  Au baron de Metternich. 818

416.  Au baron de Metternich. 821

417.  Au baron de Metternich. 823

418.  Du baron de Metternich. 26 mai 1716. 827

419.  Au baron de Metternich. 830

420.  Au baron de Metternich. 833

421.  Au baron de Metternich. 842

422.  Au baron de Metternich 843

423.  Au baron de Metternich. 846

424.  Au baron de Metternich. 849

425.  Au baron de Metternich. 852

426.  Au baron de Metternich. 860

427.  Au baron de Metternich. 866

428.  Au baron de Metternich. 867

429.  Au baron de Metternich. 868

430.  Du baron de Metternich. 19 août 1716. 870

431.  Du baron de Metternich. 27 octobre 1716. 874

432.  Du baron de Metternich. 17 novembre 1716. 876

433.  Du baron de Metternich. 15 décembre 1716. 878

434.  Au baron de Metternich. 1717. 881

435.  Au baron de Metternich. 1717. 882

III.  Ecossais 882

436.  À Ramsay ? Hiver 1709. 882

437.  À Milord Duplin. 1714 ? 885

438.  À Milord Duplin. 1714 ? 885

439.  De Lord Deskford. 24 octobre 1714. 888

440.  À Lord Deskford. Après le 24 octobre 1714. 891

441.  De Lord Deskford. 895

442.  De Lord Deskford. Fin 1714 ou début 1715. 897

443.  À Lord Deskford. 12 janvier 1715. 900

444.  À Lord Deskford. 13 mars 1715. 905

445.  À Lord Deskford. 15 avril 1715. 907

446.  De Lord Forbes au marquis de Fénelon. Début 1715. 909

447.  De Lord Forbes au marquis de Fénelon. 910

448.  Au Dr James Keith. 22 août 1715. 913

449.  De mademoiselle Fissec. 1715 ? 915

450.  À Lord Deskford. 17 mars 1716. 916

451.  À Lord Deskford. 3 juin 1716. 918

452.  De M. le Dr Garden. 920

453.  À Ramsay. Début 1717 ? 921

454.  Au Dr. James Keith 19 mars 1717. 922

455.  Du Dr. Keith à Lord Deskford. 11 juin 1717. 923

456.  Du marquis de Fénelon à Lord Deskford. 29 juin 1717. 923

457.  Du Dr. Keith à Lord Deskford. 2 juillet 1717. 924

458.  Du Dr. James Keith à Lord Deskford. 10 septembre 1717. 925

459.  De Lord Forbes ( ?). 16 mai 1723. 927

IV.   Suisses 929

460.  À monsieur Monod. 929

461.  À Mlle de Venoge. 934

462.  À l’abbé de Wattenville. 936

463.  À l’abbé de Wattenville. Mai 1714. 939

464.  À l’abbé de Wattenville. 8 juin 1715. 942

465.  À l’abbé de Wattenville. 1715. 946

466.  De « Frison ». 26 octobre 1716. 954

467.  D’une demoiselle suisse. 29 octobre 1716. 959

Annexes et tables. 962

Glossaire (vocabulaire classique). 962

Glossaire (thèmes spirituels). 965

Index de citations bibliques 975

Index général 990

Table des illustrations 1000

Table des matières 1001



Quatrième de couverture


La correspondance de Madame Guyon complète la connaissance biographique apportée par la Vie par elle-même. Elle situe leur auteur comme la représentante par excellence du christianisme intérieur et explique des comportements inattendus, telle la fidélité de son disciple Fénelon, qui ne la renia jamais.

On ne disposait jusqu’ici que des éditions faites par deux pasteurs protestants au XVIIIe siècle, couvrant la moitié environ du corpus. Il est extraordinaire que personne n’ait entrepris une édition à la fois critique et complétée par l’apport des nombreux autographes ou de copies fidèles. Les témoignages intimes sur la formation de la jeune Madame Guyon, sur l’approfondissement de sa direction de Fénelon durant l’année 1690, puis sur le lien constant maintenu avec le cercle quiétiste par l’intermédiaire du duc de Chevreuse, sont restés inédits.

Cette correspondance est nécessaire à toute étude sérieuse de la « querelle du quiétisme » et témoigne d’une vie mystique mise à l’épreuve dans les tribulations, caractérisée par une entière disponibilité à la grâce. Le lecteur découvrira une très belle écriture, d’une grande précision psychologique, et un guide sûr.

Le premier volume est consacré aux Directions spirituelles, séries de correspondances actives et passives couvrant les deux volets d’une vie achevée : formation reçue puis transmise. Ce volume sera prochainement complété par : II Combats et III Mystique.


Dominique Tronc a assuré la première édition critique de Jeanne-Marie Guyon, La Vie par elle-même et autres écrits biographiques dans la collection « Sources Classiques ». Il a publié : Madame Guyon, De la vie intérieure, Discours chrétiens et spirituels, ainsi que : Monsieur Bertot, Directeur mystique de Madame Guyon, dans la collection « La Procure ». Il étudie les filiations spirituelles au XVIIe siècle.



1 Jeanne-Marie GUYON, La Vie par elle-même et autres écrits biographiques, Honoré Champion, coll. « Sources Classiques », 29, 2001.

2 Déclaration indiquant la disposition à se ranger sous l’autorité de quelqu’un, à obéir.

3Expression utilisée par Tronson dans sa correspondance avec des tiers religieux.

4« La spiritualité du Directeur mystique ressemble étrangement à celle de Mme Guyon. Est-ce M. Bertot qui l’a formulée ou est-ce Mme Guyon qui l’a attribuée à son directeur ? » Dictionnaire de Spiritualité (DS), [1937], vol. I, col. 1537.

5 Déjà en 1907, Masson, reprenant des lettres éditées au XVIIIe siècle, en avait retiré des parties jugées d’intérêt purement spirituel. La correspondance « définitive » de Fénelon, éditée de 1972 à 1999, omet les lettres de Madame Guyon. Cette apparente injustice s’explique : une édition séparée avait été envisagée, comme en témoigne l’annotation d’Orcibal, t. III, p. 226 : « M. Irénée Noye […] publiera bientôt les lettres de Mme Guyon, beaucoup plus nombreuses et plus longues. » Mais ce dernier fut absorbé par l’achèvement de la Correspondance de Fénelon. Il nous a généreusement aidé dans notre entreprise en nous communiquant ses travaux préparatoires.

6 Voir L. Cognet, Crépuscule des Mystiques, Desclée, 1958 ; J. Le Brun La Spiritualité de Bossuet, Klincksieck, 1972 ; DS, tome 12, art. « Quiétisme », II. France ; Fénelon, Œuvres I, notices par J. Le Brun, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1983. […]

7 On la complètera par la biographie chronologique plus ample donnée en annexe à La Vie par elle-même, Champion, 2001, p. 1052-1070.

8  « Madame Guyon , rencontres autour de la vie et l’œuvre », Actes du colloque de Thonon-les-Bains qui eut lieu en septembre 1996, publiés par Jérôme Millon, Grenoble, 1997. V. « Etat… » p. 51-61.

9 ? Archives [du séminaire de] Saint-Sulpice, 6 rue du Regard, 75 006 Paris.

10 Une précieuse liste détaillée fut établie en vue de préparer cette synthèse. Elle associe à chaque numéro de pièce (« A.S.-S. pièce xxxx » dans cette édition) son incipit. Sa saisie informatique nous fut libéralement communiquée par monsieur Noye en octobre 1996, au premier jour de notre entreprise. Nous l’avons reprise et revue.

11 Nous ne reprenons pas cette présentation par destinataires mais regroupons les sources par types. Le regroupement par destinataires se retrouve en effet dans l’édition elle-même comme Directions puis dans la mesure où le duc de Chevreuse et la « petite duchesse » de Mortemart se succèdent l’une à l’autre dans le second volume Combats.

12 Des informations détaillées sur les sources figurent à la fin de chacune des lettres. Nous les répétons sans trop les abréger, afin de faciliter l’utilisation séparée d’une lettre. De même la numérotation de nos notes, sans compter celle des variantes, est reprise à chaque lettre.

13 Pierre Poiret (1646-1719), pasteur qui vécut près d’Amsterdam, fut un défenseur de la mystique remarquable par ses travaux d’édition. Il devint à la fin de sa vie un disciple apprécié de Madame Guyon que nous présentons en tête de la dernière section de ce volume intitulée : Autres directions et relations après 1703.

14 Sur le pasteur Jean-Philippe Dutoit (1721-1793), enthousiaste disciple guyonien et personnage notable dans l’histoire littéraire de la Suisse d’expression française, v. J. Chavannes, Jean-Philippe Dutoit…, Lausanne, 1865, & A. Favre, Un théologien mystique vaudois, Jean-Philippe Dutoit, Genève, 1911.

15 La « Correspondance secrète » fut écartée en vue de préserver Fénelon, jusqu’à l’ouvrage de Masson paru en 1907.

16 Il constitue en quelque sorte un « tombeau » littéraire - on pense aux « tombeaux » musicaux élevés par Marais à Lully (1701), par Weiss à Mr de Logy (1721) - où Monsieur Bertot est présenté en préface par Madame Guyon. Le Directeur Mystique est un des rares livres présents chez Dutoit lors de la saisie effectuée par la police bernoise. De nombreuses lettres sont adressées à Madame Guyon, souvent en réponse aux questions que celle-ci pose sous forme de « lettres à l’auteur ».

17 Ces 21 dernières lettres de Madame Guyon se retrouvent aussi dans l’édition Dutoit.

18 Le Directeur Mystique ou Extrait des oeuvres Spirituelles de Monsr. Bertot. Ami intime de feu Mr Bernières et directeur de Mad. Guyon, tiré des quatre volumes de ces mêmes oeuvres de M. Bertot imprimé à Cologne 1726. À Berlebourg, imprimé par Christoffle Michel Regelein, 1742, 488 pages.

19 La liste complète des traités figure dans notre édition de la Vie par elle-même, annexe « Bibliographie ».

20 Les éditeurs pratiquaient en général la récupération des manuscrits qui étaient recyclés et ainsi perdus. Poiret, qui rassembla patiemment un grand nombre d’entre eux, eut certainement la volonté de conserver les autographes de Madame Guyon mais sa bibliothèque fut perdue. Cela explique la complémentarité  entre les deux grandes masses, imprimés et manuscrits, qui ne se recouvrent presque jamais.

21 Isaac Du Puy ou Dupuy, fidèle disciple qui vivra longtemps et sera la « mémoire » respectée par le cercle des disciples, informateur en 1733 du marquis de Fénelon. Voir ci-après sa biographie en note de la lettre du 16 février 1690.

22 Copiste également du ms. d’Oxford de La Vie, gentilhomme normand qu’on voit dans l’entourage de Mme Guyon qui l’avait chargé en 1695 de lui trouver en Normandie un couvent où elle pourrait demeurer inconnue. Il est auprès de Mme Guyon lors de l’arrestation de celle-ci, le 27 décembre 1695 à Popincourt. En janvier 1707 il est auprès de Jeanne Guyon à Blois…

23 Voir la note d’Orcibal, (CF), tome III, p.226 ; quelques lettres furent insérées dans l’édition (du XVIIIe s.) des Lettres chrétiennes et spirituelles de Madame Guyon.

24 E. Picard, « Les Théatins de Saint-Anne-la-Royale », Regnum Dei, 1980, 99-374. Nous citons ici les deux passages susceptibles de faciliter une recherche : « …on se prend à penser que les théatins partageaient pour le moins les préventions de Nicole pour la mystique : à peine 4% de la section [soit : c) La Théologie], 22 volumes dont 18 [nous soulignons] de la seule Madame Guyon… » (p. 303) ; « L’inventaire de leur bibliothèque fait en 1791 lorsque la municipalité parisienne fit mettre les scellés sur la bibliothèque avant de déménager les livres au dépôt de Saint-Paul […][en note : ] est conservé aux Archives Nationales sous la cote S 4354-55. » (p. 269-270).

25 Récapitulatif par volumes ou ms. du « fond Guyon » des A.S.-S.  établi par I. Noye, que nous résumons ainsi :

ms 2055 de 229 ff. : Copie Isaac Dupuy, principalement de lettres à Chevreuse.

ms 2056 de 960 p. : Torrents, Catéchisme de la mère Bon, poèmes.

ms 2057 de 322ff. : Purgatoire, fragment de la Vie, Ecrits de jeunesse, lettres et poèmes.

ms 2170, pièces 7014 à 7026 : Soumissions, témoignages, lettres.

ms 2171, pièces 7029 à 7122 : Anonyme et notes modernes.

ms 2172, pièces 7133 à 7232 : Lettres à Chevreuse principalement, autographes et copies.

ms 2173, 205 p. : Copie de La Pialière.

ms 2174, pièces 7246 à 7330 : Suite des lettres à Chevreuse et à la « petite duchesse ».

ms 2176, 195p. : Livre du Marquis de Fénelon.

ms 2177, pièces 7421 à 7492 : Lettres aux disciples (Marquis de Fénelon, Metternich, Ecossais…)

ms 2178, pièces 7499 à 7566 : Suite des lettres aux disciples (Marquis de Fénelon principalement, Ramsay)

ms 2179, pièces 7569 à 7596 : Certificats, soumissions, lettres de Lacombe, etc.

26 On peut négliger les publications antérieures à 1900. Citons toutefois l’apparat critique de l’édition de Saint-Simon par Boislisle et des éditions non remplacées d’œuvres de Fénelon incluant, dans celle de 1828 chez Le Clere à Paris, une correspondance élargie aux pièces « quiétistes » ; l’édition Gaume-Lefort de 1848-1852 est plus complète mais moins fidèle.

27 On note la confusion possible entre les contenus de l’appendice III appartenant au tome VI et ceux de l’appendice III appartenant au tome VII !

28 De même un parallèle peut être avancé entre la naïveté du P. Lacombe  et la « candeur sainte » du P. Jérôme Gracien (v. Thérèse d’Avila, Œuvres complètes, Paris, Les éditions du Cerf, 1995, p. 1638).

29 Prenant la suite de l’éditeur Poiret - ce dernier probablement responsable aussi de certains ajouts entre parenthèses - nous n’avons pas cru devoir convertir celles-ci en crochets, sauf cas évidents.

30 C’est une des raisons de présenter un texte modernisé dont nous venons d’exposer les libertés. Nous avons constitué, pour notre travail, en ce qui concerne Bertot et Guyon, un corpus scanné ou photographié. Il pourrait - avec l’accord des A.S.-S. et de notre éditeur - être mis à la disposition des chercheurs sur un ou des sites à définir ou sous forme de Cdrom.

31 Le rôle de la Mère Granger fut probablement aussi important.

32 Les voyages comme une relative obscurité expliquent cette disparition ; la correspondance avec le P. Lacombe est regroupée en fin de II Combats.

33 Poiret, les deux frères Homfeld, von Ewijck et son épouse, Wettstein… Certains vivaient en communauté au village de Rijnsburg, près de Leyde.

34 Particulièrement près d’Aberdeen. Ce qu’illustrent par exemple les échanges épistolaires croisés au moment de la mort de Madame Guyon, dont on trouvera quelques exemples à la fin de la « série écossaise ».

35 Particulièrement à Morges. À Lausanne perdurera un groupe guyonien actif, illustré plus tardivement par Dutoit (1721-1793).

36 La fin de ce volume regroupe donc les directions qui d’un point de vue chronologique devaient appartenir au volume III – ce qui l’eût démesurément grossi tout en rendant difficiles d’utiles comparaisons entre formation reçue et enseignement.

37Lettre 51 de Bertot (2e lettre avant avril 1681).

38Lettre 55 de Bertot (6e lettre avant avril 1681).

39« Elle [Geneviève Granger] avait reçu de Dieu une lumière surnaturelle pour connaître l’intérieur de ses filles […] Approchant d’elle, leurs nuages étaient dissipés… » Mère de Blémur, Eloges de plusieurs personnes…, t. II, p. 417 ss., Paris, 1679.

40Lettre 107 à Fénelon, mars 1689.

41Lettre 95 à Fénelon.

42Lettre 116 à Fénelon, mars 1689.

43Explication sur saint Matthieu, chap. XVIII, versets 19 et 20 : « De plus je vous dis, que si deux d'entre vous s'accordent ensemble sur la terre, quoi qu'ils demandent, il leur sera donné par mon Père qui est dans les cieux. 20. Car en quelque lieu que se trouvent deux ou trois personnes assemblées en son nom, je m'y trouve au milieu d'eux. » (trad. des Explications).

44Lettre 132 à Fénelon, début mai 1689.

45Lettre 177 à Fénelon, 27 juillet 1689.

46Lettre 255 à Fénelon, avril 1690.

47Lettre 85 à Fénelon, octobre-novembre 1688.

48Lettre 124 à Fénelon, avril 1689.

49Lettre 273 à Fénelon, juin – juillet 1690.

50Lettre 283 à Fénelon, automne 1690.

51Lettre 442 du Dr James Keith à Lord Deskford, 10 septembre 1717.

52Lettre 220 à Fénelon, janvier 1690.

53Lettre 292 à Fénelon, 1690.

54Lettre 171 à Fénelon, 18 juillet 1689.

55Même lettre 171.

56Lettre 223 à Fénelon, décembre 1689. De même, la lettre 146 : « L’on me fait tout porter, tout souffrir et tout soutenir pour vous. »

57Lettre 443 à Lord Deskford, 12 janvier 1715.

58Lettre 276 à Fénelon, été 1690.

59Lettre 283 à Fénelon, automne 1690.

60Lettre 434 de 1717.

61Lettre 52 de Bertot (3e lettre avant avril 1681).

62Lettre 276 à Fénelon, été 1690.

63Lettre 248 à Fénelon, entre le 1er et le 11 avril 1690.

64Comme en témoigne la lettre 264. Voir aussi les conseils qu’elle lui donne à propos de ses amis.

65Lettre 164 : « …il me paraît qu’en mourant, je ne changerais point de disposition et que je vous emporterais de cette sorte dans le ciel, où vous me seriez en Dieu là-haut ce que [vous] m’êtes ici en Dieu, et où je ferais incessamment auprès de Lui ce qu’il m’y faut faire ici. »

66Lettre 248.

67Lettre 428 au baron de Metternich, 1715 : « …Vous avez sans doute appris la perte que nous venons de faire par la mort de N. [Fénelon]. Mais il est présentement dans le sein de Dieu. Il est plus que jamais avec nous si nous savions le trouver dans notre centre commun. Pour moi, je le trouve plus que jamais présent à mon cœur. Je ne puis croire que je l’ai perdu. Je lui parle, et je le prie de prier le divin petit Maître d’avancer Son règne. Unissez-vous à lui : il connaît vos infirmités, et vous procurera de grands secours. »

68Lettre 444 à Lord Deskford, 13 mars 1715.

69Lettre 430 du baron de Metternich, 19 août 1716.

70 Le directeur Mystique [sic] ou les Oeuvres spirituelles de M. Bertot…, 1726, analysé précédemment dans les sources de la correspondance.

71 Jean de Bernières, mort en 1659, fit l’objet d’une condamnation post-mortem en 1689.

72 Dont probablement Madame de Charost (1641 ? – 1716), qui eut elle-même une influence sur la jeune Madame Guyon : « Je voyais sur son visage quelque chose qui me marquait une fort grande présence de Dieu… » Vie 1.8.2.

73 Voir ses œuvres éditées sous le titre L’entrée à la Divine Sagesse…, Bibliothèque mystique du Carmel, Soignies, 1921 ; DS, art. « Maur de l’Enfant-Jésus » par Blommestijn, le spécialiste de Jean de Saint-Samson ; M. de Certeau, « Le Père Maur de l’Enfant-Jésus… », Revue d’Ascétique et de Mystique, no. 139, 1959, p. 266-303.

74 DS, art. « Maur de l’Enfant-Jésus », 10.829.

75 DS, 10.830.

7620e lettre de Maur.

772e lettre de Maur.

7812e lettre de Maur.

792e lettre de Maur.

8019e lettre de Maur.

811re lettre de Maur.

8220e lettre de Maur.

831ere lettre de Maur.

8413e lettre de Maur.

8520e lettre de Maur.

861erelettre de Maur.

874e lettre de Maur.

883e lettre de Maur.

8911e lettre de Maur.

9021e et dernière lettre de Maur.

91 Catherine de Bar, Lettres inédites, Bénédictines du Saint sacrement, Rouen, 1976 : lettres à la Mère Dorothée du 3 septembre 1659 et du 8 août 1660.

92 Addition 127 au Journal de Dangeau dans Boislisle, t. II, p. 413.

93 Boislisle, t. XXX, 71.

94 Nous complèterons cet aperçu historique par des textes normatifs et par des extraits d’autres lettres dans un ouvrage séparé, Monsieur Bertot, Directeur mystique de Madame Guyon, qui, après une étude historique, présentera un choix fait dans ses sept ouvrages publiés sans nom d’auteur.

95Lettre 23.

96Lettre 24.

97Lettre 33 du 22 mars 1677.

98Lettre 24.

99Ces lettres constitueront le début du volume III Mystique.

100Nous indiquons entre crochets la pagination de ce vol. I du DM.

101 Nous faisons précéder le texte des lettres d’une à deux lignes en italiques relevant ses traits les plus caractéristiques, en vue de faciliter la recherche.

102 « Le cardinal Le Camus, témoin au procès de Madame Guyon », Etudes d’Histoire et de Littérature religieuses, p. 799 ss., donne les résultats d’une enquête historique sur les séjours à Grenoble, ainsi que de précieuses indications sur son voyage en Savoie-Piémont.

103 Lettres de départ adressée à son demi-frère Dominique en 1681.

104 Apparenté à la famille Guyon, nommé tuteur des enfants. Honnête, nous le trouverons aux côtés de Mme Guyon, lorsqu’il s’indignera des intrigues de Dominique.

105 Lettre du 12 décembre 1684. dom Grégoire, de la chartreuse de Gaillon, mourra en 1698.

106 Lettre de Jean d’Arenthon d’Alex, évêque et prince de Genève, du 29 juin 1683.

107 Lettre du cardinal de Grenoble, Le Camus, à d’Arenthon d’Alex, du 18 avril 1685.

108 Placet en vue de sa libération, présenté au roi en 1688 par Huguet, conseiller à la Cour, le tuteur honoraire cité précédemment.

109 Lettre à l’Official de Paris, Samedi saint, 1688.

110 Voir Orcibal, Jean, Correspondance de Fénelon, Tome I, Fénelon, sa famille et ses débuts, Klincksieck, 1972 – V. la Chronologie  figurant dans la CF, t. III, p.480-496, pour étudier en détail la période 1659-1694 (nomination à l’archevêché de Cambrai  – V. les Notices de Fénelon, Œuvres I & II, Gallimard Pléiade, éd. présentée, établie et annotée par J. Le Brun, 1983 & 1997.

111Les lettres de Fénelon - notre correspondance passive - ayant été éditées seules : Fénelon (Orcibal), t. II.

112 La correspondance Fénelon (Orcibal) édite en deux « lettres » séparées la séquence des questions diverses de Fénelon puis la séquence de leurs réponses par Madame Guyon : ainsi chaque « lettre » (numéros 1373 et 1373A ) présente une séquence de paragraphes disjoints au niveau du sens, ce qui n’incite guère à comparer la première lettre à la suivante - tâche d’ailleurs malaisée : le lecteur doit avoir préalablement numéroté tous les paragraphes afin d’accorder les réponses aux questions. En outre le respect de l’orthographe guyonienne (respect dont le caractère exceptionnel est d’ailleurs signalé dans l’introduction aux notes de la lettre 1373A) obscurcit le sens. Il faut s’intéresser de bien près à la direction spirituelle pour surmonter de tels obstacles.

113 Correspondance (Orcibal), tome I, p. 241-267.

114« Je vous l’ai écrit dès le commencement, dans le temps même que je n’avais point de commerce [spirituel] de lettres avec vous. »  (lettre 85, octobre-novembre 1688). V. la discussion de Masson, « Introduction », p. XXXVI-XXXVII, soulignant les rapports probables entre le supérieur des Nouvelles Catholiques et la fondatrice à Gex.

115On utilise la chronologie donnée en fin du tome III de la Correspondance de Fénelon par Orcibal, qui s’appuie elle-même en partie sur Masson, ainsi que de rares indications datées fournies par la Vie et par la Correspondance. Aucune lettre autre que celles échangées avec Fénelon ne nous est parvenue pour la période 1689-1690.

116Vie 3.10.1-2 et Correspondance (Orcibal), t. III, note 1, p.153.

117Vie 3.11.1-2.

118Correspondance (Orcibal), t. III, note 1, p.159 ; note 15, p. 168.

119Correspondance (Orcibal), t. III, note 2, p. 182-183.

120Correspondance (Orcibal), t. III, note 12, p. 189.

121Correspondance (Orcibal), t. III, note 1, p. 211.

122Correspondance (Orcibal), t. III : note 2, p. 221 et note 4, p. 223 ; v. lettre 215 du 26 novembre : « je cherche souvent votre cœur… »

123 Correspondance (Orcibal), lettre 96.

124Lettre 231 de Madame Guyon à Fénelon.

125Vie 3.11.5.

126Le problème posé par Orcibal (v. note à la lettre de Fénelon du 17 avril, sur l’abondance des lettres de Madame Guyon placées par Dupuy entre les 17 et 25 avril, probablement parce ce dernier ne pût les placer ailleurs avec vraisemblance) ne nous paraît pas pouvoir être résolu.

127Lettres 3, 5 à 8, 14 à 17, 21 et 22, 25 à 29, 37, 39 à 41, 46, soit vingt-une lettres sur cinquante. Cas unique où nous pouvons comparer une copie probablement très fidèle (car de la main de Dupuy dont on compare le livre des lettres adressées par Madame Guyon au duc de Chevreuse à de nombreux autographes) aux éditions, les autres sources ayant disparues. Nous avons donc tenu à relever les variantes parce qu’elles éclairent sur les corrections effectuées par Poiret. Les tendances qu’elles révèlent seront précisées dans notre tome III, Mystique.

128« J’espère que vous vous trouverez bien d’entrer en société spirituelle avec M. N. Vous vous aiderez mutuellement dans le chemin de la foi et de l’amour. Je veux bien y entrer en tiers en esprit. » (Première lettre de Madame Guyon). 

129A. Delplanque, Fénelon et ses amis, Paris, 1910, VI, 167ss.

130R. Faille, « Autour de l’Examen de conscience pour un roi de Fénelon », Revue Française d’Histoire du livre 1974, page 7, note 1.

131 Œuvres spirituelles de feu Monseigneur François de Salignac de La Mothe-Fenelon, …, nouvelle édition revue et considérablement enrichie [par rapport à celles de 1718 et 1723], À Rotterdam, Chez Jean Hofhout, 1738 in-4; réédité sans nom d’éditeur, mais précédé d’un “Avis de l’imprimeur” qui s’étend sur “l’amour de Dieu pour Lui-même”, 1740, 4 vol. in-12.

132Pages III-XLVIII de l’édition de 1738. Nous éditerons dans le vol. II Combats cet exposé clair et précis de la Querelle. Le texte du marquis reflète en effet fidèlement la vision du cercle guyonien, représenté dans le Complément à la Vie de Lausanne, précédemment édité à la suite de la Vie.

133La plus grande partie est en fait consacrée à Madame Guyon : pour cette raison nous l’éditons dans le volume II Combats.

134Sauf pour la trente-huitième et dernière, que nous avons placée en tête, et deux interversions justifiées par les dates.

135Le directeur Mystique…, vol. II à IV, 1726.

136 M. Chevallier, Pierre Poiret 1646-1719, Du protestantisme à la mystique, Labor et Fides, 1994.

137 Supplément à la vie de Madame Guyon écrite par elle-même, ms. de Lausanne TP1155, édité dans : Vie, « Compléments biographiques ».

138 CHEVALLIER, Marjolaine, Pierre Poiret, Bibliotheca Dissidentium, tome V, Koerner, Baden-Baden, 1985.

139 M. Chevallier, Pierre Poiret…, p. 76.

140 ANDERSON, Mystics of the N.-E., 1934.

141 Lettre du 10 novembre 1739, citée par M. Chevallier, Pierre Poiret…, p. 118.

142Adaptation de la courte notice parue dans : Biographisch-Bibliographisches Kirchenlexicon, Verlag Traugott Bautz, Herzberg 1993, V. band, p. 1399. Bibliographie jointe : La joie permanente de l’esprit et une collection d’écrits théosophiques parus en 1729.

Le catalogue de la B.N.F. en donne le résumé suivant : « Alethophili Meditationes aliquot sacrae et philosophicae : I. de existentia Dei, immortalitate animae … II. de Sacrosancta Trinitate ; III. de activitate creaturarum propria … IV. de aparitionibus spirituum ; V. de una, vera et catolica fie … VI. de fide falsa … VII. de transmutatione metallorum … VIII. de artibus philosophorum ad occultandam artem …, Francofurtiae, 1729, In-8°, 119 p. » (Catalogue des livres, Auteurs, no. 113, « Metternich (Bon Wolf von) pseud. Alexophilus… »).

On voit que le baron continua à s’intéresser à la « chimie », malgré les conseils de Madame Guyon : « Votre application à la chimie peut vous divertir quelques moments, mais je ne voudrais pas en faire mon application : vos affaires, le temps qu’il faut donner à Dieu doivent être préférés à tout. » (lettre 389).

143 M. Chevallier, Pierre Poiret…, p. 135-136.

144 Henderson, G. D., Mystics of the North-East, Aberdeen, printed for the Third Spalding Club (serie of nearly vol.), 1934 ; outre la correspondance éditée, la remarquable Introduction (p. 11-73) fait revivre le groupe quiétiste.

145 Scougal, Life of God in the soul of man, 1677 ; réédité de nos jours : Christian Heritage, 1996.

146 Henderson, p.61.

147 Prophétesse mystique née à Lille en 1616, morte exilée et persécutée en 1680 ; v. M. Chevalier, Pierre Poiret, op.cit., chap. III.

148 Henderson, p. 38 & 60.

149 Henderson, p. 67.

150 Henderson, p. 34.

151 Henderson, p. 85, relève la confusion qui s’ensuit chez Cherel ; la corruption en «milor  Exford » est présente dans le cahier de lettres du marquis de Fénelon.

152 Il existe une branche suédoise guyonienne dont le lien pourrait ainsi provenir des Forbes. Mais deux autres contacts s’avèrent possibles, l’un suisse, passant par le chevalier de Klinkjoström, et l’autre hollandais, passant par le compagnon suédois de Poiret, I. Norraüs.

153 The House of Forbes, ed. by A. & H. Tayler, Aberdeen, printed for the Third Spalding Club, 1937, v. p. 239ss. & 348ss. ; paru postérieurement à l’étude d’Henderson.

154 id., p. 348.

155 The House of Forbes, p. 349-350.

156 Henderson, p. 46.  

157 Henderson, p. 50.

158 A. Chérel, Un aventurier religieux au XVIIIe siècle, André-Michel Ramsay, Paris, 1926 – G. D. Henderson, Chevalier Ramsay, Aberdeen, 1952.

159 Chérel, Un aventurier…, p. X.

160 Encyclopédie de la Franc-Maçonnerie, art. « Ramsay », 2000, p.697.

161 Cahiers de la grande loge de France, 1982, VIOT, M., « Inquiétude mystique et quête de la réintégration : les origines de l’Ecossisme. »

162 Chérel, Un aventurier…, p. 63 ; Henderson, op. cit., 233.

163 Chérel, Un aventurier…, p. 106-107.

164 Henderson, p. 235.

165 Henderson, p. 110. Elle réagira aussi en 1732 à la Relation du quiétisme de Phelippeaux.

166 Vie, 2.14.8.

167 Voir Chavannes, J.-Ph. Dutoit, sa vie, son caractère et ses doctrines, Lausanne, 1865 ; un large fonds guyonien reste à exploiter à la bibliothèque universitaire de Lausanne, dont de très nombreuses lettres (en allemand) de Fleischbein ; de nombreux documents concernent Lacombe, Dutoit, etc. Nous avons publié le ms. TP1155 dans Vie « 5. Compléments biographiques. » 

168 V. notre note étendue sur Fleischbein, La Vie…, p. 1008.

169Chavannes, J.-Ph. Dutoit…, op.cit. ; Favre, J.-Ph. Dutoit, Genève, 1911.

170 On peut toutefois consulter l'index du vocabulaire mystique donné à la fin de Maurice Masson, Fénelon et Mme Guyon. Documents nouveaux et inédits, Paris, 1907.

171 Pour chacune de ces trois parties nous suivons l’ordre alphabétique des livres. Les citations assez peu nombreuses de Maur (4), Bertot (16) et Fénelon (18), ne sont pas prises en compte.

172 Voir Madame Guyon, De la Vie Intérieure, La Procure-Phénix, 2000, « Annexe V : Sources bibliques. », p. 473-476. - On sait que Sacy recouvre le travail du groupe de Port-Royal (Bible de Mons), tandis que le jésuite Amelote modernisa l’ancienne traduction reconnue des catholiques, (Bible de Louvain). Un travail plus approfondi demanderait le recours à la version adaptée par Poiret dans son édition des Explications bibliques de Madame Guyon, couvrant vingt volumes ; elle est proche d’Amelote pour le Nouveau Testament, mais sa source reste indéterminée pour l’Ancien.

173Ce qui peut entraîner une erreur fatale ! nous n’avons pas vérifié toutes les références données par Poiret/Dutoit et reproduites dans ce volume.

174 Voir Madame Guyon, De la vie intérieure…, op. cit., annexe V : « Sources bibliques », p. 473-476.

175Nous en avons préparé un choix, qui représente un dixième environ de ce vaste ensemble, soit environ 400 pages à publier au format du volume présent.

176 Cant., 1, 4 cité deux fois : (2x).

177Numéro de verset répété, car il diffère parfois de Sacy ou d’Amelote et les césures entre versets peuvent varier.

178Expérience intérieure, intense et rigoureuse.

179Expérience intérieure (à ne pas prendre comme un quelconque développement « lyrique »).

180« Je tâche aussi de me tenir à ce point où nous laissons Dieu régner en nous et hors de nous, tandis que nous cessons, pour ainsi dire, d’exister […] Demeurer en chartreuse est impossible : il faut en sortir, soit par l’extérieur, soit dans l’intérieur. Malheureux dans le premier cas, bienheureux dans le second. » (Un Chartreux [Dom Porion] : Ecoles de silence, p. 145) - On sait que Madame Guyon s’entendait bien avec son frère chartreux âgé (il meurt en 1698), dom Grégoire Bouvier. Il y a une similitude mystique entre l’esprit chartreux et celui de Madame Guyon.

181 Poiret introduit un tiret long (ici : --) pour indiquer qu’il néglige une partie de verset.

182Aucune traduction ni commentaire guyonien pour II Paralipomènes.

183 Les versets 7 à 13 sont absents des Explications.

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